Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVI

 

 

DE 1462 A 715 Av. J.-C. - Société. - Politique de Ramsès II. - Nourriture. - Exploitations pastorales, agricoles et industrielles. - Échanges. - Transports. - Troupeaux. - Moissons et vendanges. - Costume. - Ateliers et chantiers. - Grèves. - Poids, mesures et monnaies. - Divisions territoriales. - Gouvernement. - Justice. - Impôts. - Villes rivales. - La vie aux bords du Nil.

 

VICTORIEUSE partout, l’armée de Thoutmès III était une armée nationale, bien qu’elle ne représentât pas l’esprit égyptien, essentiellement pacifique. L’armée de Ramsès II n’est plus qu’une bande de soldats disparates. Il y fau distinguer d’abord les prisonniers enrôlés de force, et ensuite les contingents de temples, formés et entretenus par les prêtres pour la garde des domaines légués aux dieux, contingents que les prophètes consentaient à prêter au pharaon, troupes douteuses assurément, n’ayant à la bataille que le désir d’un prompt retour. Quelle valeur militaire, quelle valeur nationale, pouvait avoir une troupe où se trouvaient en nombre les vaincus des derniers combats ? Le scribe Pentaour est très net sur ce point : Voici que Sa Majesté avait préparé ses archers et ses chars, ainsi que les Sardoniens qui avaient été ses prisonniers. Ramsès II, pharaon très habile, très politique, avait donné aux Éthiopiens la crainte des hommes de Libye et fait redouter aux Libyens les hommes de Kousch, tenant ainsi le Sud par la crainte du Nord, et le Nord par la peur du Sud. A Ibsamboul, un prince éthiopien émet le vœu qu’Ammon accorde de longs jours à Ramsès, pour gouverner le monde et pour contenir les Libyens à toujours.

La guerre ne se justifiait plus, sous la XIXe dynastie, que par le butin, et la victoire ne se sanctionnait que par de cruelles razzias. Lorsque Ménephtah eut vaincu les Libyens de l’ouest, le pays entier, dit un papyrus, fit retentir des cris de joie jusqu’au ciel ; les canaux regorgèrent de richesses et de provisions amenées comme tribut ; et plus loin : Les troupes auxiliaires, l’infanterie, la cavalerie, tous les vétérans de l’armée et ceux qui étaient dans les jeunes, pleins d’ardeur, revinrent avec des prises. De longues files d’ânes chargés de débris humains témoignaient de l’importance de la victoire ; on s’enorgueillissait du massacre général ordonné, et l’on enregistrait avec minutie le butin rapporté : monnaies, argent, or, vases de bronze, parures de femmes, sièges, arcs, armures, bœufs, chèvres, ânes et prisonniers. En Éthiopie, les razzias valaient au pharaon, généralement, de la poudre d’or, des anneaux d’or et d’argent, des pierres précieuses, du corail, des peaux, de l’ivoire, de l’ébène, des plumes d’autruche, des perles coloriées, des animaux vivants, bœufs, antilopes, singes, fauves, du cuivre en lingot et des armes. L’enrichissement rapide qui devait résulter de ces razzias était, sous Ramsès II, le seul mobile des jeunes hommes se vouant au métier des armes. Une discipline sévère contenait cette horde ambitieuse ; la bastonnade n’y était pas épargnée ; des décorations, telles que le collier d’or, et des titres honorifiques, — ami, prince, etc., — récompensaient les vaillants.

Sur la mer Rouge, et depuis la régente Hatasou, des navires égyptiens naviguaient avec ce caractère de surveillance protectrice qui fait les flottes militaires. Un tableau de la XIXe dynastie montre de l’infanterie conduite à un rivage par les barques du pharaon, repoussant un ennemi accouru. Un papyrus du temps de Ménephtah Ier signale un vaisseau amiral.

