Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIV

 

 

DE 1462 A 715 Av. J.-C. - L’Égypte des Ramsès. - Architecture. - Cariatides. - Sculpture. - Gravure ou glyptique. - Outils. - Peinture. - Statuaire. - Bijouterie et orfèvrerie. - Musique. - Littérature. - Sciences. - Divisions du temps. - Médecine. - Hygiène.

 

CONSIDÉRÉS comme des étrangers, les pharaons de la XIXe dynastie s’étaient appliqués à faire revivre les traditions des souverains antiques, pour acquérir la bienveillance des Égyptiens. Séti Ier renouvelle facilement la gloire de la dynastie précédente, en s’appropriant des victoires qu’il n’a pas remportées. Les murs du temple d’Abydos étalent les fastes de ce plagiaire ; on le voit, sur les murs, fêté par une théorie de jeunes Égyptiennes toutes nues. Il construisit Karnak pour affirmer qu’il avait continué les grandes œuvres guerrières de Thoutmès III, et ce fut le premier type de monument public, — semi-temple et semi-palais, — où, dans d’immenses salles bien éclairées, le peuple se réunira, où des tribunaux siégeront.

Ramsès II finit par un traité de paix et d’alliance une guerre de quinze années avec les Syriens unis aux peuples nouveaux de l’Asie Mineure ou Petite-Asie. De la longue série de petits combats qui pendant ces quinze années, et sans gloire pour personne, épuisa les deux camps, les scribes du pharaon firent une campagne extraordinaire. Ramsès II, très pacifique, ordonna la construction dans le delta de la ville de Rhamsès, qui ne devait être d’abord qu’un point stratégique fortifié, et qui devint un séjour de plaisir, une cité charmante, où le monarque venait vivre doucement. Quarante-six années d’une paix non interrompue permirent à ce pharaon d’ordonner, avec l’édification de nombreux édifices, l’achèvement des monuments que les pharaons ses prédécesseurs n’avaient pu terminer. Jaloux de sa réputation de roi constructeur, Ramsès II fit graver son nom sur tous les monuments de l’Égypte, anciens et nouveaux, de telle sorte que les Grecs, de très bonne foi, attribuèrent à Ramsès II, leur Sésostris, les hauts faits de tous les pharaons antérieurs.

La paix voulue par Ramsès II, paix indolente, ouvrit l’Égypte aux étrangers, toute grande, et ce fut une invasion. Syriens et Libyens, — Asiatiques du nord-est et Africains du nord-ouest, — venus en masse, s’emparèrent du Bas-Nil, lentement, sûrement. L’agitation égyptienne, totalement disparue, était remplacée par une lourde nonchalance. Les scribes seuls, très actifs, régnaient.

Ménephtah, par son héroïsme personnel, par l’énergie de son caractère, aurait peut-être refait la vieille Égypte, s’il y avait eu encore, le long du Nil, un peuple égyptien suffisant. De la mer Méditerranée jusqu’à Thèbes, les Asiatiques dominaient. Pour avoir une armée, Ménephtah dut engager des mercenaires. Une première victoire, vraie celle-ci, valut au vaillant monarque une grande popularité ; mais le pharaon était déjà fort âgé lorsqu’il devint le maître de l’Égypte ; il ne put donc pas utiliser son influence, et des révoltes rendirent presque impossible le gouvernement de ses successeurs. Sous le dernier pharaon de la XIXe dynastie, — Arisou le Syrien, — l’Égypte n’existe presque plus.

L’œuvre monumentale des pharaons de cette dynastie est assez difficile à classer, puisque leur manie persistante fut d’usurper le mérite de leurs prédécesseurs. Ramsès II mit sans hésitation son propre cartouche sur des statues de rois de la XIIe et de la XIIIe dynastie. Cependant, les sépulcres de Biban-el-Molouk à Thèbes, le spéos d’Ibsamboul, les temples de Deir et de Beit-Oually en Nubie, et surtout le Ramesseum, demeurent comme des conceptions heureuses de ce temps, des merveilles d’exécution. Memphis, horriblement détruite, avait dû également être embellie par Ramsès II. Le temple de Sân, rebâti par ce pharaon, n’est qu’un amas de débris gigantesques. Le palais de Karnak, suffisamment respecté, est encore magnifique, avec ses cent trente-quatre colonnes, dont quelques-unes ont un chapiteau capable de recevoir cent hommes debout. Ces colonnes, énormes, sont à ce point multipliées, que les entrecolonnements en deviennent étroits. La lumière, tombant de vastes fenêtres haut placées, vient se jouer dans cette forêt de pierre, et ne se répand dans ce dédale que rompue, divisée, affaiblie, douce, mystérieuse, étrange. Les images peintes sur les colonnes, vivement coloriées, animent l’immense salle silencieuse. Le Ramesseum, avec ses trente colonnes aux chapiteaux en forme de calice, avec sa porte principale couverte d’une plaque d’or pur, était une somptuosité. Le colosse de Ramsès H, qui y trônait, pesait plus d’un million de kilogrammes. Le pied de la statue mutilée, gisant sur le sable gris, mesure quatre mètres de longueur. Le temple d’Abydos, avec ses sept nefs menant à sept sanctuaires, reçut les plus admirables bas-reliefs. Après Ramsès II la décadence se précipite, l’art s’effondre. Dès Ramsès IV les sculptures s’affadissent ; les bas-reliefs, grossis, tendent rondement à la reproduction purement matérielle des êtres et des choses.

