DE VICTORIEUSE partout, l’armée de Thoutmès III était une armée nationale, bien qu’elle ne représentât pas l’esprit égyptien, essentiellement pacifique. L’armée de Ramsès II n’est plus qu’une bande de soldats disparates. Il y fau distinguer d’abord les prisonniers enrôlés de force, et ensuite les contingents de temples, formés et entretenus par les prêtres pour la garde des domaines légués aux dieux, contingents que les prophètes consentaient à prêter au pharaon, troupes douteuses assurément, n’ayant à la bataille que le désir d’un prompt retour. Quelle valeur militaire, quelle valeur nationale, pouvait avoir une troupe où se trouvaient en nombre les vaincus des derniers combats ? Le scribe Pentaour est très net sur ce point : Voici que Sa Majesté avait préparé ses archers et ses chars, ainsi que les Sardoniens qui avaient été ses prisonniers. Ramsès II, pharaon très habile, très politique, avait donné aux Éthiopiens la crainte des hommes de Libye et fait redouter aux Libyens les hommes de Kousch, tenant ainsi le Sud par la crainte du Nord, et le Nord par la peur du Sud. A Ibsamboul, un prince éthiopien émet le vœu qu’Ammon accorde de longs jours à Ramsès, pour gouverner le monde et pour contenir les Libyens à toujours. La guerre ne se justifiait plus, sous Sur la mer Rouge, et depuis la régente Hatasou, des
navires égyptiens naviguaient avec ce caractère de surveillance protectrice
qui fait les flottes militaires. Un tableau de Le peuple, sauf à l’époque des grands vassaux, dut se
montrer rebelle aux expéditions militaires. Mais les pharaons conquérants
avaient rendu la guerre inévitable en frappant de leurs armes victorieuses,
et non sans insolence, toute Le raisin était un produit très précieux. Le voleur d’une grappe recevait la bastonnade. Le costume de l’Égyptien était aussi simplifié que sa nourriture et son habitation. Une robe aux larges manches, relevée par devant en tablier triangulaire, constituait le fond du vêtement national. Il s’y ajoutait, ou s’y substituait, parfois, le calasiris, sorte de courte tunique de lin tissé, aux manches courtes, dont la bordure était délicatement frangée. Des chaussures de cuir ou de papyrus, larges, couvraient le pied. Un carré d’une étoffe épaisse, laineuse, jeté sur les épaules, garantissait l’Égyptien du froid. La tête était nue presque toujours, coiffée d’une chevelure frisée ou nattée. L’usage des perruques, qui se répandit, semble indiquer une répulsion pour toute coiffure étoffée. Les femmes, sur une robe étroite, sorte de tunique, portaient d’amples vêtements, de lin ou de coton, aux larges manches ; l’étoffe en était généralement unie ou simplement rayée. Une coiffure très soignée rangeait les cheveux. La chaussure des femmes était légère. Leurs oreilles et leurs mains, leurs bras souvent, et quelquefois leurs jambes, étaient ornés d’anneaux. Les jeunes filles se distinguaient des épouses, semble-t-il, par l’absence absolue de bijoux, d’ornements. Les enfants portaient des anneaux aux oreilles. Vers Le tissage des étoffes avait, depuis L’usage du bronze était général. Le cuivre venait principalement de l’Arabie, notamment des mines du Sinaï. Sous les Ramsès, de grandes fonderies, des maisons de fusion, existaient au pays d’Ataka. Les outils, — hachettes, couteaux, ciseaux, etc., — étaient de bronze. Le fer était connu, mais on ne peut pas encore affirmer que les Égyptiens l’employèrent à l’exécution de leurs patients travaux de gravure. On le considérait comme un mauvais métal, comme un os de Set, le meurtrier d’Osiris. Les forgerons, en Afrique, furent toujours honnis comme des magiciens, des parias. La civilisation égyptienne du Nouvel-Empire, extrêmement compliquée, et par conséquent très besogneuse, exigeait des relations suivies avec les étrangers, détenteurs des produits nombreux devenus indispensables. Sans parler des bitumes de Judée, dont la consommation devait être énorme pour l’embaumement des momies, les matières précieuses, les bois durs, les parfums, les épices, n’existaient qu’au centre