Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

DE 3064 A 2851 Av. J.-C. - Le Moyen-Empire. - XIe et XIIe dynasties. - Thèbes. - Religiosité et philosophie. - Art nouveau. - Sarcophages enluminés. - Superstitions. - Impôts. - Défense. - Sineh en Édom. - Le lac Mœris. - Le labyrinthe. - Politique nouvelle. - Le pays de Kousch. - L’Egypte divisée en nomes, ou provinces. - Féodalité. - Races diverses.

 

TOUT d’un coup, après un long silence historique, en l’an 3064 avant notre ère, l’Égypte apparaît de nouveau, et c’est une nouvelle ville, Thèbes, qui vient de surgir, puissante, ayant en elle les éléments d’une grande civilisation. La XIIe dynastie, thébaine, va commencer avec Entew Ier, qui donnera son nom au groupe des rois ses successeurs.

Thèbes existait depuis longtemps, au sud de Coptos, en un point admirable, sorte de plaine formée par un éloignement des chaînes libyque et arabique, et au milieu de laquelle passe le Nil. Jusqu’à ce moment, la cité qui devait être la grande métropole des Égyptes vivait très isolée, se développant en elle, comme sans vouloir connaître l’existence des villes du nord et du sud, avec son grand ancêtre, son grand pharaon, sa divinité : Ammon.

Il y avait à Thèbes un fonds de sagesse particulier. Les princes qui y vivaient n’avaient jamais eu l’idée, semble-t-il, malgré leur origine royale, de s’imposer au reste de l’Égypte. Lorsque Entew, qui gouvernait les Thébains, fut amené par la force des choses à gouverner l’Égypte nouvelle, tout entière, il ne prit pas le cartouche royal, il conserva son titre modeste d’erpa, noble. Mentouhotep Ier, son fils, qui lui succède, adopte le cartouche, mais laisse le qualificatif pharaonique : il n’est que hor, roi partiel, vice-roi. Entew IV, qui vient ensuite sur la liste des rois du Moyen-Empire, et qui ne dut succéder à Mentouhotep Ier qu’après le règne de deux ou trois souverains, se considère comme dégagé de tout lien de vasselage, gouverne enfin en pharaon. Entew IV serait en ce cas le véritable fondateur de la dynastie thébaine. Il se qualifia de maître des deux pays, bien qu’Héracléopolis eût encore des souverains tenant le delta.

Mentouhotep III, qui succède à Entew IV, guerroie ; il est représenté sur un monument comme vainqueur de treize nations barbares. Entew IV avait battu des Asiatiques et des Nègres qui, convoitant l’Égypte, l’avaient envahie au nord et au sud. Les pharaons de Thèbes, en somme, faisaient la conquête de l’Égypte. Ce furent de rudes combats, et continuels, toutes sortes de races étant venues, désirant chacune sa part de pays. Les treize nations barbares vaincues par Mentouhotep III ne sont pas une fiction. Une série de victoires permit seule aux princes de Thèbes de refaire l’unité égyptienne. L’œuvre de reconstitution fut achevée, ou sanctionnée, par le pharaon Mentouhotep IV, maître des deux régions, et qui gouverna glorieusement. La XIe dynastie semble disparaître dans cette gloire.

Thèbes accomplit encore de grandes choses. Un pharaon, — Ameni, — est signalé comme ayant exploité les carrières de Hammamât, envoyé un fonctionnaire au dehors avec la mission de relier l’Égypte à l’Arabie, directement, créé une colonie égyptienne sur les bords de la mer Rouge. Ce monarque se vante d’avoir inspiré de la terreur à toutes les nations. Il n’est pas douteux qu’à un moment les pharaons de Thèbes, victorieux, omnipotents, gouvernèrent l’Égypte unifiée, ayant fait la paix à l’intérieur et à l’extérieur ; il est également certain que les derniers rois de cette dynastie disparurent, après un demi-siècle environ de grand pouvoir, dans une Égypte heureuse, mais amoindrie. Les mines du Sinaï sont abandonnées, la Nubie est détachée ; au sud, la frontière égyptienne est à Éléphantine, exactement.