La fin de la XIXe dynastie termine une grande période. L’histoire de l’Égypte, — de l’Égypte proprement dite, — artistique, politique et sociale, ne va pas au delà des Ramsès. Le Nil n’est plus isolé, il n’appartient plus exclusivement aux Égyptiens. Du côté de ses sources sont venus, viennent, les Africains du pays de Kousch et du pays des Nègres, avec leurs mœurs particulières, bons et reconnaissants, mais superstitieux et dévergondés. Par les bouches du fleuve, largement ouvertes, vont arriver bientôt, et en grand nombre, les hommes blancs des îles méditerranéennes, du continent européen. Les chaînes arabique et libyque se sont abaissées, et c’est à peine si l’on distinguerait déjà, sur les bords du Nil, de la mer jusqu’à la première cataracte au moins, l’Égyptien, du Libyen, du Phénicien,du Syrien, de l’Araméen, de l’Assyrien et de l’Arabe, partout répandus. On remarquerait probablement, conservant mieux leur physionomie dans cet ensemble de races diverses se confondant de plus en plus, beaucoup d’Israélites, quelques Indiens et des Grecs.

En ordonnant l’exécution du merveilleux spéos d’Ibsamboul, Ramsès II revenait aux origines de l’architecture égyptienne. Phtah dit au pharaon : Roi Ramsès, je t’accorde de sculpter les montagnes en statues hautes, élevées, éternelles ; et le pharaon fit sculpter son image colossale, quatre fois, à pleine falaise, sur les bords du Nil, pendant que des ouvriers hardis creusaient le temple à même la roche. A Thèbes, les tombes royales étaient également creusées dans la montagne, comme jadis. L’architecture égyptienne revient à son point de départ, — la caverne, — après avoir entièrement achevé son cycle étonnant.

Temples, palais, monuments de toutes sortes, creusés ou bâtis, ce ne sont partout, en Égypte, que des cavernes, et ces cavernes ne sont jamais, en réalité, que des tombeaux. Lorsque le pharaon a trouvé sa montagne, il la fait creuser résolument, après avoir fixé le plan des galeries intérieures, après avoir indiqué îles points où les ouvriers devront laisser des blocs de soutènement. Ces blocs, ouvragés, ornés, gravés, peints, seront des colonnes. Lorsque là où le caprice pharaonique veut un monument, le sol n’est qu’une terrasse plate, comme à Gizeh, une pleine comme à Karnak, à Gournah, à Thèbes, ou bien le pharaon fait construire des montagnes factices, et ce sont les pyramides ; ou bien, pierre à pierre, reproduit-il, mais en plein air alors, — et c’est une innovation, — la caverne qu’il eût creusée dans le roc, et ce sont les temples bâtis sur toute la longueur du Nil, uniformes, généralement obscurs, donnant à celui qui y pénètre l’impression voulue du creusement souterrain.

L’idée de cette architecture fut purement funéraire. C’est, sous la terre, le calme du tombeau que l’on cherchait. Les prêtres, faisant du culte des ancêtres un culte purement religieux, substituèrent l’idée de temple à l’idée de tombe. Les Ramsès, eux, formulèrent pour la première fois la pensée du palais public. Malgré ces transformations successives, le monument égyptien ne fut jamais qu’un tombeau. L’énormité des pyramides, la profondeur des galeries de la vallée des rois, les méandres obscurs des temples, n’expriment que le désir d’éloigner de la curiosité et de la cupidité des vivants, des injures de l’air et du ciel, les dépouilles de ceux qui ont terminé leur première existence et dont les corps doivent être conservés, intacts, pour la deuxième vie de l’au delà. Dans le delta, aux terres basses et humides, il fallait bien, pour préserver les momies, les placer dans des tombes épaisses, solidement bâties ; en Égypte-Moyenne, les tombes étaient simplement creusées dans le roc, la sécheresse de l’air y étant un élément de conservation certaine.

