DE LES pharaons des deux premières dynasties du Moyen-Empire donnèrent aux Égyptiens l’illusion d’un royaume puissant ; cette illusion, les ennemis de l’Égypte la partagèrent. La quiétude, sinon la paix, régnant aux bords du Nil, de l’Éthiopie à la mer, la civilisation put y renaître. Mais ce renouveau se ressentit fortement du mélange des races que la politique des Entew, des Amenemhat et des Ousortésen avait favorisé. Non seulement des peuples entiers, ainsi que les textes s’expriment, étrangers, vinrent s’installer en Égypte, mais des colonies égyptiennes furent transplantées en Nubie par les pharaons. Il y eut, tout le long du Nil, à cette époque, une grande confusion de peuples, un véritable désordre ethnographique, et il fallut pour la première fois, dans quelques provinces, créer un corps spécial chargé de surveiller et de poursuivre les malfaiteurs. On arrêtait et on volait, sur les routes. Les grands vassaux qui gouvernaient les provinces, sous l’autorité nominale mais nettement reconnue des pharaons, les gouvernaient comme des monarques indépendants, non sans gloire quelquefois. Ces monarques ne régnaient pas despotiquement ; des conseils intervenaient dans l’administration du nome, de la province. Les devoirs des vassaux étaient acceptés. Ils devaient suivre le pharaon à la bataille, protéger le convoi, rapporter le butin, assurer la paix intérieure de leur nome, y rendre la justice, s’approvisionner pour les années de disette, veiller à la pleine culture de tous les terrains, soutenir les mineurs, les veuves et les femmes mariées, traiter avec égalité tous les hommes, sans distinction de fortune ni de classe, répartir avec équité les eaux du Nil, ne jamais couper un seul des canaux qui portaient au champ les eaux fécondantes du fleuve. En se vantant d’avoir rempli ces devoirs, le monarque du nome de Meh nous signale surtout les abus possibles. Des gouverneurs moins équitables exploitaient sans doute leur monarchie. Le type du gouvernement égyptien d’alors, que les gouvernements des nomes ne font que reproduire, bien que comportant une somme appréciable d’abus, ne pesait pas sur l’Égyptien. Il y avait dans ce peuple, à ce moment encore, un grand esprit de subordination, d’obéissance. On fait l’homme pour le chef, dit un texte, et le soldat pour le capitaine. Cette subordination, les grands vassaux l’acceptent, dans une certaine mesure, devant le souverain ; c’est, par exemple, une récompense désirée par le monarque d’un nome, que d’être autorisé à se qualifier d’ami du pharaon. Le pharaon récompensait les grands vassaux de diverses manières, dans la vie et dans la mort ; soit, par exemple, en élargissant les limites du domaine seigneurial, soit en prenant à sa charge les frais d’embaumement et de funérailles du prince décédé, dépenses considérables. Le seigneur payait un tribut au souverain. J’ai passé, certes, des années comme prince dans mon nome, dit le monarque de Meh ; j’ai donné... des taureaux avec leurs vaches, et j’ai été en faveur pour cela dans la maison royale, car, les vaches laitières, j’ai porté tout leur produit au palais royal, et nulle redevance n’a été plus forte que la mienne dans tous ses entrepôts. Le monarque ajoute qu’il a enrichi sa province en la vouant à une culture intense, en surveillant lui-même l’exécution de ses ordres, se vantant, malgré l’enrichissement du nome, de n’avoir pas créé d’impôt nouveau. Des contingents armés, fournis précisément par les grands vassaux, allaient chaque année en Éthiopie chercher, pour le pharaon, le tribut des seigneurs du sud, en or. A mesure que les seigneuries se consolidaient, que les nobles chefs, — erpa-ha, — augmentaient en Égypte, se partageant le pays, les amis et les parents du roi — suten-rekh, — dont les cours pharaoniques avaient été encombrées, devenaient de plus en plus rares. L’uniformité des gouvernements de nomes, sous l’autorité reconnue du souverain, donnait aux Égyptes une unité gouvernementale théorique, mais illusionnant les pharaons, les grands vassaux, les Égyptiens et les étrangers. Il se formait une sorte de sentiment national, se manifestant par le mépris ou l’horreur des Nègres, des hommes de Kousch et des Asiatiques. Des monuments de La statuaire du Moyen-Empire, inférieure à celle de l’Ancien-Empire,
