DE LA politique des souverains de Il n’est pas une croyance, il n’est pas un monument, il n’est
pas une pensée de A ce moment, au point de vue purement historique, l’Égypte devrait disparaître, pour n’avoir plus que sa part dans l’histoire générale des Asiatiques. Non seulement, en effet, les Asiatiques de toutes sortes ont envahi la vallée du Nil, mais les pharaons eux-mêmes ont cessé d’être exclusivement Égyptiens. Sans doute, l’histoire de l’Égypte se terminerait à l’invasion des Pasteurs, à l’avènement du réformateur religieux Amenhotep IV, si l’Égypte ne se caractérisait pas, précisément, par cette faculté prodigieuse d’absorption qui fait qu’à vivre aux bords du Nil les races diverses s’y transforment, sinon par le type, au moins par l’esprit, et qu’au moment même où s’accomplit la révolution la plus radicale, la moins nationale, les révolutionnaires, malgré eux, agissant comme des Égyptiens, continuent la tradition. L’Éthiopien, l’Assyrien, le Phénicien, l’Israélite et l’Iranien importeront leurs divinités dans les grands temples qui n’étaient que les grandes tombes des ancêtres ; ces dieux finiront tous par devenir plus ou moins des Osiris, par faire partie d’une triade. Amenhotep IV lui-même, le destructeur violent du culte égyptien, procédant à l’exaltation de son disque solaire tout rayonnant, donne à chacun des rayons de son dieu l’attribut des divinités égyptiennes ; et désormais le disque symbolisera Horus combattant Set et ses compagnons, les meurtriers d’Osiris. Lorsque Haremheb succède au fanatique Amenhotep IV, l’architecture
égyptienne semble épuisée, prête à tomber en barbarie, à revenir aux
cavernes. Les spéos de Silsileh sont l’exemple de cet immense recul. Eh bien,
c’est précisément dans cette décadence, c’est dans ce découragement même, que
se manifeste la persistance charmante de l’esprit égyptien. Un tableau ornant
l’un de ces spéos est une merveille. Une déesse, Hathor, Le même tombeau nous raconte, en une belle exécution, le triomphe d’Haremheb-Horus revenant en vainqueur d’Éthiopie, du pays de Kousch. La somptuosité asiatique est ici pleinement étalée. Le pharaon, sur son palanquin que portent douze chefs militaires, doucement éventé par des flabellifères attentifs, grave, comme pontifiant, reçoit les humilités excessives des courtisans et des prêtres. Des groupes de prisonniers, moins humiliés par l’artiste, certainement, que les hauts dignitaires du monarque, suivent le triomphateur, que précédent, bravement représentés, eux, des soldats portant le bouclier sur l’épaule, marchant à la cadence des trompettes. C’est une œuvre d’art, et de grande allure. Thèbes, sous Le groupe d’Hathor allaitant Horus signale un ouvrier délicat, concevant bien sa pensée, la traduisant tout entière avec une sublime honnêteté ; les bas-reliefs du temple élevé à la gloire de la régente Hatasou à Deir-el-Bahari, et qui sont autour de la porte de granit, témoignent de la sûreté de main du sculpteur, de la puissance de son talent ; le temple élevé par Amenhotep à Louxor montre jusqu’à quel point les graveurs de pierres savaient s’exprimer largement dans la plus minutieuse des exécutions. La précision, la rigueur même avec laquelle se taillaient les obélisques, la correction des signes figuratifs qui les ornaient, sont du grand art, assurément. Or, avec de tels artistes, les pharaons ne savent pas s’immortaliser. Voulant exprimer la grandeur, ils ne conçoivent que l’énorme, et pas me pensée pharaonique de cette époque, bâtie, ne renouvelle la gloire des temps antérieurs. La masse des constructions confond, effraye, attriste, on voit l’effort dépensé par l’ouvrier mécontent et l’intention vaniteuse du maître. La satisfaction du souverain n’est complète que si l’œuvre construite est un sujet d’étonnement, un cri de triomphe personnel, un témoignage de succès. Lorsque Thoutmès IV ordonne le dégagement du sphinx de Gizeh que les sables avaient envahi, et lorsque le monument, dégagé, apparaît aux yeux avec sa nudité grandiose, le pharaon fait appliquer à l’épaule droite du colosse une sotte stèle de granit qui racontera les travaux de restauration exécutés. La préoccupation du mérite personnel dénature le service rendu, qui devient un outrage. Le culte