Le creusement des montagnes et l’édification des monuments qui ne devaient être, en somme, sauf leur ornementation, que des montagnes artificielles, nécessitaient une dépense d’efforts dont le calcul est vertigineux. La quantité des pierres transportées, le poids du plus grand nombre de ces pierres, exigeaient le développement d’une force mécanique puissante et constante. Des obélisques de plus de trente mètres de hauteur, d’un seul bloc de granit, étaient travaillés comme l’eussent été des bijoux.

Les architectes avaient à leur disposition, le long du Nil, des calcaires compacts, des grès excellents, d’indestructibles granits, et le limon du Nil, gras, apte à se modeler en briques durables, cuites au soleil. Le bois était rare, ainsi que les métaux. Dès le commencement des temps historiques, on voit que les Égyptiens se procuraient des porphyres en Arabie, des marbres au Sinaï et des basaltes en Éthiopie.

L’art du tailleur de pierres s’exerça de bonne heure, avec une extrême habileté, une grande précision. L’équarrissage absolu et la rectitude des angles sont les règles principales du constructeur égyptien. Apportée, hissée, placée, assise, la pierre demeure éternellement, et par son propre poids exactement équilibrée. Des niveaux de bois servaient aux ouvriers attentifs et minutieux. Les joints des pierres étaient imperceptibles. Les monuments terminés avaient l’aspect voulu d’un bloc immense, hardiment creusé. Par l’énormité des pierres équarries et leur parfait placement, les plafonds allaient d’un mur à l’autre, simplement, et nul ne songeait au problème de la voûte, ni à l’emploi d’un ciment. La solidité, qui est la caractéristique de l’architecture égyptienne, résultait de la simplicité des moyens employés, de la succession logique des masses placées, de la raison de l’architecte. Cette raison faisait, en outre, que sans règles chiffrées, sans données de style, sans rapports établis entre les diverses parties d’un monument, les architectes savaient presque toujours obtenir un ensemble d’unité parfaite.

Dédaigneux du détail, ayant l’instinct du simple, de l’immuable, vivant dans une harmonie naturelle, l’architecte égyptien ne conçoit pas une seule ligne qui puisse couper le dessin général des choses. Il n’a d’ailleurs à se préoccuper, ni de la pluie qui ronge les assises, ni de la neige qui surcharge les plafonds ; rien ne l’entrave ; il n’a qu’à s’accorder avec l’horizon, avec le ciel, avec les montagnes, avec le Nil. Il édifie ses masses monumentales carrément, et n’emploie, pour en arriver au maximum de l’effet, que des moyens légitimes. Par exemple, il donnera de l’élévation aux pylônes en les assujettissant un peu à la forme pyramidale ; il démontrera l’importance des colosses sculptés, en plaquant à leur côté même des figures de dimensions ordinaires, humaines.

L’application matérielle, à l’art architectural, de l’idée originale, funéraire, se perpétue. C’est toujours, du petit au grand, le mastaba ou lieu de réunion, la galerie mystérieuse, cachée, et le caveau. La salle de réunion, peu à peu, devient la principale et aboutit à la splendide salle hypostyle de Karnak, qui est publique, comme les galeries se transforment en couloirs sacrés, et les caveaux en sanctuaires sombres, oit les prêtres seuls peuvent pénétrer.

L’ornementation des édifices, confiée aux sculpteurs, aux graveurs, aux peintres, s’harmonise admirablement avec l’idée fondamentale. Les supports laissés de loin en loin dans les cavernes creusées deviennent des colonnes, mais ne perdent pas leur caractère d’utilité. La nature donnait le palmier comme un modèle, et ce furent des palmes sculptées qui s’élancèrent autour du chapiteau. Le besoin du solide, de l’énorme même, fit bientôt concevoir, et nécessairement, l’emploi simulé de plusieurs troncs de palmiers réunis ; et c’est en indiquant la séparation des fûts liés que les architectes trouvèrent les cannelures. Les palmes du chapiteau n’exprimant pas la solidité du support ornementé, l’artiste plaça entre le chapiteau et l’architrave un entablement relié aux colonnes par des dés de pierre. L’élévation des colonnades s’accrut comme avait été obtenue l’élévation des pylônes, par l’amincissement, de la base au chapiteau. L’architecte qui hasardait à l’extérieur, comme un ornement, les obélisques monolithes, debout, dans l’air, ne supportant aucun poids, n’acceptait à l’intérieur des monuments que des colonnes formées de plusieurs blocs superposés.

