La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IX

 

 

DE 529 A 514 Av. J.-C. - Darius, roi des rois ; l’Asie est son domaine - Les satrapes. - Impôts. - Chancellerie. - Administration et gouvernement. - Suse, capitale. - Le rocher de Béhistoun. - Architecture et sculpture : Pasargades, Ecbatane, Suse et Persépolis. - La science, monopole des mages. - L’alphabet perse. - Armement de Darius contre les Scythes.

 

SON court passage à Babylone avait suffi pour corrompre Darius. Il régnait en despote, ayant autour de lui une cour nombreuse d’Asiatiques. L’Asie entière était le « domaine du roi », suivant la formule assyrienne. Ce domaine, où pas un citoyen n’existait, avait été divisé en vingt satrapies, arbitrairement, les unes à titre de royaumes incorporés, les autres vassales, chacune avec son organisation particulière, mais toutes rigoureusement soumises à la volonté du roi des rois.

Le gouverneur de la satrapie, le satrape (chattra patti, seigneur portant l’ombrelle de parade), devait au souverain les impôts et les contingents fixés ; il répondait personnellement de l’ordre. Le produit annuel des satrapies, où figuraient les trois cents chevaux blancs imposés à la Cilicie, les poissons et les blés que l’Égypte, la Libye et la Cyrénaïque devaient fournir, valait sept cents millions de francs, en valeur actuelle.

La chancellerie de Darius, calquée sur le modèle ninivite, s’exerçait en trois langues, la perse, l’assyrienne et la médique. Les actes royaux étaient aussi publiés en langue grecque pour les satrapies de l’Asie-Mineure, en langue araméenne pour la Cappadoce, la Syrie et la. Palestine, en écriture hiéroglyphique pour l’Égypte. Des courriers tenaient en relations constantes la capitale du roi des rois, Suse, et les satrapies ; les relais étaient distants d’une journée de chemin.

Chaque satrape avait auprès de lui un officier chargé d’exécuter la sentence de mort que le suzerain pouvait à chaque instant prononcer contre son vassal. Des commissaires, fortement escortés, allaient inspecter les satrapies ou châtier les satrapes. La fortune de l’empire reposait, suivant le principe zoroastrien, sur le développement de l’agriculture.

Les Perses, jaloux de leur indépendance, étaient restés en dehors de l’organisation impériale. Le roi n’était encore pour eux qu’un chef accepté, incapable de réclamer un impôt, n’exerçant pas la justice, ne pouvant ordonner une prise d’armes qu’avec le consentement du peuple assemblé.

Dans la capitale de l’empire, à Suse, le roi des rois trônait ainsi qu’une divinité mystérieuse, inaccessible. Les trésors venus de toutes parts s’entassaient dans la maison royale, le maître n’ayant pas de dépenses. L’armée était fournie, entretenue et soldée par les provinces ; les fonctionnaires de la cour, ainsi que les parents et les amis, recevaient du souverain, en récompense de leur fidélité ou de leurs services, des territoires. Les confiscations et les présents paraient aux insuffisances.

La demeure du roi des rois, comme un temple, restait fermée ; le seuil en était infranchissable au peuple, qui ne devait pas oser prononcer le mot désignant le siège de la royauté, le sanctuaire. La porte du palais de Darius exprimait la limite au delà de laquelle il devenait irrespectueux, presque coupable d’aller, même en pensée. La vie du souverain, au fond de ce palais silencieux, était une légende. Le roi ne buvait que de l’eau du Choaspès et du vin de Syrie, transportés dans des vases d’or et d’argent ; son pain n’était fait que de froment d’Éolie, mélangé de sel d’Égypte. La tiare resplendissante de Darius et la sandale pourprée dont son pied était chaussé, sont les traits suffisants dont se sert Eschyle, dans sa tragédie des Perses, pour évoquer la grande figure du grand roi.

Darius fit de Suse la capitale de l’empire, et de Persépolis (Parcatakhra) le lieu de sépulture de la dynastie royale. Ecbatane était demeurée la vieille ville médique par excellence. Au nord de Kirmanchah, à Béhistoun, sur un rocher, — le mont Bagistan des géographes classiques, — Darius, pour immortaliser son règne, fit sculpter un colossal bas-relief disant ses victoires. Le roi y est représenté debout, tranquille, ayant à ses pieds le cadavre de Gaumatés, — le faux Smerdis, — et recevant l’hommage des chefs révoltés. Le texte, en trois langues, explique l’illustration.

