La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

DE 625 A 506 Av. J.-C. - Darius en Europe. - Les Parthes. - Arméniens, Caucasiens, Colchidiens, Ibériens et Albaniens. - Les Scythes d’Asie et d’Europe. - Campagne de Darius : passage du Bosphore et du Danube ; tactique des Scythes ; retraite des Mèdes. - Miltiade et Histiée. - Mégabyze en Thrace et en Macédoine. - Révolte en Cyrénaïque : Barcé et Carthage. - Scylax descend l’Indus. - Europe et Asie.

 

UNE partie des Scythes qui pendant dix-huit années avaient occupé la Médie (625-607), y étaient demeurés lorsque Cyaxare rendit leur indépendance aux Mèdes. Un grand nombre, abandonnant leur proie, s’étaient répandus dans le Caucase. En Parthyène s’étaient groupés plus spécialement les Scythes de race iranienne, les Parthes, très braves mais prompts au découragement. Ces Parthes, jadis menacés par Sennachérib (700), utilisés par Assourahaddon (681), avaient participé à l’écrasement des Cimmériens destructeurs, dans l’intérêt des Assyriens et des habitants de l’Asie-Mineure, et favorisé, en conséquence, l’envahissement de la Médie par le Scythe Madyas. Leur contact avec les Perses, en Médie, les avait détachés des tribus touraniennes répandues au nord de l’Iran, ces troupes insaisissables dont Ézéchiel s’épouvantait.

Ces hordes scythiques, — mélange de races, — on les connaissait peu, on les désignait vaguement. La Bible hébraïque les comprend dans la nomenclature des peuples à détruire, à précipiter dans le séôl ; ce sont ces peuples du nord, ces archers innombrables que les nabis d’Israël voient répandus jusqu’à la fin orientale du monde. — Nous sommes arrivés au dernier sentier de la terre, dit aussi le Kratos du Prométhée d’Eschyle, dans le pays scythique, dans la solitude non foulée. — La légende grecque, expliquant tout, fait naître Scythès des amours d’Hercule avec la femme aux pieds de forme serpentine qui symbolisait Afrasiab, le serpent touranien.

Il était humiliant pour Darius, le maître des maîtres, de laisser vivre, au nord, librement, ces masses d’hommes redoutables, indomptés, menaçants, alors qu’il disposait d’une armée lasse de repos, impatientée, et que son pouvoir, despotisme apparent, se subordonnait de plus en plus à la volonté des mages.

Il a été dit qu’en marchant avec ces guerriers contre les Scythes, Darius voulait, missionnaire de Zoroastre, porter le Zend-Avesta aux Touraniens. Il suffit peut-être de constater qu’il existait alors, réellement, un danger scythique. Les hordes qui avaient jadis envahi la Médie, occupaient maintenant un grand espace, au nord du Caucase, dans tout le désert du Touran, et au delà de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, à l’est, et au delà du Pont-Euxin et de la mer Noire, à l’ouest.

Du côté de l’Orient, les passes impraticables de l’Hindou-Koush et le fleuve Oxus, que gardaient les gens de la Sogdiane, de la Bactriane et de la Margiane, tout à fait sûrs, étaient de suffisantes garanties ; à l’occident de l’empire, les satrapies de l’Asie-Mineure offraient beaucoup moins de sécurité. Il y avait là, entre la Médie et les Scythes, des nations organisées qui pouvaient se prononcer contre les Mèdes, au moins politiquement. Frapper les Scythes, — les Scythes du nord-ouest, — c’était, pour Darius, en même temps briser une menace permanente, affirmer sa force, imposer son prestige aux peuples de l’Asie-Mineure dont la soumission dépendait exclusivement de l’intérêt.

L’Arménie, gouvernée par le successeur de Tigrane Ier, Vahaku, roi très bon que les Arméniens avaient mis au rang des dieux, restait fidèle aux Mèdes. Les Caucasiens, de race aryenne, blanche, pure, foule guerrière frémissante de lances aiguës, étaient comme une solide garnison dans une forteresse imprenable. Mais entre le Caucase et l’Arménie, les Colchidiens, les Ibériens et les Albaniens préoccupaient Darius.