a cependant donné quelques œuvres intéressantes ; notamment les statues d’Amenemhat
Ier et d’Ousortésen
Ier, si belles,
que des pharaons, les usurpant, y feront graver leur propre cartouche. Les
sculpteurs exagéraient leur sentiment, les graveurs négligeaient la
perspective ; mais les premiers avaient d’amples idées, voulaient le vrai, et
les seconds, très finement, s’acharnaient à la perfection du trait, au fini
du rendu, rehaussant leur minutie de couleurs vives. C’est la pure tradition
memphite qui revient, en partie. On peut relier, en les comparant, les
artistes de Les cercueils, sculptés, peints, dorés, incrustés de pierres précieuses, crient le faux goût. Au culte du mort s’est substituée la vanité du vivant, qui songe plutôt à perpétuer luxueusement son souvenir qu’à faire respecter sa mémoire ou formuler son vœu pour l’autre vie. C’est ainsi que les princes de Meh firent creuser leurs tombes dans la chaîne arabique, illustrant sur les parois les fastes de leur dynastie. Les funérailles sont un événement. Le cadavre a son sarcophage, sa gaine d’or avec tête de lapis, qu’un baldaquin surmonte et que traînent des bœufs. Des pleureuses précèdent le convoi ; d’autres, de la porte de la syringe, appellent le mort. On sacrifie des victimes au seuil de la tombe, on dresse des stèles commémoratives, et le peuple tout entier intervient, se lamentant. Les fêtes funéraires se renouvellent plusieurs fois dans l’année, somptueusement. Une grande barque, très ornée, transporte le prince et sa famille au tombeau, et ce sont des entassements d’offrandes, — blé, farine, pains, gâteaux, liqueurs, viandes, lait, beurre et encens. — Le jour de la moisson, une gerbe de blé nouveau était processionnellement portée à la syringe. Les peintures sépulcrales se sont modifiées. Ce n’est plus, sur les parois, la deuxième vie désirée que les peintres expriment, mais la vie première, réelle, qu’ils racontent, une sorte de chronique, exacte, destinée à rappeler l’existence finie du mort, sa richesse, sa force, sa bonté, sa justice. Le héros de ce roman vécu ne dédaigne pas d’immortaliser ceux qui l’ont servi, qu’il a commandés ; sa famille, ses parents, ses amis, ses familiers, ses serfs, ses soldats, ses artisans, ses ouvriers et ses amuseurs y figurent chacun selon son emploi. La vie de ces monarques étant surtout agricole, l’appropriation et l’ensemencement des terres, l’aménagement des eaux du Nil, l’élève des bestiaux, figurent en première ligne dans le récit. On voit, sur les tableaux, cinq espèces de charrues, tirées tantôt par des hommes et tantôt par des bœufs ; la moisson du blé et la coupe du lin, leur mise en gerbe et en meule ; le battage des épis, le mesurage des grains pour l’emmagasinement ; le trait des vaches ; la confection des beurres et des fromages ; les soins donnés à la vigne ; la vendange, le foulage, l’emploi d’un pressoir à vis, la mise du vin en jarres et en bouteilles, son dépôt dans des caves bien aménagées. Les princes honoraient l’agriculture en prenant part, de leurs mains, aux travaux des champs. Les produits de la terre consistaient principalement, dans l’Égypte-Moyenne, où se trouvaient les grandes et riches seigneuries, — entre Thèbes et Memphis, — en blé, lin, vin et huile. De grands troupeaux livraient leur laine et leur lait ; le lait de gazelle, très apprécié, était abondant. Le laboureur et le pasteur jouissaient d’une protection spéciale. Les artisans étaient nombreux, spécialisés, réunis parfois en ateliers surveillés. Les verriers sont représentés devant le fourneau, soufflant des bouteilles ; les potiers modèlent des vases et les mettent au feu ; les forgerons forgent le fer rougi, sur une enclume ; les charpentiers, les menuisiers, les ébénistes, les corroyeurs, les maroquiniers, les cordonniers, les bijoutiers et les orfèvres travaillent avec animation ; des femmes, groupées, tissent des étoffes ; des peintres, debout devant leur chevalet, enluminent des panneaux ; des sculpteurs fouillent la pierre, le bois et l’ivoire ; des artistes combinent des tabourets élégants, cisèlent des coffrets, les colorient ; des ouvriers de toutes sortes, enfin, achevant des milliers d’objets, témoignent d’une