des morts, disparu, a fait disparaître, avec l’esprit national, l’ensemble monumental des nécropoles. Les tombeaux visent à l’élégance, s’agrémentent de colonnes, cherchent l’effet ; il en est que précédent des avenues de sphinx réduits à l’état d’ornementation. La richesse croit suppléer au fini, l’ostentation est la pensée maîtresse du constructeur. Les parois et les plafonds reçoivent des couleurs trop vives. Les statues sont dressées dans des niches ; des morceaux d’une littérature recherchée remplacent les récits naïfs et délicieux des anciens temps. Aucune grandeur, ni dans les lignes, ni dans la disposition, ni dans l’ornement. Les chambres mortuaires, qui ne se verront pas, sont creusées au hasard, sans ordre, se superposant, larges, aptes à recevoir des générations de momies. Le respect des cadavres n’existe plus. On viole les tombes avec facilité, sans s’émouvoir outre mesure. Aux meubles, aux vêtements, aux provisions pour la seconde vie, se substituent des objets de piété, sans but défini, manifestant une religiosité stupide. Ce sont des masses de statuettes, tantôt enfermées dans des boîtes, tantôt répandues sur le sol, simplement. Des vases funéraires, — canopes, — où l’on a déposé les viscères embaumés du mort, — profanation mystique, — sont à côté des sarcophages, ou dans des niches, ou dans des caisses, indifféremment. Les statuettes, de granit, d’albâtre, de calcaire, de bois, sont généralement sans art, quelquefois symboliques, portant presque toujours, en gravure coloriée de bleu, des légendes cléricales. Les artistes, n’ayant plus l’occasion d’exécuter de grandes pensées, condescendent à s’abaisser au goût nouveau. Les architectes, devenus des maçons, bâtissent des constructions colossales ; aux écrivains des temps antiques se sont substitués des rhétoriciens courtisans ; les gardiens des temples où reposaient les ancêtres ne sont plus que des prêtres infatués de leur influence ; les sculpteurs et les graveurs, comme industriels, livrent des milliers de statuettes, s’exercent à l’art restreint des menus objets. L’idéal égyptien refoulé, mais persistant, imprimera sa
grandeur, son style, aux petites choses
que Ces bijoux ne disent pas seulement le talent de l’ouvrier ; ils racontent, avec tact sans doute, mais nettement, l’état d’esprit des Égyptiens, par le choix des ornements, le caractère des ciselures et des sujets. La préoccupation dominante est très saine. A la nature, — oiseaux, plantes et fleurs, — les artistes empruntent leurs modèles. Mais le symbolisme s’impose, et l’art pour l’art se manifeste. La hache d’or veut dire la puissance de la reine Aah-Hotep ; les poignards ne sont qu’un prétexte d’ornementation. Lorsque l’artiste en est réduit à se dépenser ainsi, comme en pure perte, c’est qu’il ne croit plus à son influence, à sa prédication pour le beau, à sa force de poussée vers l’idéal. Le goût des orfèvreries est général. Les momies sont enterrées avec des bagues, des bracelets, des colliers et des pectoraux ; des bijoux et des amulettes. Une bague funéraire, trouvée à Thèbes, marque la séparation accomplie dans l’esprit des Égyptiens entre la divinité et la royauté : l’anneau, au chaton carré, a d’un côté le nom d’Ammon-Râ et de l’autre le nom d’Ahmès. La littérature du Nouvel-Empire se développe parallèlement
à son orfèvrerie. L’ornementation de la phrase correspond à l’ornementation
du bijou, et c’est l’influence asiatique qui domine, paresseuse, habile. Les
mots, cherchés, choisis, mis en ligne dans les inscriptions de toutes
natures, de même que les traits et les images dessinés sur les joyaux,
arrivent à l’effet tranquille, satisfaisant, par la symétrie exacte, toute
matérielle, mécanique, au lieu d’être inspirés par le génie de l’artiste
faisant une harmonie d’ensemble avec le disparate des détails ; l’œuvre
plaît, sans doute, mais laisse l’esprit froid dans son admiration. L’impression
d’autrui, voulue par le scribe et le bijoutier, est comme forcée par l’emploi
des répétitions, plutôt que par l’expression juste de l’idée ; les
alternances de mots, comme de dessins, semblables, viennent accuser l’intention
d’augmenter l’effet de la répétition pat le temps d’arrêt imposé. Enfin, l’hyberbole
