Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXII

 

 

DE 1405 A 1388 Av. J.-C. - L’Égypte asiatique. - La soumission de l’Égyptien. - Ramsès II vient au delta. - La ville de Rhamsès. - Prisonniers employés aux travaux publics. - Architecture. - Le temple d’Ibsamboul. - Fastes de Ramsès. - Littérature. - Le poème de Pentaour. - Paix avec les Khétas. - Les Libyens. - La mode syrienne. - Les Israélites exploités et humiliés. - Moïse.

 

DE plus en plus asiatique, l’histoire de l’Égypte, à partir de Ramsès II, se confond dans les événements qui préparent les destinées de l’Asie occidentale, depuis l’Indus jusqu’à la Méditerranée. L’Égyptien proprement dit, que n’impatiente pas la domination étrangère, impose comme toujours son caractère à son vainqueur, en l’améliorant.

L’Égyptien ne songe nullement à la résistance ; il se soumet à la volonté des guerriers, à l’omnipotence des prêtres, au despotisme des souverains ; mais sa soumission n’est pas sans inquiéter ceux qui le gouvernent, le dogmatisent ou le mènent au combat. On ne sait ce qu’il faut penser de cette passivité indifférente, ce qu’il faut redouter de cette docilité sans restriction. Le souvenir des révoltes imprévues, déchaînées, détruisant en une heure des années et des années de combinaisons savantes, tourmente les spéculateurs heureux de la paix, de la religion et de la victoire. Le climat, d’apparence tranquille, comme le Nil d’apparence si régulièrement bon, ont leurs surprises. De même que le fleuve, parfois, emportant ses digues, va promener sa colère dévastatrice hors de son lit ; ainsi le soleil bienfaisant énerve, lasse, tue. Ramsès H, si glorieux, si bien servi, dont on chante partout les louanges, est mal à l’aise dans cette Thèbes qu’il a cependant choyée, qu’il a pour ainsi dire encombrée de monuments indestructibles. Ses généraux et ses fonctionnaires lui sont dévoués, des prêtres il n’a rien à craindre ; mais le peuple ne l’aime pas, et le peuple peut, sans proférer une seule plainte, faire déplorable le règne du pharaon. Il suffirait au peuple, pris de dégoût, de ne cultiver que la moindre partie possible des terres égyptiennes, et la cour, et les prêtres, et les fonctionnaires, et les généraux, se trouveraient affamés.

Ramsès s’imaginait qu’au nord de l’Égypte, dans le delta, parmi les Asiatiques, sa vie serait plus douce, et dans tous les cas, mieux appropriée à sa dignité. Il avait donc ordonné la construction de plusieurs villes à l’orient du delta, désigné l’emplacement de celle qui serait plus particulièrement sa ville à lui, son lieu de repos, et qu’il nomma de son nom : Ramsès, Rhamsès.

Tous les désirs du pharaon se trouvaient réalisés à Rhamsès. La ville royale était certainement placée en un point du delta où se réunissaient presque, si elles ne s’y mélangeaient pas, les eaux du Nil et les eaux de la Méditerranée. Les bateliers du fleuve et les marins de la mer grande verte y apportaient concurremment les produits de l’intérieur et de l’extérieur. Les poissons de Rhamsès étaient célébrés, et dans les viviers énormes de la ville on conservait des quantités de bêtes vivantes. Rhamsès, toute remplie de provisions délicieuses, était devenue un entrepôt ; les hommes des pays voisins lui apportaient en hommage des anguilles et des poissons, le tribut de leurs marais. Des oiseaux aquatiques pullulaient dans ses étangs bien entretenus ; ses prairies, soigneusement arrosées, foisonnaient d’herbages ; les plantes à touffes et les plantes aux sucs aussi doux que le miel y abondaient ; ses greniers étaient pleins de blé et d’orge, s’élevant en monceaux, jusqu’au ciel ; les ajoncs libres et les ajoncs cultivés, les fleurs et les fruits de l’aloès, du pin pignon, de la mandragore et du grenadier, remplissaient les jardins ; on y trouvait, importés, et très estimés, les vins doux de Kakemi, que l’on mélange au miel, les poissons rouges de Rema, gras, nourris de lotus, le mulet tacheté des étangs et le mulet lisse comme l’anguille, les poissons pris dans l’Euphrate, et les poissons pêchés dans les canaux. Les navires abordaient à Rhamsès comme à un port, chargés de provisions et de richesses. De toutes parts on venait à la ville royale, soit par courtisanerie, soit que la vanité du souverain y eût organisé une existence extraordinairement facile à tous. Tous les hommes quittent leur ville, dit un papyrus, et s’établissent sur le territoire de Rhamsès.