civilisation presque compliquée, d’une organisation sociale très avancée, dans tous les cas. Les tableaux funéraires racontent l’industrie du Moyen-Empire, son goût luxueux, ses besoins délicats. Les sépulcres ont conservé les œuvres de cette industrie, que l’on ensevelissait avec le mort. Les objets de toilette et d’ornement abondent dans les tombeaux de cette époque. Ce sont des flacons pleins de poudre d’antimoine, ou kohel, qui servait à brunir les cils, et des fards apportés d’Asie. Les épingles de bois, terminées par de délicieuses têtes de chiens, se fichaient dans la carapace toute trouée d’une tortue finement sculptée. Une boîte à cosmétiques est une oie dont le cou se tord en arrière, et qui, par ses ailes ouvertes, laisse voir le récipient. Une simple cuillère à parfum, véritable bijou, représente une jeune Égyptienne, presque nue, aux longs cheveux nattés tombant sur ses épaules, debout sur une barque, naviguant parmi les lotus fleuris. Deux figurines de bronze, agenouillées, tenant un sceptre divin et une nasse d’armes reposant sur l’épaule, forment le manche d’un miroir. Le costume de ces Égyptiens était recherché ; la dignité coquette de leur attitude faisait bien valoir le choix des étoffes, la coupe simple des vêtements. Des franges très légères ornaient les pagnes blancs, amples, que de fines broderies enrichissaient. Les lits s’embellissaient de draperies que les femmes étaient fières de tisser, d’orner richement, tandis que les meubles, élégants, étaient marquetés d’or, d’ébène et d’ivoire. Les étrangers donnaient aux Égyptiens les riches matières servant leur luxe. L’Éthiopie fournissait l’or, l’ivoire et l’ébène ; les Asiatiques apportaient les parfums, les bois, les vases émaillés, les pierres précieuses, les étoffes teintes ou brodées. Les seigneurs consacraient leurs heures de loisir, rares sans doute, à la chasse et aux jeux. Le jeu des échecs les passionnait ; et tandis que, se reposant dans leurs demeures, ils animaient sur l’échiquier les pions jaunes et noirs, les enfants jouaient, eux aussi, avec des poupées articulées, des pantins bizarres, des bêtes en bois, ou des balles en feuilles de papyrus. On connaissait le jeu de paume, la courte paille, la main chaude, le mail, le cricket ; les hommes ne dédaignaient pas d’assouplir leurs membres par des tours d’adresse ou de force, pendant que les jeunes filles jonglaient avec des oranges ou des cailloux ronds. La musique et la danse étaient déjà des arts classés. Aux sons de la flûte et de la harpe, qu’accompagnaient les spectateurs par les claquements rythmés de leurs mains nues, ou le bruit aigu des crotales nouées aux doigts, les danseurs mimaient avec grâce, sans lascivité, les gestes expressifs des jouissances et des sentiments, ou simulaient des actes de la vie universelle : le balancement des palmiers que la brise ploie, le frémissement des lotus que le Nil tourmente, la volupté des félins, le vol des colombes, ou encore les ardeurs impatientes du combat qui se prolonge, l’ivresse que procurent les harmonies toujours répétées, les lassitudes qui sont la fin des colères et des plaisirs. Ils chantaient aussi, les Égyptiens, en s’accompagnant du kinnor. Ces chants étaient une consolation, à cette époque de l’histoire égyptienne où les incertitudes de la deuxième vie navraient les cœurs. Il existe un chant du roi Entew, qui déplore la mort et demande ce qu’est, après tout, la prospérité devant ce problème redoutable : La mort se saisit de tous, sans distinction, sans exception ; les ancêtres s’en vont, les enfants demeurent, pour aller plus tard où sont allés les ancêtres, et il en est toujours de même, pour les bons comme pour les mauvais, pour les riches comme pour les pauvres ! De là-bas personne n’est revenu. Nul ne sait, ni le dire, ni les gestes de ceux qui sont allés vivre l’autre vie, dans le lieu d’où l’on ne revient pas. S’il en est ainsi, mieux vaut réclamer une pleine existence, assouvir ses désirs, s’oindre d’huile parfumée, se revêtir d’un lin très pur, bien tissé, orné de métaux précieux, accroître ses richesses, céder à ses fantaisies, manger à sa faim, obéir à son cœur, jouir de ce que l’on a ; — car, au jour de la mort, personne, dit le chanteur, n’emporte son bien avec lui, et les lamentations des pleureuses ne font point que la tombe, s’ouvrant, rende sa proie. Les grands vassaux, les princes