de la rhétorique égyptienne, outrée, flamboyante, équivaut au rayonnement, qui est la caractéristique de l’ornementation
de cette époque. Le vautour tricolore, — or, rouge et bleu, — aux ailes
éployées, est l’ornement principal, commun, banal, de Parmi les bijoux de la reine Aah-hotep se trouvent un
diadème en or et un bâton de commandement, sceptre pharaonique, recouvert en
partie d’une feuille d’or l’entourant en spirale, recourbé à son extrémité,
tel que le portent encore, de nos jours, les chefs de Les scribes pullulaient. Chaque seigneur, comme chaque
pharaon et chaque femme de pharaon, avait son bibliothécaire,
réunissant et conservant les papyrus. Une certaine hiérarchie commençait à
classer tous les écrivains de l’Égypte dans une série de corporations. Il y
avait le scribe des soldats, le scribe des troupeaux, le scribe de la
bibliothèque, etc. Les prêtres, organisés, influents, n’étaient plus aux yeux
du peuple qu’une sorte de groupement industriel, et la cléricature, une
carrière à laquelle un père pouvait destiner son fils. Sous Le despotisme de la royauté coïncide avec l’industrialisme général. Les artistes, les scribes et les prêtres, absorbés par les exigences de leur métier, bâtissent, sculptent, gravent, écrivent et officient, laissant le souverain gouverner. L’Asiatique a apporté, avec le goût du luxe, l’idée que les œuvres de l’esprit peuvent s’exploiter, comme les œuvres du corps ; que penser est un labeur ; qu’exprimer sa pensée c’est produire, et que le talent a droit à un salaire, comme le travail. L’influence de la race asiatique se manifeste encore dans les tombeaux. Les tableaux gravés et peints sur les parois, qui disaient si bien, si simplement, la vie d’un homme, se couvrent maintenant de représentations fastueuses où domine le caractère religieux. On ne voit que processions de prêtres, cérémonies rituelles, hommages rendus aux divinités. Lorsque, fidèle à la tradition, l’Égyptien essaie d’un sujet personnel, le tableau manque absolument de simplicité, et ce sont des épisodes de batailles, des solennités de cour, des manifestations humiliantes devant les rois, ou des théories symboliques, interminables. Le prêtre s’est emparé du culte funéraire. Les scribes des temples rédigent le texte des stèles ; aussi, dès les premières lignes, le défunt se vante-t-il, — car c’est le mort qui parle, presque toujours, — d’avoir, vivant, consacré des dons nombreux à son père Osiris. L’usage d’apporter des provisions aux morts n’existe plus, soit que l’Égyptien ait cessé de croire aux besoins matériels du corps revivifié, soit qu’il doute de cette reviviscence même. L’Égyptien n’a rien gagné à ce changement ; c’est au temple qu’il doit maintenant ces offrandes. Les prêtres, — surtout depuis le gouvernement de l’homme hébreu Joseph, — ayant de vastes domaines exempts d’impôts, et des champs de culture, et des pâturages où paissent des bêtes nombreuses, ne demandent plus aux fidèles, comme jadis, des pains par milliers ; mais de l’or, de l’argent, du cuivre, des pierres précieuses. Cela n’excluait pas absolument les dons de victuailles : vin, lait, bœufs, oies, pains sacrés, vêtements, encens, miel, et toutes les choses bonnes et pures en quantité, dit une stèle ; toutes les choses exquises que donne le ciel, que crée la terre, qu’apporte le Nil de sa source. — Que les offrandes en onguents, en huiles, en champs, en prairies, soient maintenues, dit une inscription. Depuis l’expulsion des Pasteurs et la destruction de la
féodalité qui en avait été la conséquence, de rapides fortunes se faisaient
sur les bords du Nil. Véritable empereur, le pharaon gouvernait l’Égypte
despotiquement, mais il n’était que le grand suzerain des pays conquis ou
domptés. Les provinces, — en Syrie, en Assyrie, en Arabie et en Éthiopie, — demeuraient,
indépendantes, pourvu que chaque année le tribut consenti fût apporté au
pharaon, et que le territoire, ouvert aux troupes égyptiennes, restât fermé
aux étrangers. La main des pharaons était légère après la fureur du combat ;
et sans la turbulence des roitelets qui se disputaient des coins de terre en
Syrie, la suzeraineté de l’Égypte eût été un large bienfait pour les
Asiatiques. En effet, les Égyptiens ne songeaient pas à exploiter |