Mais si la Ire dynastie thébaine disparaît ainsi, ne nous laissant aucune explication de sa déchéance, les monuments nous disent de quelle importance fut la révolution sociale qui coïncida avec l’avènement du Moyen-Empire. La conception rapide des choses, la perception nette des buts, la recherche prompte des moyens les plus simples pour arriver aux résultats, caractérisaient l’Égyptien de l’Ancien-Empire, ne s’embarrassant ni de conventions inutiles, ni de pensées vagues. Avec le Moyen-Empire, apparaissent la religiosité et la philosophie. Les dieux sont là, avec leurs prêtres ; les croyances sont formulées, avec leurs textes mystérieux. La vieille famille thébaine, — Ammon, Mout et Khons, — est devenue une trinité.

On a supposé, d’abord, que les pharaons de la XIe dynastie, les Entew et les Mentouhotep, étaient d’origine éthiopienne, et que c’est eux, en conséquence, qui auraient importé en Égypte ce sentiment de crainte superstitieuse qui est le fonds de l’esprit religieux ; on a écrit ensuite, avec plus de vraisemblance, — car les princes de Thèbes eussent été plus impatients s’ils avaient eu du sang d’Éthiopie en eux, — que pour refaire l’Égypte abattue, les princes de la XIe dynastie s’étaient entourés d’Asiatiques venus par le sud, avec leurs croyances et leurs dieux. Thèbes, cela est évident, inaugura avec le Moyen-Empire une Égypte nouvelle, complètement. L’art lui-même, encore égyptien cependant, hésite, tâtonne, comme s’il n’y avait jamais eu rien avant lui. Les monuments, grossièrement exécutés, surchargés d’écritures, d’images mal dessinées, sont un véritable commencement. On se croirait revenu à la IIIe dynastie. Les stèles ne sont plus carrées, mais arrondies ; la ligne droite, courte, simple, a perdu son autorité.

La nécropole de Thèbes se fait remarquer par un désordre inextricable, par la non patience des constructeurs. Des cônes limitaient l’aire de chaque tombeau ; aucun plan préalable n’avait réglé le développement de la ville des morts. Là, pas un de ces monuments extraordinaires, témoignages du grand calme de l’Égyptien, de sa haute conception du simple, du grand, du vrai ; mais un entassement d’édicules encombrés de meubles et de menus objets, — tables, coffres, chaises, miroirs, fards, vases, paniers remplis de blé, de raisins, de grenades ; vêtements, armes, chaussures et jouets, offerts au mort, mis dans sa tombe, non plus seulement pour lui faciliter son voyage vers l’amenti, mais pour préparer son installation au delà de ce monde. L’idée d’une deuxième existence meilleure que la première s’est donc effacée dans les esprits, que tant de précautions, maintenant, doivent être prises ?

Les pyramides de Thèbes sont de briques, vite faites, suffisantes d’ailleurs dans ce climat très sec ; les sarcophages sont de bois, rectangulaires, à couvercle plat ; des imageries violentes les décorent. Rudement, on a tracé de longues lignes prismatiques, troublant le regard, aboutissant à des lotus épanouis, grossièrement exécutés. Partout des dessins faits au hasard de l’imaginative, représentant les objets dont la tombe est remplie, encombrée : coffrets, vases, armes, sandales, etc. Lorsque le Thébain désire pour sa momie un cercueil luxueux, un tronc d’arbre évidé prend la forme humaine, et le couvercle représente la face du mort. Une couleur jaune, ou blanche, ou noire, cache la figure. Le choix de ce coloris démontre qu’à Thèbes, sous la XIe dynastie, vivaient des hommes jaunes, blancs et noirs, admis à vivre comme des concitoyens, et reçus à leur mort dans la nécropole égyptienne. D’autres cercueils de cette époque signalent un commencement de religiosité. La momie est protégée par Isis et par Nephthys, à genoux, dans l’attitude du deuil, avec de longues ailes couvrant presque tout le sarcophage. Ce ne sont plus ces femmes excellentes ayant ramené Osiris, mais des déesses, des anges ailés, des chérubins protégeant les morts.

