La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

Les Babyloniens. - Esclaves. - Famille. - Polygamie. - Mariages. - La fête de l’été. - Le roi. - Agriculture, industrie et commerce. - Routes commerciales. - Les quatre nations. - Crédit et lettres de change. - Hautes fonctions confiées à des trafiquants. - La cour. - Hiérarchie militaire. - Butins. - La caste des Chaldéens. - Science chaldéenne. - Archéologie. - Récit des origines. - Le panthéon chaldéen. - Religion. - Les prêtres.

 

AU-DESSOUS du peuple de Babel protégé par le roi, il y avait un monde d’esclaves. Le débiteur insolvable devenait la propriété du créancier ; les captifs appartenaient aux vainqueurs, qui en disposaient de toutes manières ; sur les marchés publics, des étrangers — les gens du Caucase principalement, — venaient exposer, en vente, jusqu’à leurs filles et leurs fils.

De la vie du peuple, les œuvres monumentales de l’Assyrie parlent peu, les bas-reliefs ne célébrant que les fastes des rois. On sait cependant l’organisation de la famille, entièrement asiatique, c’est-à-dire basée sur l’omnipotence absolue du père, de l’homme, sans aucune garantie pour la femme, ni pour l’enfant. Le mari pouvait répudier sa femme, disposer de sa vie dans certain cas. La polygamie, excessive parce que les guerres heureuses et un commerce lucratif valaient de grandes richesses, aux Babyloniens, démoralisait. Le harem du monarque avait l’importance d’une institution d’État.

Il est probable qu’en Basse-Chaldée la communauté des femmes existait encore, alors qu’à Babylone l’abondance des esclaves blanches, venues du nord, produisait le mal contraire, soit la trop précoce satisfaction des désirs charnels ; le dédain des unions régulières et l’abandon des femmes épousées. Les prêtres luttaient contre cela en faisant un sacrilège de l’aliénation des dots apportées, pendant que les rois, par décret, ordonnaient des mariages. Assourbanipal avait fait consacrer l’enceinte où l’on amenait, pour les unir, de jeunes hommes et de jeunes femmes. Ces unions s’accomplissaient sous le regard du dieu Nisroch, très solennellement. Les Babyloniennes désignées venaient se montrer aux Babyloniens, qui se disputaient aux enchères celles que leur beauté faisait remarquables. Hérodote affirme que le produit de ces enchères servait à constituer des dots pour les femmes délaissées. Sur une olive de terre cuite, percée, le maître des mariages gravait le nom de la jeune fille, le nom du mari qui l’avait achetée et la date de l’achat.

Babylone, en réalité, n’était qu’un camp, un lieu de débauches. Chaque été, la fête principale consistait à laisser les esclaves commander pendant cinq jours, tandis qu’un maître abject, choisi par les esclaves eux-mêmes, et revêtu du manteau royal, recevait des Babyloniens les honneurs souverains. Ce sont là ces fameuses sacées dont les Grecs parlent.

Cependant, ces mariages publics, comme ces joies grossières, dépassent la limite des choses purement asiatiques : il y a un contrat d’engagement dans la première cérémonie ; il y a de la bravoure dans cette farce populaire, grave, qui dure cinq jours. Ils n’étaient pas totalement corrompus ces adolescents qui allaient choisir leur fiancée et s’en disputer les amours ; et ils n’étaient pas trop encore des efféminés ces maîtres qui risquaient ainsi chaque année, en déchaînant leurs esclaves, les conséquences d’une telle perturbation. On sent le voisinage de l’Élam aryanisé dans ce concours de vierges, et il y a certainement de l’audace touranienne, un peu lourde mais vaillante, dans ce risque couru par des guerriers bravant leurs captifs, — comme il y avait de l’Égyptien, à la fin de la vie babylonienne, dans la pratique généralisée de l’embaumement des morts.