La Colchide, s’étageant à l’extrémité de la mer Noire, donnant avec abondance son blé, son vin et son miel, riche en prairies où croissaient librement des chevaux superbes, où paissaient grassement des troupeaux nombreux, aux toisons épaisses, s’offrait aux convoitises. Là vivait un peuple dont l’insolence était incorrigible, jaloux de ses biens, toujours prêt à les défendre, ayant dans son armée ces vierges intrépides au combat dont les Argonautes avaient éprouvé la vaillance.

L’Ibérie, — la Géorgie actuelle, — avec ses vastes plaines qu’arrosent d’abondantes eaux, était habitée par les Sapires d’Hérodote, braves, intelligents et civilisés, très aryens, d’une belle indépendance, vivant en communes libres, parfois confédérées sous la direction de deux vieillards. Les Ibériens, amis de la paix, inquiétaient Darius à cause de la faiblesse de leur esprit. Sans organisation guerrière, ignorant l’art des combats, ces hommes étaient cependant redoutables ; leur rage désordonnée pendant la bataille, leur bravoure effroyable dans la mêlée, déjouaient toute tactique. Ils agissaient suivant leur inspiration, tantôt lançant leurs flèches et leurs javelots, cachés, se dérobant aux coups de l’adversaire, et tantôt excessivement agiles, audacieux, intrépides, s’élançant comme un essaim de guêpes dispersé, furieux, insaisissables, acharnés. Échappant aux influences morales, les Ibériens acceptaient toutes les religions, adorant volontiers les dieux nouveaux. Cependant ils détestaient les Asiatiques et les Touraniens.

Les hommes de l’Albanie, aux bords de la mer Caspienne, occupant le Laghestan, le Daghestan et le Chirvan actuels, divisés en tribus ayant chacune son chef, quasi-nomades, très nombreux, menaient leurs troupeaux aux steppes ou conduisaient leurs charrues de bois en guerriers, ayant toujours au poing leur lance lourde. Ils étaient habiles à forger des vêtements de fer, à tisser des cottes de mailles. Unis à leurs voisins d’Ibérie, dont ils aimaient l’influence, et qu’ils imitaient, on craignait les Albaniens, — ou Alains, — à cause des surprises que faisait redouter la brutalité, les surprises de leur ignorance.

De l’autre côté du Caucase, l’histoire légendaire cite avec effroi des tribus très redoutées, vivant en des lieux où se complaisaient les monstres et mauvais génies. C’est là que, sous la grande image de Prométhée, l’humanité s’affirmant, délivrée, fut clouée vivante sur un roc et livrée aux vautours par les dieux jaloux.

Entre la mer Caspienne et la mer Noire, et du côté de l’Orient, les rois des rois se considéraient comme suffisamment protégés contre les peuples du nord. Les Scythes que Darius devait combattre occupaient le territoire compris, au nord du Pont-Euxin, entre l’Ister (le Danube) à l’ouest, et le Rha (le Volga) à l’est. Les Scythes qui avaient jadis envahi la Médie, — les Çakas des Perses, — et dont un bon nombre se trouvaient maintenant enrôlés dans les troupes médiques, se composaient surtout de Touraniens de race Ougro-Finnoise, dont les hordes s’étendaient à l’ouest du Volga, jusqu’en Chine, se mongolisant à mesure qu’ils se rapprochaient du soleil levant.

C’est donc vers la Russie méridionale que Darius se dirigeait. Les Scythes de ce pays étaient sans doute, en majorité, des hommes d’une race autre que la race des Scythes orientaux. L’histoire a donc assez bien séparé ces deux groupes en les qualifiant de Scythes d’Asie et Scythes d’Europe. Rigoureusement exacte au point de vue géographique, cette double qualification n’est cependant pas acceptable ethnographiquement : Les Scythes d’Asie ne comprenaient qu’une minorité d’Asiatiques, comme les Scythes d’Europe ne comprenaient qu’une minorité d’Européens.

Chez les Scythes d’Asie, les Touraniens dominaient, Ougros-Finnois purs ; et parmi les Scythes d’Europe, il y avait beaucoup d’hommes appartenant au groupe du rameau germanique resté hors de la race aryenne ou indo-européenne, se rapprochant de la race ougro-finnoise, appartenant plutôt, en conséquence, aux Scythes d’Asie. Les Grecs ont simplifié le problème en appliquant à ces deux grandes divisions d’un ensemble de barbares, une désignation générale empruntée au gothique skiatha (archer) : Scythes.

