Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVI

 

 

DE 2214 A 1703 Av. J.-C. - Quinzième, seizième et dix-septième dynasties. - Le camp d’Avaris. - Les rois Pasteurs. - Les deux Égyptes : Thèbes et Tanis. - Ahmès Ier expulse les Pasteurs. - Fin du Moyen-Empire. - L’œuvre des Pasteurs. - Mélange de prêtres, de cultes et de dieux. - Les Hébreux. - Abraham et Sarah en Égypte (2173). - Jacob. - Joseph, ministre du pharaon (1967). - Égyptiens et Israélites.

 

TENANT tout le delta et l’extrémité nord de la vallée du Nil jusqu’à Memphis, le premier roi des Pasteurs, qui venaient d’envahir la Basse-Égypte, — Shalit, — inaugure la XVe dynastie (2214). Une dynastie égyptienne conservait Thèbes, où la résistance aux envahisseurs s’organisait. L’Égypte était donc, à ce moment, réellement coupée en deux ; et Shalit ne pouvait marcher vers Thèbes, parce que des Asiatiques menaçaient déjà son pouvoir nouveau.

De la Méditerranée au golfe Persique, la conquête de Shalit surexcitait tous les esprits ; chaque tribu voulait sa part de la longue vallée ; les Élamites eux-mêmes, qui venaient d’envahir et de ravager la Chaldée, convoitaient l’Égypte. Shalit, se préoccupant surtout de sa frontière orientale, organisa le grand camp d’Avaris, se contentant vers le sud, comme démonstration suffisante, d’établir quelques postes stratégiques.

La première dynastie des Pasteurs comprit Shalit, Bnôn, Apachnas, Apapi Ier, Jannas et Assès. Ce fut Assès qui, le premier, réunit les deux Égyptes sous sa loi. La dynastie égyptienne de Thèbes disparut après deux cents ans de durée, et la dynastie pastorale, au moment de cette disparition, étant puissante et tranquille au nord, les Égyptiens, sans secousse, peut-être même sans remarquer le changement, passèrent sous la domination régulière des envahisseurs.

La volonté publique, alors, se résumait dans quelques voix. Les grands vassaux étaient les maîtres de leurs seigneuries, et les serviteurs des temples dans les villes, à Thèbes surtout, disposaient des populations urbaines. Les grands vassaux ayant vu que la dynastie pastorale régnant à Memphis n’y était pas plus tracassière que la dynastie égyptienne trônant à Thèbes ; et les prêtres, — que les pharaons égyptiens détestaient, — jugeant que les pharaons nouveaux leur seraient favorables, la dynastie étrangère put fort bien se substituer à la dynastie nationale, sans opposition, sans lutte, par tacite consentement. Assès, cinquième roi de la première dynastie pastorale, gouverna toute l’Égypte incontestablement.

Les listes indiquent une deuxième dynastie pastorale, — la XVIe dynastie de l’ensemble, — régnant à Tanis, dans le delta, mais dont on ne connaît encore qu’un pharaon, Apapi II, dont le prénom fut Râ-aa-Kenen. Un autel destiné à perpétuer le souvenir d’un service d’offrandes fondé par ce pharaon, dans un des temples de la ville de Tanis, porte le cartouche de ce souverain. C’est une usurpation, car le monument est antérieur au monarque ; mais c’était déjà une coutume royale de substituer, sur les pierres monumentales, le nom du souverain régnant au nom de l’un de ses prédécesseurs.

L’unité monarchique obtenue par Assès ne se consolida pas. Thèbes eut bientôt une dynastie nationale, la XVIIe, où figurent les noms de Râsquenen-Taââ Ier, de Râsquenen-Taââ II, de Râsquenen-Taââqen III et de Kamen. Un prince de Thèbes, le Râsquenen-Taââ Ier de la XVIIe dynastie, portant le titre de régent du pays du sud, se révolte contre le souverain siégeant à Tanis, l’Apapi de la dynastie pastorale. La querelle éclate, et Râsquenen-Taââ, qui n’était que hiq, c’est-à-dire régent, prend le titre de souten, roi. Thèbes s’est séparée de Tanis. Il y a de nouveau deux Égyptes.