L’imagination de l’artiste se donnait carrière dans le dessin des chapiteaux, parce que le dessin, — palmes ou fleurs, — ne représentait qu’un revêtement de la colonne solide, intérieure. Ce furent des variétés pleines d’une délicieuse fantaisie, bizarres quelquefois. L’excès de cette liberté conduisit à l’emploi de figures humaines. Des poids énormes furent posés sur les épaules de cariatides ; des têtes sans corps vinrent former des chapiteaux. L’architecte du palais de Médinet-Abou osa encastrer dans le mur même du palais des images de prisonniers formant poutres, les épaules et les bras, hors du mur, supportant des balcons de pierre.

La sculpture des parois, toujours sobre, faisant corps avec le bâtiment, dépassait l’importance technique du monument édifié. L’esprit demeure confondu, lorsqu’il a essayé de supputer la somme de travail que représentent les sculptures, les reliefs, les gravures, dont les murailles de grès, de granit, de basalte, sont couvertes. La superficie sculptée des monuments est incommensurable. Jamais un ornement ne fait saillie ; lorsque le sculpteur veut modeler à fond son sujet, c’est en creux qu’il formule son idée. Pour arriver à l’uniformité calme de l’ensemble, des modèles limitaient strictement la fougue de l’artiste. Ces modèles successifs allaient, en série graduée, de l’ébauche la plus grossière jusques au fini le plus complet. Chaque hiéroglyphe, quelque minime qu’il fût, répondait à une loi fixée, et cette loi, mûrement réfléchie, tenait compte non seulement du sujet à graver, mais encore de la place que le sujet devait occuper sur le monument. Le jeu de la lumière, par exemple, devant donner aux surfaces des obélisques livrés au plein soleil un aspect de concavité, on taillait ces surfaces avec une convexité, diminuée jusqu’à rien au sommet. Il en était de même des sujets gravés, qui étaient d’un dessin rigoureusement approprié aux exigences des hauteurs architecturales. Leur quadrillage préliminaire, une véritable mise au carreau, refrénait le sculpteur illustrant un mur. Hommes, animaux, plantes, fleurs, objets de toutes sortes, avaient été profondément étudiés. Chacune de ces figurations est un chef-d’œuvre, une expression du vrai, finie, qu’il est impossible de simplifier davantage, et qui cependant dit tout ce qui doit être dit, complètement, exactement. Cet art spécial se dénature à mesure que les Asiatiques viennent vivre sur les bords du Nil.

A l’admiration que font éprouver ces œuvres d’art, sublimes, s’ajoute l’étonnement de leur exécution matérielle. Chacun de ces hiéroglyphes intaillés, innombrables, dans le granit, le basalte, le porphyre, est un travail de patience tel, représente une telle somme de labeur, qu’il prend l’importance d’un problème. Le sable ferrugineux du Darfour était-il exploité pour en extraire des outils avec lesquels les graveurs exécutaient leur merveille, et savaient-ils, ces ouvriers, transformer ce fer en acier ? Pline observe que le Nil apportait jusqu’à Péluse le sable d’Éthiopie, aussi dur que la poudre de diamant, et l’on a pensé que ce sable servait à polir les granits ? Dans le temple d’Ibsamboul, Phtah dit à Ramsès II : Je t’accorde que les pays étrangers trouvent pour toi des pierres précieuses pour inscrire les monuments à ton nom. Quelles étaient ces pierres précieuses ?

L’ornementation des monuments, d’abord sévère, calme, pure, se compliqua de colorations diverses, moins saines, et de plus en plus excessives. Sous la XIXe dynastie, des murs entiers étaient recouverts de faïences aux pâtes vitrifiées formant des dessins. L’emploi des couleurs obéissait, sinon à un certain symbolisme, au moins à un goût superstitieux. Le vert exprimait la prospérité ; le jaune disait le malheur, la tristesse ; il rappelait le désert ; il était devenu la couleur de Typhon, de Set, l’ennemi d’Osiris, comme dans l’Inde védique il caractérisait la maladie, la fièvre des jungles. L’emploi des couleurs remonte aux plus anciennes dynasties. Les scribes trempaient leurs calams dans cinq godets. L’écriture bicolore, — noir et rouge, — est fréquente. Les effets de coloration monumentale s’obtenaient par des oxydes métalliques, des pâtes tenues dans des cloisons, des pierres et de l’or enchâssés. Des momies étaient complètement enveloppées de feuilles d’or formant un étui, reproduisant en repoussé, extérieurement, le corps et les traits du cadavre.