de l’Afrique, et dans les ports de l’Arabie où les Chaldéens et les Indiens venaient les entreposer. Des routes de caravanes, protégées, reliant la vallée du Nil à la mer Rouge, permettaient d’apporter aux Égyptiens les merveilles découvertes par la régente Hatasou. Par le golfe de Suez, et grâce au canal de Séti le reliant au Nil, de nombreux échanges s’effectuaient. Ce qu’emportèrent les Hébreux en exode dit tout ce que l’Égypte possédait déjà, couramment. Les transports se faisaient à dos d’hommes, à échines d’ânes, et de grands vaisseaux louvoyaient en mer Rouge, des côtes d’Arabie aux côtes d’Égypte, pourvus de nombreux matelots et de serviteurs. La mer Rouge était considérée comme un bassin égyptien ; c’était la grande verte de l’eau de Kat. Il semble que des navires indiens venaient à Suez, ou, au moins, que des navires égyptiens allaient dans l’Inde. Le calendrier copte signale le commencement de novembre comme l’époque la meilleure pour le grand départ vers la mer des Indes. On a cru pouvoir dire que, par le grand canal de Séti, cette navigation venait jusqu’aux quais de Memphis ? Pour satisfaire à ces échanges de produits, l’Égypte
devait travailler rudement. Dès Des étrangers, — des mercenaires libyens surtout, — gardaient
les ouvriers tenus à leur labeur, menaient les corvées, répondaient de l’exécution
des tâches ordonnées, stimulaient les paresseux, fustigeaient les
récalcitrants, tandis que les intendants interprétaient les ordres du maître
et en constataient les résultats. A la fin de Pour la régularité des échanges, on employait comme poids,
l’outen, divisé en dix kats et valant Le gouvernement effectif ou nominal des pharaons se subordonna toujours, avec facilité, à l’organisation politique des Égyptes. L’abdication fréquente des monarques régnants démontrerait le peu de satisfaction que leur donnait l’exercice du pouvoir. La domination pharaonique fut, en général, relative à la situation sociale des Égyptiens. L’esprit d’unité nationale, ou d’Empire, dont quelques pharaons furent animés, ne suffit pas, malgré le succès, pour fixer les destinées de la vallée du Nil. Ce long couloir rendait presque impossible un groupement définitif, une fusion des types, des caractères, des aspirations, des goûts. Jamais l’Éthiopien ne put se confondre avec l’homme du delta, et l’importance successive de Memphis, de Thèbes, d’Éléphantine et de Tanis, ne se manifesta jamais qu’au détriment de la capitale supplantée, inconsolable, rebelle, constamment prête à secouer le joug. On voit, bien qu’assez confusément, à l’origine des temps
historiques, des tribus nombreuses vivant le long du Nil ; puis, par un
groupement de tribus, la formation de quelques États indépendants ; enfin l’existence
de deux principautés suffisamment définies : La réunion de ces deux principautés fut le pays de Kémit, le patrimoine des pharaons. Au delà de la première cataracte c’était une autre Égypte. Dans ces trois grandes divisions principales, il y eut des subdivisions persistantes, bien tranchées, et telles, que les Grecs, maîtres de l’Égypte, n’eurent qu’à faire revivre partout l’esprit local conservé, pour délimiter exactement leurs circonscriptions administratives, les nomes. Les pharaons eux-mêmes respectèrent, autant que cela leur fut possible, les divisions territoriales que la nature des choses imposait, et les districts, ou nomes pharaoniques ne furent pas une fiction. Chaque nome avait sa ville capitale, — nout, — centre administratif, militaire et religieux. Le gouverneur du nome, — hiq, — presque toujours héréditaire, était comme un monarque. Lorsque la féodalité s’organisa, ces monarques, ou grands vassaux, régnèrent effectivement. Au delà de la première cataracte, les gouverneurs furent toujours à la dévotion du pharaon ; les princes héritiers, avec le titre de prince de Kousch, y maintenaient le droit du suzerain. Au nord de la première cataracte, à l’exception de la ville d’où le pharaon gouvernait, nul groupe ne se croyait absolument tenu de lui obéir