L’embaumement est imparfait ; les momies, cassantes, durent peu ; l’emmaillotage est souvent négligé. Presque pas de figurines, de statuettes ; mais toujours, au petit doigt du mort, une bague, une amulette préservatrice, un scarabée de pierre. La superstition du Nègre s’est introduite en Égypte ; elle règne à Thèbes complètement. La croyance en la survivance du corps est très entamée ; il n’est plus aussi certain que le ka, que l’âme, reprenne son premier corps, ou un autre, ou un corps quelconque. Des divinités mystérieuses, inconnues, disposant de tout, il importe peu de momifier plus ou moins la chair morte. Si la divinité veut rendre la vie au corps inanimé, elle le saura bien faire. Mais il doit y avoir de mauvaises divinités ? Il y en a. On les chasse en prononçant certaines paroles, en portant certains bijoux. Ces raisonnements puérils, ces craintes, ces troubles, essentiellement africains, imprègnent tout ce que la XIe dynastie nous a laissé. Les armes trouvées dans les tombes de la XIe dynastie sont des flèches en os épointé ou en arête de poisson ; des sabres courts, sans poignée, en bois ; des bâtons minces, longs, spiralés, ayant une lourde enflure ou une boule à l’extrémité, véritables massues. Tout cela a le caractère éthiopien, africain, nègre.

L’Égypte nouvelle, le Moyen-Empire, débute mal ; il y a de la violence dans ses actes ; rien n’est conservé, comme de parti pris. Les noms propres, le gouvernement, les mœurs, la morale, la philosophie, le culte des morts, tout est renouvelé. La XIe dynastie rend à l’Égypte ce grand service, de lui donner une capitale, d’intrôner le pouvoir au centre du pays, en un point admirablement situé, entre nord et sud, entre Éléphantine et Memphis. Cependant, lorsque cette dynastie glorieuse disparaîtra, son pouvoir ne s’étendra pas au delà de la première cataracte, au sud, tandis qu’au nord il ne semblera pas s’être étendu plus loin que Thèbes même ? On dirait que l’invasion, — asiatique ou africaine, — se heurte à une répugnance nationale, et que, tout déchu qu’il soit, l’Égyptien d’Abydos, de Memphis, d’Héracléopolis même, redoute le Thébain, le méprisant peut-être.

La XIIe dynastie commence avec Amenemhat Ier. Il y eut alors de violentes compétitions. Une grande bataille au sud de Memphis, en un point où s’élevait la forteresse, la ville fortifiée de Tétaoui, donna la victoire à Amenemhat Ier, entraînant la totale soumission des Égyptes. Le vainqueur a raconté lui-même comment, surpris pendant son sommeil, en pleine nuit, il combattit de sa personne, fit valoir sa force ; si bien que nul n’osa plus s’élever contre son ordre, qu’il régna comme roi des deux Égyptes.

Amenemhat Ier, par ses propres paroles, se donne comme un souverain résolu au moment du danger, mais efféminé, ami du repos, dans les périodes de sa vie tranquille. Il était étendu, prenant une heure de joie, lorsque ses compétiteurs l’attaquèrent à Tétaoui ; et il nous apprend que pendant la paix, ayant associé son fils à son pouvoir, il aimait à se parer de fines étoffes, à paraître aux yeux comme une des plantes de son jardin, à se parfumer d’essences aussi abondantes que l’eau de ses citernes. Après dix années d’un règne qu’il avait partagé avec son fils, Amenemhat Ier mourut, laissant à son successeur, Ousortésen Ier, une souveraineté solidement établie, un système de gouvernement où la prévoyance attentive du pharaon devait éviter la guerre et le désordre. Soit que les sauterelles aient organisé le pillage, dit le monarque parlant à son fils, soit qu’on ait machiné des désordres dans le palais, soit que l’inondation du Nil ait été insuffisante et que les citernes en aient été desséchées, soit qu’on ait voulu abuser de ta jeunesse, je n’ai jamais reculé. Il se vante d’avoir atténué les deuils publics, d’avoir supprimé les guerres perpétuelles, d’avoir assuré la vie paisible de tous, la vie de l’ignorant et du savant, d’avoir fait renaître l’agriculture jusqu’à la première cataracte, d’avoir répandu la joie jusqu’en Nubie, d’avoir obtenu du Nil des inondations fécondantes, nourri l’affamé, désaltéré celui qui avait soif, fait aimer son gouvernement, renversé le lion et pris le crocodile, réduit les Oua-Oua qui tenaient le Haut-Nil, emmené les Libyens et chassé les Asiatiques, qui fuyaient comme des lévriers.