Le peuple, sauf à l’époque des grands vassaux, dut se montrer rebelle aux expéditions militaires. Mais les pharaons conquérants avaient rendu la guerre inévitable en frappant de leurs armes victorieuses, et non sans insolence, toute la Syrie jusqu’à l’Euphrate. Un pur mouvement de vanité pharaonique avait ainsi jeté le peuple le plus pacifique du monde dans le tourbillon des aventures qui allaient agiter l’Asie en formation. Il en résulta pour les Égyptiens un contact avec les étrangers et des relations qui détruisirent presque leur caractère original, traditionnel. Il fallait si peu de chose à l’Égyptien pour vivre heureux ! Du miel, des fruits, un quartier de gazelle parfois, du pain de loura ou de papyrus, des graines de lotus, fraîches ou desséchées, des poissons, des oiseaux. Mais, un jour, la richesse étant devenue, — surtout chez les grands vassaux, — la manifestation de la puissance, ce furent d’immenses exploitations pastorales, agricoles et industrielles. Pour le transport, d’une province à l’autre, des produits seigneuriaux, une navigation très active sillonnait le Nil. Le blé se livrait en épis. L’élève des bestiaux tenait une grande place dans l’exploitation des domaines. Chaque groupe de bêtes devait avoir son berger spécial : c’étaient des bœufs marqués à la cuisse, des quantités d’antilopes, des bandes d’autruches, et tout un monde d’oies, de canards, etc. Vers l’époque du Nouvel-Empire, les troupeaux d’antilopes et d’autruches disparaissent, les troupeaux de porcs se multiplient.

Le raisin était un produit très précieux. Le voleur d’une grappe recevait la bastonnade.

Le costume de l’Égyptien était aussi simplifié que sa nourriture et son habitation. Une robe aux larges manches, relevée par devant en tablier triangulaire, constituait le fond du vêtement national. Il s’y ajoutait, ou s’y substituait, parfois, le calasiris, sorte de courte tunique de lin tissé, aux manches courtes, dont la bordure était délicatement frangée. Des chaussures de cuir ou de papyrus, larges, couvraient le pied. Un carré d’une étoffe épaisse, laineuse, jeté sur les épaules, garantissait l’Égyptien du froid. La tête était nue presque toujours, coiffée d’une chevelure frisée ou nattée. L’usage des perruques, qui se répandit, semble indiquer une répulsion pour toute coiffure étoffée. Les femmes, sur une robe étroite, sorte de tunique, portaient d’amples vêtements, de lin ou de coton, aux larges manches ; l’étoffe en était généralement unie ou simplement rayée. Une coiffure très soignée rangeait les cheveux. La chaussure des femmes était légère. Leurs oreilles et leurs mains, leurs bras souvent, et quelquefois leurs jambes, étaient ornés d’anneaux. Les jeunes filles se distinguaient des épouses, semble-t-il, par l’absence absolue de bijoux, d’ornements. Les enfants portaient des anneaux aux oreilles.

Vers la XIXe dynastie, les lourdes perruques se sont généralisées, mais le costume est resté le même. Ce qui s’est modifié, et profondément, c’est le goût. Les broderies, les bijoux, les parures de toutes sortes, abondent ; les étoffes, de couleurs voyantes et alternées, blessent le regard. Les anneaux, les bagues, les bracelets et les colliers surchargent les femmes. La toilette d’une Égyptienne s’est compliquée de fards, de cosmétiques, de parfums ; et ce sont, partout, des coffrets, des flacons, des étuis, des quantités de petits meubles, de figurines, de jouets, d’amulettes, de cylindres gravés, etc. ; des miroirs, des épingles, des bijoux délicieux, et des couvres d’art, sans but : fleurs, animaux, symboles, emblèmes. Des milliers d’artistes étaient occupés à la création de ces menus objets.

Le tissage des étoffes avait, depuis la XIIe dynastie au moins, toute l’importance d’une grande industrie. Les fils de lin, teints au henné, donnaient une toile serrée que terminait de fines franges. On faisait des tissus quadrillés, blanc et bleu, de laine et de coton ; des mousselines et des peluches. Les tisserandes, groupées en atelier, obéissaient à un intendant spécial. C’étaient de véritables manufactures, avec des ouvrières et des apprenties, très surveillées, régulièrement salariées.

L’usage du bronze était général. Le cuivre venait principalement de l’Arabie, notamment des mines du Sinaï. Sous les Ramsès, de grandes fonderies, des maisons de fusion, existaient au pays d’Ataka. Les outils, — hachettes, couteaux, ciseaux, etc., — étaient de bronze. Le fer était connu, mais on ne peut pas encore affirmer que les Égyptiens l’employèrent à l’exécution de leurs patients travaux de gravure. On le considérait comme un mauvais métal, comme un os de Set, le meurtrier d’Osiris. Les forgerons, en Afrique, furent toujours honnis comme des magiciens, des parias.

