Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

DE 5000 A 3064 Av. J.-C. - Mœurs de l’Ancien-Empire. - Matériaux. - Travaux publics. - Architecture - Écriture. - Littérature. - Gravure. - Sculpture. - Dessin. - Glyptique. - Statuaire. Bijouterie. - Orfèvrerie. - Musique. - Jeux. - Pêche et chasse. - Agriculture. - Administration des fermes. - La famille. - La femme, l’épouse, la mère. - Les amours égyptiennes. - Amitié. - Favorites.

 

COMME matières, les artistes de l’Ancien-Empire avaient à leur disposition de l’or, de l’argent, du cuivre, et l’étain dont ils faisaient leur bronze ; des bois, des calcaires, des grès, de l’albâtre et du granit. Les calcédoines de Thèbes, les émeraudes de l’Éthiopie et les turquoises du Sinaï enrichissaient leurs ornements. La poussière du centre africain, aussi dure que le diamant, apportée par les eaux du Nil et déposée sur ses bords jusqu’à la mer, permettait aux Égyptiens, comme Pline le remarque, de polir les pierres les plus dures. Un ciel sans nuages, un soleil toujours resplendissant, un air pur, sec, conservateur des choses, incitaient les hommes de la vallée du Nil à entreprendre toutes sortes de travaux, parce qu’ils étaient certains de n’être jamais interrompus dans leur labeur, d’achever leurs œuvres, de les pouvoir faire perpétuelles. Une vie facile sur une terre donnant de rapides moissons, laissait en loisir, pendant une bonne partie de l’année, un grand nombre d’hommes, et c’est ainsi que les hautes pyramides, les vastes nécropoles et les endiguements énormes qui nous étonnent, n’étonnaient nullement ceux qui les exécutaient.

L’architecture fut d’abord l’art principal des Égyptiens, parce qu’il satisfaisait leur désœuvrement relatif, leur donnait une noble occasion de dépenser la quantité de temps dont ils disposaient. Dans les nécropoles, chaque tombeau devint un monument complet. Le type de cette construction, comme arrêté, comprenait une sorte de chapelle extérieure, un puits et un caveau. La chapelle, quadrangulaire, avait la forme pyramidale ; les pierres et les briques dont elle était bâtie, inclinées, dessinaient des surfaces allant vers un sommet les réunissant. Du côté de l’orient, une porte, surmontée d’un tambour cylindrique, ouvragé, sculpté, donnait accès à la salle funèbre où les amis du mort venaient se réunir. Cette chambre recevait sur ses parois des inscriptions ou des dessins racontant la vie du défunt. Une stèle, une table à offrandes, de petits autels, et quelquefois de petits obélisques meublaient cet intérieur. Un puits, ayant son orifice dans un coin de la chambre, ou à l’extérieur de l’édicule, descendant vers des profondeurs variant d’ordinaire entre douze et quinze mètres du plat sol, allant parfois jusqu’à plus de trente mètres, conduisait, par un infléchissement brutal, à un couloir étroit, horizontal, menant au caveau généralement taillé dans le roc, nu, sans ornements, et qui recevait la momie couchée dans son sarcophage de bois, de calcaire, de granit ou de basalte.

Toute l’architecture égyptienne est résumée dans cette conception. Les lignes sont droites, franches, simples ; le sarcophage seul, quelquefois, a le couvercle arrondi, avec des angles se relevant. Les blocs se maintenaient par leur propre poids ; les plafonds étaient carrément posés. La voûte de l’Assassif, que l’on a souvent citée comme un exemple de science architecturale, n’est pas une voûte dans le sens technique du mot ; les pierres y ont été placées les unes sur les autres, horizontalement, et pénétrant vers l’intérieur de l’édifice jusqu’au point de leur rencontre, comme une pyramide terminée. L’ouvrier, ensuite, a abattu les angles sortants, et cela a fait une sorte de voûte. C’est toujours la ligne carrée, dominante, au fond. Cette construction témoigne d’une intelligence rare, car les blocs sont de plus en plus engagés dans le mur à mesure que le mur s’élève ; l’architecte sachant sa hardiesse, la corrigeait pierre à pierre, mathématiquement. L’ensemble de ces monuments donne l’impression de la solidité, de la simplicité, de la grandeur. Tout y justifie cette désignation des tombes de Saqqarah : La maison éternelle.

