Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

DE 3064 A 2851 Av. J.-C. - Civilisation du Moyen-Empire. - Gardiens des tombes, officiants, prophètes. - Influence des Asiatiques et des Africains. - Religiosité et superstitions. - Multiplication des fêtes. - Morale. - Maîtres et étudiants. - L’art d’écrire. - Médecine. - Conseils du scribe Douaour-se-Kharda à son fils Papi. - Littérature. - L’hymne à l’Indus et l’hymne au Nil.

 

IMITANT les pharaons, les grands vassaux du Moyen-Empire avaient confié la garde de leurs tombes, et la surveillance des rites qui devaient s’y accomplir, à des Égyptiens instruits dans ce but par les vieux ordonnateurs des anciens temples pharaoniques. Ces maîtres des cérémonies, installés dans un nome, y vivaient des produits d’un domaine que le seigneur leur affectait, les séparant du peuple. Le culte des ancêtres s’était compliqué ; il avait pris l’allure d’un sacerdoce. L’ensemble des officiants formait presque un collège de prêtres avec ses traditions, ses mystères et ses vues. A la XIIe dynastie, il y a déjà des sages qui sont comme des prophètes. Le chef de famille n’a cependant pas encore abdiqué ; c’est lui qui, en personne, officie aux jours de grande solennité. Ces jours-là, les officiants ornent les tables d’offrandes, brûlent les parfums, immolent les bêtes du sacrifice ; mais le seigneur les traite comme des aides, il ne leur reconnaît aucune supériorité.

De l’Afrique intérieure, du sud, sont venus les Nègres, avec leurs superstitions et leurs formules magiques ; de l’Asie vont arriver ceux qui apprendront aux Égyptiens comment on inquiète les hommes, et comment on exploite cette inquiétude. C’est par troupes que les Asiatiques venaient dans la vallée du Nil, avec des cadeaux, demander l’hospitalité aux princes de nomes, aux grands vassaux des pharaons. Ils s’installaient dans la province, échangeaient des broderies et des étoffes apportées, contre quelques provisions, et pendant que leurs filles, musiciennes ou chanteuses, s’employaient à distraire les Égyptiens désœuvrés, leurs jeunes hommes, très habiles, beaux diseurs, insinuants, parlaient de divinités redoutables en termes exquis, édifiaient le peuple par l’onction de leurs homélies chantantes. D’autres Asiatiques, amenés comme prisonniers par des princes victorieux, se mêlaient aux hommes d’Asie librement immigrés. Les peintures de Béni-Hassan montrent des vaincus au nez busqué, aux cheveux et à la barbe du plus beau noir, s’avançant avec leurs femmes, leur bétail et leurs lyres, offrant un cosmétique, — le nest’en, — au vainqueur. Les pharaons se vantaient de ces implantations de peuples entiers dans la vallée du Nil.

L’esprit de religiosité vint en Égypte avec ces étrangers. On crut bientôt, et fermement, à de sottes fantaisies. Le voyage d’Abydos, couramment accepté, s’est dégagé de tout symbolisme, est devenu réel. A la mort de l’homme, l’âme se désincarne pour se rendre vers un monde nouveau ; il y a dans la montagne d’Abydos une grande fissure ; c’est par cette fente que passent les âmes pour se rendre dans l’amenti ; la barque du soleil vient, dans le jour, prendre les âmes au delà de la fissure, et les transporte, et les passe dans la nuit, sous la protection d’Osiris. Or, il eût suffi de se rendre à Abydos, de regarder la fente, de franchir la montagne, pour détruire tout ce symbolisme réalisé. Mais on n’allait plus à Abydos, et le tombeau d’Osiris devenait lui-même comme un mythe ; Osiris prenait toute l’inconsistance d’un dieu.