Lorsque le pharaon arrivait à sa ville, la population tout entière, réjouie, le recevait comme un dieu. Le maître était-il annoncé, aussitôt chaque habitant d’accourir, les mains chargées de fleurs et de rameaux verts. La cité est entièrement ornée de guirlandes. A la porte, les gens de Rhamsès offrent au roi de doux breuvages : le vin de grenade qui brûle comme un feu, une liqueur qui a le goût du fruit dont on la fit et du miel qui la conserve, les bières et les vins étrangers entreposés dans les celliers, les huiles douces du fleuve Sagabaï. Les favorites du chef très vaillant sont là. Les habitants, pressés, revêtus de leurs habits de fête, ont des perruques neuves sur leurs fronts oints d’une huile parfumée.

Les grands travaux du pharaon Ramsès, parmi lesquels la construction de sa ville ne devait pas être le moins important, nécessitaient l’emploi de véritables armées d’ouvriers. Ce créateur de villes ne se contentait pas de donner un plan, de bâtir des maisons ; il faisait exécuter, auparavant, d’immenses remblais, pour que les eaux du Nil, au moment de la crue, ne vinssent pas détruire la cité décrétée. Ramsès n’osait pas employer des Égyptiens à ces travaux.

C’était l’usage que dès son avènement le pharaon s’en fût guerroyer au sud contre les Nègres, en mémoire de ce qu’avait fait Horus, vainqueur des peuples du midi. Victorieux en Éthiopie, Ramsès II en était revenu avec de nombreux prisonniers. Ces prisonniers furent donc, avec ceux qu’il ramena de la Syrie et de la Libye, les ouvriers de son grand œuvre monumental. Ses prédécesseurs allaient en Éthiopie, massacraient quelques tribus noires, incendiaient des villages, volaient la poudre d’or et l’ivoire des vaincus, et se hâtaient de revenir à Thèbes jouir d’un triomphe longuement préparé. C’était une procession, toujours la même, dont l’ordonnance nous a été conservée ; sorte d’étalage du butin conquis : girafes, singes, panthères, ours menés au licol par les rues, prisonniers de tous pays, aux costumes divers : Nègres avec leurs pagnes blancs et leurs carquois vides au dos ; Libyens cuirassés et casqués, ou le front sous un mufle de bête, avec la peau de l’animal tombant en arrière, à plat, jusques aux reins ; Asiatiques aux barbes épointées, et dont les cheveux sont retenus par un bandeau ; hommes des îles de la grande verte, à peau blanche, étrangement tatoués.

Le pharaon avait un droit absolu de vie et de mort sur ces vaincus de toutes races. Tu donnes la vie à qui tu veux, et tu fais mourir qui tu veux, dit Phtah à Ramsès, suivant le texte d’une stèle d’Ibsamboul. C’était donc un acte de générosité souveraine, que l’assujettissement de ces vaincus à l’exécution de travaux publics ; car c’était pour eux la vie sauve. On marquait au front ces prisonniers. La nécessité de se procurer et de conserver ces travailleurs adoucissait beaucoup les rigueurs de la guerre. On épargnait les vaincus qui avaient courbé l’échine devant le vainqueur.

Les monuments de cette époque ont un grand caractère. L’architecture a le sens de l’énorme, mais de l’énorme pondéré. Les prêtres ont accordé au pharaon toutes les prérogatives divines. Comme dieu, Ramsès a sa panégyrie annuelle, ses grands jours d’offrandes, où l’on sacrifie, où l’on brûle, en quantité, des taureaux et de jeunes bœufs. On dirait cependant qu’une certaine pudeur historique émeut Ramsès de temps en temps, que sa prétendue divinité le gêne ; il se secoue, il tâche de se montrer humain. Engendré par Phtah, il tient à rester le propre fils de sa mère, de qui il tient, aux yeux du peuple, son droit positif de gouvernement. C’est moi, fait-il dire au dieu Phtah, qui suis ton père ; je t’ai engendré comme dieu, tous tes membres sont divins ; j’ai pris la forme du bélier et je me suis approché de ta royale mère.