Le type principal des Scythes d’Europe que Darius allait provoquer, — grands cavaliers et grands buveurs, — se distinguait par l’épaisseur des sourcils, l’abondance de la barbe, la force du nez droit et aquilin, et le déploiement continuel de goûts, de pratiques, d’appétits de toute nature, excessifs. Dans ce groupe presque finnois, formé des représentants ou précurseurs des Bas-Allemands et des Scandinaves, polyandres, se trouvaient des Asiatiques polygames, rusés, excessivement habiles, et des Touraniens déjà mongolisés, fidèles au culte de la lance, ou pieu dressé, et des Aryens, — comme les Parthes parmi les Scythes d’Asie, — dont l’influence est encore appréciable. La langue des Scythes d’Europe a beaucoup de mots iraniens.

Le groupe principal des Scythes d’Europe campait entre le Borysthène (Dnieper) et le Tanaïs (Don). Les Scolotes, les hommes au bouclier, — Skildus gothique, — vivaient en tribus confédérées, ayant chacune son chef, sa coutume et son culte. Une de ces tribus, privilégiée, donnait le roi à la confédération ; c’étaient les Scythes royaux des Grecs.

La nomenclature des groupes scythiques, relevée dans Hérodote, nous vaut quelques traits excellents, des appellations importantes : Entre l’Ister (Danube) et le Tyras (Dniester), — la Bessarabie actuelle, — on ne voit que des nomades clairsemés. Entre le Tyras et l’Hypanis (le Boug), il y avait les Tyrites, mélangés de colons grecs sur le littoral, et dans l’intérieur, les Neures, les loups, jusqu’aux limites nord du pays connu, point géographique (haut Borysthène) où vivaient les Androphages, mangeurs d’hommes. A l’ouest de l’Hypanis, et jusqu’au Borysthène, dans l’anse que forme le bas-fleuve venant à la mer, étaient les Callipides, attachés à la vie agricole, pacifiques, séduits par l’exemple d’Olbia, la colonie milésienne fondée chez eux et pros-père. Au-dessus des Callipides, sur la rive gauche du Borysthène, les Alazones, fixés au sol, agriculteurs, envoyaient aux Grecs des céréales.

Au Panticapès commençaient les Scythes nomades. Entre le Borysthène et le Tanaïs, au sud, les Scolotes, et au-dessus des Scolotes, au nord, les Mélanchlœnes, hommes aux vêtements noirs, purs Finnois, allant rejoindre les Androphages à l’est. Ces deux groupes étaient, pour les autres Scythes, comme des nations étranges ; ils pratiquaient la sorcellerie et menaient une vie extraordinaire. Les Sarmates, ou Sauromates, frileux, établis entre le Caucase et le Tanaïs et le Rha se rejoignant, guerriers par excellence, menaient leurs femmes aux batailles. Au nord des Sarmates, entre les deux fleuves s’éloignant l’un de l’autre, les Budins aux yeux bleus, dont la chevelure était blonde, avaient bâti leur ville toute en bois, Gélonus, l’ayant ainsi nommée parce qu’ils s’étaient unis aux Gélons, sur l’emplacement même de la cité. Ils pratiquaient dans des temples un culte dont les fêtes étaient célèbres. On y reconnaît ces Ases, ces Scandinaves primitifs, adorateurs d’Odin, et dont l’Edda et les Sagas nous parlent précisément comme s’étant organisés près du Pont-Euxin. Les Gélons, mêlés aux Budins et aux Sarmates, se donnaient pour des Grecs venant civiliser leurs hôtes en échange de l’hospitalité qu’ils en recevaient.

Les groupes inorganisés, quasi-sauvages, — Touraniens, Ouraliens et Ougro-Finnois, — au nord et au nord-est des Budins, — comprenaient : les Thyssagétes grands chasseurs ; les Argippéens occupant l’Oural Baschkique, tribu sacrée vendant de l’or aux négociants de Panticapée, par l’entremise des Arimaspes monstrueux, à un seul œil ; les Issedons, au delà de l’Oural, exploitant les mines de l’Altaï.

Les Saces et les Massagètes, au sud des Issedons et des Budins, au nord du Touran, appartenaient aux Scythes d’Asie.

