Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

DE 1607 A 1574 Av. J.-C. - Thoutmès III. - Réaction contre la régente Hatasou. - Révolte des Syriens. - Prise de Mageddo. - Nouvelle campagne en Syrie. - Prise de Kadesh. - Soumission des Syriens. - Thoutmès en Mésopotamie. - Poids et monnaies : or et argent. - Littérature. - Le roman de la prise de Joppé. - Architecture. - Multiplication des divinités. - Pharaon asiatique.

 

LORSQUE Thoutmès III prit le pouvoir, à la quinzième année de son règne (1607), par la mort d’Hatasou ou l’éloignement de la régente, le souverain, qui était en même temps le frère et le mari de l’usurpatrice, se vengea en un jour de toutes les humiliations qu’il avait supportées. Il faut croire que le despotisme de la régente ne s’était pas seulement imposé au pharaon, et que son règne avait été dur aux Égyptiens eux-mêmes, car l’explosion de colère qui fit rugir Thoutmès III eut un écho prolongé sur presque toute la longueur du Nil. C’est avec une véritable fureur que l’on martela sur tous les monuments, autant qu’on put le faire, les cartouches royaux disant le nom de la régente, les inscriptions racontant les fastes de son gouvernement.

Ce mouvement de réaction violente, universelle, eut un grand retentissement. Les peuples aux frontières de l’Egypte, que la crainte des armes égyptiennes tenait en respect, s’imaginèrent que la rage du peuple était déchaînée contre le pharaon succédant à la régente Hatasou ; et leur impression était naturelle, car, pour eux, il ne pouvait être qu’un efféminé indigne ou incapable d’exercer un commandement, ce Thoutmès III qui pendant quinze années avait laissé sa femme et sœur présider à la destinée des Égyptes. Aussi, comme s’ils exécutaient une décision, les Asiatiques de toute la Syrie se déclarèrent indépendants, sauf ceux, paraît-il, qui vivaient à Gaza et qui ne voulurent point se prononcer.

Thoutmès III part immédiatement pour Gaza, y fait procéder avec ostentation à une cérémonie de couronnement, et marche ensuite au nord, vers l’ennemi. On le voit s’arrêter dix jours après à Jouhen, à vingt lieues de Gaza, préparant avec calme son plan de campagne. Les Syriens n’étaient plus des hordes inconsistantes que la convoitise menait au combat, des tribus fortuitement réunies par une communauté d’intention ; ce sont maintenant des groupes, avec des princes portant haut leurs titres, régulièrement confédérés, obéissant à l’un d’eux, élu peut-être, — le prince de Kadesh, — et formant ensemble une imposante armée. Thoutmès III s’arrête et réfléchit, précisément parce qu’il vient d’apprendre que l’armée ennemie l’attend, massée, en avant de Mageddo, point stratégique bien choisi, passage de la Palestine au Liban, protégé par les hauteurs du Carmel, avec la Méditerranée à gauche et le lac de Tibériade à droite.

Les officiers accompagnant le pharaon lui proposent une stratégie prudente qui consisterait à tourner l’ennemi pour l’aller assaillir sur ses derrières ; mais Thoutmès, qui songe plutôt à reconquérir sa dignité de pharaon, par la manifestation de sa bravoure, de sa virilité, qu’à vaincre par ruse les Syriens en révolte, marche en avant sans masquer sa manœuvre, prend Aaloun qui se trouvait sur son chemin, l’occupe, et, sans s’arrêter, repart un matin avec ses troupes pour aller camper au bord du Qina, torrent passant à Mageddo.

L’attaque des Égyptiens fut rapide, brutale, bien conduite, la droite de l’armée s’appuyant au Qina, la gauche barrant la plaine, et se ruant, en ligne, sur l’ennemi. Thoutmès III, au centre, bravement, menait la bataille. Les Syriens, vaincus, pris de panique, s’enfuirent avec leurs cavaliers, courant vers Mageddo qui ferma ses portes, indignée autant qu’affolée. Les habitants accueillirent toutefois les généraux en les hissant le long des murs d’enceinte avec des cordes. L’armée syrienne, débandée, se dispersa dans les montagnes, abandonnant des chars, des chevaux et du butin. Assiégée, Mageddo la grande, qui valait à elle seule mille villes, ne résista pas à Thoutmès III, qui reçut l’hommage de tous les princes. La chute de Mageddo entraîna la soumission des Asiatiques ; le prince d’Assour lui-même envoya son tribut au pharaon.