C’est le caractère des œuvres monumentales de Ramsès II, lorsque ses architectes ne se contentent pas d’imiter une œuvre ancienne, d’exprimer un sentiment humain. Le temple d’Ibsamboul disant les exploits du pharaon, près de la deuxième cataracte, n’est précisément ni un temple, ni un tombeau, mais une sorte de mémorial indestructible, taillé à plein roc, pour perpétuer la gloire du souverain. Les quatre colosses adossés à la falaise, et qui sont l’ornement innové du spéos, ne représentent nullement une divinité, mais le roi en personne, assis, majestueux, superbe, les mains les genoux, comme l’antique Chéphren, avec un très vague sourire, plein de bienveillance, et les yeux grands ouverts au soleil levant. Dans la caverne, sur les parois, se développe le récit des victoires de Ramsès ; une grande stèle dit son panégyrique. Statues, piliers, corniches, poutres, trône, tout a été taillé dans la masse de grés brèche qui, là, se dresse droit au Nil.

Les huit piliers du pronaos, ou grande salle précédant le sanctuaire, ont chacun, en adossement, une statue de Ramsès coiffée du pschent orné de l’uræus, tenant le sceptre et le fléau court se terminant en crochet. Ces images, de près de quatre mètres de hauteur, sont le portrait du souverain. On y remarque le contour des yeux noirci, le lien rattachant la barbe, les yeux très grands et fixes, le nez légèrement arqué vers la pointe, la bouche souriante, les lèvres épaisses.

Dans une salle obscure, sur un autel carré, simple, sans ornement, Ramsès figure avec ses grands ancêtres, Ammon-Râ, Phré et Phtah.

Dans l’exagération excessive du récit triomphal, l’artiste peut remarquer la vérité naïvement résumée de certains détails, qui suffiraient pour donner une valeur Purement égyptienne au morceau. Lorsque le sculpteur n’a pas à flagorner le monarque, sa main, libre, donne une figure de grand style, toujours. Un homme qui tombe de la forteresse assiégée par Ramsès est admirable de mouvement vrai ; un Nègre qui s’agite parmi les prisonniers que Ramsès conduit à Ammon est d’un dessin merveilleux, précis, savant.

La littérature, de même, à ce moment, est emportée vers l’extraordinaire. Les poètes de la cour sont en grande vogue ; leur réputation s’étend au delà des frontières. Les noms d’Amenemapt et de Pentaour sont déjà glorieux. Pentaour est le poète favori. Il a chanté la campagne de Ramsès en Syrie, la bataille de Kadesh, et il a signé son poème.

On lisait beaucoup sous Ramsès ; l’on écrivait plus encore, sans doute. Au Ramesseum de Thèbes, la salle consacrée aux livres, ou, bibliothèque, portait ces mots en inscription : Pharmacie de l’âme. Un collège de savants et d’écrivains était attaché à la cour du pharaon. Pentaour, qui était prêtre, faisait partie de ce groupe. De son poème, dont le succès fut considérable, chacun voulut avoir une copie ; ces copies, mal faites, ou mal conservée, ne nous auraient donné qu’un récit douteux ou incomplet, si des passages entiers de l’œuvre n’avaient été gravés sur les pierres des temples de Louxor et de Karnak.

Très fin politique, Ramsès ne dut entreprendre sa campagne de Syrie qu’avec l’intention de nouer une alliance pacifique avec le prince des Khétas. Il y eut évidemment quelques rencontres ; mais tout le roman de Pentaour : ces faux déserteurs venant tromper le pharaon, l’incroyable imprudence avec laquelle Ramsès s’avança hors du camp avec quelques officiers, marchant droit aux ennemis, sa miraculeuse victoire enfin, ne sont qu’un tissu de faussetés masquant la prosaïque entrevue des deux chefs armés, pendant laquelle le pharaon des Égyptes traita le prince syrien comme un égal, reconnut sa puissance. Ramsès II, en effet, s’unit à la fille du chef des Khétas. Les Égyptiens n’auraient pas compris, ou pas accepté cette politique humiliante, qui cependant allait leur donner un long repos.

Au point de vue littéraire, l’œuvre de Pentaour est un grand progrès. Si l’auteur était Égyptien, il faudrait croire que des influences étrangères, vivaces, s’étaient introduites dans l’école des scribes. Le narrateur courtisan s’égare dans une rhétorique pompeuse ; mais une idée dominante, un plan d’ensemble bien suivi, un ordre sévèrement logique, une certaine vigueur d’expression, rehaussent le roman. Les énumérations ont une valeur historique ; les dieux et les héros parlent bien comme ils doivent parler ; et l’auteur, maître de lui, sans froisser le pharaon, sans effaroucher le peuple, arrive fort bien à son but personnel. Le pharaon ne voit pas que ces dithyrambes le mettent au service du dieu de Thèbes, et par conséquent des prêtres d’Ammon.