Babylone, en effet, est devenue beaucoup moins asiatique. Le monarque y règne en pharaon, voulant que sa ville soit une merveille, favorisant l’agriculture, veillant à l’accroissement des troupeaux, déployant un luxe qui stimulait l’industrie, se préoccupant surtout des trafics par lesquels Babylone augmentait continuellement ses richesses.

Les étoffes d’Assyrie, déjà renommées, et dont les broderies étaient surprenantes ; les métaux de toutes sertes, curieusement travaillés ; les meubles incrustés et les vases de bronze, d’argent et d’or, ciselés ; les longues plaques métalliques faites d’un alliage savant, relevées de frises où l’artiste avait repoussé des sujets ; les orfèvreries délicates, les poteries peintes et les verreries ; les briques émaillées, véritables tableaux disant des scènes de guerre ou de chasse, représentant des divinités ou des héros ; les tissus de laine et de lin, les robes et les tapis, les armes et les armures, les amulettes de pierre, d’ivoire, de bronze, formaient l’élément principal de l’exportation babylonienne. Et les Babyloniens recevaient en compensation, en échange, avec les outils de fer et d’acier venant du Caucase, les étoffes teintes de pourpre, les verreries et les ivoires sculptés des Phéniciens, les mousselines de l’Égypte, et — par le golfe persique au sud, le Tigre et l’Euphrate au nord, les caravanes de l’est et de l’ouest, — les vins d’Arménie, les chaudes et riches robes de l’Iran, les chiens de Balk, fameux, les œuvres de l’Inde, la cochenille de Ceylan, les soies de la Chine peut-être, les parfums et les épices de l’Arabie, l’or, l’ivoire et l’ébène d’Afrique. Le sol très fertile de la Chaldée donnait des céréales très appréciées.

Ézéchiel disait de la Chaldée : C’est le pays où fleurit le commerce ; et de Babylone : C’est la grande ville trafiquante. Des radeaux soutenus par des séries d’outres gonflées, livrés au courant des fleuves, apportaient aux Babyloniens, par le Tigre et par l’Euphrate, les produits du nord de la Mésopotamie, de l’Arménie et du Caucase. Les outres dégonflées et les pièces de bois du radeau démonté, étaient reportées aux sources des fleuves par les caravanes.

Les routes de terre irradiaient de Babylone. L’une allait vers Ecbatane, qui était alors la capitale de la Médie, continuait vers Ragœ, franchissait les portes caspiennes, aboutissait en Arie où elle se divisait alors en deux branches, menant à la Bactriane d’un côté, et de l’autre vers l’Inde. La deuxième voie principale suivait d’abord l’Euphrate et s’en détachait, à l’ouest, pour conduire aux rives de la Méditerranée. La troisième menait droit à Suse, passait en Arménie, franchissait l’Euphrate, entrait en Cappadoce et finissait à Sardes, en Lydie. Babylone était exactement le centre d’un monde très actif.

Les premiers habitants de l’Assyrie avaient déjà divisé la terre en quatre grandes contrées au delà desquelles il n’y avait plus rien. Ils distinguaient les peuples en Aharri, ou gens placés derrière le soleil, à l’ouest ; en Élamti, ou gens de devant, à l’est, en Orient ; en Gouti, ou gens du nord-est, dont l’existence était fabuleuse, et qui comprenaient les gens du pays des Aralou ou pays de l’or ; plaçant au sud enfin le pays de Koubour, au delà du golfe Persique. Le maître de l’Assyrie en formation impériale, ou pays des Accad, s’affirmait comme le maître de ces régions connues ou pressenties, et il se qualifiait hardiment de Roi des quatre pays. Cette idée de domination fut persistante, les entreprises les plus audacieuses en devinrent simples, logiques, inévitables dans l’esprit de ceux qui se considéraient partout comme sur leur domaine.