Parmi les Scythes d’Europe, peut-être faut-il comprendre les Taures occupant la partie sud-occidentale de la Chersonèse Taurique (Crimée), dont l’autre partie était habitée par des Scolotes ou Scythes royaux. Le comptoir de Panticapée (péninsule de Kertch), sur le bosphore Cimmérien, qu’un rempart protégeait contre les incursions des Scolotes, trafiquait des ors de l’Oural et de l’Altaï. En face de Panticapée, sur un territoire difficile à déterminer, car la mer en a modifié la tenue, vivaient les Sindes, avec quelques Cimmériens, et au-dessus, près des Sarmates, les Méotes, ou Maïtes.

Sur la rive droite du bas Danube campaient les Gètes, peuples de Thrace qui ne considéraient la mort que comme une suspension de la vie et lançaient leurs flèches vers le ciel quand il tonnait. De l’autre côté du fleuve s’étendaient les Agathyrses, Thraces également, très hardis, amis des Scythes, ayant la communauté des femmes dans leur coutume.

Les mœurs des hordes scythiques étaient diverses, comme les races composant l’agglomération. Mille fables, absurdes ou terrifiantes, conservées, troublent encore nos recherches. L’Europe est certainement en formation déjà, et beaucoup plus qu’on ne l’a pensé, dans ce groupement où s’observent et se tâtent, alliés pour la période d’installation, des Asiatiques, des Touraniens, des Finnois et des Aryens seuls Européens véritables. Quelles variétés dans cet ensemble, depuis les Scythes d’Hérodote, se nourrissant de la chair de leurs chevaux et du lait de leurs juments, trait par des esclaves auxquels on crevait les yeux pour les empêcher de fuir, ou buvant le sang de leur ennemi dans des crânes, jusqu’aux nomades d’Eschyle, habitant les hautes régions sous de grands toits d’osier tressé, ou vivant, armés d’arcs, sur des charrettes aux roues solidement construites.

Ces hommes adoraient, suivant leurs origines, ou Taviti, la déesse du feu , la vierge védique, ou le Jupiter Papœos, l’aïeul, ou la terre, Apia, ou le soleil, Œtosyros, ou la Vénus céleste, Artimpasa, la noble dame, nommée d’un nom mi-gothique, mi-sanscrit. Le dieu des eaux, Thamimasadas, n’était connu que des Scythes royaux qui, seuls, avaient un autel permanent dressé au dieu porte-glaive. Dans l’ensemble du Ciel scythique, les divinités aryennes semblent dominer.

Darius s’avance contre cette multitude qui lance des flèches enduites d’huile médique, de bitume enflammé, qui brandit, dans le combat, la longue épée, le fer forgé par le marteau. La foule immense, venue du fond du nord avec ses bataillons formés de peuples nombreux, attend Darius.

L’armée des Mèdes, qui avait traversé toute l’Asie-Mineure, de l’est à l’ouest, franchit le Bosphore de Thrace sur un pont construit par le Samien Mandroclès. Elle ne rencontra de résistance que chez les Gètes, vite battus d’ailleurs, et repoussés. Un autre pont, jeté sur le Danube, permit aux envahisseurs de pénétrer sur le territoire scythique proprement dit.

Les cités grecques de la Petite-Asie, gouvernées par des despotes intéressés au succès de Darius, parce que le prestige du roi des rois, leur suzerain, était l’arme dont ils menaçaient le peuple, lui avaient envoyé des contingents. Ces auxiliaires, venus par la mer, avaient remonté le Danube pendant deux jours, pour arriver au passage, au pont que des Grecs avaient construit. Darius, déjà passé sur l’autre rive, confia la garde du pont à ses constructeurs mêmes, aux Ioniens. Son premier ordre avait été de détruire la route de bois après le passage de l’armée, afin que les auxiliaires grecs pussent, tous, suivre le roi, assister à ses victoires en Scythie. La prudence devait l’emporter sur la fatuité du conquérant ; Darius conserva le pont.

Les rois scythes s’assemblèrent aussitôt que Darius eut franchi l’Ister. Les Scolotes, les Sarmates et les Budins voulaient que l’on affrontât les Mèdes ; les Taures, les Agathyrses, les Neures, les Androphages et les Mélanchlænes, impressionnés, ne se rangeant pas à cet avis, ne prirent qu’un engagement de neutralité. Les tribus alliées, modifiant leur tactique, convinrent alors de se présenter à l’envahisseur, de feindre une résistance, et de reculer lentement, toujours, devant les Mèdes, en comblant les puits, en détruisant toutes les œuvres de la nature. Ou bien, affamés, affaiblis, trop engagés dans l’intérieur des terres ravagées, nues, les Mèdes deviendraient une proie facile ; ou bien, suffisamment approvisionnés, — car les ânes nombreux qui suivaient l’armée, inconnus aux Scythes, leur causaient un étonnement mêlé d’effroi, — les Mèdes s’avanceraient victorieux, et les tribus neutres, menacées, se trouveraient forcées de se défendre, de se prononcer, de se joindre aux alliés pour écraser l’ennemi.