On se battit cette fois, et rudement. Tous les grands vassaux de l’Égypte-Moyenne, ligués, confédérés, refoulèrent les Pasteurs jusqu’à Memphis ; puis Memphis succomba, prise par Alisphragmouthosis, dit Manéthon. La chute de Memphis ne délivra pas la Basse-Égypte. Les envahisseurs se retranchèrent dans l’immense camp d’Avaris, au nord, d’où les Thébains ne parvinrent pas à les expulser. Râsquenen III et Kamen y avaient échoué, malgré la réunion de tous les vassaux, lorsque Ahmès Ier (1703), cinq ans après la mort de Kamen, auquel il avait succédé dans le gouvernement des Égyptes, réussit à triompher des Pasteurs, à les chasser du camp d’Aouaris, — Hâouâr, Avaris, — à les refouler, à les poursuivre en Syrie, à les vaincre définitivement près de Sharouhen. La guerre de l’Indépendance avait duré cent cinquante ans.

Sur certaines listes, le vainqueur des Hyksos, le libérateur des Égyptes, Ahmès Ier, est compris dans la XVIIe dynastie, sous le nom de Kamès-Râ-Ouats-Khoper, successeur immédiat de Kamen. D’autres listes le nomment en tête de la XVIIIe dynastie, comme fondateur de la première dynastie du Nouvel-Empire. Avec l’expulsion des Pasteurs se termine, en effet, cette période historique qu’il est convenu d’appeler le Moyen-Empire.

La période dite des Pasteurs, ou Hyksos, longtemps considérée comme un temps de calamités profondes pour l’Égypte, est maintenant admise comme un incident historique digne d’un plus équitable jugement. Ce n’est plus un fléau passant, ne laissant après lui que des ruines. Amenés par une invasion, les rois pasteurs subissent presque immédiatement la séduction du Nil, deviennent Égyptiens. Les envahisseurs avaient adopté l’écriture, les arts et la religion même des vaincus ; ils adoraient une divinité toute asiatique, le dieu Soutekh, mais ils formulaient leur titre royal, leur cartouche, avec le nom de Râ, le dieu des Égyptiens, et ils prenaient le nom d’Horus pour composer leur enseigne.

Supérieurs aux monarques égyptiens, comme politiques et comme militaires, les monarques pasteurs leur furent constamment inférieurs en intelligence et en moralité. Après la conquête, pour témoigner de leur tolérance, et en même temps frapper l’esprit des vaincus, les pharaons étrangers voulurent imiter les pharaons nationaux, en organisant autour d’eux une cour souveraine qui dépassât en munificence les plus somptueuses cours de Thèbes ou de Memphis. Ils voulurent aussi réglementer l’Égypte administrativement, y mettre une régularité excessive. Ce fut, dans le delta, une véritable invasion de scribes, de fonctionnaires, de courtisans, dont un grand nombre étaient Égyptiens sans doute, au commencement surtout, mais dont la plupart étaient des Asiatiques depuis longtemps installés le long du Nil et venant réclamer, comme un droit de race, les emplois que les pharaons asiatiques distribuaient. Ces fonctionnaires ne tardèrent pas à fatiguer les Égyptiens de leurs obsessions, de leurs exigences. Les Jannas et les Apapi pouvaient se conduire en Égyptiens, adopter les protocoles royaux des Amenemhat et des Ousortésen, même des Chéphren et des Chéops ; ils ne pouvaient pas faire que leur administration ne fût insupportable, tracassière, malhonnête, asiatique en un mot. De la mer à Memphis, le peuple acceptait les monarques, mais détestait le personnel de la monarchie.

Le camp d’Avaris, très fort, bien organisé, était une grande sécurité pour l’Égypte, car au delà des Asiatiques de Syrie, il y avait des hordes nomades très menaçantes, et les Assyriens, dont la réputation batailleuse était venue jusqu’aux bords du Nil. C’était une école militaire excellente, mais ce fut en même temps une piscine de corruption, un lieu de débauche où toutes les hontes de l’Asie s’étalaient. Les Égyptiens, graves, réfléchis, voyaient la démoralisation se répandre, s’accroître, jeter l’Égypte dans l’erreur des plaisirs bas, dans la pourriture des jouissances asiatiques, et leur propre dégoût les épouvantait.