Le vieux roi Goudéa parle des mines d’or de la Libye, ou de l’Éthiopie, et des produits de l’Égypte qu’il entreposait à Sirtella ; les marins de Chaldée, dès les commencements, faisaient le tour entier de la péninsule arabique ; un roi du dixième siècle avant notre ère cite positivement l’ambre jaune de la Baltique importée en Assyrie, probablement par la Vistule, le Bug et le Dniester, tandis que les Phéniciens, par mer eux, apportaient à l’Asie l’étain du nord de l’Europe.

L’empire assyrien, réduit et centralisé maintenant à Babylone, tendait à se développer commercialement. La bonne foi touranienne, robuste, et l’ordre égyptien, méticuleux, s’alliaient bien à l’activité chaldéenne, impatiente, fiévreuse, très habile. Le crédit des trafiquants de l’Assyrie, dans le sens le plus moderne du mot, était d’une extrême solidité, partout ; ce fut en Assyrie d’ailleurs, et à cause de cela, que se manifesta, entre le neuvième et le septième siècle avant notre ère, l’élément essentiel du crédit, la lettre de change, tablette d’argile que l’on faisait cuire après lui avoir donné l’empreinte du mandat qu’elle représentait, devenant ainsi une valeur. Ceux qui, pour la sûreté de leurs promesses, l’exécution fidèle de leurs engagements, avaient donné cette importance à l’Assyrie, honoraient le peuple auquel ils appartenaient. Les rois de Babylone confiaient aux commerçants les hautes fonctions de Trésoriers et d’Intendants des revenus royaux. Dans les ruines d’Assur, les tablettes de banque et de commerce se trouvent sur l’emplacement même du palais.

Mais les origines de l’empire pesaient sur ses destinées ; l’Assyrie avait été faite par les guerriers et les guerriers y conservaient leur prépotence. La cour et le gouvernement ne savaient qu’une hiérarchie militaire. L’enrichissement par le trafic tentait moins les esprits que la vue des longs bas-reliefs où les sculpteurs de Khorsabad avaient illustré les longues files de vaincus, précédées de musiciens, et transportant le butin, immense. La caste des Chaldéens, sacerdotale, très instruite, exploitant sa science, avait donné aux Assyriens un goût d’études, particulier, venu de l’Égypte évidemment en tant que méthode, et admirablement mis en œuvre par les mages du roi, purs Asiatiques. La bibliothèque d’Assourbanipal, qui sera l’étonnement perpétuel des hommes, était due aux prêtres de Chaldée : Ils ont révélé aux rois mes prédécesseurs, dit une inscription du monarque, cette écriture cunéiforme, et c’est la manifestation du dieu Nébo, le dieu de l’intelligence suprême ; je l’ai écrite [cette écriture révélée] sur des tablettes, je l’ai signée, je l’ai rangée, je l’ai placée dans mon palais pour l’instruction de mes sujets. Le dieu Nébo, c’est ici le Thoth égyptien, l’inventeur des lettres, l’Hermès des Grecs.

Cette bibliothèque d’Assourbanipal, monument incomparable, preuve d’une Assyrie intellectuelle, dit l’effort fait pour réglementer la langue littéraire, préoccupation sacerdotale au premier chef, le zèle extraordinaire des Chaldéens pour la connaissance des choses, par l’accumulation des faits, par l’amoncellement des matériaux. La liste des plantes et des minéraux connus, des matières nécessaires aux industries, admirablement classés, bien définis, avec la double acception vulgaire et scientifique, dénote une connaissance profonde des sujets. Il semblerait qu’avec de tels documents, les Chaldéens auraient dû nous laisser des traités de science pratique ; au contraire, les auteurs de ce qu’on peut appeler la vaste Encyclopédie assyrienne, semblent avoir dédaigné l’utilisation de leurs travaux. La médecine, livrée au peuple, n’exista pas ; l’astronomie, à ce point progressive alors, que nous ne sommes que les continuateurs des Chaldéens, ne servit qu’à l’exploitation des princes et du peuple, les astronomes demeurant astrologues, devins, mages ou magiciens ; l’archéologie enfin, malgré les investigations très laborieuses et les découvertes, n’aboutit qu’à une sorte de dressement de listes sommaires avec la rapide indication des événements principaux.