définitivement. Les rivalités souveraines d’Éléphantine, de Thèbes, de Memphis et de Tanis étaient irréconciliables. Ces quatre Égyptes, parfois réunies sous un sceptre fort, demeurèrent en fait constamment séparées. Chaque nome, indépendant ou subordonné, avait tout un système de gouvernement et d’administration semblable au gouvernement pharaonique. Chaque ferme, d’ailleurs, était pour ainsi dire un gouvernement administratif complet. L’impôt à recevoir de la province, -par le pharaon directement, ou par le chef de nome, grand vassal, — se payait de trois manières : en nature, en service militaire, en corvée pour l’exécution d’un travail public. L’impôt en nature était proportionnel à la richesse de la terre cultivée ou bâtie ; fréquemment, on recensait la population, on cadastrait les terres. L’impôt du sang était variable ; suivant les nécessités, le pharaon réclamait au chef de nome un certain nombre d’hommes, que le chef de nome désignait autoritairement. A l’époque de la féodalité, et depuis lors, les grands vassaux et les chefs de province entretinrent un contingent permanent, armé, exercé. Les temples avaient des contingents semblables. Pour l’exécution des travaux publics, — qu’il s’agît de creuser un canal, de dresser une digue, de tracer une route, ou d’édifier un monument, — le pharaon faisait un appel, et les travailleurs désignés se rendaient au point indiqué, avec des provisions. Sous le Nouvel-Empire, les pharaons employèrent à ces travaux les prisonniers ramenés de Syrie et d’Éthiopie, et certains groupes d’étrangers fixés en Égypte, comme les Israélites de la terre de Gessen. Les terres des nomes se divisaient en deux principales catégories : les ouou, terres de production, entièrement cultivables, recevant les eaux du Nil, directement ou par une canalisation permanente, et les peh’ou, terres marécageuses, terres basses, continuellement inondées, où l’on cultivait les lotus et les papyrus, où l’on entretenait des bêtes aquatiques, comme en troupeau, et sur les bords desquelles s’étendaient des pâturages. Dès les IVe et Ve dynasties, cette organisation administrative était complète ; déjà les prêtres s’étaient emparés d’une partie du sol, exploitaient leurs domaines, possédaient une administration spéciale, qui s’étendait sur toute l’Égypte. Les circonscriptions religieuses étaient sans rapport avec les circonscriptions politiques. Le Darfour, qui semble avoir conservé le type de l’ancienne administration égyptienne, est encore divisé en quatre principautés gouvernées chacune par un magdomn, qu’assistent des chotias. Le magdomn est l’intermédiaire entre la province et le sultan. Le pharaon fut toujours le grand juge. Pentaour fait dire à Ramsès II : A quiconque m’adresse ses requêtes, je fais moi-même justice, chaque jour. Maître de la justice, le souverain était maître de la grâce. Ramsès III dit : J’ai fait vivre le pays tout entier ; j’ai relevé tout homme de son crime et lui ai pardonné. Cette amnistie, suivant le texte, pourrait être considérée comme visant une peine de mort prononcée. Les revenus du monarque provenaient de l’impôt et des
butins. Les vaincus, prisonniers, n’étaient ramenés que le dos chargé. Les peuples
étrangers soumis envoyaient un tribut annuel au pharaon. L’impôt
intérieur frappait tous les Égyptiens, indistinctement. Ce fut Joseph qui, le
premier, en exonéra les prêtres, ses compatriotes. Sous Il est probable que de tout temps, mais surtout, et de plus en plus, à mesure que la civilisation se corrompait, les villes étaient pleines de courtisans, de dignitaires, de fonctionnaires, de scribes innombrables. Lorsque le pharaon, capricieux, abandonnait une capitale pour une autre, l’exode de « la cour » dépeuplait presque la ville délaissée, furieuse. Mais les prêtres, très nombreux eux aussi, attachés aux temples, ayant leurs propres fonctionnaires, leurs scribes et leurs guerriers, ne pouvant pas suivre le pharaon, prenaient en main les affaires de la ville abandonnée. L’antagonisme devenait ainsi profond entre les villes