Pendant que les Asiatiques imposent ainsi à l’Égypte leur religiosité radicale, les Éthiopiens, eux, sans accès, mais sans recul, peu à peu, et comme au hasard de leur pensée, sans plan préconçu, sans intention spéculative arrêtée, troublent bien autrement l’esprit de l’Égyptien, en l’épeurant, en l’engluant de superstitions. Les bergers qui veulent mettre leur troupeau à l’abri des inondations rapides, comme les voyageurs qui veulent être épargnés par le crocodile ou le scorpion, n’ont qu’à réciter des formules magiques ; ils redouteront la dame des deux pays, qui poursuit les hommes, qui habite les marais, qui dort dans une grotte, dont on ne peut voir la chevelure sans que ses nattes se contractent, dont la couleur de la peau ne saurait se définir. Le fantastique se développe parallèlement à la religiosité ; les monstres naissent avec les dieux. A mesure que les divinités se forment, surgissent, s’imposent, l’humanité se désagrège, s’abaisse, disparaît.

Au culte des morts, tout égyptien, se substitue le culte des dieux, asiatique par l’idée, africain par la forme. Jusqu’alors, les tombes avaient le serdab, ce réduit muré où se dressaient les statues des morts ; à partir de la XIIe dynastie, les serdabs se vident. Jadis, la momie, descendue au fond du caveau, y attendait, dans le silence et dans l’obscurité, l’heure de la reviviscence certaine, et le respect de cette attente éloignait à jamais les vivants du lieu de repos. Maintenant, le sarcophage est placé dans la chambre même où les parents et les amis se réunissent, et ces réunions deviennent fréquentes. Jamais fêtes plus nombreuses ne furent plus scrupuleusement célébrées.

A lire un texte de Béni-Hassan, on se demande si, parfois, au point de vue nouveau de la liturgie embryonnaire, il n’y avait pas dans l’année autant de fêtes que de jours. C’est qu’en effet le prêtre a grand intérêt à multiplier les anniversaires, les célébrations, pour justifier son importance. Ce sont : la fête du nouvel an, la fête du commencement de l’année, la fête de la grande année, la fête de la petite année, la fête du bout de l’an, la fête du grand feu, la fête du petit feu, la fête des cinq jours épagomènes, la fête de la rentrée des grains, la fête du mois, la fête du demi mois, et toutes les fêtes des vivants et des morts. Le doublement des fêtes relatives au commencement et à la fin de l’année s’explique par l’existence simultanée, dans la vie égyptienne, de l’année vague et de l’année vraie. Cette indication prouve qu’à ce moment l’année de trois cent soixante-cinq jours et un quart était arrêtée. L’importance du prêtre qui ordonnait ces cérémonies est affirmée dans l’inscription même : Je choisis un prêtre de Râ et je le constituai maître de champs et maître de serfs, et je décrétai des repas funéraires à toutes les fêtes.

L’Égyptien aimait encore la vie dans ce trouble intellectuel. Il ne prévoyait pas le despotisme de ces prêtres qui transformaient les ancêtres bien-aimés, si doux, muets, en divinités dont quelques-unes au moins allaient devenir redoutables, exigeantes, bavardes, s’immisçant à tout propos, par la voix des officiants, dans l’existence de l’homme inquiété. Il croit qu’en multipliant les offrandes il plaira suffisamment aux dieux, et il se soumet. Sa morale se condensait en une courte série de formules excellentes. Se tenir à sa place, ne jamais s’enorgueillir, ne rien dissimuler, vivre activement sans blesser le droit d’autrui, n’avoir pour but que des desseins graves, sérieux, lourds de poids : telle est alors la sagesse égyptienne. Mais voici que l’esprit asiatique s’insinue, et l’obéissance s’explique par l’intérêt, la soumission se justifie par le succès, le respect devient de la platitude. L’obéissant et l’actif arrivent ; combats les paroles dirigées contre l’obéissance ; remue tes jambes et tu marcheras, dit celui-ci. Si tu marches à la suite d’un grand, dit un autre, tu feras ton chemin comme homme riche. Et Sineh, qui a vécu chez les Asiatiques, recevant une récompense, manifeste sa gratitude en se mettant à plat ventre, en s’appliquant contre le sol, en se traînant sur sa poitrine.

Le goût de l’étude s’était répandu. Les sculpteurs apprenaient laborieusement l’art de graver la pierre et d’élever des statues ; des scribes enseignaient l’art d’écrire. Les instructeurs étaient sévères, leurs leçons rebutaient les étudiants ; mais ils se vantaient de leur persistance. Des raisonnements bien déduits, appuyés d’une bastonnade bien appliquée, combattaient la paresse du fustigé en l’éclairant sur les avantages que lui vaudrait, plus tard, son labeur pénible : Ô scribe, point de paresse, ou tu seras battu vertement ; ne livre pas ton cœur aux plaisirs, ou tu seras dans la misère. Un professeur constate qu’il y a un dos chez le jeune homme, et que le jeune homme écoute quand ce dos est frappé.