Les grands vassaux qui tenaient les Égyptes, depuis Memphis jusqu’à Assouan, et au delà, en Nubie, avaient conservé leur indépendance, continuaient à gouverner leurs seigneuries, rendant aux monarques de Tanis l’hommage qu’ils avaient rendu jusqu’alors aux monarques de Thèbes, payant à ceux-là, comme avant à ceux-ci, le tribut annuel. Mais, bientôt, cet hommage devint une humiliation pour les roitelets des bords du Nil ; le joug leur parut, sinon tout aussi pesant, beaucoup moins digne. Les vieilles dynasties memphites ou thébaines continuaient une tradition respectable, et c’était honorer les grands ancêtres que respecter les pharaons amoindris ; tandis qu’à s’incliner devant les pharaons asiatiques, à les servir, à payer surtout les fastes de leur cour, de leurs fonctionnaires, de leurs courtisans, les grands vassaux s’amoindrissaient aux yeux de leurs serfs, et cela les inquiétait.

Enfin, si les rois pasteurs avaient fait plus que tolérer les prêtres égyptiens, le culte des tombes et des temples, s’ils avaient adopté eux-mêmes le culte des ancêtres de l’Égypte devenus comme des divinités, — Osiris, Ammon, Horus, — la masse des envahisseurs, inhabile à s’assouplir, inintelligente, froissait la religiosité toute nouvelle et par conséquent très susceptible des Égyptiens. La divinité asiatique importée par les Pasteurs, toute guerrière, — Soutekh, — se fit modeste à la cour même des pharaons usurpateurs, prit la forme égyptienne, essaya de s’insinuer dans le panthéon national. Ce dieu redoutable, batailleur, méchant, venu de Touranie semble-t-il, fut identifié au Set égyptien, le meurtrier d’Osiris, et devint ainsi une divinité acceptable ; car par la double influence des Asiatiques et des Éthiopiens, les Égyptiens commençaient à croire qu’il était prudent d’honorer les divinités méchantes, pour les adoucir.

La religion officielle des envahisseurs fut habilement rapprochée de la religiosité égyptienne. Mais dans le camp d’Avaris, Soutekh ne fit aucune concession ; et, tout le long du Nil, les Asiatiques, inaptes à comprendre les subtilités de leurs souverains, ambitieux, remuants, séduisants, pénétraient dans les temples, entraient dans le corps sacerdotal, modifiaient les rites. Les prêtres égyptiens admettaient volontiers ces innovations, aimaient cette religiosité manifestante qui mettait de l’émotion dans les théories magnifiques, un peu froides, dans les processions antiques, un peu compassées ; mais le peuple, et les princes peut-être, résistaient à ces pratiques nouvelles, souffraient de ce mélange de prêtres, de cultes et de dieux.

Lorsque Ahmès Ier, en révolte, marcha contre les Pasteurs, la lutte, ardente, générale, ne fut pas seulement nationale, mais encore religieuse ; le cri d’expulsion visait à la fois les pharaons, les guerriers, les prêtres et les dieux venus d’Asie. Malheureusement pour l’Égypte, ni les humiliations, ni la défaite, ni les souffrances même, ne purent décider l’ensemble des Asiatiques à abandonner leur proie, et les Égyptiens, délivrés de la dynastie étrangère régnant à Tanis, et des soldats entassés au camp d’Avaris, n’en demeurèrent pas moins envahis. Les Asiatiques peuplèrent le delta, demeurèrent en nombre dans l’administration égyptienne, surtout dans les temples, supportant patiemment les avanies, les sobriquets, les outrages dont les Égyptiens les accablaient, croyant se venger.

C’est à partir d’Ahmès Ier, de la XVIIIe dynastie, que la vie religieuse devient dominante en Égypte, que l’élément religieux l’emporte sur l’élément civil. L’Égypte, toujours séductrice, a imposé aux envahisseurs son écriture, son gouvernement, ses arts, sa religion et ses dieux ; mais les envahisseurs ont importé, eux, en Égypte, et définitivement, l’esprit de spéculation qui fait que l’homme n’écrit, ne gouverne, ne bâtit, ne sculpte, ne prie, n’adore qu’en vue d’un intérêt personnel. Cette civilisation, moitié égyptienne, moitié asiatique, se développe par insinuation, tient le delta, et remonte le Nil, peu à peu, inévitablement, comme une tache grasse.

Thèbes, pendant cette période, a conservé l’esprit égyptien avec ténacité, ayant la foi nationale, ne considérant l’occupation du Nord par les Hyksos que comme un incident. Il y a en effet à Thèbes, une renaissance égyptienne au moment même où les rois Pasteurs règnent à Tanis, à Memphis peut-être. Dans la nécropole thébaine, à Drah-Abou’l-Negah, le culte funéraire est identique à celui de la XIe dynastie ; on trouve dans les sarcophages les mêmes momies négligemment enveloppées, la même accumulation de vases et de meubles dans les tombes. Les cercueils de quelques princes, et de hauts personnages, se distinguent par une enluminure violente, toute d’or quelquefois.