L’art de la dorure demeura toujours grossier dans l’ancienne Égypte. La pierre, le bois et les métaux à dorer étaient d’abord recouverts d’un stuc ; l’or, plaqué brutalement sur cette couche, demeurait comme poissé.

L’art de la peinture, naïf en tant que reproduction des sujets, reste loin de l’art de l’architecte, du sculpteur et du graveur. L’amplitude des horizons, la grandeur des spectacles naturels, l’immensité des lignes, ne permettaient pas à l’Égyptien de concevoir, de reproduire en un résumé algébrique parfait, tout ce que son regard embrassait. Il faut aller jusqu’à la XXVIe dynastie pour rencontrer un sujet peint sur une stèle.

L’art de la statuaire, plus individuel que l’art du sculpteur et du graveur, dirait à lui seul l’histoire entière de l’ancienne Égypte. Avec toute la patience d’un ciseleur, — car les statues de granit s’achevaient au polissage, — l’Égyptien sculptant une figure humaine, que ce fût un pharaon ou un artisan, s’inspirait de sa propre émotion, résumait le sentiment de son époque, nous léguait un témoignage irrécusable de la pensée contemporaine de l’œuvre. Les statues devaient immortaliser les vivants, rappeler les souverains aux siècles à venir, comme de grands ancêtres, afin qu’ils eussent leur place à côté des Osiris, des Ammon, des Horus, ces premiers rois. A mesure que le culte des morts se transformait en un culte religieux, les pharaons préhistoriques devenaient des divinités, et les sculpteurs n’osaient plus représenter, tels qu’ils les voyaient, les pharaons modernes divinisés. L’allégorie et le symbolisme dévoyèrent donc l’art sculptural, intimidé.

L’art égyptien luttait contre cette décadence. Continuellement, on rencontre des couvres admirables protestant contre la déchéance de l’art vrai, mais subissant cette déchéance. A Deir-el-Bahari, un grand artiste a représenté un jeune prince, — peut-être Thoutmès, — tétant une vache sacrée. Le symbolisme de la déesse Hathor nourrissant le pharaon Horus est une décadence formelle ; l’œuvre d’art est encore irréprochable en soi : Hathor-vache est divinement dessinée, certes, mais la pente est fatale, la notion du vrai est perdue ; l’idée étant faussée, l’art d’exprimer l’idée se faussera à son tour. L’artiste qui fit cette merveille sera dépassé par cet autre qui, représentant un hippopotame traversant un marais, peignit sur le ventre même du monstre, qui est d’un bel émail bleu, les roseaux qu’écarte en passant sa masse ambulante.

Hors du vrai, l’impression bondit à l’aventure, d’un extrême à l’autre, va de l’énorme disproportionné au tout petit mesquin. Dès la XVIIIe dynastie, les statuettes funéraires, — de calcaire, de granit, d’albâtre, de serpentine, de bois, de faïence crue ou émaillée, — rapidement faites, encombrent les tombeaux. C’est à peine si l’on en exécutait quelques-unes vers la XIIIe dynastie. Un souffle de mauvais goût a voulu que, confondant le grand et l’énorme, le pharaon crut exprimer sa supériorité en faisant sculpter son image dans un bloc de vingt mètres de hauteur. L’industrialisme asiatique a permis que cette chose sacrée de la représentation d’un homme dans son propre tombeau devînt, par la multiplication des reproductions faciles, et peu coûteuses, un élément de commerce lucratif. L’idée de durée ne hante plus les esprits ; la mort, si elle ne termine pas tout, est certainement la fin de quelque chose ; ceux qui restent auront suffisamment témoigné de leur intérêt, si, suivant l’usage, ils ont apporté des statuettes qu’ils auront jetées dans la tombe ; et quant à celui qui est parti, on ne lui doit plus rien si l’on a pieusement mis dans quatre vases, — canopes, — ses entrailles, son cerveau, son cœur et son foie. Ces quatre vases, placés aux quatre angles du sarcophage, représenteront, par les têtes sculptées de leurs couvercles, les quatre génies de l’amenti : Amset à la tête d’homme, Hapi à la tête de chacal, Soumaoutf à la tête d’épervier, Kebhsnir à la tête de singe.

