Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVII

 

 

DE 1462 A 715 Av. J.-C. - Ancêtres, dieux, rois. - Le culte des pharaons. - Funérailles. - Prisonniers. - Administration des temples. - Recettes sacrées. - Hiérarchie cléricale. - Prêtresses et prophétesses. - Chants et chansons. - Magiciens. - Superstitions et amulettes. - Mystères, miracles et reliques. - Oracles. - Avènement des dieux.

 

JUSQU’AU Moyen-Empire, au moins (3064 av. J.-C.), on ne trouve en Égypte ni culte, ni prêtres, ni religion, ni dieux, dans le sens positif de ces mots ; à cette époque, l’Égyptien n’a que le culte de ses morts. Il existe auprès des tombes, des gardiens, des serviteurs, chargés d’entretenir la demeure éternelle, de veiller aux offrandes apportées, de faire respecter ou d’exécuter les hommages funèbres traditionnels. Parfois plusieurs gardiens de tombes se réunissent pour donner plus de solennité à la manifestation convenue, et c’est alors comme une cérémonie rituelle.

Les hommages funèbres variaient, suivant l’importance de celui qui n’était plus, ou plutôt de ceux qui, lui survivant, étaient tenus d’ordonner les cérémonies. Ces différences se retrouvaient plus accentuées encore dans la construction des monuments funéraires ; elles allaient, par degrés, de la plus grande des pyramides de Gizeh à la plus étroite des mastabas d’Abydos, de Memphis ou de Thèbes. Suivant les dimensions du monument, les gardiens étaient plus ou moins nombreux.

Lorsque le culte des morts honorait de grands ancêtres, les cérémonies prenaient une certaine allure ; c’était un véritable rite, solennel, impressionnant, que les gardiens exécutaient. Ces hommages, les pharaons voulurent les recevoir dès leur vie, et c’est ainsi que les monarques égyptiens, après avoir fait construire eux-mêmes leurs tombeaux, entretinrent dans ces tombes spacieuses, devenues de véritables temples, des gardiens aptes à exécuter magnifiquement les rites funéraires prescrits. Dans ces temples, dans ces tombeaux, exclusivement destinés à recevoir la momie du pharaon régnant, des statues commémoratives, et plus tard des symboles, associèrent à l’avance les grands ancêtres, aux hommages qui seraient rendus au dernier d’entre eux, au pharaon vivant. Puis, pendant leur règne même, des souverains voulurent jouir de ces honneurs, et l’on eut, périodiquement, publiquement, la cérémonie funèbre d’un pharaon à laquelle le pharaon encore vivant assistait.

Les serviteurs des morts prirent une très grande importance, le jour où les cérémonies qu’ils exécutaient eurent pour objectif la personne du monarque présent. Le culte des morts s’adressant au pharaon plein de vie, et comme par anticipation, l’image du souverain, dans les temples, se trouva placée à côté de l’image des grands ancêtres : d’Osiris, d’Ammon, d’Horus, etc. ; il en résulta que, lorsque ces grands ancêtres furent définitivement divinisés, leurs successeurs, morts ou vivants, devinrent également des dieux. Il y eut donc, bientôt, en conséquence, des prêtres et des grands prêtres attachés au culte du roi, puis des prêtres et des grands prêtres servant le culte de l’ancêtre et du monarque, du dieu et du roi. L’on vit, quand le maître des cérémonies funèbres fut un très haut personnage, des pharaons inquiets prendre le titre de grand prêtre, mener la théorie de leur propre hommage public.

L’acte principal du culte funéraire, c’était les funérailles, nécessairement. Cette cérémonie prenait une importance exceptionnelle lorsque la momie du défunt devait être transportée à quelque distance du lieu de son agonie, par le Nil. C’était une grande consolation pour l’Égyptien que d’avoir assuré l’envoi de sa momie à Abydos, point le plus rapproché, — suivant la géographie mystique des Égyptiens, — des lieux de la seconde vie. Trois grandes barques, aux voiles immenses, carrées, blanches, bien assujetties au mât, remorquaient la momie, placée dans une barque plus petite, couverte, en forme de naos. Ceux qui accompagnaient la momie l’acclamaient : — A l’occident ! A l’occident ! A la terre des justes ! — et ils formulaient des vœux : — Ô Osiris de l’amenti, accorde-lui une douce brise, et qu’il soit parmi les louables dans le pays des vivants. — Au débarquement de la momie, des marques touchantes d’un respect attendri l’accueillaient. Un traîneau recevait le sarcophage débarqué. Sur le chemin battu que devait suivre le cortège, on répandait du lait.