Les pharaons nationaux qui succéderont aux rois pasteurs leur emprunteront un mode de gouvernement nouveau, notamment l’esprit de conquête que l’Égypte avait ignoré jusqu’alors. Parmi les Asiatiques venus, il s’est trouvé un groupe spécial, d’un type particulier, que l’histoire ne cessera plus de voir sur la scène du monde, tour à tour civilisateur ou corrupteur, humble ou vaniteux, esclave ou dominateur, doux ou criminel, suivant les circonstances ; mais envahisseur infatigable, insaisissable, perpétuel. Ce sont les Ibris, ou Ibrihim, ou Hébreux ; les Bénou-Israël, guerriers d’Israël, les Israélites.

C’est en Mésopotamie que s’était préparé l’avenir de l’Égypte, au moment où la XIVe dynastie, égyptienne, laissait la vallée du Nil, si convoitée, ouverte à toutes les convoitises. A ce moment, au fond du golfe Persique, les Élamites venaient, en s’emparant du Bas-Euphrate, de la Chaldée, d’en chasser les occupants. Sous la conduite du légendaire Tharé, les expulsés marchèrent au nord, en suivant la rive gauche du fleuve ; ils s’arrêtèrent, pour s’y fixer, à Kharrân. Une grande partie des émigrants, continuant leur course, ne croyant pas que la Mésopotamie fût une terre favorable à leurs destinées, franchirent le fleuve sous la conduite d’un chef nommé Abram, ou Abraham, et vinrent en masse, traversant toute la Syrie, du nord au sud, s’établir à Hébron, — Kiriath-Arba, — d’où ils rayonnèrent sur toute la terre de Chanaan. Les Syriens, en voyant passer cette troupe de gens inconnus, dont on ne savait que le dernier campement à l’est de l’Euphrate, les nommèrent Ibris, — Hébreux, — ce qui voulait dire : ceux de l’au delà du fleuve.

L’installation en pays de Chanaan ne satisfit pas tous les Hébreux. Les uns, passant le Jourdain, allèrent former les tribus de Moab et d’Ammon ; les autres, marchant au sud, se mélangèrent aux Édomites ; un troisième groupe, le plus important, hésitant, nomade, difficile, après avoir promené ses tentes à travers les plaines et les montagnes de Chanaan, se dirigea vers l’Égypte. Ce mouvement fut-il la première cause de l’invasion de l’Égypte, toutes les tribus syriennes marchant à la suite des Hébreux, imitant leur exemple ? ou bien, ne formant qu’une tribu, les Hébreux suivirent-ils les Chananéens envahissant l’Égypte ? Abraham, ce chef de la tribu hébraïque, connaissait-il l’Égypte déjà ? N’y vint-il pour la première fois qu’au moment de l’invasion ? ou peu après ?

Les traditions arabes racontent que les premiers Amâlikas, — et ce seraient les Chananéens, — après s’être emparés de la Palestine, marchèrent vers l’Égypte, prirent le delta, fondèrent la ville d’Awar, — le camp d’Aouar, ou Avaris, — et s’y installèrent comme dans la capitale de leur conquête. Ce serait bien là ces Phéniciens que Manéthon cite comme les auteurs de l’invasion pastorale. L’invasion chananéenne aurait entraîné vers le Nil toutes les tribus alors campées en Syrie, et avec elles l’importante tribu des Hébreux ? Quoi qu’il en soit, dans la grande invasion asiatique, et qui devait comprendre des races diverses, mélangées, misérables ou cupides, la race hébraïque joua un rôle prépondérant, non point dans l’envahissement proprement dit, mais par l’influence qu’elle eut sur les destinées de l’Égypte.

Abraham, — le père élevé, le grand ancêtre, — était originaire d’Our-Kasdim, en Chaldée, sur l’Euphrate, à égale distance, à peu près, de Babylone et du Schat-el-Arab. Il vint en Égypte avec sa femme Sarah, qui était belle, la présentant comme sa sœur. Le pharaon régnant obtint Sarah pour son harem, en donnant à l’homme hébreu, au prétendu frère de Sarah, du bétail et des ânes, et des esclaves des deux sexes, et des ânesses, et des chameaux. L’exagération de ces présents est évidente, mais le fait est très vraisemblable en soi. La beauté de Sarah et la misère d’Abraham fuyant la faim expliquent la conduite du patriarche. Les Égyptiens d’alors recherchaient les femmes asiatiques, beaucoup, et le caractère d’Abraham, tel du moins que la Bible hébraïque nous le dépeint, rend simple cette supercherie. L’auteur de la Genèse biblique remarque, après le récit de la légende du pharaon accablé de maux pour avoir pris Sarah, que le souverain la rendit à Abraham et que celui-ci quitta l’Égypte avec sa femme et tout ce qui lui appartenait.