Vers la Ve dynastie, la colonne svelte, au chapiteau de lotus fermé, commence à remplacer les piliers droits ; et il y a déjà, notamment au tombeau de Ti, une certaine recherche d’élégance raffinée.

Le mort racontait sa vie, et ses vœux, sur les parois de sa chapelle funéraire. Le texte hiéroglyphique, en bas-relief très délicat, exigeait la main d’un sculpteur habile et persévérant. Le récit, composé par le scribe, ou par le défunt lui-même pendant qu’il vivait, devait être pénible à composer ; il n’est pas certain que sa lecture, ensuite, en fût facile aux amis qui venaient célébrer le culte de l’ami disparu. Le mélange des signes alphabétiques, syllabiques et figuratifs, compliquait singulièrement la traduction exacte de la pensée. Il est peu de textes qui ne présentent ce mélange ; rares sont les inscriptions qui ne s’offrent qu’avec un seul système d’écriture. Le style, simple d’ailleurs, naïf, n’a de littéraire que sa franchise. Les plus anciennes stèles trahissent une langue et une écriture en formation.

Cette hésitation des scribes, les sculpteurs de cette époque ne l’ont pas. Ce qu’ils exécutent est presque parfait du premier coup. Les hiéroglyphes figuratifs de la ne dynastie, vigoureux, mais inharmoniques et désordonnés, ne formant que des phrases brèves, se régularisent déjà au tombeau d’Amten, sont excellents au tombeau de Ti. Les scribes de la VIe dynastie sont devenus loquaces, décidés ; leurs narrations, complètes, couvrent en entier de longues et larges surfaces de pierre. Le sculpteur racontant la vie du défunt sur les parois du mastaba, en gravant ses titres sur une stèle, ou sur son sarcophage, exécutait autant d’œuvres d’art, et de premier ordre, qu’il achevait de signes hiéroglyphiques, de figures d’hommes ou de bêtes.

Ces gravures, vraiment admirables, exigeaient un artiste, s’exécutaient avec toute la ponctualité d’une réglementation. Sur le mur, ou sur la stèle, on traçait d’abord une série de lignes parallèles, horizontales et verticales, également espacées, les points de rencontre, d’une régularité mathématique, formant des carrés exactement égaux entre eux. Un praticien, maître en l’art du dessin, connaissant les « formules », marquait par des points les principales données des lignes. En suivant ces points, des élèves traçaient en rouge, au moyen d’un pinceau, ou d’une espèce de crayon, la composition des sujets. Alors seulement intervenait le sculpteur intaillant la pierre, modelant en creux les motifs dessinés. Les dessinateurs n’avaient pas étudié leurs modèles au point de vue de la ressemblance, et il ne faudrait pas chercher sur les parois des mastabas un seul portrait ; cependant, le dessinateur fut en général assez consciencieux pour rechercher l’exactitude des ensembles, et le type des groupes, par exemple, n’est pas sans valeur ethnographique. La difficulté du travail explique le mode employé pour l’exécution. La dureté du granit à intailler obligeait le sculpteur, qui ne devait frapper la pierre qu’à coups sûrs, à n’oser aucune fantaisie, à s’en tenir strictement au motif indiqué, connu, adopté, à ne rien innover pour ne rien risquer, à ne compter que sur la vigueur de sa main et l’admirable tranquillité de sa patience. C’est ainsi que l’art de la glyptique égyptienne, presque arrêté dès son début, fixé, se fait surtout admirer par l’effort prodigieux du labeur et la délicatesse de l’exécution.

La statuaire de l’Ancien-Empire, supérieure à la glyptique, nous a laissé des œuvres qui sont d’un art consommé. Les statues exécutées pour les tombeaux devaient représenter le mort. Lorsque les parents et les amis venaient au mastaba, dans la chambre monumentale, pour renouveler les provisions du voyageur, ils entendaient faire revivre sa mémoire. Dans une sorte de niche spéciale, murée, ne communiquant à l’intérieur du mastaba que par un serdab, ou couloir très étroit, souvent même par une simple ouverture triangulaire, se dressait la statue du défunt. Les visiteurs s’approchaient, parlaient au mort et l’encensaient. La statue devait donc représenter le mort exactement. Ces œuvres nous sont précieuses, en ce qu’elles nous donnent, avec le témoignage d’un art achevé, de bonnes indications ethnographiques.