Les rites funèbres de l’Ancien-Empire étaient un témoignage de deuil, de regrets ; mais ils exprimaient en même temps, avec une simplicité charmante, la croyance bien arrêtée d’une deuxième vie, heureuse, par delà-les montagnes d’Abydos. Sous le Moyen-Empire, les gardiens des tombes, ou des temples, les maîtres des cérémonies, les prêtres, en un mot, se sont emparés de ce culte, — unique en Égypte jusqu’alors, — et lui ont enlevé, en le réglementant, son caractère primitif. A Thèbes notamment, les funérailles étaient devenues bruyantes ; la douleur s’y démontrait par des battements de mains désordonnés, des déchirements d’étoffes, des contorsions de corps, des lamentations à pleine voix. Des litanies énumérant, avec les vertus du défunt, les emplois qu’il avait occupés, les dignités dont il avait été honoré, se psalmodiaient, pendant que des pleureuses vociféraient des sanglots, et que le prêtre, comme indifférent à ces accès d’un désespoir public, murmurait sa plainte rituelle. Les lamentations, les exaltations, les regrets, les pleurs, tout était prévu, défini, fixé, formulé. A Thèbes, une sorte d’entrepreneur louait des barques funéraires. Les funérailles n’étaient plus qu’une cérémonie banale.

Des funérailles, cependant, dépendaient en grande partie l’existence des prêtres, car la suppression de cette cérémonie eût détruit, dans les usages égyptiens, tout ce qui pouvait ressembler à un culte. Le peuple ne se rendait pas dans les tombes, c’est-à-dire dans les temples, autrement qu’aux jours anniversaires de la mort d’un parent ou d’un ami, et les pharaons seuls avaient à honorer les grands morts devenus des dieux ; de telle sorte qu’en dehors de leur intervention dans les cérémonies des funérailles, de leur emploi dans la conservation des tombeaux, les prêtres n’auraient eu rien à faire sur les bords du Nil, absolument.

Après avoir scellé la momie dans son sarcophage, après avoir placé le sarcophage dans le caveau funéraire, après avoir comblé le puits par où le sarcophage avait été descendu, muré l’orifice de ce puits, on sacrifiait au mort en immolant des victimes. De riches funérailles ne pouvaient se terminer décemment que par une large immolation de bœufs, l’entassement de provisions de toutes sortes. Quelquefois les assistants, réunis dans la tombe même, dans le temple, et participant à un repas, mangeaient les provisions des dieux. Les pauvres gens offraient au mort un peu de vin, de l’encens, ou de l’eau même, simplement. Mais l’offrande, l’approvisionnement, était inévitable, et c’est de l’offrande que le corps sacerdotal vivait et s’enrichissait, thésaurisant. Les pharaons en arrivèrent à offrir aux dieux, c’est-à-dire aux prêtres, jusqu’à des bandes de prisonniers. Au triomphe de Ménephtah Ier, à Thèbes, son char est traîné par des chefs liés qu’il conduit à son père Ammon, taureau de sa mère. Ramsès II, s’en allant guerroyer, ne partit pas sans avoir donné à son père Ammon des offrandes innombrables. J’ai rempli ta demeure sacrée de prisonniers, dit le pharaon au dieu son père ; je t’ai bâti un temple pour des millions d’années ; je t’ai donné tous mes biens pour tes magasins ; je t’ai offert le monde entier pour enrichir tes domaines ; j’ai fait sacrifier devant toi trente mille bœufs, avec tous les bois aux parfums délicieux... Il fallait au corps sacerdotal enrichi, devenu propriétaire de vastes domaines, des ouvriers d’exploitation ; et c’est pourquoi le souverain, après chaque victoire, livrait aux prêtres des prisonniers, des esclaves. Une stèle trouvée à Ouadi-Halfa fait ainsi l’éloge de Ramsès II : Il a comblé de biens les prophètes et les prêtres, en remplissant le trésor des dieux d’hommes et de femmes de race pure, pris parmi les captifs.

L’entretien du personnel des temples et l’accomplissement des rites sacrés, comprenant des sacrifices d’animaux, exigeaient l’exploitation de grandes terres, de nombreux troupeaux ; mais le besoin de l’enrichissement dominait toutes ces nécessités. Les temples avaient, dans leur masse bâtie, des quantités de cachettes, dissimulées avec le plus grand soin, très habilement, par le jeu des gravures ornant la paroi où se trouvait la pierre d’entrée. Les joints de l’issue coïncidant avec la ligne d’un dessin en creux, nul ne pouvait songer à la mobilité de la pierre ouvragée.