Les monuments de Pasagardes, d’Ecbatane, de Suse et de Persépolis sont les origines de l’architecture perse. Pasagardes où se trouvait le tombeau de Cyrus, au milieu des jardins royaux, entouré de bois touffus, d’eaux vives et de gazons épais, contraste avec l’idée qu’on a d’Ecbatane où le palais, trésor bâti, recélait l’entassement des richesses impériales et les archives du roi des rois. Les chroniqueurs énuméreront les poutres, les lambris, les colonnades couvertes de lames d’or et d’argent, et les tuiles des toits toutes d’argent massif, qui faisaient d’Ecbatane une riche matière. L’auteur du livre de Judith s’émerveille des colossales dimensions du palais. Le goût touranien, là, n’avait conçu l’architecture que comme un problème d’échafaudage destiné à supporter ou à recevoir une quantité de bois et de métaux précieux. On n’y avait rien laissé de nu, dit Polybe.

Persépolis, la nécropole royale, que Darius et Xerxès achevèrent, procédait de l’Égypte et de l’Assyrie. S’étalant sur une large terrasse rectangulaire et trois autres terrasses d’inégales dimensions, faites d’apports ou taillées et nivelées dans le roc même, les ruines de Persépolis témoignent de la colossale grandeur de l’œuvre exécutée. Un escalier de marbre noir, gigantesque, formé de blocs énormes, — dix et jusqu’à dix-sept marches prises dans un seul morceau, — conduisait à la première plate-forme décorée d’un portique monumental, isolé, flanqué de taureaux sculptés pareils à ceux d’Assyrie. Des escaliers semblables menaient aux autres terrasses. Des colonnes cannelées, hautes de dix-sept mètres, aux chapiteaux formés de têtes d’animaux, doublées, se tenant par la nuque, indiquent bien les solives supportant jadis les toits plats, dessinent nettement le péristyle menant aux autres constructions, aux vastes salles dont les pourtours étaient troués de chambres.

Sur la paroi du rocher même où avait été taillée la plateforme, et assez haut pour que l’accès en fût à tout jamais interdit, s’ouvraient deux sépulcres richement ornés à l’extérieur. L’un porte en gravure le nom de Darius. Les Égyptiens, dont les tombeaux creusés à mi-hauteur des falaises à pic sont fréquents, taillaient avec sévérité, dans le roc, l’entrée des sépulcres, réservant aux chambres intérieures la luxueuse et touchante profusion des ornements ; les ouvriers de Darius, au contraire, épuisaient leur talent sur les façades, négligeant la chambre du mort laissée nue et obscure. Le faste asiatique, exubérant, prétentieux, ne comprenait pas l’art égyptien, intime, caché, religieux en cela.

Suse, la ville quasi-babylonienne, n’était, autour du palais fait de briques cuites mais avec un large emploi de marbres et de dalles, qu’une agglomération de maisons basses, aux toits de terre, lourds, épais, tassés. Les colonnes de la maison royale, avec leurs plinthes carrées semblables à celle de Persépolis, ont des bases illogiques, évasées.

Cyrus, Cambyse, Darius, Xerxès et Artaxerxés intervinrent successivement, chacun avec ses impatiences et ses caprices, dans la formation de l’architecture perse. Le goût différent des ordonnateurs, et peut-être aussi le travail d’ouvriers divers, venus de Chaldée, de Phénicie, d’Égypte, peut-être même de Jérusalem, ne permet pas de découvrir la loi caractéristique, primordiale, de cet art spécial. Il y a dans ces œuvres, au fond, l’imitation des finasses assyriennes, avec l’inévitable modification que devait y apporter la possibilité de l’emploi des marbres. On surprend, dans l’exécution, le vieil usage des charpenteries ; les colonnes, dans la construction et dans l’ornement, font fonction d’assemblages. Le taureau d’Assyrie, ailé, monstrueux, aux pieds fendus, ornement principal, symbole alourdi et grossier de la génération touranienne, a cependant au cou l’aryenne et légère gaieté d’un collier de fleurs. Les parois de l’escalier gigantesque donnent, ainsi que dans les temples égyptiens, des processions sculptées d"officiers, de courtisans, de gardes royaux, de satrapes apportant les tributs, avec des figurations de combats de bêtes. La théorie est roide, sans animation, et les animaux sculptés sont fantastiques ; mais la frisé est une large guirlande de roses ouvertes. Comme au temple de Jérusalem, des tapis suspendus, riches, pesants, séparaient les salles dans le palais, et çà et là des détails grecs y sont visibles. Un manque absolu d’unité s’oppose à la synthèse d’un style ; l’architecture des Achéménides est un amalgame.