Au fond, cette décadence n’est pas sans témoigner d’un grand respect pour l’art merveilleux qu’elle corrompt. Il y a, dans l’ensemble, des règles fixes auxquelles nul n’ose toucher. Le symbolisme supplante le vrai, mais le symbole conserve le caractère égyptien ; les statuettes funéraires précipitent l’art du sculpteur dans le métier ; mais c’est, en petit, l’art égyptien qui se continue ; les graveurs soignent beaucoup moins leurs sujets, mais ils ont étudié leur art sur d’excellents modèles. L’artiste qui exécuta la statue colossale de Ramsès II, de granit, obéit à la volonté du maître en mettant à chacune de ses mains un emblème de commandement, en le coiffant de la lourde perruque surmontée du disque solaire, en le revêtant de la schenti qui le couvre, du tablier orné de six uræus dressant le front, avec une tête de lion centrale. L’œuvre, molle, sans élégance, dit bien la fièvre vaniteuse qui caractérise l’époque de Ramsès II ; mais avec quelle habileté l’artiste applique à sa production hâtive, manquée, les lois de la statuaire correctement transmises parles âges antérieurs ! Si bien, qu’à voir en passant les œuvres générales des artistes de cette période, on ne serait peut-être pas frappé de la décadence qu’elles prouvent.

La rigidité des lois auxquelles obéit l’art égyptien, le but stable de cet art, qui est de chercher la simplification de tout, d’arriver à l’expression des choses par le minimum des lignes, font que l’ensemble des productions artistiques de l’Égypte, depuis Ménès jusqu’aux Romains, apparaît comme unique, immobile, immuable. Platon, éprouvant cette impression, affirmait qu’en Égypte des modèles d’art étaient enfermés dans les temples, et qu’il était défendu aux artistes de rien innover, ni de s’écarter en quoi que ce fût de ce qui avait été réglé par les lois ; et il ajoute : Cette défense subsiste encore, et pour les figures, et pour les ouvrages de sculpture et de peinture, et pour toute espèce de morceau de musique ; il y a plus de dix mille ans, à la lettre, que ces règles ont été posées, et les œuvres de ces temps reculés n’étaient ni plus ni moins belles que celles de nos jours. Elles sont toutes, sans exception, travaillées sur les mêmes patrons ; et le goût du plaisir n’a pas prévalu sur l’antiquité.

Platon se trompait, comme se sont trompés, après lui, ceux qui n’ont pas analysé leur sensation. Le but des artistes est le même, certainement, depuis Ménès, et avant lui depuis dix mille années, disait avec raison Platon, à son époque. L’idée artistique de l’Égyptien n’a pas varié, parce que la leçon fut complète dès le premier jour : dire le vrai, par le moyen le plus simple. L’idée principale, la représentation du vrai, a subsisté, mais le vrai, mais le vu, s’étant modifiés en Égypte, le faire a exprimé le changement. Le Nègre représenté sur les murs d’Ibsamboul, et merveilleusement, ne ressemble pas à l’Asiatique si parfaitement gravé sur les murs de Karnak ; le procédé du graveur est le même, l’impression ressentie est semblable. Chaque époque a si bien imprimé son cachet à ses œuvres, que l’inspection de l’écriture gravée, des hiéroglyphes, peut conduire à déterminer le moment de leur exécution.

Il en est des mœurs comme des arts. Les Égyptiens, à travers les âges, ont conservé leur caractère fait de patience, de calme, de douceur ; mais quelle différence dans les œuvres morales, suivant que dominent, à Tanis, à Memphis, à Thèbes, à Éléphantine ou à Napata, des pharaons égyptiens, asiatiques, éthiopiens, ou que le gouvernement des Égyptes appartient aux pharaons, aux grands vassaux ou aux prêtres ! Le grand art suit les vicissitudes de la vie égyptienne. Vers la XVIIIe dynastie, la coquetterie asiatique ayant envahi les bords du Nil, les femmes se couvrent de fleurs, se parfument d’essences, se parent de joyaux ; les sculpteurs et les graveurs se font ciseleurs et orfèvres, et nous avons les admirables bijoux de la reine Aah-Hotep, et ces milliers d’objets précieux devant la collection desquels il suffirait, pour les expliquer, d’écrire ce passage d’un papyrus de l’époque : Qu’il y ait toujours des parfums et des essences pour ton nez, des guirlandes et des lotus pour tes épaules et pour la gorge de ta sœur chérie, qui est assise auprès de toi. Devenus orfèvres, les sculpteurs appliquent aux menus bijoux qu’ils cisèlent les lois dont ils ont en eux la tradition, et c’est ainsi que des flacons pour essences, et des boîtes destinées à recevoir des fards, sont de réels monuments artistiques, largement compris, donnant au regard une impression de grandeur, bien qu’un grossissement seul puisse en faire saisir toutes les délicatesses, en révéler tous les fins détails.