Le service des offrandes avait ses scribes, sa comptabilité, ses registres exactement tenus, avec ce titre : Recettes sacrées. Chaque temple avait son gardien du trésor. Chaque fête, — et elles se multipliaient, — était une fête des offrandes. Chaque divinité avait son rite spécial, son goût particulier ; les inscriptions murales disaient exactement ce que les fidèles devaient faire, devaient offrir. De grandes tables de pierre étaient dressées devant les images des ancêtres, devenus des dieux exigeants ; des godets troués dans la table étaient disposés pour recevoir et contenir les liqueurs apportées. Ces godets, très petits, rappelaient seuls les traditions de l’Ancien-Empire. Les Égyptiens de cette époque, n’ayant pas de prêtres à nourrir, ne faisaient à leurs morts, en réalité, que des offrandes symboliques. Dès le Moyen-Empire, les offrandes prennent le caractère de provisions. Sous le Nouvel-Empire, elles se multiplient relativement à la multiplication des divinités. On lit sur les murs du temple d’Esneh : Du pain, du vin, des liqueurs, des bœufs, des oies, des collyres, des parfums, au dieu Chnouphis et à la déesse sa compagne ! Du lait à Chnouphis seul ; une oie à la déesse Menhi ; une oie à la déesse Neith, une oie à Osiris, à Khem, à Thoth, à Phré, à Atmou, à Thoré ! Des semences, des fleurs et des épis de blé à Chnouphis, seigneur d’Esneh. Vers la XIXe dynastie, les temples étant encombrés de divinités, les offrandes sont devenues un impôt excessivement lourd.

Le rite démonstratif est surtout processionnel. Les châsses, ou naos, sortes de tabernacles, énormes ou portatifs, de pierre ou de bois, et les barques sacrées, ou bari, étaient les objets principaux du culte, que l’on portait solennellement, que l’on adoptait, dans les cérémonies, comme centre, comme but des manifestations rituelles. Les matières les plus précieuses s’employaient à la construction des baris et des naos sacrés. Dans le trésor des temples, s’entassaient des vases d’or et d’argent ; des tables d’offrandes faites d’un bois choisi, avec une inscription disant les engagements pris par le donateur ; des stèles vocatives, mémoriales ; des statues de divinités et de pharaons portant, avec la dédicace, le nom du dédicateur ; des coupes de bronze à l’extrémité de tiges, servant d’encensoir ; des coffrets de toutes sortes, conservant les parfums ; des cuillers d’ivoire, de bois, de serpentine, de pâte émaillée ; des couteaux de sacrificateur ; des vases de libation, en pierre, en terre cuite, très ornés ; des vases sacrés, de bronze ; des seaux énormes, pansus, à anses solides, et destinés à approvisionner les prêtres d’eau du Nil. Les temples de l’ancienne Égypte n’ont livré jusqu’ici, comme matériel du culte, que des objets ayant servi pratiquement à l’existence du corps sacerdotal, vivant en communauté.

Le personnel des temples était devenu très nombreux. Ramsès II dit à Phtah : Je t’ai pourvu abondamment de prêtres, de prophètes, d’ouvriers, de domaines et de bestiaux. Il semble qu’une hiérarchie bien arrêtée, qu’un partage sévère d’attributions, empêchait tout désordre. On a constaté l’existence de grands prêtres, dont l’autorité s’étendait au delà du temple et rivalisait avec l’autorité du monarque parfois ; si bien, que des pharaons se firent les grands prêtres du temple principal de leur capitale. Le corps sacerdotal comprenait : des hiérogrammates, ou scribes sacrés ; des archiprophètes, voués au sanctuaire ; des prophètes servant une divinité spéciale ; des gardiens, surveillants généraux, chargés du trésor, du matériel, de la maison des livres, des attachés, serviteurs à fonctions fixes, déterminées, temporaires peut-être ; des sphragistes, ou scribes des victimes, marquant les bêtes apportées ; des hiérocophores, recueillant et présentant les offrandes ; des libanophores, brûlant les parfums ; des spondistes, chargés des libations ; des surveillants ou maîtres des cérémonies, répondant de l’exécution des rites ; des flabellifères, portant les longs éventails en plumes d’autruche ; des décorateurs, des musiciens, des chanteurs et des embaumeurs. Il y avait en outre, mais en dehors du personnel sacré, du corps sacerdotal proprement dit, des scribes lettrés, des scribes savants, mathématiciens, architectes, artistes, et des guerriers. Les temples étaient souvent comme des écoles sacerdotales, littéraires et militaires. Les grands prêtres officiaient en même temps qu’ils instruisaient, qu’ils dirigeaient l’éducation de jeunes guerriers.