Les Asiatiques s’emparaient de l’Égypte en s’insinuant dans les temples et dans les palais. Ils disputaient aux Égyptiens, avec succès, les situations qui avaient été jusqu’alors occupées par les scribes ; ils devenaient de plus en plus enregistreurs, intendants, prêtres et conseillers. La carrière de l’Hébreu Joseph, fils de Jacob-Israël, est l’exemple de ce que pouvaient les Asiatiques en Égypte. Vendu comme esclave à l’Égyptien Putiphar, — Pôtîfar, Pétéphra, Pé-dou-phra, celui qui appartient au dieu-soleil, — qui était chef des satellites, Joseph remplit auprès de son maître les fonctions de scribe, prenant soin de toutes choses. La femme de Putiphar, suivant le récit de la Genèse, dit de l’esclave : Voyez, on nous a amené là un homme hébreu. L’homme hébreu résista à la femme de Putiphar, qui le désirait, fut dénoncé par elle à son mari, jeté en prison, et n’en sortit que pour expliquer un songe au roi. Le pharaon prit Joseph avec lui, disant : Vois, je te mets à la tête de tout le pays d’Égypte. C’est à Tanis, la capitale des rois pasteurs, que ceci se passait.

Suivant l’usage, Joseph, devenu le grand intendant du pharaon, son véritable ministre, abandonna son nom hébraïque pour prendre le nom purement égyptien de Zaphnath Panéah, et il épousa aussitôt Asnath, fille d’un prêtre de On, Héliopolis. Gouvernant avec prévoyance, en même temps habile et fort, d’arc ferme et de mains souples, sa politique fut absolument celle d’un Asiatique, c’est-à-dire toute vouée au succès, dédaigneuse des droits d’autrui, égoïste, autoritaire, n’ayant pour but que l’exclusive domination, hypocrite, cauteleuse, flexible, prête à toutes les concessions de forme, à toutes les spéculations utiles. Une année de disette étant survenue, l’heureux ministre put montrer au pharaon des greniers regorgeant de céréales. Il ne serait pas surprenant que cette famine fût l’œuvre même de Joseph qui l’aurait préparée par un accaparement systématique des récoltes ? Il est certain qu’au moment de la disette, le ministre hébreu ne donna du blé aux affamés qu’en exigeant d’eux l’abandon au souverain de leurs terres et de leurs troupeaux. Le monarque devint ainsi le maître effectif d’une grande partie du sol égyptien. A ceux qui avaient conservé leur terre, Joseph donna des grains d’ensemencement, à la condition que désormais le pharaon aurait droit au cinquième de la récolte.

Ces prétentions exorbitantes, et qu’il fallait bien subir pendant la famine, eussent pu soulever le peuple contre le pharaon aux temps prospères. Joseph se prémunit contre cette éventualité, en s’assurant l’appui du corps sacerdotal. Les terres des prêtres restèrent seules à leurs possesseurs ; ils purent vivre, sans les vendre, du revenu que leur donnait le roi. Longtemps après Joseph, l’impôt du cinquième du produit des terres subsista ; les terres sacerdotales seules en furent affranchies. En favorisant les prêtres, Joseph n’accomplissait pas seulement un acte de politique prudente ; il obéissait aussi à un sentiment qui, plusieurs fois, fut le mobile de ses actes. Dans le corps sacerdotal se trouvaient un grand nombre d’Asiatiques, et probablement d’Hébreux, que le ministre favorisait.