Cependant les Syriens du nord, malgré la défaite de Qina et la chute de Mageddo, n’avaient nullement renoncé à leur vœu d’indépendance. Un an après le triomphe de Thoutmès III, le prince de Kadesh ayant reconstitué son armée, au nord, le pharaon se vit forcé de revenir à la bataille. Ce fut l’occasion pour Thoutmès III d’une série de victoires retentissantes. Il s’empara de Tounep, de Khalep et de Kadesh. Kadesh prise d’assaut, il la livra au pillage, détruisit une partie de ses murs. Simyra et Arad, enfin tombées, la Syrie devenait sans défense. Thoutmès reçut de nouveau l’hommage des vaincus ; mais il envoya en Égypte, cette fois, comme otages, les pères et les fils des princes domptés ; de telle sorte que lorsqu’un chef syrien mourait, son successeur recevait son investiture en Égypte, de la main du pharaon.

La soumission de la Syrie ne suffisant plus à Thoutmès, il marcha vers l’Assyrie, franchit l’Euphrate à peu près à l’endroit où Thoutmès Ier l’avait passé, — ainsi qu’en témoignait la stèle de Victoire, — et s’enfonça dans les plaines de la Mésopotamie. Les Araméens, laissant la route libre aux Égyptiens, s’étaient écartés, n’osant pas risquer une bataille, et le prince d’Assour, loin de s’opposer à Thoutmès III, le reçut magnifiquement, ordonnant, pour le distraire, des jeux formidables, des chasses où l’on tuait jusqu’à cent vingt éléphants.

Le retour de Thoutmès III, avec sa longue caravane guerrière chargée de tributs et de butins, fut une marche triomphale. Sur sa route, les princes venaient d’eux-mêmes approvisionner les troupes du triomphateur, mettre à ses pieds le tribut annuel qui leur avait été imposé. La force de Thoutmès, effrayante, domptait les Asiatiques, enthousiasmait les Égyptiens ; le pharaon devenait comme légendaire. La sécurité était telle en Asie, que des Égyptiens vivaient aux bords de l’Euphrate comme ils auraient vécu aux bords du Nil.

Au sud de l’Égypte, l’autorité de Thoutmès III était plus difficile à établir. Le souvenir de la régente Hatasou, et par conséquent de l’indignité ou de l’incapacité du pharaon, y était encore trop vif. Continuellement, les Oua-Oua refusaient le tribut, et, chaque année, une expédition était ordonnée, qui, régulièrement, voyait fuir devant elle les Nègres, abandonnant, avec quelques-uns des leurs, surpris, des provisions que les troupes apportaient à Thèbes. C’était des bois d’ornement, de la poudre et des lingots d’or, des vases de formes diverses, avec de l’émail et de la gravure, des plumes d’autruche surtout. Entre l’Éthiopie et la première cataracte, les Nubiens obéissaient à un prince ayant le titre de gouverneur des terres méridionales, et qui devait au pharaon un tribut annuel en or, en argent et en grains. L’or et l’argent apportés au monarque commençaient à devenir communément l’ex-pression d’une valeur représentant, sous un petit volume, la valeur correspondante d’un produit encombrant. Le cuivre, le fer et le plomb concouraient, avec l’or et l’argent, à représenter cette valeur d’échange, cette monnaie.

L’or d’Éthiopie arrivait aux Égyptiens en poudre ou en lingots. L’or et l’argent d’Asie venaient en briques ou en anneaux. Les briques étaient le métal brut, pris en soi, sans destination spéciale ; les anneaux, au contraire, soigneusement gradués d’après une échelle déterminée, descendaient jusqu’à des quantités très minimes. Cette graduation, ainsi que la détermination des poids de base, étaient assyriens. Les tributs s’évaluaient facilement en argent ou en or, par le poids des anneaux dus ou apportés. Le pek, de soixante-quinze centigrammes, était l’unité de poids pour le pèsement de l’or ; l’unité pour le pèsement de l’argent était, sous Thoutmès III, l’outen, de quatre-vingt-seize grammes.