Le costume des prêtres était simple. Le schenti ceignait les reins, couvrant les cuisses, et la calasiris, plus ample, flottante même, plissée en tablier, descendait aux genoux. Les grands prêtres avaient sur l’épaule une lourde peau de panthère. Des colliers variés, appendant des bijoux symboliques, des bagues, des bracelets, ornaient leur cou, leurs doigts et leurs bras nus. Des chaussures de papyrus ou de palmier, — tabtehs, — à longue pointe recourbée, tenaient au cou-de-pied par de solides ligatures. Les prêtres se distinguaient des autres Égyptiens par leur tête entièrement rasée, ou épilée.

La hiérarchie cléricale, ainsi que la nomenclature des objets du culte, visaient exclusivement l’existence matérielle du corps sacerdotal organisé. C’était une administration nette, sans mysticisme, loyale dans ses volontés, et qui demeura telle jusqu’au moment où les Asiatiques vinrent s’y immiscer. Il n’y avait pas de prières proprement dites, suppliantes, mystérieuses, accusant un dogmatisme obscur, une foi stupide ; mais des invocations, des exclamations, des hommages. Les cérémonies se déroulaient comme une théorie, exprimant la pensée publique, sorte de poème en action, de représentation théâtrale, avec ses danseurs et ses chanteurs.

Il n’y avait pas de réunion d’hommes sans musique. Pendant les repas, des chansons originales égayaient les convives ; au travail, des refrains cadencés excitaient les ouvriers, tisserands, forgerons, bateliers. En dirigeant sa charrue, l’Égyptien marquait par une chanson le pas des bêtes. On chantait partout, dans la rue et sur le Nil, aux fêtes joyeuses comme aux funérailles, dans les temples et hors des temples, aux cérémonies, aux processions. Les trompettes annonçaient au peuple la venue des prêtres ; des flûtes sacrées modulaient une harmonie devant le naos ou le bari, solennellement porté ; des frappeurs de cymbales, des batteurs de tambours, dictaient la mesure des pas. Des chœurs, que soutenaient des harpistes, célébraient la grandeur des ancêtres, la bonté d’Osiris, la magnificence d’Ammon.

Les femmes participaient à ce culte. Sous la XIXe dynastie, les temples avaient leurs princesses royales, en imitation des splendeurs de la cour pharaonique ; leurs prophétesses ; leurs Hathors vivantes, femmes de prêtres, sans doute. L’épitaphe d’un premier prophète d’Osiris nomme Taïa comme supérieure des recluses du temple d’Abydos.

Les scribes, remuants, ambitieux, infatués, se croyaient encore supérieurs aux prêtres sous la XIXe dynastie, car ils les considéraient comme liés à une tâche servile. L’homme, dit un écrivain indépendant du temps de Ramsès II, se courbe devant ses supérieurs dés qu’il est sorti du sein de sa mère. Le conscrit sert le capitaine, le cadet sert le commandant, le paysan sert le cultivateur... le berger est fait pour le boucher, le preneur d’oiseaux pour la chasse, le preneur de poissons pour la pêche, le prophète pour l’accomplissement des rites, le prêtre pour l’exécution des cérémonies. Il n’y a que le scribe qui prime tout ; il prime tout ce qui est sur cette terre. Et un autre : Celui qui comprend le mérite des lettres et qui s’y est exercé, prime tous les puissants, tous les courtisans du palais. Le scribe littérateur est aimé, choyé ; image de la grâce, il explique les livres et les chroniques ; tout ce qui sort de sa bouche est frotté de miel ; il fait germer les esprits comme germent les fleurs.

L’ancêtre Thoth était la divinité des scribes ; son culte, servi dans les temples, y amena les écrivains. Thoth, dit un hymne de la XIXe dynastie, fait les conditions de ce qui est et de ce qui sera. La collection des livres écrits, des manuels de toutes sortes, était le bien de Thoth, et ce furent les livres hermétiques, l’encyclopédie des connaissances littéraires, scientifiques et religieuses. Ces connaissances, dans le sens élevé du mot, étaient superficielles. La paresse des penseurs aboutit au fatalisme, promptement ; les superstitions en furent la conséquence immédiate, et les formules mystérieuses, le résultat définitif.