La civilisation égyptienne du Nouvel-Empire, extrêmement compliquée, et par conséquent très besogneuse, exigeait des relations suivies avec les étrangers, détenteurs des produits nombreux devenus indispensables. Sans parler des bitumes de Judée, dont la consommation devait être énorme pour l’embaumement des momies, les matières précieuses, les bois durs, les parfums, les épices, n’existaient qu’au centre de l’Afrique, et dans les ports de l’Arabie où les Chaldéens et les Indiens venaient les entreposer. Des routes de caravanes, protégées, reliant la vallée du Nil à la mer Rouge, permettaient d’apporter aux Égyptiens les merveilles découvertes par la régente Hatasou. Par le golfe de Suez, et grâce au canal de Séti le reliant au Nil, de nombreux échanges s’effectuaient. Ce qu’emportèrent les Hébreux en exode dit tout ce que l’Égypte possédait déjà, couramment.

Les transports se faisaient à dos d’hommes, à échines d’ânes, et de grands vaisseaux louvoyaient en mer Rouge, des côtes d’Arabie aux côtes d’Égypte, pourvus de nombreux matelots et de serviteurs. La mer Rouge était considérée comme un bassin égyptien ; c’était la grande verte de l’eau de Kat. Il semble que des navires indiens venaient à Suez, ou, au moins, que des navires égyptiens allaient dans l’Inde. Le calendrier copte signale le commencement de novembre comme l’époque la meilleure pour le grand départ vers la mer des Indes. On a cru pouvoir dire que, par le grand canal de Séti, cette navigation venait jusqu’aux quais de Memphis ?

Pour satisfaire à ces échanges de produits, l’Égypte devait travailler rudement. Dès la XIIe dynastie, on voit certains groupements d’ouvriers liés à un travail obligatoire. Les uns, cernés dans un quartier, ne pouvaient en sortir ; les autres, surveillés dans des ateliers, devaient achever une tâche quotidienne. Sous Ménephtah, des révoltes d’ouvriers, de véritables grèves, se produisirent ; à Thèbes, les grévistes se réunissaient derrière un temple. L’exode des Israélites n’est, en somme, qu’un départ d’hommes redoutant un travail forcé.

Des étrangers, — des mercenaires libyens surtout, — gardaient les ouvriers tenus à leur labeur, menaient les corvées, répondaient de l’exécution des tâches ordonnées, stimulaient les paresseux, fustigeaient les récalcitrants, tandis que les intendants interprétaient les ordres du maître et en constataient les résultats. A la fin de la XIXe dynastie, les gouvernants, les scribes, les dignitaires, les fonctionnaires, les prêtres et les intendants, étant des Asiatiques, et la police étant faite par des mercenaires libyens, on peut dire que l’Égypte était exploitée par l’Asie et gardée par l’Afrique.

Pour la régularité des échanges, on employait comme poids, l’outen, divisé en dix kats et valant 91 grammes, ou 94, ou 96 ; comme mesure de capacité, le hin, valant litre 0,443 ; comme mesure de longueur, la coudée royale, de 28 doigts, 7 palmes, 525 millimètres ; et la coudée ordinaire, ou petite coudée, de 6 palmes ou 24 doigts. L’art des comptes, — l’arithmétique, — était absolument primitif. Les Égyptiens ignoraient le zéro et sa fonction ; leurs calculs étaient un enfantillage. Des lingots et des anneaux d’or ou d’argent servaient comme de monnaie.

Le gouvernement effectif ou nominal des pharaons se subordonna toujours, avec facilité, à l’organisation politique des Égyptes. L’abdication fréquente des monarques régnants démontrerait le peu de satisfaction que leur donnait l’exercice du pouvoir. La domination pharaonique fut, en général, relative à la situation sociale des Égyptiens. L’esprit d’unité nationale, ou d’Empire, dont quelques pharaons furent animés, ne suffit pas, malgré le succès, pour fixer les destinées de la vallée du Nil. Ce long couloir rendait presque impossible un groupement définitif, une fusion des types, des caractères, des aspirations, des goûts. Jamais l’Éthiopien ne put se confondre avec l’homme du delta, et l’importance successive de Memphis, de Thèbes, d’Éléphantine et de Tanis, ne se manifesta jamais qu’au détriment de la capitale supplantée, inconsolable, rebelle, constamment prête à secouer le joug.