L’art d’écrire est tout ce que les scribes apprennent à leurs élèves ; aucune préoccupation scientifique ne paraît les stimuler. Il existait cependant une science, puisque l’année vraie avait été exactement déterminée, et que les architectes appliquaient avec rigueur certaines lois de la mathématique. La médecine, largement pratiquée, passait de la médication la plus simple à l’emploi des remèdes les plus étranges. Les maladies de peau, d’yeux et de ventre étaient les plus fréquentes. Le miel, le sel, l’encens et les huiles s’ordonnaient ; ou bien faisait-on boire la poudre d’une cervelle desséchée et pilée, appliquer sur la partie du corps endolorie un vieux livre bouilli dans de l’huile. Les charmeurs et les exorciseurs ne manquaient pas. L’examen des momies de cette époque a démontré que l’art de la chirurgie était nul. Ainsi, toutes les sévérités des professeurs, les longues années passées par les élèves dans les écoles, où s’exerçait la discipline la plus rude, n’aboutissaient à la découverte d’aucune vérité, n’apportaient rien, ou presque rien, à la somme des connaissances acquises.

Les écoles de littérature abondaient, très peuplées, car le scribe pouvait prétendre à tous les emplois : devenir architecte, ingénieur, receveur des impôts, général, prêtre, gouverneur de nome, conseiller du pharaon, ministre. Les exemples étaient nombreux de scribes parvenus aux emplois les plus élevés. Toutes les carrières leur étaient naturellement ouvertes, car rien ne se faisait dans les fermes, dans les temples, dans les palais, intérieurement ou publiquement, qui ne fût compté, inscrit, décrit, archivé.

La délicieuse effronterie avec laquelle le scribe Douaour-se-Kharda signale à son fils Papi les avantages du métier de scribe, nous vaut une série très intéressante de tableaux de mœurs, un exemple parfait de la littérature égyptienne à cette époque. L’humeur de l’écrivain est gaie ; le terme qu’il emploie est ordinairement précis, courageux ; le trait, rapide, bien choisi, est presque toujours suffisant. L’énumération, qui est l’effet principal de son style, se poursuit sans fatigue, plaisante, observée, allant au but avec entrain, et se faisant, à l’avance, pardonner sa hardiesse par le sourire qu’elle va provoquer. L’auteur, instruit des choses, observateur patient, réaliste, maître de son procédé, développe ses comparaisons comme une litanie, et son fils Papi, à qui il parle, va pouvoir comparer le métier de scribe aux autres métiers, depuis le forgeron à la gueule de son four, aux doigts rugueux comme la peau du crocodile, plus puant qu’un œuf de poisson, jusqu’au barbier courant de maison en maison, cherchant les pratiques, rompant ses bras pour remplir son ventre, jusqu’au maçon s’accrochant aux aspérités pour arriver au haut de son mur, allant comme le pion du jeu des échecs, de case en case, de poutre en poutre.

Il ne reste à Papi qu’à choisir entre deux carrières : le métier des armes et le métier des lettres. Le scribe Douaour-se-Kharda termine ainsi son énumération : J’ai vu la violence, j’ai vu la guerre ; décidément ouvre ton cœur aux lettres. J’ai vu les hommes qui travaillent de leurs mains ; en vérité, il n’y a rien de bon hors des lettres. Comme on se plonge dans l’eau, plonge-toi dans les livres, et tu verras, si tu as étudié, que le travail du corps ne tourmente pas l’écrivain ; qu’il se rassasie de l’activité d’un autre ; qu’il ne bouge pas, lui ; qu’il se repose. C’est parce que j’ai vu les ouvriers à l’œuvre que je te fais aimer la littérature comme ta mère, et que j’étale ses beautés devant toi. Le métier de littérateur est le plus important de tous les métiers. La littérature n’est pas un vain mot sur cette terre ; celui qui s’est mis à en tirer parti dès son enfance, très honoré, est envoyé en mission au loin ; or, celui qui n’est pas envoyé en mission au loin demeure dans sa misère. Qui donc a jamais obligé un scribe à travailler pour autrui, à exécuter ponctuellement un ordre ? En te conduisant à l’école des lettres, — à Khennou, — certes j’ai agi par amour pour toi ; et si tu as étudié avec profit, ne fût-ce qu’un seul jour, cela te profitera pour l’éternité, car ce que l’on apprend à cette école a la solidité durable des montagnes.