De tout temps les Égyptiens s’étaient montrés disposés à croire à la fatalité des choses ; aussi haut que l’on remonte dans le passé, on rencontre les témoignages de l’inquiétude qui résultait de leur ignorance. Sous le Nouvel-Empire, l’exploitation de cette inquiétude est nettement organisée. Des amulettes protègent les hommes contre les maladies, les fléaux et les bêtes méchantes, ou dangereuses. Arrière ! crocodile, fils de Set, arrière ! dit une image d’Ammon, à quatre têtes. La magie s’exerçait. Des paroles procuraient des songes heureux ; des formules de conjuration chassaient les mauvais rêves ; de bizarres pratiques livraient sûrement à l’endormi la forme entrevue d’une femme désirée. Des liqueurs, des onguents et des poudres, dans la composition desquels entraient des ingrédients extraordinaires, augmentaient l’effet des formules. Des présages tenaient en éveil la superstition des Égyptiens. Tel héros, grand massacreur de Syriens, tremblait devant un rat.

La destinée de l’homme était fatale, évidemment ; mais l’intervention des divinités, par les prêtres, pouvait modifier ce destin. Les Hathors, présidant comme de véritables fées à la naissance d’un homme, étaient capables de conjurer le mal menaçant, destiné. Les scribes, très consultés, devinrent des magiciens : Tu es un scribe habile parmi tes compagnons, instruit dans les livres, armé en ton esprit, habile de ta langue. Or, tu as parlé, une phrase est sortie de ta bouche, trois fois pesante, et tu m’as laissé muet de terreur... Je m’effraie de tes paroles ; je te crains en tant que scribe, plus que le ciel et la terre, plus que le firmament. Ta science est une montagne, en poids et en volume, une bibliothèque cachée. Ah ! dis-moi ce que tu sais, que je te réponde ! Que je garde les progrès qu’ont fait tes doigts dans les saintes écritures. La peur poussait les Égyptiens vers l’initiation aux mystères, et les temples recrutaient ainsi, dans le monde des scribes, dans le monde des épeurés, d’une part, un personnel dirigeant très habile, et d’autre part, un personnel soumis, très dévoué.

Les magiciens s’identifièrent bientôt aux divinités. Les prêtres vinrent jusque dans les maisons pour en chasser le mal : J’ai prononcé les paroles sur les herbes sacrées, placées à tous les coins de la maison ; puis j’ai aspergé la maison tout entière avec les herbes sacrées et la liqueur haq, au soir et au lever du soleil. Les formules magiques retardaient la mort, conservaient la jeunesse, rendaient la virilité. Tracer un ibis, à l’encre noire, sur la main gauche, assurait une vie heureuse. Des statuettes jetées dans le sable jaune s’opposaient à l’envahissement du désert. Une plume d’ibis frappait le crocodile d’immobilité.

Aux amulettes succédèrent les reliques. Des parcelles de corps divins étaient distribuées aux dévots. Un morceau de cœur de sycomore devint un ossement d’Osiris ; un débris de pierre rouge fut le précieux sang d’Isis, solidifié. C’est par de telles protections que Ramsès II avait été glorieux : le pharaon se présentait, les ennemis s’arrêtaient, se prosternant, et Ramsès les massacrait. Thoth, le dieu des scribes, était le grand maître des magiciens : Viens, ô Thoth, viens agir pour moi... Plus excellents sont tes travaux que tous les autres travaux... C’est toi qui agis chez tout être provenant de l’homme et de la femme. Les scribes les plus audacieux appartenaient au personnel des temples. Le chroniqueur de Ramsès II, Pentaour, était prêtre.

Ce fut l’alliance des scribes et des prêtres qui détruisit le pouvoir des pharaons. Les admirables architectes des pyramides, les mécaniciens étonnants qui, se jouant des montagnes, les transportaient, les charmeurs sachant l’influence de la littérature et de la musique, mirent tout leur esprit et tout leur talent au service du corps sacerdotal. Et voici qu’un jour les lourdes portes des naos de granit, immobiles jusqu’alors au fond des sanctuaires, s’ouvrirent comme d’elles-mêmes devant le peuple émerveillé, épouvanté, et que les statues des ancêtres s’agitèrent devant les pharaons, dirigeant leur regard vers le souverain, qui les entendit parler. Par des mécanismes ingénieux, par de l’air surchauffé et bien conduit, ou même, — qui sait ? — par de la vapeur d’eau bien dirigée, ces phénomènes, ces miracles, s’accomplissaient publiquement. Les dieux de pierre, de bronze, de bois, vivaient réellement dans les temples, à la volonté des prêtres, et les pharaons de la XIXe dynastie, domptés, n’entreprenaient plus rien sans avoir consulté l’oracle parlant. Cette humiliation était imposée au monarque, quelquefois, devant le peuple assemblé. Je consens, disait le dieu appelé à sanctionner le projet du roi. La fin de l’Égypte coïncide avec cet avènement des divinités et cette déchéance des pharaons. On peut dire que, dans la vallée du Nil, les dieux n’existèrent qu’à partir de ce moment.