C’est par son fils qu’Amenemhat accomplit ces choses, car Ousortésen Ier fut un maître de sagesse, prudent en ses desseins, bienfaisant avec habileté, agissant de son glaive, brave comme personne, s’élançant contre les barbares, fondant sur les pillards, impitoyable quand les multitudes étaient révoltées, extrêmement bon pour son peuple qui se réjouissait en lui plus qu’en son propre dieu. Un scribe du temps d’Amenemhat Ier avait résumé en trois pages les conseils donnés par le pharaon à son fils. Ce document devint classique. Les paroles du roi contiennent de précieuses indications. Amenemhat dit à Ousortésen : Écoute ! Tu règnes sur les deux mondes ; tu régis les trois régions. Agis mieux encore que ne l’ont fait tes prédécesseurs. Maintiens la bonne harmonie entre tes sujets et toi, de peur qu’ils ne s’abandonnent à la crainte ; ne t’isole pas au milieu d’eux ; n’ouvre pas ton cœur, ne donne pas ton amitié uniquement au riche et au noble, mais n’admets pas non plus auprès de toi les premiers venus dont l’amitié n’est pas éprouvée. L’unité de l’Égypte était faite ; les trois régions, les trois Égyptes, étaient réunies.

Ousortésen Ier, régnant seul, éclipsa la gloire de son père ; mais la sagesse d’Amenemhat Ier fut pendant des siècles une merveille que nul ne put égaler. Ousortésen dut combattre les Nègres jusqu’à la deuxième cataracte, vaincre sept peuples noirs confédérés. Il organisa les régions, délimitant le territoire de chaque ville, traçant leurs frontières au moyen de stèles dressées, distribuant les eaux avec droiture, selon ce qui était dans les livres, répartissant les impôts selon l’évaluation des produits et d’après le grand amour qu’il avait de la justice. Au delà de la deuxième cataracte, à Kummeh et à Semneh, des forteresses furent bâties pour tenir en respect les Éthiopiens ; à l’est, une série de points stratégiques furent gardés contre les nomades ; une muraille enfin, barrant la vallée — l’Ouadi-Toumilat, — par où venaient les envahisseurs, fut rétablie, ou restaurée.

Le premier Amenemhat et le premier Ousortésen, le père et le fils, ne voulaient pas d’une Égypte agrandie, portée hors de ses limites naturelles : la Méditerranée, la chaîne libyque et la chaîne arabique. Au sud, s’ils avaient marqué la frontière à Ouadi-Halfa, à la deuxième cataracte, et non à la première, à Éléphantine, ils ne considéraient cependant pas les Nubiens comme des Égyptiens véritables. Thèbes avait donné le spectacle de la civilisation méridionale, et les pharaons de la XIIe dynastie, édifiés, redoutaient l’influence du sud. Au nord-est, les Asiatiques, les Shasou, ces brigands, ces pillards, devaient être châtiés de temps à autre, mais jamais annexés.