Les conseils du scribe Douaour-se-Kharda ne sont en réalité qu’un morceau de littérature, mais ils expriment exactement la pensée des Égyptiens de son temps. La fougue d’une civilisation nouvelle exigeait une extraordinaire activité, et la formation des groupes sociaux jusqu’alors indécis favorisait l’ascension rapide des hommes de choix. C’est parmi les scribes que se recrutaient nécessairement les artistes, les intendants, les administrateurs, les conseillers, les serviteurs des tombes et des temples devenant prêtres. Les chefs de province, gouverneurs ou grands vassaux, se faisant indépendants de plus en plus, par leur richesse propre et la richesse de leurs serfs, agrandissant chaque jour leurs domaines et par conséquent l’administration de leurs biens, employaient des quantités de scribes ; parmi ces scribes, quelques-uns arrivaient vite à s’imposer, tenant dans leurs mains toute la fortune de leur maître. Les pharaons enfin, relativement délaissés, depuis que les princes vivaient magnifiquement dans leurs fiefs, ne trouvaient que dans le monde des scribes le personnel de conseillers, de missionnaires et de stratèges dont la cour pharaonique était plus particulièrement formée. Certes, dit un texte de cette époque, il n’est pas de scribe qui ne mange de ce qui est servi au palais du roi.

L’infatuation de l’écrivain dépassera bientôt toutes les bornes ; il n’est pas d’emploi qu’il ne soit capable de remplir, de science dont il ne connaisse les profondeurs, d’habileté dont les secrets lui échappent. Un scribe de la XIIe dynastie, Arouisen, dit ce qu’il sait ; il sait tout : le sens des paroles divines, l’ordonnance des panégyries, les conditions de la construction et du jeu des écluses, le dressement des comptes pour leur règlement, les problèmes géométriques du fractionnement des terrains, les rites funèbres, « la marche de la momie », les formules des incantations, des exorcismes, des enchantements, et le mystère de l’outre-tombe. Nul, par l’étendue de ses connaissances, dit ce scribe, ne se distingue mieux aux yeux de tous, que moi et mon fils aîné.

La littérature égyptienne, toute florissante à ce moment, est typique ; elle s’est appropriée les procédés de l’art du graveur. Il y a parallélisme évident entre le scribe de la XIIe dynastie exprimant sa pensée, et l’artiste sculptant des hiéroglyphes sur les parois d’un temple. Chaque détail, pris en soi, est parfait, dans le texte ou sur la muraille ; le mot employé est exact, précis, trouvé, comme le trait est correct, juste, habile ; il y a, avec un relief accentué, un non-trop remarquable. Mais le graveur a suivi le texte du scribe, et ses signes hiéroglyphiques, qui sont chacun une merveille, ne donnent pas au regard un ensemble harmonique satisfaisant, de même que la lecture ne s’en peut faire sans que l’esprit ne soit inquiété. Les mots, qui sont chacun une note juste, ne procurent pas à l’oreille une sensation agréable, logique, et l’auditeur ne peut en suivre la récitation sans effort. Ils se heurtent, au caprice de l’écrivain. Les pensées se succèdent rapidement, données comme elles sont venues, au moment même de leur éclosion, sans préoccupation de ce qui a été dit, ni de ce qui va suivre, l’écrivain passant d’un sujet à un autre sans prévenir autrement son lecteur que par un trait séparatif, un signe matériel, sauf à reprendre le sujet interrompu.