L’ouvrier, d’où qu’il vînt, valait certainement mieux que le maître. Le ciseau du sculpteur, plus libre et plus savant qu’en Assyrie, observait et respectait mieux qu’à Babylone ou à Ninive l’expression proportionnelle du corps humain, bien qu’il n’osât pas sortir trop des lignes fixées. Il y a déjà à Pasargades comme un frein de raison hellénique, et cependant le taureau Caïoumors, persan, image du premier Pischdadien, y tourne au monstre, comme si l’artiste avait voulu plaire aux hommes du Touran. Des hiéroglyphes égyptiens se voient à Suse, et des inspirations naturelles, persanes, aryennes, y abondent, feuillages et fleurs, volutes, perles, œufs. La langue dardée du serpent, répétée, devient un motif d’ornementation. Il ne manque à cet heureux choix des sujets, que la faculté de l’utilisation artistique. Le goût aryen dicte évidemment le choix des choses agréables à reproduire, mais l’ouvrier égyptien, ou asiatique, ne sait comment placer les motifs choisis pour arriver à la pleine joie du regard et de la pensée.

La magnificence de la cour, la richesse des costumes, la dignité conventionnelle des personnages, excluaient le vrai en sculpture. Coiffé de la tiare assyrienne, — qui n’était que le bonnet chaldéen allégé de sa pointe, accosté de plumes, — le roi des rois est l’unique divinité représentée. La stole des mages, qu’il porte parce qu’il veut être en même temps prêtre et dieu, lui interdit tout geste humain ; les joyaux qui sont à ses pieds, à son cou, rompant les lignes, arrêtent la main du graveur égyptien menant son trait simple et délicat ; le cérémonial enfin, vite consacré, dogmatique, oblige l’artiste à n’exécuter qu’une apothéose. Tout acte de la vie libre échappe au sculpteur. Les courtisans ne sauraient, sur le relief, prendre une liberté dont le monarque se prive, et les mastigophores, le fouet au dos, et les doryphores, la main soudée à leurs hallebardes, y doivent être, y sont comme des plantons pétrifiés.

Dès Darius l’art perse est asiatique, mais ayant conservé toutefois, — aryanisme persistant, — le goût inné des ornements naturels, la répulsion pour tout ce qui exprime, en architecture, l’idée de temple ou d’autel, pour tout ce qui tend, en sculpture, à la figuration d’une divinité. Les monuments de Perse ne sont en réalité que des palais ou des tombeaux.

La science était le monopole des mages, sauf la médecine que les Égyptiens exerçaient. L’écriture perse, originaire de la Bactriane, d’abord syllabique, emprunta aux Assyriens le système graphique des traits, ou clous (cunéiforme), mais elle devint vite alphabétique, avec trente-six lettres. L’écriture médique (scythique ou touranienne) demeura syllabique. Donc les Perses, dès le début de leur constitution, eurent un alphabet.

Légitimement, les Perses s’enorgueillissaient de leur origine ; fièrement, ils défendaient leur indépendance, ne considérant leur empereur que comme un chef accepté. Ils ne songeaient pas, Aryens qu’ils étaient, aux conséquences de cette faute. Parce qu’ils avaient eu Cyrus, un père, ils avaient supporté Cambyse, un maître, et ils obéissaient maintenant à Darius, l’exploiteur d’hommes. Ils diront de lui, injure suprême pour un Aryen, qu’il n’était qu’un marchand ; mais c’est lorsque le marchand les aura jetés dans la foule des Asiatiques qu’ils le qualifieront ainsi, trop tard. — Dieu fit cet honneur à la ville des Susiens, dit Eschyle, de vouloir qu’un seul homme réunît sous le sceptre royal tous les peuples de la féconde Asie. Sous Darius, en effet, les Perses ne furent guère plus qu’un des nombreux peuples de la féconde Asie, subjugués. Les rois des Perses, à Suse, comme jadis les rois d’Assyrie à Babylone, seront désormais, suivant l’expression de Plutarque, les images vivantes de la divinité.

