DE EN plein égoïsme, sans préoccupation de l’avenir, gouvernée par de grands vassaux qui se sont partagé la vallée du Nil, l’Égypte descend une civilisation corrompue. Les ouvriers de toutes sortes, voués à un rude travail, ne vivent plus qu’avec difficulté ; il y a des espèces de manufactures où, surveillées par des gardiens, comme condamnées à un labeur forcé, des femmes filent, tissent et brodent. Les énumérations du scribe Douaour-se-Kharda donnant des conseils à son fils Papi doivent être exagérées, mais le fond en est exact. Il est vrai que les forgerons, pour vivre, sont obligés de prolonger leur journée de travail bien avant dans la nuit ; il est vrai que les bateliers n’ont pas de repos ; il est vrai que les tisserands sont comme des esclaves enfermés dans leurs ateliers, gardés à vue, travaillant pour un maître qui les exploite ; il est vrai enfin que les routes ne sont plus sûres, et que lorsque les courriers partent, ils doivent, s’ils sont sages, régler le sort de leurs enfants par crainte des bêtes féroces et des Asiatiques. Les scribes, seuls, demeurés hors de cette corruption, exploitent les exploiteurs ; il est absolument vrai qu’ils s’enrichissent scandaleusement lorsqu’une mission leur est confiée, et qu’en temps ordinaire ils vivent en paix, sans ennui, pendant que d’autres pourvoient à leur nourriture et à leurs vêtements. Les Égyptiens, du plus grand prince au plus petit des travailleurs, ne réagissent pas contre cette destinée fatale, parce que les étrangers venus de l’Orient les ont envahis, que les ignobles Asiatiques, par leurs femmes, par leurs talents, par leur commerce, ont su captiver le peuple, le corrompre, l’abâtardir. Mais il y avait chez le scribe une inquiétude ; il se sentait subordonné ; son indépendance était précaire, un caprice du prince pouvait le rendre à la misère épouvantable. Aussi, ce que préféraient les scribes, ce qu’ils recherchaient surtout, c’était d’être commis à la garde d’un tombeau, ou d’entrer dans le personnel d’un temple. Les prêtres, en effet, de mieux en mieux organisés, prenaient une influence. La religiosité n’a pas encore complètement absorbé l’Égyptien, les divinités ne sont pas encore terminées, il n’y a pas de sacerdoce proprement dit, et cependant le corps sacerdotal existe, avec ses prérogatives et ses prétentions. Il n’était pas de tombeau qui n’eût, en un point bien apparent, une stèle donnant le nom, les titres et la généalogie du mort, souvent un récit de ses œuvres, une litanie de ses vertus, et quelquefois la représentation gravée de son image recevant les offrandes funéraires, avec une invocation, une prière banale aux occupants de l’amenti. Une stèle de cette époque, trouvée à Abydos, n’a pas de tableau d’adoration ; mais un texte de quinze lignes y dit une oblation à Osiris et à Anubis, pour que ces divinités accordent les offrandes funéraires consistant en mille pains, mille vases pleins de liqueur fermentée, mille bœufs et oies, mille encens, mille baumes. Le service des tombes, on le voit, est devenu très onéreux ; le corps sacerdotal a de grandes exigences. D’après Manéthon, Les monuments de cette époque tourmentée signalent
cependant une certaine unité d’intention. Du Haut-Nil jusqu’à la mer
Méditerranée, les statues retrouvées ont un caractère identique, bien qu’exécutées
par des mains différentes, plus ou moins habiles ; à en est de colossales et
qui, par leur style, appartiennent à l’art pur. Les pharaons inconnus de On s’est demandé si les
Sevekhotep et les Nowerhotep de La féodalité égyptienne eût été prospère, les pharaons eussent régné en paix, non sans gloire, si les divisions sociales n’avaient pas préparé la ruine du pays. L’importance que les scribes et les prêtres avaient prise suscitait déjà de profondes jalousies dans l’armée ; les pharaons eux-mêmes n’étaient peut-être pas sans ameuter les guerriers contre les écrivains. Il est remarquable qu’à cette époque les inscriptions royales cessent de donner les titres des prêtres, des scribes attachés aux monuments funéraires, ainsi que cela se pratiquait au temps de l’Ancien-Empire ; maintenant, le pharaon affecte de mettre partout son cartouche personnel. Les souverains s’inquiétaient des exigences toujours croissantes du personnel sacerdotal. La statue d’un prince royal, debout, et dont le nom est inscrit deux fois sur le socle et sur le pilier d’appui du monument, porte sur la plinthe, gravée, l’image d’un fils avec le titre de prêtre. Cela a l’allure d’une usurpation, résolue, risquée. Les pharaons se maintenaient au-dessus de leurs vassaux par la munificence de leur cour, et c’était un contraste avec la vie difficile, très laborieuse, du peuple ; ils luttaient contre l’influence des prêtres en favorisant l’armée, et ils se préparaient ainsi des compétiteurs ; ils tendaient à déplacer le centre national pour le porter au nord, accroissant donc l’importance des petites monarchies intérieures qu’ils abandonnaient à elles-mêmes. Politiquement et moralement, l’Égypte était toute en anarchie. De simples particuliers osaient placer leurs propres statues dans les temples, comme le faisaient les rois ; et tandis qu’Osiris, devenu dieu, était adoré sur quelques points des bords du Nil, ailleurs le culte des ancêtres demeurait persistant et exclusif. Les tombeaux disent bien l’état des esprits. Les anciennes croyances se transforment. Les momies sont mal embaumées ; on ne les emmaillote presque plus, on les enveloppe dans des étoffes nouées, flottantes. Le texte des stèles est plein de confusion ; les noms s’y accumulent ; toute la famille du mort y est énumérée, comme s’il s’agissait d’établir des degrés de succession légale. Le cercle de la famille, qui s’était ouvert, se referme ; chacun défend son bien. Sauf de rares exceptions, les divinités ne sont pas représentées sur les stèles. C’est une période de lutte sourde où pharaons, vassaux, prêtres et généraux, rêvant la prépondérance, convoitent l’avenir, pendant que le peuple agonise. L’avènement de La légende a fait de cette invasion un déchaînement d’horreurs.