Cette sollicitude avec laquelle joseph s’applique à servir les Hébreux, surtout les Israélites, c’est-à-dire les Hébreux de la tribu de Jacob-Israël, se manifeste à chaque instant. Avec quelles précautions agit le tout-puissant ministre, bien que complètement sûr de son maître, lorsque cette faveur se réalise. Plusieurs fois, de Chanaan, Jacob enverra ses fils chercher du grain en Égypte, dans la maison même de Joseph ; Joseph a le soin d’éloigner tous les Égyptiens qui sont à la cour du monarque, pour pouvoir donner un libre cours à ses sentiments. Il est bon pour ses frères, même pour ceux qui l’ont vendu ; il est aimant, il est généreux, et il leur donne, pour Jacob, plus que Jacob n’a demandé ; mais la vanité autoritaire de l’Asiatique au pouvoir fera qu’en comblant sa propre famille de cadeaux, et ne dissimulant pas la joie de son cœur, il ne résistera pas au désir de se montrer à ses frères, comme un homme prédestiné, le souverain du souverain, le mandataire de Dieu. Ce n’est pas vous, dit-il aux fils de Jacob, qui m’avez envoyé à Mizraïm, — en Égypte, — c’est Dieu. Il m’a établi pour être le père du pharaon, le maître de sa maison et le dominateur de tout Mizraïm.

Joseph dut gouverner avec une intelligence et une habileté vraiment extraordinaires, car le peuple égyptien avait l’horreur des Asiatiques, et détestait surtout, parmi les Asiatiques, les Hébreux, les Bénou-Israël, qu’ils qualifiaient de lépreux, de peste, de fléau. Lorsque joseph, recevant ses frères dans le palais du pharaon, voulut partager un repas avec eux, il dut se faire servir à part, car un Égyptien regardait comme une abomination de manger avec les Hébreux. Joseph dissimulait son origine, se donnait comme Égyptien. L’horreur des Israélites qu’avaient les Égyptiens était méprisante. Lorsque Jacob vint, avec sa tribu, pour s’installer en Égypte, le pharaon fut obligé de lui assigner une terre au .delta, hors et loin du peuple, au pays de Goschen, à la terre de Gessen, dans la large dépression qui allait du Nil vers le lac central de l’isthme. Lorsque Jacob mourut, il fallut embaumer son corps, le momifier suivant les rites égyptiens, pour que l’on pût l’emporter à Chanaan, selon son vœu. Campés dans la terre de Gessen les Israélites s’y multiplièrent outre mesure.

Joseph fut certainement le ministre d’un roi pasteur, bien que de sérieux arguments aient été présentés pour mettre son gouvernement sous l’autorité d’un monarque égyptien de pure race, de cet Ahmès qui chassa les usurpateurs. La haine que les Israélites inspiraient aux Égyptiens, l’excitation qui les animait contre ces envahisseurs, ont été considérés comme le résultat de la politique d’Ahmès Ier soulevant l’Égypte pour la jeter, en masse ; sur la dynastie pastorale et la refouler ainsi hors du pays. Mais cette horreur des lépreux, les Égyptiens l’éprouvèrent de tout temps, dès l’époque où les premiers Asiatiques parurent en Égypte. Ce sont les grands vassaux et les riches fermiers, les désœuvrés et les corrompus qui accueillirent bien les Asiatiques, les uns charmés de la basse courtisanerie de ces hommes nouveaux, les autres séduits par les chanteuses et les musiciennes de grand talent, et les danseuses qui avaient suivi le mouvement d’invasion.

Si joseph avait été le ministre du pharaon national, eût-il osé recevoir ses frères au palais ? Et comment le souverain même qui, le fer à la main, et plein de gloire, venait de personnifier la haine de l’étranger, aurait-il transmis son pouvoir, livré toute l’Égypte, à un étranger ? Joseph fut bien le ministre d’un roi pasteur ; et si, malgré son influence, il dut prendre mille précautions pour favoriser les Hébreux de Gessen, c’est que les pharaons de la dynastie pastorale, Asiatiques, n’étaient pas absolument de la race d’Israël. Un souverain israélite n’eût jamais accepté un premier ministre tel que joseph.

La tradition chrétienne désignait un Aphobis comme le pharaon biblique sous l’autorité nominale duquel l’Hébreu joseph gouverna l’Égypte. Jules l’Africain dit que joseph fut le ministre d’un roi nommé Apappus. Le pharaon de Joseph serait donc l’Apapi de la XVIIe dynastie. Cette constatation a permis d’établir une série intéressante de faits chronologiques. Joseph fut élever au rang de ministre à la dix-septième année du règne d’Apophis, ou Apapi, soit en l’année 1967 avant notre ère, et il était, alors, âgé de trente ans, ce qui reporte à l’an 2173 la date de l’arrivée en Égypte d’Abraham, sous la XVIe dynastie.