Au delà de ces nomades, en Syrie, à Édom notamment, il y avait des royaumes avec lesquels les Égyptiens entretenaient volontiers des relations, où se réfugiaient, parfois, les Égyptiens bannis d’Égypte. Un de ces bannis, un aventurier, émigrant volontaire peut-être, mais purement Égyptien, ayant nom Sineh, quitte les bords du Nil à cette époque, s’en va dans une tribu asiatique. Ce Sineh écrivit ses mémoires, mêlant dans son récit les règnes d’Amenemhat Ier et de son fils Ousortésen. L’Égypte, dit Sineh au chef de tribu qui vient de le recevoir, est aux mains d’un maître qu’on appelle le dieu bienfaisant et dont la terreur s’étend sur toutes les nations environnantes. Et plus loin : La terre se réjouit de sa domination, car c’est un agrandisseur de frontières qui saisira le pays du sud et ne convoite pas les pays du nord.

Le pays d’Édom contenait déjà un certain nombre d’Égyptiens. Demeure avec moi, dit le chef à Sineh, tu pourras entendre le langage d’Égypte. Sineh s’installe, vit son roman, devient un personnage, épouse la fille aînée du prince, reçoit un domaine donnant plus de vin que d’eau, se fait une famille nombreuse, accueille les voyageurs qui passent, guerroie contre les malfaiteurs, oblige les princes environnants à rechercher son amitié, commande les armées du roi de Tennou, impose des tributs, dirige des razzias, devient l’arbitre de ceux qui l’avaient admis sur leur terre. Mais, dans sa gloire fortunée, Sineh ne peut oublier, ni la bonne terre d’Égypte, ni la douce voix des bestiaux. Il revient au Nil, et il s’incline devant son pharaon : Laisse les richesses que tu as à toi et avec toi, dans leur totalité. Quand tu seras arrivé en Égypte vers le palais, et quand tu seras dans le palais, prosterne-toi contre terre devant la Sublime Porte.

Ousortésen H continue Ousortésen Ier. Amenemhat II, qui lui succède, fait du pays des Oua-Oua éthiopiens une province égyptienne que gouverne un fonctionnaire spécial. Ousortésen III achève ce qu’avait commencé son prédécesseur ; il frappe la Nubie, qu’il soumet durement, et porte à Semneh, près de la deuxième cataracte, la frontière méridionale des Égyptes. Ce fut un batailleur redoutable, sans pitié, ou bien dédaigneux des sages et politiques leçons d’Amenemhat Ier, ou bien, et c’est possible, courroucé, obligé de sévir violemment pour tranquilliser les Égyptiens que les Noirs du sud harcelaient.

Les victoires de ce pharaon le rendirent trop populaire pour que l’on puisse suspecter ses intentions ; et cependant le calme avec lequel il raconte lui-même les châtiments qu’il infligeait aux vaincus fait réfléchir, hésiter. Le retentissement des batailles d’Ousortésen III lui fit attribuer par les historiens grecs les hauts faits de Sésostris. Manéthon le cite comme ayant conquis le monde. Lorsqu’il passait, triomphant, Ousortésen III ne laissait derrière lui que des ruines ; il emportait les vaincus : J’ai pris leurs femmes, j’ai emmené leurs serviteurs, chassant devant moi leurs bestiaux, gâtant leur moisson, y mettant le feu.

De Ouadi-Haifa à Semneh, les rapides qui forment la deuxième cataracte sont une série d’obstacles défendant bien la frontière ; cela ne parut pas suffisant au pharaon, qui voulut deux forteresses sur les rochers bordant le Nil en falaises, à pic. Ces forteresses, de briques crues, avec de hautes murailles, des tours, des fossés, des contre-escarpes et des glacis, renfermaient des habitations ainsi qu’un petit temple dédié au monarque. Sur les parois de ce monument, Ousortésen III est honoré en même temps que le Nil ; un bas-relief le représente, en pied, revêtu du costume d’Osiris, assis dans un naos, sur la barque du soleil. Ses fondations furent nombreuses. Pendant dix siècles son nom resta dominant de Memphis à Semneh.