Trompé, enhardi, poursuivant les Scythes qui se dérobaient, Darius traversa les premières plaines, franchit les premiers fleuves, surprit la ville de Gélonus, abandonnée, qu’il fit incendier, établit une garnison sur le haut Oaros, chez les Budins en fuite, et pénétra chez les Mélanchlenes, chez les Androphages, chez les Neures, chez les Agathyrses. Dans ce territoire vaste, qu’il ignorait, jouet de ses ennemis, Darius s’enfonçait chaque jour davantage, lorsque les Scolotes, commandés par leur roi Indathyrse, se montrèrent au sud, c’est-à-dire sur les derrières des Mèdes, qu’ils obligeaient ainsi à une action déterminée. C’est qu’à ce moment les Agathyrses et des groupes finnois, divers, délibéraient sur les avantages qui résulteraient pour eux d’une alliance avec les Mèdes ; les Scythes royaux, inquiets, en offrant la bataille à Darius, le détournaient de la voie qu’il avait suivie, l’éloignaient de ceux qui, l’ayant vu passer, et rassurés sur ses intentions, songeaient à se soumettre.

Darius ne vit pas le piège. L’hiver, ce redoutable allié des Scythes, approchait. Pour que le désastre des Mèdes fût complet, le roi des Scolotes, très audacieux, attirant l’ennemi là où il espérait le battre, lui offrit une victoire facile. Quelques groupes de cavaliers gardant mal, avec intention, des bestiaux rassemblés, furent attaqués et battus. Mais les troupes de Darius étant épuisées, le plan des Scolotes échoua. Le roi des rois ordonna la retraite vers le Danube.

Les Ioniens qui gardaient le passage de bois sur le fleuve, instruits de la désastreuse et ridicule campagne des Mèdes, entendirent Miltiade, d’Athènes, qui gouvernait alors la Chersonèse de Thrace, leur conseiller d’achever la défaite de Darius que les Scythes poursuivaient, en détruisant le pont. Mais Histiée de Milet, qui était là, et qui voyait dans la perte de Darius le signal d’un soulèvement général des démocrates las du joug des tyrans, voulait au contraire sauver le grand roi, et son avis prévalut. Les Ioniens trompèrent les Scythes en enlevant seulement la partie du pont qui portait sur la rive gauche de Ester. Croyant à la destruction complète du passage, les Scythes attaquèrent Darius en retraite rapide, abandonnant ses tentes, ses bagages et ses provisions. L’infanterie, atteinte, fut massacrée ; Darius arrivant de nuit au bord de l’Ister, avec ses cavaliers, ne voyant pas le pont, trembla de terreur. Un Égyptien dont la voix était retentissante, posté là dans ce but, appela Histiée qui vint rassurer Darius. Le roi des rois, profondément humilié, ayant repassé le Danube, traversé la Thrace en toute hâte, s’embarqua à Sestos, retournant en Asie, laissant à Mégabyze fils de Zopyre, son lieutenant, l’ordre de camper en Thrace et d’organiser la conquête du pays vers l’ouest.

Histiée de Milet reçut le territoire de Myrcinos, sur le Strymon, en récompense du grand service qu’il avait rendu à Darius. De la cité protégée de murailles qu’il créa sur ce point, bien placée, il pensait pouvoir un jour, favorisé par les vents étésiens, conquérir toutes les villes riches de l’Archipel. Coès avait obtenu l’île de Lesbos.

Mégabyze, laissé par Darius en Thrace, se hâtait d’agir avant que le succès complet des Scythes, raconté, n’eût détruit le prestige des Mèdes. Périnthe, la colonie samienne, fut prise, et le lieutenant de Darius battit et transporta les Péoniens. Les tribus de la Thrace, effrayées, se soumirent, sauf les montagnards du Pangée et les pêcheurs du lac Strymon qui demeurèrent indépendants. Mégabyze reçut bientôt l’hommage d’Amyntas Ier, qui était roi de Macédoine, établit sa domination à Byzance, prit les îles d’Imbros et de Lemnos dans la mer Égée, et vint à Sardes, où se trouvait Darius, pour rendre compte de ses travaux au roi des rois.