Nous ne savons de l’art musical des Égyptiens que leur goût prononcé pour la musique. Les pharaons choyaient leurs intendants du chant, et chaque temple avait ses chœurs organisés. Les princes de Meh, ces grands vassaux dont les munificences sont racontées dans les hypogées de Béni-Hassan, n’eussent pas vécu sans musiciens. Des batteurs de tambour et de tambourin, des sonneurs de trompette, des joueurs de harpe, de lyre, de sistre et de flûte, prenaient part à toutes les réunions, concouraient à toutes les cérémonies royales, militaires, religieuses ou funèbres. Entendre de la musique, jouée ou chantée, était un très vif plaisir pour l’Égyptien : Qu’il y ait de la musique ou du chant devant toi, et, négligeant tous les maux, ne songe plus qu’aux plaisirs, jusqu’à ce que vienne ce jour où il faut aborder à la terre qui aime le silence. La chanson du roi Entew prouve que le goût de la musique était populaire. Il existait une Chanson des bœufs, que chantaient les meneurs de charrue. Par des battements de mains et par des jets de voix, les assistants accompagnaient les virtuoses.

Nous ne savons rien de la science musicale des Égyptiens. Elle devait être assez avancée, puisque Platon la signale comme fixée depuis dix mille ans. En s’impressionnant du goût artistique des Égyptiens, en général, de leur architecture, de leur statuaire, de leur gravure, de l’esprit qui animait leurs récits ; en tenant compte de la douceur de leur vie, du calme de leur existence, de l’absence de passions qui les caractérisait ; en écoutant surtout la nature qui les environnait, et qui fut toujours leur grande maîtresse, on pourrait, peut-être, qui sait ? entendre leurs harmonies. Ils savaient évidemment réunir des voix humaines, en combiner les registres divers, et ils savaient aussi les lois par lesquelles s’allient les vibrations différentes des instruments. Ils connaissaient l’accord, puisque les harpistes de Ramsès III sont représentés jouant à trois doigts d’une harpe à treize cordes. A la tête des armées, au triomphe des souverains, dans les processions religieuses, les trompettes devaient sonner rudement, donner un son prolongé, se répercutant au loin, car l’idée musicale n’était là qu’un signal ou un appel. Mais pour l’accompagnement des chœurs, dans les palais et dans les temples, l’instrumentation devait être douce, légère, car la basse, donnant le rythme, et le maintenant cadencé, était relativement très faible, les instrumentistes n’ayant qu’un petit tambour et le sistre de bronze. Une grande dextérité des lèvres et des doigts devait multiplier les notes rapidement, car on remarque dans l’attitude des musiciens représentés la préoccupation d’une stabilité de corps nécessaire à un jeu fatigant des muscles. Les harpistes de Ramsès ont l’épaule appuyée sur le bois courbé de l’instrument. La multiplicité des notes, — qui est encore la caractéristique de la musique actuellement préférée sur les bords du Nil, — exclut la possibilité des effets puissants, et donne, avec exactitude, si l’effet en est prolongé, l’impression des murmures harmoniques, naturels, dont les Égyptiens jouissaient. Ces harmonies, très nettement perceptibles, sont l’œuvre constante du soleil et des eaux. Le matin, dès que les premiers rayons échauffent la terre d’Égypte, toute imprégnée de l’abondante rosée de la nuit, l’humidité se vaporise rapidement, les myriades de petites pierres, les grands blocs, les hauts rochers, vibrent de toutes parts, et c’est, dans le grand silence d’une aube blanche, comme un cantique. Dans les vallées profondes, cette harmonie devient très puissante ; elle prend le cœur. Pendant le jour, c’est la plainte des palmes, interminable, la brise venant du nord ; et la nuit, c’est le concert des bestioles, intense, plein de notes aiguës, mais qu’enveloppe le bruit lent et grave du fleuve battant ses rives.