On voit, bien qu’assez confusément, à l’origine des temps historiques, des tribus nombreuses vivant le long du Nil ; puis, par un groupement de tribus, la formation de quelques États indépendants ; enfin l’existence de deux principautés suffisamment définies : la Haute-Égypte, — To-res, — ou pays du sud, allant de la première cataracte jusqu’au delta, et la Basse-Égypte, — To-méra, — ou pays du nord, allant de la pointe du delta à la mer.

La réunion de ces deux principautés fut le pays de Kémit, le patrimoine des pharaons. Au delà de la première cataracte c’était une autre Égypte. Dans ces trois grandes divisions principales, il y eut des subdivisions persistantes, bien tranchées, et telles, que les Grecs, maîtres de l’Égypte, n’eurent qu’à faire revivre partout l’esprit local conservé, pour délimiter exactement leurs circonscriptions administratives, les nomes. Les pharaons eux-mêmes respectèrent, autant que cela leur fut possible, les divisions territoriales que la nature des choses imposait, et les districts, ou nomes pharaoniques  ne furent pas une fiction.

Chaque nome avait sa ville capitale, — nout, — centre administratif, militaire et religieux. Le gouverneur du nome, — hiq, — presque toujours héréditaire, était comme un monarque. Lorsque la féodalité s’organisa, ces monarques, ou grands vassaux, régnèrent effectivement. Au delà de la première cataracte, les gouverneurs furent toujours à la dévotion du pharaon ; les princes héritiers, avec le titre de prince de Kousch, y maintenaient le droit du suzerain. Au nord de la première cataracte, à l’exception de la ville d’où le pharaon gouvernait, nul groupe ne se croyait absolument tenu de lui obéir définitivement. Les rivalités souveraines d’Éléphantine, de Thèbes, de Memphis et de Tanis étaient irréconciliables. Ces quatre Égyptes, parfois réunies sous un sceptre fort, demeurèrent en fait constamment séparées.

Chaque nome, indépendant ou subordonné, avait tout un système de gouvernement et d’administration semblable au gouvernement pharaonique. Chaque ferme, d’ailleurs, était pour ainsi dire un gouvernement administratif complet. L’impôt à recevoir de la province, -par le pharaon directement, ou par le chef de nome, grand vassal, — se payait de trois manières : en nature, en service militaire, en corvée pour l’exécution d’un travail public. L’impôt en nature était proportionnel à la richesse de la terre cultivée ou bâtie ; fréquemment, on recensait la population, on cadastrait les terres. L’impôt du sang était variable ; suivant les nécessités, le pharaon réclamait au chef de nome un certain nombre d’hommes, que le chef de nome désignait autoritairement. A l’époque de la féodalité, et depuis lors, les grands vassaux et les chefs de province entretinrent un contingent permanent, armé, exercé. Les temples avaient des contingents semblables. Pour l’exécution des travaux publics, — qu’il s’agît de creuser un canal, de dresser une digue, de tracer une route, ou d’édifier un monument, — le pharaon faisait un appel, et les travailleurs désignés se rendaient au point indiqué, avec des provisions. Sous le Nouvel-Empire, les pharaons employèrent à ces travaux les prisonniers ramenés de Syrie et d’Éthiopie, et certains groupes d’étrangers fixés en Égypte, comme les Israélites de la terre de Gessen.

Les terres des nomes se divisaient en deux principales catégories : les ouou, terres de production, entièrement cultivables, recevant les eaux du Nil, directement ou par une canalisation permanente, et les peh’ou, terres marécageuses, terres basses, continuellement inondées, où l’on cultivait les lotus et les papyrus, où l’on entretenait des bêtes aquatiques, comme en troupeau, et sur les bords desquelles s’étendaient des pâturages. Dès les IVe et Ve dynasties, cette organisation administrative était complète ; déjà les prêtres s’étaient emparés d’une partie du sol, exploitaient leurs domaines, possédaient une administration spéciale, qui s’étendait sur toute l’Égypte. Les circonscriptions religieuses étaient sans rapport avec les circonscriptions politiques. Le Darfour, qui semble avoir conservé le type de l’ancienne administration égyptienne, est encore divisé en quatre principautés gouvernées chacune par un magdomn, qu’assistent des chotias. Le magdomn est l’intermédiaire entre la province et le sultan.