Or pendant que Darius, impuissant, se perdait au pays des Scythes, la Cyrénaïque s’étant révoltée, Barcé avait été prise et châtiée par les soldats perses. Vaincus, des Barcéens avaient été transportés en Bactriane ; d’autres, choisis parmi les plus influents, avaient été crucifiés, après avoir vu leurs femmes, nues, les seins coupés, exposées au peuple le long des remparts. Carthage, un instant indécise, épouvantée, envoya promptement son tribut de vassalité à Darius.

Au même moment (508-506), un corps de Mèdes arrivait au Haut-Indus, mené par Scylax de Caryanda, qui construisit une flottille avec des bois de Kachemire, rêvant de descendre le grand fleuve indien jusqu’à la mer. Trente mois après son départ, ayant glorieusement réalisé son but, Scylax arrivait avec sa flotte à l’extrémité de la mer Rouge. ,Peut-être, alors, les Perso-Mèdes qui campaient au Pendjâb, — la vingtième satrapie de Darius, — allèrent-ils jusqu’au Gange, vers l’est ?

Le beau succès de Scylax dut distraire Darius, plus curieux que guerrier, de son échec en Scythie. Il pouvait d’ailleurs, devant ses peuples, se vanter des résultats de sa campagne en Europe, car son armée ayant été détruite, il n’existait plus de témoins de son revers, et son lieutenant Mégabyze venait de reculer les frontières occidentales de l’empire jusqu’au Danube.

Les historiens se sont accordés à dire, jusqu’ici, que la vue de l’Europe avait excité l’envie de Darius. Il ne serait pas invraisemblable, ainsi que cela est écrit dans Hérodote, que la transportation des Péoniens en Iran ait eu pour cause la rencontre qu’avait faite Darius d’une Péonienne de grande beauté. C’était un monde nouveau pour lui que le roi des rois avait découvert. Historiquement, l’Europe et l’Asie se distinguaient à ne plus pouvoir être confondues. L’antagonisme consacrait la séparation. Et c’était le chef des Perses, le successeur de Cyrus, le maître des Iraniens, qui commandait aux Asiatiques !

L’histoire, grâce à la faiblesse de Cyrus, dont Darius accentuait les conséquences, allait se développer contrairement aux destinées naturelles, aux influences normales de la géographie et de l’ethnographie. Les Perses, ces purs Aryens, allaient être les ennemis acharnés des Grecs nouveaux, des Hellènes, plus Asiatiques et Finnois qu’Européens, pendant que toute l’Asie-Mineure, — si mal nommée, qui n’a presque rien d’Asiatique, — et toute la Perse, et tout l’Iran, jusqu’à l’Indus, et une partie du Touran, jusqu’à l’Oural, jusqu’à la Caspienne au moins, toutes terres d’Europe par les animaux et par les productions, allaient, troublées par les jeux de la guerre, par l’égarement des peuples, devenir presque définitivement comme des territoires asiatiques.

Les Finnois grossiers et excessifs, venus du nord, et les Touraniens robustes, venus de l’est, répandus en Scythie, en Grèce, en Europe, allaient y perdre leurs qualités, devenir mous et indolents, glabres, montrant aux Aryens étonnés, qu’ils avaient subjugués, leurs hommes frappés d’impuissance et leurs femmes devenues infécondes, au service du despotisme asiatique si bien fait pour exploiter les faiblesses incurables et les insatiables appétits. Dans cette tourmente illogique, l’Aryen perdit sa gaieté. La Pallas Athénée des hymnes orphiques, qui poursuivait les cavaliers, devint plus rude encore que les cavaliers eux-mêmes ; et l’audace guerrière du Mède de Pindare est tout ce qui resta de l’Iran aryen, civilisateur.

C’est bien fini. Malgré la nature, et malgré les hommes pourrait-on dire, par le jeu brutal des événements historiques, par le caprice triomphant de quelques êtres, l’Asie s’est étendue à l’Occident, jusqu’à la mer Égée. Le Bosphore sépare maintenant les deux mondes. — Quand tu auras traversé le détroit qui sépare les deux continents, dit le Prométhée d’Eschyle, va vers l’Orient, sur la route de Hélios... Puis, ayant abandonné la terre d’Eurôpé, tu aborderas le continent d’Asia.