La science chaldéenne se dissimulait ; les prêtres ne la distribuaient que dans la mesure où le distributeur des choses apprises produit un étonnement admiratif. La cosmogonie imaginée par ces mages satisfaisait l’imagination. Les livres d’Oannès contenaient le récit vrai des origines. La genèse du monde est en œuvre déjà dans la triade chaldéenne, Oannès, Ao et Bel. — La matière incréée gît dans le chaos primordial ; l’intelligence et le verbe animent et fécondent la matière ; le démiurge qui l’ordonne et l’organise se confond avec sa création, se mêle au devenir qu’il a réalisé. — Il y eut un temps, dit le texte sacré, où tout était ténèbres et eau, et dans cette eau s’engendrèrent des animaux monstrueux, nés spontanément... L’énumération des monstres issus du chaos primordial en attribue la formation à la déesse Taauth que Bel surprend et coupe en deux, une partie du corps coupé devenant la terre, l’autre partie devenant le ciel... et les êtres qui vivaient en cette femme disparurent. Bel, qui venait d’accomplir son sacrifice, se tua de sa main, et les autres dieux ayant pétri son sang avec de la terre, il en naquit les hommes, qui par cela sont doués d’intelligence et participent de la pensée divine. Les animaux peuplant la terre naquirent d’un autre sang répandu. L’important, ici, c’est le sacrifice, le sang coulé, les hommes nés de la mort du dieu, idée essentiellement asiatique et qui justifiera, avec mille légendes, les plus séduisantes horreurs.

L’expression des divinités chaldéennes échappait au peuple, mais le culte, avec ses initiations et ses symbolismes manifestés, assurait la puissance des prêtres. Le vague des données mystiques formant le panthéon chaldéen au moment du règne de Nabuchodonosor permet encore de surprendre le travail des astrologues ; tout se rapporte, en définitive, au monde sidéral. Chaque ville conservait son dieu local, et nulle combinaison ne devait, semble-t-il, détruire cette foi. Chaque groupe, dans la ville, persistait dans son adoration spéciale. Les pratiques de la caste sacerdotale eurent raison de tous les esprits par la peur ; la puissance des charmes magiques, les cris d’exorcismes, les invocations haletantes, les formules d’abandon ou de renoncement, devinrent générales, acceptées.

Les prêtres se divisaient en scribes, tireurs d’horos topes, magiciens et conjurateurs. Ils prophétisaient en public. Leur chef, — l’archimage, — gouvernait en l’absence du roi. Il n’y eut de religion proprement dite en Assyrie, même en Chaldée, qu’après l’achèvement de l’organisation sacerdotale. La grande crainte de l’au-delà, qui fut le stimulant principal, vint du Touran, avec la conception du monde infernal, le Séôl réel, sous les eaux. Alors, le culte devint public et les temples s’emplirent de fidèles apportant leurs offrandes et récitant leurs supplications. Les cérémonies babyloniennes procédèrent d’un naturalisme excessif ; l’effronterie des prêtres, enfin maîtres du peuple, dépassa toutes les limites. Il arrive quelquefois, dit Baruch, que les prêtres de ces dieux leur dérobent l’or et l’argent et s’en servent pour eux-mêmes. Ils le donnent à des femmes impudiques qu’ils entretiennent, et après que ces mêmes femmes le leur ont rendu, ils en parent encore les dieux. Ou encore : Les prêtres vendent les offrandes et en disposent comme il leur plaît ; leurs femmes en prennent aussi tout ce qu’elles veulent et le mettent en réserve, sans en rien donner aux pauvres et aux mendiants. — On voit aussi chez eux des femmes liées de vœux infâmes et de cordons qui en sont le symbole. Elles sont assises dans les avenues, brûlant pour leurs dieux des noyaux d’olives.

Telle était Babylone, lorsque Nabuchodonosor y transporta, de Samarie et de Jérusalem, les Israélites et les juifs vaincus.