Le pharaon fut toujours le grand juge. Pentaour fait dire à Ramsès II : A quiconque m’adresse ses requêtes, je fais moi-même justice, chaque jour. Maître de la justice, le souverain était maître de la grâce. Ramsès III dit : J’ai fait vivre le pays tout entier ; j’ai relevé tout homme de son crime et lui ai pardonné. Cette amnistie, suivant le texte, pourrait être considérée comme visant une peine de mort prononcée.

Les revenus du monarque provenaient de l’impôt et des butins. Les vaincus, prisonniers, n’étaient ramenés que le dos chargé. Les peuples étrangers soumis envoyaient un tribut annuel au pharaon. L’impôt intérieur frappait tous les Égyptiens, indistinctement. Ce fut Joseph qui, le premier, en exonéra les prêtres, ses compatriotes. Sous la XIXe dynastie, Ramsès II promit aux guerriers de les décharger de leurs redevances, s’il survenait quelque malheur en Égypte. Le pharaon, très besogneux, envoyait ses percepteurs avec des escortes de Nègres armés de bâtons, ou seulement de branches de palmier. A la moindre résistance, le malheureux imposé était maltraité ; s’il refusait son blé, on l’emmenait avec sa femme et ses enfants, pendant que la peur tenait les voisins éloignés. Des scribes ainsi escortés parcouraient le pays, faisant la récolte pharaonique, rendant compte de leur mission, ensuite, dans un rapport écrit, complet, minutieux. La comptabilité publique était extrêmement détaillée. Des armées d’écrivains vivaient près des pharaons du Nouvel-Empire. Les scribes royaux étaient des personnages de haute importance ; ils encombraient l’Égypte, littéralement.

Il est probable que de tout temps, mais surtout, et de plus en plus, à mesure que la civilisation se corrompait, les villes étaient pleines de courtisans, de dignitaires, de fonctionnaires, de scribes innombrables. Lorsque le pharaon, capricieux, abandonnait une capitale pour une autre, l’exode de « la cour » dépeuplait presque la ville délaissée, furieuse. Mais les prêtres, très nombreux eux aussi, attachés aux temples, ayant leurs propres fonctionnaires, leurs scribes et leurs guerriers, ne pouvant pas suivre le pharaon, prenaient en main les affaires de la ville abandonnée. L’antagonisme devenait ainsi profond entre les villes de l’Égypte, tour à tour favorisées et abandonnées. Éléphantine, Thèbes, Memphis et Tanis en arrivèrent à se détester, cruellement parfois.

Les villes étant faites de maisons bâties en briques crues, il arrivait qu’à chaque changement de capitale, une grande partie de la cité déchue ne tardait pas à se ruiner, à disparaître ; et c’est ainsi, — en y ajoutant la colère des envahisseurs, — que rien, mais absolument rien, n’est resté de ces grandes villes dont l’importance fut exagérée sans doute par les historiens grecs, mais qui couvraient cependant d’immenses espaces. C’est Thèbes, capable, suivant Homère, de jeter à l’ennemi, par chacune de ses cent portes, une armée de dix mille guerriers avec leurs chevaux et leurs chars ; Thèbes la splendide, où Strabon ne vit plus que des ruines au milieu desquelles habitait une population rare ; Thèbes, dont les monuments seuls ont défié la traîtrise du temps, la rage des hommes, et qui est encore, avec sa salle hypostyle de Karnak, la merveille incontestée de l’art architectural. C’est Memphis, encore vivante et peuplée au moment de la conquête romaine, et que Strabon vit déchiqueter, morceau à morceau, pour la construction de la capitale nouvelle ; Memphis, dont les débris couvrent un espace de dix kilomètres de longueur sur cinq de largeur, et si ruinée, que l’on n’en peut pas tracer les limites précises. C’est Tanis, enfin, qui n’est plus, sur une éminence, qu’un amoncellement de pierres énormes, d’obélisques brisés, de colonnes, rompues, de pylônes effondrés.