L’irréflexion est le trait caractéristique de cette littérature, rapide, plaisante, toute de forme, qui ne contient ni un sentiment, ni une sensation. L’impression poétique manquant à l’Égyptien, sa rhétorique l’incite à la recherche des effets purement littéraires. Il exprime bien le réel, avec netteté, par l’emploi de mots heureux ; mais il ne sait pas, — s’il y songe ? — réveiller dans l’esprit de qui l’écoute, de qui le lit, cette émotion spéciale qui met en communion de sentiments l’écrivain et le lecteur. Bien autrement humains étaient les Aryas védiques, dont les œuvres, au contraire, toutes pleines de pensées, transportent le lecteur, fût-il ignorant des choses de l’Inde, dans le milieu même où le poète vécut. C’est que l’auteur des hymnes védiques est homme avant tout, à l’impression de l’humain, sent la terreur et la souffrance, et choisit, pour les chanter, les sensations douces, nobles, consolantes, épurées ; tandis que l’Égyptien, qui ne sait rien au delà de l’Égypte, qui ignore l’humanité, qui ne souffre ni de l’inclémence du ciel, ni des exigences de la terre, n’ayant pas de consolation à rechercher pour lui, de jouissance intellectuelle à procurer aux autres, n’écrit que comme parle un bavard, avec esprit, avec goût quelquefois, avec originalité souvent, mais brièvement quant à la phrase, lancée, et longuement quant au récit, qui n’a pas de fin.

L’Indus, ce Nil de l’Inde, fut célébré par les Aryas, et ce chant devint l’épopée du grand fleuve, perpétuant le souvenir de la vie aryenne sur ses bords. Les siècles ont pu disperser la grande famille aryenne ; mais ne restât-il dans les veines du plus infime des parias qu’une goutte, une seule, de sang aryen, que cette goutte suffirait pour qu’à la lecture de l’« hymne à l’Indus n, et par un phénomène puissant, un frémissement parcourût ses membres, pour qu’il vécût complètement en une seconde, en un éclair, toute la vie de ses ancêtres disparus. Telle est la littérature védique, vivante, vibrante, toute imprégnée de l’émotion qui la conçut.

Or, un Égyptien de la XIIe dynastie a célébré le Nil, cet Indus d’Afrique. Ici, nulle chaleur ; une littérature correcte, conforme sans doute aux règles convenues, mais ne donnant au lecteur, fût-il Égyptien, et de race pure, aucune impression de ce qu’était la vie de ses aïeux. Qu’est cette œuvre ? La constatation de services rendus, de bienfaits perpétués, sans cri spontané de reconnaissance, sans émerveillement, sans émotion. Pas un trait, pas un mot qui donne l’impression des eaux du Nil toutes grondantes aux cataractes, de la tranquille majesté du fleuve dans son large cours non obstrué, de ses reflets verdâtres, bleus ou rouges, suivant les saisons, de l’harmonie réelle de ses flots pressés à l’époque de la crue bienfaisante, quand ses ondes font chanter ses rives et que le continuel murmure des ajoncs se mêle au bourdonnement des bestioles innombrables.

Le Nil donne la vie à l’Égypte, et c’est comme un devoir qu’il accomplit ; par lui est assurée la durée des temples, et des millions de malheureux se reposent pendant qu’il inonde le pays ! C’est la parole d’un scribe du corps sacerdotal acclamant le fournisseur de blé et d’orge procurant à l’Égyptien le moyen de payer l’impôt dû aux prêtres, et qui considère le travail comme une dure nécessité. L’égoïsme a dicté ce chant. Ce n’est même pas une prière, car le Nil mystérieux, le bienfaisant Hapi, n’est pas encore divinisé : On ne le représente point sous la forme d’une pierre taillée ; parmi les statues qui portent la double couronne, on ne trouve pas la sienne ; il ne jouit d’aucun culte et ne reçoit aucune offrande ; on ne saurait l’attirer dans un sanctuaire.

On lit cet hymne comme un document, sans éprouver le désir d’entrer en relation de pensées avec son auteur, que rien n’impressionnait, sauf la régularité mathématique des inondations du grand fleuve et la quantité des bienfaits qui en résultaient pour l’Égypte. La nature, trop généreuse, a fait ces hommes trop heureux ; leur imagination est devenue lourde ; ils se sont habitués à leurs jouissances ; ils ont perdu la faculté d’aimer et de souffrir.