Il est probable que, vers la XVIIIe dynastie, la musique égyptienne proprement dite se mélangea d’harmonies asiatiques ; que des effets conventionnels se substituèrent, en partie au moins, à la reproduction idéalisée des bruits vrais, à l’expression sincère des sentiments naturels. Il serait bien surprenant, en effet, que l’art musical, à cette époque, se fût affranchi de l’influence néfaste qu’eut l’esprit asiatique sur l’architecture, la sculpture, la gravure et la littérature égyptiennes.

L’art littéraire est ordinairement en parallélisme avec l’art musical. Aux premiers récits gravés sur les murs des tombes se sont substitués peu à peu des morceaux plus travaillés d’où toute naïveté est bannie. L’histoire vraie des Égyptiens, continuellement dite par eux-mêmes sur la pierre, aux commencements, ne fut bientôt plus, sur les papyrus, qu’une phraséologie banale, conventionnelle, n’apprenant rien. Le prêtre Pentaour, sous Ramsès II, imagina tout un poème pour célébrer la gloire du pharaon, et le goût des romans se répandit. Pour distraire Séti II, le roman des deux frères fut écrit. L’auteur de ce roman a mis en œuvre le mythe purement asiatique du jeune dieu solaire, toujours mourant et toujours renaissant. Ce goût de la fiction, du mensonge, du convenu, tout nouveau en Égypte, y devient général au moment où les Asiatiques tiennent la vallée du Nil. Les romans ont désormais leur place dans la maison des livres. La musique purement instrumentale, avec l’abus de la virtuosité, dut être importée en Égypte par lei Asiatiques en même temps que l’art de la narration et le goût du fictif.

L’histoire de l’art égyptien, bien connue, jetterait une grande clarté sur l’histoire de la vie égyptienne, parce que l’Égyptien, irréfléchi, spontané, se montre tel qu’il est à tout moment. Cette disposition, très africaine d’ailleurs, et que les Nègres possèdent à un haut degré, qui fait l’Égyptien rebelle à toute contention d’esprit, devait le livrer aux Asiatiques, très réfléchis, eux, très spéculateurs, sachant préparer leur voie de longue main. La spontanéité égyptienne produisit un art merveilleux, mais la paresse intellectuelle de l’Égyptien fit que la science égyptienne proprement dite n’exista pas.

Quelques notions d’astronomie astrologique, obtenues sans doute empiriquement, un peu de mathématique pratique due à l’expérience des constructions gigantesques exécutées, une médecine excessivement restreinte, voilà tout ce que l’Égypte scientifique posséda. Les divisions du temps elles-mêmes demeurèrent arbitrairement fixées, en dépit de toutes les constatations positives. Le calendrier copte commence encore l’année en septembre, simplement parce qu’à ce moment toutes les récoltes sont terminées, que la terre est sous l’eau du Nil, et que le renouveau se prépare. Le mois était divisé en trois décades, par pure commodité. Aucun besoin de chronologie historique. Les Égyptiens ne comptaient que les années du pharaon régnant.

La médecine, exercée par les prêtres, se compliquait de pratiques superstitieuses. Hors des temples, chaque médecin avait sa spécialité, non seulement au point de vue de la maladie à guérir, mais encore du membre souffrant. Les rhumatismes étaient sans doute la maladie principale. Le spécialisme à outrance, et qui faisait que le médecin du front était absolument distinct du médecin des yeux, du médecin des lèvres, etc., se continua lorsque les prêtres, s’étant approprié le monopole de l’art de guérir, imaginèrent des invocations religieuses ; chaque dieu guérisseur eut sa spécialité. L’anatomie était complètement inconnue. Les battements du cœur suffisaient à l’Égyptien comme explication de l’être. Il attribuait au cœur, qu’il confondait avec les poumons, le souffle vital. C’est par le cœur que la momie devait revivre. L’hygiène remplaçait la médecine. Très sagement d’ailleurs, les Égyptiens se gardaient de tout excès ; ils savaient avec exactitude les diverses conditions de l’existence suivant les saisons. Pendant les équinoxes, surtout en septembre, de grandes précautions étaient prises, les hommes devenaient attentifs. Évitez de vous fatiguer, dit le calendrier copte, habillez-vous plus chaudement. Les matinées fraîchissent, les rosées deviennent abondantes, les coups de vent sont perfides. L’eau est refroidie ; il ne faut pas en boire pendant la nuit. Suspendez toutes médications périodiques. Hérodote a remarqué l’excellente et méthodique hygiène des Égyptiens.