de Revenant de la chasse, ou d’une inspection, les princes trouvaient, servi dans une chambre de leur demeure seigneuriale, un repas dont l’ordonnance indique une certaine convention arrêtée, déjà. Le chef de la famille est assis ; devant lui, sur une table ronde, sont disposés des pains, des fruits et des herbes, ce fond de la nourriture égyptienne. En outre, et hors de la salle, dans des vases élégants, aux couleurs vives, quelque peu bariolés, ou dans des corbeilles délicatement tressées, des oiseaux, des poissons, des fromages et des fruits. Dans des jarres reposent la bière fermentée — aket, — et le vin. Dans la figuration d’un repas que les murs de Béni-Hassan détaillent, on a remarqué, sur la table du prince de Meh, deux poules cuites ; c’était une haute et rare curiosité qu’une poule, à cette époque, sur les bords du Nil. Le maître présidait le repas qui réunissait sa famille et ses amis, pendant que des musiciens jouaient de leurs instruments, et que des légions de nains et de naines accompagnaient les chanteurs, ou se contorsionnaient, grimaçants, pour distraire les convives. Ces repas, relativement modestes, mais gais apparemment, devenaient excessifs plus au sud. Des peintures montrent qu’à Thèbes, la goinfrerie des hôtes, hommes et femmes, n’avait parfois pour borne que l’impossibilité d’un excès de plus. La famille de l’Ancien-Empire s’est étendue ; elle va
jusqu’à la plus extrême ascendance maternelle, et comprend même quelques
parents collatéraux. Une stèle trouvée à Abydos représente le mort, veuf, s’avançant
suivi de sa mère, de sa sœur, de ses deux frères, de son fils, de sa grand’mère
maternelle, de son père et de deux parents.
L’ordre de la représentation a une valeur. Le rang qu’occupe la grand’mère
maternelle, avant le père, témoigne
une fois de plus de l’importance qu’avait prise la maternité au commencement
du Moyen-Empire. Il semble qu’après les troubles qui avaient suivi l’effondrement
des dynasties premières, les Égyptiens, décimés, aient voulu refaire l’empire
rapidement, le peupler. Les grands vassaux, d’ailleurs, devaient chercher à
accroître l’importance de leurs fiefs par l’accroissement de la population du
nome. Les femmes stériles étaient presque méprisées, alors ; et l’on sait que
pour devenir mères les Égyptiennes de Au commencement du Moyen-Empire, la femme est encore sans autres droits que ceux qu’elle obtient, en fait, de la bienveillance de son père, de l’amitié de son frère, de la tendresse de son mari. L’amour, chez l’Égyptien, étant sans noblesse, n’épure pas les sentiments dont il est l’objet. Il y a, sans parler des harems, à côté de la femme légitime, et partageant sa vie, des concubines plaisant au maître par leur talent, leur grâce ou leur beauté. Ce sont en général des étrangères, musiciennes, danseuses, ou simplement belles. L’Égyptien, en cela, agit comme naturellement, sans recherche de l’extraordinaire, sans inquiétude surtout ; et il ne semble pas que l’Égyptienne épousée se préoccupe non plus, elle, outre mesure, de la femme qui vient la menacer, ni du partage probable, ni de la substitution possible. L’Égyptienne ne lutte contre l’étrangère que par sa coquetterie ; son souci ne dépasse pas sa chambre de toilette. Le choix des parfums, des fards, des bijoux, des costumes, et surtout des perruques, absorbait l’existence de l’Égyptienne. Si l’amour, ni le mariage, ne donnaient à l’Égyptienne aucun droit, pas même une sécurité, elle était entièrement libre, fille ou femme, d’aller et de venir, et pouvait prendre dans la société, malgré son sexe, la place qu’elle se croyait capable d’y occuper. Parle travail, par l’instruction, par l’énergie, l’Égyptienne peut devenir l’égale de l’Égyptien. Son éducation est souvent virile, d’ailleurs ; sur les murs de Béni-Hassan, on voit des femmes exécuter, comme le font les hommes, les exercices d’une gymnastique développée. Quand elle est une digne compagne, l’Égyptienne partage absolument la gloire de son mari, ses dignités, ses titres. L’Égypte de Les tombes, si parlantes, et qui livrent ainsi la vie
militaire et civile des Égyptiens de |