Ramsès n’eut pas la seule prétention de faire accepter comme véridiques les merveilleux exploits imaginés par Pentaour ; il voulut en outre présenter son traité d’alliance avec le prince des Khétas comme un traité sanctionnant la défaite des Asiatiques : Le prince vil et pervers de Khet envoya pour supplier les grands noms de Sa Majesté, disant : Veuille ne pas t’emparer de nous, ô toi dont les esprits sont grands ! Ramsès n’avait nul désir de s’emparer du pays de Khet. La paix étant obtenue, il revint à la vallée du Nil pour y vivre doucement, royalement, sans s’émouvoir des étrangers qui se répandaient de plus en plus en Égypte.

Le delta était couvert de Libyens, sauf sur un ou deux points où les Philistins de Gaza et d’Ascalon avaient laissé des colonies, aux environs du lac Menzaleh. Ces Libyens, peu faits pour le travail de la terre, s’employaient au service du pharaon comme gardes, guerriers, mercenaires ; dans les villes, la police leur était confiée. Le groupe des Libyens Matsiou, installé à l’orient du delta, prés de Saïs, laissa son nom comme un synonyme du mot soldat : matoï, en copte.

Les Asiatiques, depuis le traité d’alliance surtout, se considéraient en Égypte comme chez eux. Ils briguaient tous les honneurs, s’emparaient de toutes les fonctions. Sous Ramsès II, le prêtre Hor-Nekht, deuxième prophète d’Ammon, fait sculpter son image assis à l’orientale, enveloppé dans sa longue robe asiatique, devant un naos ayant la tête du bélier de Mendès coiffé du disque solaire. Les hommes d’Asie sont à ce point tranquillisés, que des divisions se produisent parmi eux, sur la terre même d’Égypte, et que l’on commence à distinguer, par exemple, le Syrien de l’homme hébreu, de l’Israélite. L’influence de la princesse des Khétas, devenue la royale épouse de Ramsès II, ne fut peut-être pas étrangère au mouvement singulier qui se produisit. On dirait qu’à ce moment l’Égypte voudrait être orientale. Chacun s’efforce d’introduire les dialectes de l’est dans la langue antique des bords du Nil. C’est une mode de tout faire à la syrienne. Il faut entendre ici par Syriens, l’ensemble des Asiatiques formant la confédération des Khétas, maîtres du pays compris entre la Méditerranée et l’Euphrate. Ces Syriens détestaient les Israélites, et le pharaon ne tarda pas à servir leur haine, dans son propre intérêt.

Les Israélites, depuis Jacob et Joseph, étaient relégués dans la vallée de Gessen allant du Nil au centre de l’isthme de Suez. Ils s’étaient grandement multipliés sur cette terre admirable, d’une merveilleuse fécondité. Beaucoup moins victorieux que ses scribes et ses poètes ne le racontaient, Ramsès II manquait d’hommes, de prisonniers, pour l’exécution de ses travaux gigantesques, de ses caprices fabuleux ; et il manquait aussi, quelquefois, des approvisionnements nécessaires à la nourriture des travailleurs. Or les Israélites s’étant enrichis, indifférents aux destinées de l’Égypte, ce fut pour Ramsès II comme un trésor découvert où ses larges mains pouvaient puiser.

Déjà des impôts très lourds, continuellement augmentés, en nature, frappaient les Israélites de la vallée de Gessen. La paix avec les Khétas de Syrie venant diminuer encore la quantité des travailleurs dont le pharaon disposait, Ramsès H employa les Israélites, de force, à la construction des villes qu’il avait décrétées, notamment de la ville de Rhamsès, au delta. A la cour, les Syriens s’acharnaient contre les hommes hébreux, que les Égyptiens détestaient d’ailleurs, eux aussi, parce qu’ils les dégoûtaient. Ramsès II exploitant cette double haine, assujettit les Israélites innombrables à des travaux humiliants.

Il y avait à ce moment, à la cour de Ramsès II, un homme hébreu, un Israélite, — Moïse, — qui, silencieux, s’instruisait.