Amenemhat III, qui succéda à Ousortésen III, battit encore les Nègres d’Éthiopie ; mais il ne conserva pas le champ de bataille, se contentant d’un tribut et de quelques manifestations périodiques de vassalité. Ce pharaon désira, semble-t-il, en revenir à la politique des fondateurs de sa dynastie. Ses œuvres, moins bruyantes que celles de ses prédécesseurs, mais plus durables, donnent à son époque un beau caractère de grandeur utile. Il endigua le Nil à Semneh, travail qui n’avait été que commencé, qu’un état de guerre incessant n’avait pas permis de poursuivre ; il fit construire une forteresse importante à Pselkis, ou Dakkeh ; il ordonna enfin, après en avoir laborieusement calculé les conséquences, le creusement du lac Mœris.

A l’ouest de la vallée du Nil, entre Héracléopolis et Memphis, le désert entoure une immense oasis de terre cultivable, — le Fayoum, — qui, par une brèche de la chaîne libyque, communiquait avec le fleuve, et de niveau. Le pharaon Amenemhat III eut l’idée de faire creuser là un immense lac artificiel, de dix millions de mètres carrés de superficie, et de mettre ce lac en relation directe avec le Nil, d’une part, et d’autre part avec une vallée se trouvant à l’ouest de l’oasis, au fond de laquelle existait un vaste lac naturel. Ce grand œuvre exécuté, la Basse-Égypte n’aurait à redouter, ni les grandes crues du Nil inondant trop les terres, dévastant les propriétés, ni les crues insuffisantes. En effet, le lac artificiel d’Amenemhat III reçut les eaux du Nil-Haut pour les restituer aux époques du Nil-Bas, régularisant ainsi le débit du fleuve ; et lorsque la crue donnait un trop-plein, par la rupture d’une digue le grand lac artificiel se déversait dans le Birket-qéroum, le lac occidental naturel.

Les Égyptiens nommaient ce lac, Meri, c’est-à-dire le lac par excellence. Les Grecs prenant cette désignation pour un nom de roi, attribuèrent ce travail gigantesque au pharaon Mœris, qui n’avait pas existé. Et c’est encore le lac Mœris. Les Égyptiens désignaient également ce déversoir immense par le mot mer, — Ph-ioum, — d’où dérive l’appellation moderne de Phioum ou Fayoum. Il est remarquable que les eaux du Nil, douces, jetées dans le Birket-el-qéroum, y deviennent salées. Deux canaux alimentaient le lac artificiel ; au point d’intersection de ces deux canaux se réunissant, se trouvaient les écluses de retenue. Les digues du lac mesuraient cinquante mètres d’épaisseur, trois mètres et demi de hauteur.

Au milieu du lac, écrit Hérodote, s’élevaient, dit-on, deux pyramides couronnées chacune d’un colosse assis, dont l’un représentait Amenemhat, et l’autre la reine sa femme. Il est certain qu’après avoir achevé son grand œuvre, le pharaon Amenemhat III y vint résider, après s’être fait construire, au centre du lac, un palais et un tombeau. Le palais devint un temple à la mort du souverain, et on le désignait naïvement par la situation qu’il occupait : loge-ro-hount, c’est-à-dire temple situé à l’entrée du lac. Les Grecs, prononçant mal ce mot, en firent le fameux labyrinthe. Le massif du monument, quadrangulaire, avait deux cents mètres de longueur et cent soixante-dix mètres de largeur. L’édifice était tout de granit. Une quantité prodigieuse de petites chambres, carrées, uniformes, et reliées entre elles par une série de couloirs étroits, enchevêtrés comme à plaisir, et dans lesquels on ne pouvait pas s’aventurer sans guide, ont fait l’étrange réputation du labyrinthe de Mœris. De grandes salles constituaient le monument proprement dit, et il est probable que les chambres avaient été ainsi disposées pour recevoir toutes sortes d’objets précieux, mis à l’abri de la cupidité des hommes par la bizarrerie même des voies d’accès. Au nord du monument se dressait la pyramide d’Amenemhat III, en briques crues, revêtue de pierres sculptées. Exécuteur incontestable du lac Mœris, Amenemhat III en eut-il l’idée le premier ? Le deuxième pharaon de sa dynastie, Ousortésen Ier, n’eut-il pas le mérite de cette conception ? Et ne commença-t-il pas les travaux ? Ces questions ont été posées ; il suffit de les reproduire.