Deux natures, deux sangs étaient en Darius. Il avait des Aryens la religion de l’amitié, la clémence, la sensibilité touchante, la douceur et le grand besoin de savoir les choses avant de les utiliser, non par sentiment de crainte, mais par inquiétude de l’inconnu. Le fils d’Hystaspe était bon, certainement : Le roi, dit la Bible des juifs, parlant de lui, n’est-il pas grand par son autorité ? Le monde entier ne craint-il pas de toucher à sa personne ? Eh bien ! moi, je l’ai vu avec Apamé, la fille du noble Bartakos [dans son harem], assise à sa droite, et elle lui enlevait le diadème de la tête, et se le mettait à elle-même, en le frappant doucement sur la joue, de la main gauche, tandis que lui la regardait, la bouche entr’ouverte. Sourit-elle, il rit ; se fâche-t-elle, il la caresse jusqu’à ce qu’elle soit réconciliée...

Au moment du danger, pendant l’action, et comme Cyrus en cela, l’âme illustre du dieu des Perses, né à Suse, cessait d’être excellente ; c’était alors Darius le Mède qui agissait, celui dont parle Daniel, tranquille et de sang-froid, mais impitoyable. Le Darius divin, asiatique, était un autre personnage encore, tout de convention, n’appartenant pas à la race de Cyrus ; c’est celui qui prit Atossa pour femme afin de légitimer sa divinité. Salut, dit le chœur des vieillards, salut, épouse du dieu des Perses, et mère d’un dieu !

Darius savait le Zend-Avesta, mais il n’en pratiquait pas la doctrine ; il ne le considérait pas comme le livre par excellence. Sous son commandement, les Perses cessèrent d’être incorruptibles. Zoroastre ne dominait plus exclusivement en Iran. On ne saurait affirmer que l’image sculptée au rocher de Béhistoun, et planant sur le front de Darius, soit la représentation d’Ormuzd ; c’est encore cependant, au moins, un ange iranien, protecteur. Les mages, qui redoutaient Darius, avaient entrepris de le séduire comme ils avaient séduit, à Babylone, les Perses de Cyrus. Le caractère du roi des rois favorisait le succès de cette intrigue. Il en arriva, lui qui avait fait tuer Gaumatés, le mage usurpateur, à déléguer son autorité de justicier à un Chaldéen choisi dans le collège des mages.

Circonvenu, prisonnier de la caste sacerdotale, ayant détruit la force des Perses pour devenir le véritable roi des Asiatiques, Darius, empereur, n’avait plus autour de lui que son armée, pleine de Touraniens, qui l’adorait sans doute mais qui devenait la proie de l’ennui. On entendait alors (514), au nord, un remuement nouveau de ces hordes scythiques, insolentes, qui avaient ravagé la Syrie au temps de Cyaxare et tenu la Médie sous le joug pendant dix-huit années.

Une grande expédition contre ces hordes, contre les Scythes, devenait une tentation pour les guerriers mèdes las de n’avoir plus d’ennemis à châtier. Et peut-être le roi des rois, Darius, tombé dans sa faiblesse, écœuré de l’exercice de son droit divin, fatigué des mages, caressa-t-il avec joie l’idée de secouer sa gloire pesante, de se délivrer de son propre despotisme et de se lancer, en soldat, dans une expédition très rude, mais dont l’issue glorieuse ne lui paraissait pas douteuse cependant. Il ordonna résolument une prise d’armes contre les Scythes du nord et du nord-ouest.

On a dit que Cyrus ayant pris l’Asie et Cambyse l’Afrique, Darius voulut conquérir l’Europe. Darius ne sut l’Europe qu’après l’avoir vue de ses yeux, c’est-à-dire après sa campagne contre les Scythes, qui le conduisit en effet bien au delà, vers l’ouest, des limites qu’il s’était assignées d’abord. Sous le commandement de Darius, soixante-deux mille hommes quittèrent Suse.

Pendant que le roi des Perses, le chef des Aryens, maître de l’Asie, allait avec ses Asiatiques batailler à l’ouest, du côté de l’Europe, Jérusalem recevait et recueillait le dépôt du Zend-Avesta et s’impressionnait de l’esprit aryen.