A voir les ruines de ces villes antiques, ‘on croirait qu’elles n’eurent jamais d’autres habitants que les pharaons, les prêtres et les scribes. Du peuple, de ses habitations, aucun vestige, nulle part. Il y avait un peuple cependant, et une sorte d’aristocratie, puisque les pharaons gouvernaient par droit de naissance, que les grands vassaux transmettaient leur pouvoir à leurs héritiers, que des masses humaines, conduites par des intendants, finirent par être condamnées à des travaux obligatoires. Il y avait une aristocratie évidemment, et des corporations, mais pas de castes. Par le talent, ou par le travail, le plus infime des Égyptiens pouvait arriver jusqu’à la place la plus proche du pharaon. Chacun avait le droit de choisir son métier.

La démarcation entre l’aristocratie et le peuple, naturelle, était celle qui distingue partout le citadin du paysan. Jamais, dit un écrivain de la XXe dynastie, on ne m’a trouvé agissant brutalement, à la façon d’un paysan qui entre dans la maison d’autrui. L’urbanité était la caractéristique du changement de condition, permis à quiconque. Cependant l’ascension sociale exigeait quelques efforts. L’administration excessive des pharaons et des chefs de province était troublée par les moindres changements sociaux. Il semble que dans les recensements, chaque famille fut cataloguée comme appartenant à une corporation définie ? Les Ramsès, dont le gouvernement fut difficile, essayèrent de hiérarchiser les Égyptiens en groupes, en familles, et de rétablir ainsi, avec une sanction, l’organisation corporative des anciens, qui avait été spontanée, libre.

Les Ramsès échouèrent, car les troubles sociaux ne résultaient pas des Égyptiens soumis, faciles à conduire, mais des étrangers dont était encombrée la vallée du Nil, et surtout des esclaves de toutes races pris par les guerriers, dans les razzias. La superbe des fonctionnaires, l’outrecuidance des scribes asiatiques, la dureté des policiers libyens, impatientaient le peuple, que les prêtres excitaient d’ailleurs ; et sous la XIXe dynastie, on voit des réunions d’hommes délibérant de l’avenir avec animosité. Les grands officiers, — oérou, — Égyptiens probablement, profitaient de l’anarchie gouvernementale pour se préparer de petites principautés. Pendant un temps, dit un papyrus de l’époque de Ramsès III, le pays d’Égypte appartint à des oérou gouvernant les villes et se massacrant l’un l’autre ; c’était extraordinaire, surprenant.

La cour pharaonique, où fermentaient toutes ces ambitions, était strictement hiérarchisée. Le triomphe de Ramsès II, gravé, donne les divisions sociales de l’Égypte sous la XIXe dynastie : le pharaon, le prince héritier, les princes, les hauts fonctionnaires et les prêtres, les chefs militaires et les pontifes, les parents et les familiers du monarque, le peuple. Divinité, dieu si l’on veut, le pharaon a le sentiment de sa réalité humaine. Écoutez, dit Ramsès III, je vous fais connaître mes actes glorieux, que j’ai accomplis comme roi des humains.

Au plus fort des troubles intérieurs, lorsque l’incapacité fainéante des Ramessides gouverne l’Égyptien demeure calme, gai, confiant. L’artiste qui est chargé de glorifier Ramsès III sur les murs de Médinet-Abou rit à sa verve, se moque du pharaon, et nous laisse la caricature d’un lion et d’une chèvre gravement assis devant un échiquier. La vie était extrêmement facile, sur les bords du Nil, à l’Égyptien pur, dédaigneux des ambitions démesurées, des plaisirs intenses. Sobre, peu vêtu, il vivait lentement, sans passion d’aucune sorte, très bon, très doux, indolent et non paresseux, soumis, mais vindicatif, incapable de s’émouvoir d’une abstraction, excessivement honnête, moral, faisant sa loi des conventions traditionnelles. En recevant le collier d’or des mains de Séti, Horkhem disait : J’ai atteint une vieillesse heureuse, sans souillure. A chaque renouvellement de l’année, les Égyptiens échangeaient des vœux de longue vie, en s’offrant des bagues. Le maximum de la vie, à l’époque de la XIXe dynastie, pouvait dépasser cent ans. Puisses-tu, dit un papyrus, durer cent dix ans sur la terre !