de l’Égypte, tour à tour favorisées et abandonnées. Éléphantine, Thèbes, Memphis et Tanis en arrivèrent à se détester, cruellement parfois. Les villes étant faites de maisons bâties en briques crues, il arrivait qu’à chaque changement de capitale, une grande partie de la cité déchue ne tardait pas à se ruiner, à disparaître ; et c’est ainsi, — en y ajoutant la colère des envahisseurs, — que rien, mais absolument rien, n’est resté de ces grandes villes dont l’importance fut exagérée sans doute par les historiens grecs, mais qui couvraient cependant d’immenses espaces. C’est Thèbes, capable, suivant Homère, de jeter à l’ennemi, par chacune de ses cent portes, une armée de dix mille guerriers avec leurs chevaux et leurs chars ; Thèbes la splendide, où Strabon ne vit plus que des ruines au milieu desquelles habitait une population rare ; Thèbes, dont les monuments seuls ont défié la traîtrise du temps, la rage des hommes, et qui est encore, avec sa salle hypostyle de Karnak, la merveille incontestée de l’art architectural. C’est Memphis, encore vivante et peuplée au moment de la conquête romaine, et que Strabon vit déchiqueter, morceau à morceau, pour la construction de la capitale nouvelle ; Memphis, dont les débris couvrent un espace de dix kilomètres de longueur sur cinq de largeur, et si ruinée, que l’on n’en peut pas tracer les limites précises. C’est Tanis, enfin, qui n’est plus, sur une éminence, qu’un amoncellement de pierres énormes, d’obélisques brisés, de colonnes, rompues, de pylônes effondrés. A voir les ruines de ces villes antiques, ‘on croirait qu’elles n’eurent jamais d’autres habitants que les pharaons, les prêtres et les scribes. Du peuple, de ses habitations, aucun vestige, nulle part. Il y avait un peuple cependant, et une sorte d’aristocratie, puisque les pharaons gouvernaient par droit de naissance, que les grands vassaux transmettaient leur pouvoir à leurs héritiers, que des masses humaines, conduites par des intendants, finirent par être condamnées à des travaux obligatoires. Il y avait une aristocratie évidemment, et des corporations, mais pas de castes. Par le talent, ou par le travail, le plus infime des Égyptiens pouvait arriver jusqu’à la place la plus proche du pharaon. Chacun avait le droit de choisir son métier. La démarcation entre l’aristocratie et le peuple,
naturelle, était celle qui distingue partout le citadin du paysan. Jamais, dit un écrivain de Les Ramsès échouèrent, car les troubles sociaux ne
résultaient pas des Égyptiens soumis, faciles à conduire, mais des étrangers
dont était encombrée la vallée du Nil, et surtout des esclaves de toutes
races pris par les guerriers, dans les razzias. La superbe des
fonctionnaires, l’outrecuidance des scribes asiatiques, la dureté des
policiers libyens, impatientaient le peuple, que les prêtres excitaient d’ailleurs
; et sous La cour pharaonique, où fermentaient toutes ces ambitions,
était strictement hiérarchisée. Le triomphe de Ramsès II, gravé, donne les
divisions sociales de l’Égypte sous Au plus fort des troubles intérieurs, lorsque l’incapacité
fainéante des Ramessides gouverne l’Égyptien demeure calme, gai, confiant. L’artiste
qui est chargé de glorifier Ramsès III sur les murs de Médinet-Abou rit à sa
verve, se moque du pharaon, et nous laisse la caricature d’un lion et d’une
chèvre gravement assis devant un échiquier. La vie était extrêmement facile,
sur les bords du Nil, à l’Égyptien pur, dédaigneux des ambitions démesurées,
des plaisirs intenses. Sobre, peu vêtu, il vivait lentement, sans passion d’aucune
sorte, très bon, très doux, indolent et non paresseux, soumis, mais
vindicatif, incapable de s’émouvoir d’une abstraction, excessivement honnête,
moral, faisant sa loi des conventions traditionnelles. En recevant le collier
d’or des mains de Séti, Horkhem disait : J’ai
atteint une vieillesse heureuse, sans souillure. A chaque
renouvellement de l’année, les Égyptiens échangeaient des vœux de longue vie,
en s’offrant des bagues. Le maximum de la vie, à l’époque de |