On affirma pendant longtemps, et sans hésitation, que l’Égypte fut pillée, ruinée,
détruite par le fer et par le feu, systématiquement ; qu’une partie de la
population mâle, livrée à la fureur des Asiatiques
ignobles, succomba dans un massacre, l’autre
partie étant réduite en esclavage. Ce roman devint historique, et
l’on raconta que les barbares, à
Memphis, firent pharaon un des leurs nommé Shalit, — Salatis, Saïtis, — lequel
organisa un gouvernement régulier et frappa d’un
impôt ses sujets égyptiens. Cette conclusion, contradictoire avec
le récit des massacres, des incendies, des destructions, les monuments la
confirment. L’invasion est certaine ; indiscutable est le règne de Shalit
inaugurant une dynastie, Donc, sans combat, des hordes envahissantes, menées par
Timaos, ou Timæos, occupent le delta, vont à Memphis introniser un des leurs,
Shalit, séparant ainsi, dit l’historien,
Manéthon dénomme les envahisseurs. Leur peuple entier, dit-il, fut appelé Hyksos, c’est-à-dire rois pasteurs, car hyk, dans la langue sacrée, signifie roi, et sos, selon le dialecte vulgaire, pasteur ou pasteurs ; de là le mot composé Hyksos. — Il en est, ajoute Manéthon, qui prétendent que c’étaient des Arabes. Les Égyptiens contemporains de l’événement qualifiaient les envahisseurs de maudits, de pestiférés, de lépreux ; ces qualificatifs ne sont pas sans caractériser une race ; ils excluent, dans tous les cas, la pensée d’une invasion libyenne, méditerranéenne. Les lépreux ne pouvaient venir que d’une partie de l’Asie loin du pays des Arabes. Les Égyptiens, ordinairement, qualifiaient les Asiatiques nomades pressant leur frontière orientale, et les tourmentant, de pillards, de voleurs, — Shou, Shasou, — et le chef de ces hordes c’était pour eux le roi des Shou, Hyk-Shou. C’est ce mot Hik-Shou que les Grecs auraient prononcé et écrit Hykoussôu, Hyksos ? Les textes qui parlent de cette invasion nomment les envahisseurs, Mentiou, pasteurs, et Satiou, archers. Ces Hyksos, ou Shasou, seraient les mêmes, croit-on, que
les Sati, ces nomades chez lesquels Sineh, au commencement de Josèphe, qui veut voir ses ancêtres partout, dit que les
Hyksos étaient des Juifs, venus en brigands armés
sans doute, mais ayant réellement assujetti et gouverné l’Égypte. Par les
monuments, par les récits, par les invectives et par les faits, on a essayé
de reconstituer le type de ces nomades pasteurs. Pour les uns, ce furent des
hommes aux traits anguleux, sévères, vivement
accentués, aux pommettes extraordinairement saillantes, mélange de
Sémite et de Touranien, type fréquent dans l’ensemble des populations qui
habitèrent Les Pasteurs étaient des Asiatiques, incontestablement. Vouloir
localiser la horde envahissante, c’est peut-être poser un insoluble problème.
De l’Arabie à l’Euphrate, de A l’orient de l’Égypte, à la frontière orientale du delta,
des Asiatiques nomades, campés, très nombreux, en relations continuelles avec
la vallée du Nil, exploitant la vanité corrompue des princes, la placide
crédulité du peuple, n’attendaient que l’occasion d’envahir un pays privé de
gouvernement central, faible, en pleine anarchie. Le delta, tout ouvert,
était envahi déjà, en ce sens que la terre y était couverte de populations
asiatiques, notamment autour du lac Menzaleh, dont les pêcheries, comme de
nos jours, étaient continuellement miraculeuses. Voici qu’à Thèbes l’antagonisme
entre les pharaons et le corps sacerdotal, et dans toute Il est vraisemblable que cette invasion lente, ancienne, s’accentua,
se transforma en une expédition sous l’influence d’une tribu, celle des
Khétas, — les Héthéens de Manéthon a dit vrai. Des gens de race ignoble, venus
des contrées de l’Orient, occupèrent l’Égypte, la subjuguèrent facilement et sans combat. Le
premier soin du premier roi pasteur régnant à Memphis, Shalit, fut de se
prémunir contre une invasion des Asiatiques orientaux, des Assyriens alors
tout-puissants, en organisant l’immense camp d’Avaris. Mais
Manéthon se trompe, Manéthon reproduit un mensonge devenu traditionnel,
lorsqu’il accuse les Pasteurs d’avoir ruiné, pillé, détruit l’Égypte. Les
Pasteurs respectèrent jusqu’aux statues des rois de |