Les listes pharaoniques citent un Amenemhat IV et une reine, Sevek-nowre-Râ, la Skémiophris de Manéthon, terminant, sans éclat comme sans faiblesse, la XIIe dynastie.

La XIIe dynastie se caractérise par l’adoption d’une politique nouvelle, consistant à accueillir les étrangers, à châtier bravement les ennemis, à conserver les points stratégiques utiles, mais à ne vouloir pas l’agrandissement de l’empire par la guerre. Jamais les mines de cuivre et de turquoises du Sinaï n’avaient été aussi activement exploitées. Des postes militaires défendaient les travailleurs contre les nomades ; mais hors de cette occupation, les pharaons de la XIIe dynastie ne prétendirent, même sur l’emplacement des mines, bien gardé, à aucun droit territorial.

C’est à ce moment de l’histoire d’Égypte que l’on voit, au sud de la deuxième cataracte, jusqu’en Abyssinie, se former une sorte de confédération de tribus, ayant en elle des représentants de toutes sortes de races, mais où domine une race spéciale, venue d’Arabie, de l’Orient dans tous les cas, et qui va donner son nom au pays. Bientôt, en effet, l’Éthiopie s’appellera le pays de Kousch, et les nations échelonnées de Ouadi-Halfa, jusques au centre de l’Afrique, deviendront des Kouschites. En même temps, les pharaons, qui régnaient par droit de naissance, comme étant de race supérieure, commencent à exercer une sorte de droit divin. Sineh dit d’Ousortésen : Il est roi ; il a commandé dès l’œuf. Depuis sa naissance, il a été le multiplicateur des naissances, mais lui seul est une essence divine. Les ancêtres des pharaons sont devenus des dieux.

Toutes ces révolutions se sont accomplies de l’an 3064 à l’an 2851 avant notre ère, sous le gouvernement de pharaons appartenant à deux dynasties, la XIe et la XIIe. Ces faits politiques et sociaux sont acquis à l’histoire, définitivement. La succession des deux dynasties est moins certaine. On pourrait constater, un jour, que la XIe dynastie gouvernait à Thèbes pendant que la VIIe et la VIIIe occupaient Memphis, et que la IXe et la Xe régnaient à Héracléopolis ? La XIIe dynastie l’aurait emporté sur les autres, réunissant sous sa loi toutes les Égyptes, de la mer Méditerranée à l’Éthiopie, consommant la révolution la plus radicale, la plus importante que l’Égypte ait subie.

Cette Égypte est divisée en provinces, ou nomes, parfaitement délimitées. Chacune de ces provinces est elle-même coupée en petites principautés, en seigneuries. Il y a des seigneuries appartenant en propre au pharaon, enclavées dans des territoires que gouvernent des vassaux importants. Chaque principauté, chaque seigneurie, a son gouvernement, identique au gouvernement central théorique. Le seigneur doit au pharaon un tribut annuel, des manifestations de vasselage et des contingents armés en temps de guerre. Ces bandes suivent la troupe royale, en aides résolus, loyaux, mais non identifiés. A cette grande division du territoire, exclusive d’une unité nationale politique, il faut ajouter le désordre ethnographique résultant des émigrations volontaires et forcées, affluence d’Asiatiques et razzias d’Africains.

A I’époque de la XIIe dynastie, quatre races principales sont connues et dénommées en Égypte : les Rotennou, ou Égyptiens proprement dits ; les Manou, jaunes, au nez aquilin, d’origine asiatique ; les Nahasou, ou Nasou, noirs, aux cheveux laineux ; les Tamahou, blancs, aux yeux bleus, venus de Libye et des îles de la grande verte, la mer Méditerranée.