L’empire égyptien sous Thoutmès III fut très grand ; plus grand qu’il n’avait jamais été. Il s’étendait, par la vassalité des princes tributaires, et non par l’occupation, au sud, jusqu’au plus loin de l’Afrique alors connue, au pays des Nègres de l’Afrique centrale, et il avait, de l’Asie, la Palestine, la Syrie et la Mésopotamie certainement, probablement l’Arménie, peut-être le Kurdistan et l’Irak-Arabi ? E semble, en outre, que l’on puisse déduire de certains documents le fait d’expéditions maritimes, sérieuses, ayant porté la gloire ou la crainte de Thoutmès III très loin en Méditerranée.

Une véritable flotte de guerre, considérable, a-t-on écrit, aurait été fournie au pharaon par les Sidoniens, s’assurant ainsi la protection du monarque d’Égypte ; c’est avec cette flotte que les marins de Sidon auraient fait reconnaître la suzeraineté de Thoutmès III aux habitants de Chypre, de la Crète, de l’Archipel, de l’extrémité méridionale de l’Italie, du littoral du Pont-Euxin ? Cela n’est nullement impossible. La terreur mystérieuse qu’inspirait l’invaincu Thoutmès III était bien de nature à faire acheter la paix par tous les hommes ! Que les Sidoniens, ces trafiquants infatigables, aient envoyé leur flotte partout au nom du pharaon égyptien, cela serait vraisemblable, puisque le déploiement de l’enseigne pharaonique suffisait pour tenir le monde en respect ; que la flotte sidonienne, se faisant égyptienne, ait obtenu et rapporté à Sidon des tributs facilement consentis par les îles méditerranéennes, soit ! mais les documents purement égyptiens n’ont pas encore prouvé qu’en agissant ainsi les Sidoniens aient été les mandataires réguliers de Thoutmès. Il ne serait pas surprenant que Sidon, en cette circonstance, eût simplement fait commerce, tiré profit du tremblement des peuples entendant prononcer le nom de Thoutmès III. Le chant de triomphe du pharaon, qui énumère ses victoires et donne tous les noms des peuples vaincus, cite des îles qui ne peuvent être que méditerranéennes.

Ainsi que l’avait fait Hatasou, Thoutmès III déclare volontiers qu’il n’agit que par l’ordre d’Ammon ; un Ammon qui n’est pas précisément un dieu, mais un grand ancêtre auquel Thoutmès III a succédé : Je suis établi sur le trône d’Horus pour des milliers d’années, étant ton image vivante. De même qu’Horus avait gouverné l’Égypte après sa victoire sur le meurtrier d’Osiris, ainsi Thoutmès règne après avoir terrassé les Asiatiques ignobles. L’exagération du texte rappelle les récits de la régente Hatasou. Cependant l’inscription dit vrai lorsqu’elle constate l’effroi des nations soumises, lorsqu’elle exprime l’étendue de l’empire égyptien : toute la terre que couvre la voûte céleste, que limitent les quatre supports du ciel, — le Liban, le Caucase, les montagnes d’Abyssine et la chaîne libyque ?

La littérature officielle est exclusivement asiatique ; les Hébreux sont devenus les panégyristes attitrés des pharaons, les scribes sacrés des temples, les historiographes de l’empire égyptien. L’esprit de vérité a disparu ; l’excessif et le troublé dominent ; le fantastique et le mystérieux s’imposent. On vante à outrance, on imagine à plaisir ; il faudra, désormais, se défier de la loquacité des tombes, de l’effronterie des récitants, de l’outrecuidance des romanciers. Dans les protocoles, la flagornerie dépasse toute mesure : Thoutmès marche avec les dieux, il est identique à chaque divinité, reverdissant, se rajeunissant en lui-même, multiplicateur et dispensateur de toutes choses. Et le scribe, après avoir dit son enthousiasme, réclame son salaire : Les dieux marchent avec toi ; tu es l’un d’eux... Celui qui est revenu vers ta demeure est enrichi ; aussi court-on vers toi, tout homme est-il amené à toi, afin que ton nom devienne stable dans les bouches, parce que tu auras vénéré les dieux et nourri les êtres intelligents. Les êtres intelligents, ce sont les scribes asiatiques, devenus Égyptiens, rédigeant des inscriptions hyberboliques, trompant l’histoire.

Sous ce titre : Comment Thoutii prit la ville de Joppé, nous avons le type d’un roman historique. Le début est incomplet, malheureusement ; niais l’action se noue avec une suffisante netteté.

Il s’agit d’un officier nommé Thoutii, qui s’était chargé de réduire une ville syrienne, — Joppé ou Jôpou, — résistant à Thoutmès III. Pour vaincre, cet officier ne demande que la canne du pharaon. Il obtient cette canne, l’entoure de fourrage, déserte le camp égyptien, et simulant une désertion, pénètre chez l’ennemi. Lorsque le prince de Joppé apprit que Thoutii possédait la canne du pharaon, il eut un grand désir de la contempler. Thoutii vint, avec la canne, et se dressant devant le prince. Regarde, dit-il, ô vaincu de Joppé, la grande canne du roi à qui son père Ammon donne la force et la puissance ! Et Thoutii, frappant son ennemi, lui met aux pieds la paire de fers de quatre anneaux. La canne du pharaon axant ainsi dompté le prince, Thoutii, avant que la nouvelle de ce succès se répandit, introduisit dans la place deux cents Égyptiens ; puis, par un stratagème dont l’habileté est assez confuse d’ailleurs dans le récit, d’autres Égyptiens vinrent, au nombre de cinq cents, vigoureux, portant sur leurs épaules cinq cents jarres, lourdes, qu’ils déposèrent dans l’intérieur de la ville. Ces cinq cents jarres contenaient en partie des guerriers égyptiens, et en partie des cordes et entraves de bois. Ces jarres étant brisées par les deux cents Égyptiens que Thoutii avait d’abord menés dans la ville, l’armée égyptienne s’empara de Joppé et de ses habitants. La ville de Joppé, en Syrie, figure parmi les conquêtes de Thoutmès III ; le nom de l’officier Thoutii a été lu sur un document d’albâtre ; il est donc probable que le romancier a tissé son roman sur un fond vrai.

La littérature s’est transformée, mais I’architecture est restée égyptienne. Les monuments construits par Thoutmès III, nombreux, de la Méditerranée au Soudan, disent la gloire du pharaon, administrateur et guerrier, sous le règne duquel l’Égypte posa ses frontières où il lui plut. Thoutmès III procédait avec solennité à l’édification ou à la restauration des temples ; il inaugurait les travaux suivant un rite. Le scribe géomètre marquait avec soin, sur le sol, la direction des quatre points cardinaux, pour fixer les quatre angles de l’édifice ; on prononçait les formules conservatrices, et le pharaon simulait le commencement du travail en enfonçant un pieu dans la terre. Le pieu que j’avais en main était d’or, dit Thoutmès, et j’ai frappé dessus avec le marteau. Il fit décorer avec soin la plus ancienne partie du temple de Médinet-Abou, et il construisit le plus grand des temples de Ouadi-Halfa, près de la deuxième cataracte.

Si les monuments conservaient le caractère égyptien, leur organisation intérieure, livrée aux prêtres, devenait de plus en plus asiatique. Le sanctuaire était comme envahi. Sculptés, gravés, peints, tous les ancêtres, tous les dieux, toutes les déesses, tous les emblèmes d’animaux sacrés, tous les symboles, figuraient dans les temples ; et les chapelles, et les autels, multipliés, ne suffisant plus, des supports recevaient des milliers d’objets sacrés : naos de pierre, barques de bois, statuettes. Une inscription dit de Thoutmès III, qu’il accorda à chacun de tous les dieux une place dans la grande salle. Thoutmès III, vivant, terminait en personne l’immense cycle des ancêtres devenus des divinités, et parmi lesquelles se trouvaient maintenant, d’ailleurs, des divinités réelles importées. Chaque année, assis sur un trône, comme Horus sur son estrade, le pharaon recevait les honneurs divins, entendait la panégyrie anniversaire de son avènement, comme Râ au commencement de l’année.

Thoutmès III était-il Égyptien ? Son corps maigre, sa face allongée, son nez proéminent, dénoncent une origine asiatique. Ainsi s’expliquerait son règne très despotique, impérial.