Deux chefs-d’œuvre placent les sculpteurs égyptiens de l’Ancien-Empire au premier rang. C’est la statue d’un architecte, — Nefer, — toute petite, si admirablement proportionnée qu’elle a les allures d’un colosse ; et c’est la fameuse statue de bois de Boulac, pleine de vie, presque nue, n’ayant qu’une jupe aux hanches, ramenée en plis étoffés sur le devant. Debout, tenant dans sa main fermée le long bâton du commandement, cet Égyptien va marcher, va parler, va sourire ; jamais sculpteur ne sut donner à la matière, plus fortement, l’impression saisissante de l’être vrai, et avec moins de recherche. Cet homme n’est qu’un homme, cette statue ne représente ni un pharaon, ni une divinité, elle est un Égyptien, mais un Égyptien résumant en soi l’humanité, la nature humaine. L’auteur de cette merveille était un grand artiste, assurément, car à l’époque où il fit son chef-d’œuvre, un goût de convention dut en détruire l’effet. La statue de bois fut recouverte d’un stuc peint, rouge et blanc, et des paupières de bronze enchâssèrent les yeux, rapportés. Ces yeux étaient faits d’un morceau de quartz blanc, opaque, ayant au centre une lentille de cristal de roche formant prunelle, avec un clou poli, brillant, fixé au fond du cristal, pour donner un regard réel à la statue. Cette adjonction anti-artistique et la coloration sur stuc sont contradictoires avec la large et simple exécution de la statue.

Déjà des détails conventionnels, illogiques, injustifiables, venaient corrompre les productions de l’art pur. Une sorte de symbolisme explicatif, d’accentuation d’un détail caractéristique, venait détruire l’harmonie pure, naturelle, de la vérité simplement exprimée. Tel sculpteur symbolisait la clairvoyance de son modèle en donnant à sa statue des yeux énormes, disproportionnés ; un autre exprimait l’opulence du défunt, en le représentant très engraissé, avec des replis d’embonpoint ; presque tous croyaient donner à la statue le sentiment de la locomotion en exagérant les genoux.

Les premières représentations de l’homme en Égypte, dans les temps préhistoriques, ne durent être qu’une sorte de moulage du corps, de gaine destinée à recevoir le cadavre de l’Égyptien après la vie. Ni les bras, ni les jambes, en conséquence, n’étaient détachés ; les sarcophages conserveront cette forme. En séparant du corps les jambes et les bras, les artistes de l’Ancien-Empire devinrent les créateurs de la statuaire.

Ces manifestations d’un art parfait dès son début ont vivement frappé les observateurs, et l’on a parlé de la spontanéité de l’art égyptien, d’une civilisation sans enfance, d’une loi mystérieuse, qui ferait que plus on remonterait dans le passé de l’Égypte et plus on se rapprocherait du beau. Il est certain que la statue de bois de Boulac, et la statue de Chéphren, et la statue de l’architecte Nefer, sont des œuvres parfaites ; que rien, avant elle, dans ce que nous connaissons, ne suffit pour les expliquer. Cependant, les hiéroglyphes, les peintures, les gravures des premiers temps, bien que grossièrement exécutés, sont, en principe, d’une correction de lignes remarquables. La silhouette des sujets représentés, irréprochable, ne peut pas être l’expression spontanée d’une pensée ; il y a là des lignes, et des retours, et des perspectives même, qui sont des formules quasi scientifiques ; il n’est pas douteux, en conséquence, que l’art du dessin ne fut, déjà, à cette époque, une tradition perfectionnée, avec ses règles découvertes et fixées. Combien de tâtonnements et d’expériences pour en arriver à la fixation d’une ligne vraie !

On s’imaginerait volontiers qu’à l’origine, voulant dessiner sur un mur blanc la figure d’un homme ou d’une bête, l’Égyptien traça le contour de l’ombre noire que projetait un modèle vivant placé entre le soleil et le panneau. L’expression par la silhouette est en effet la caractéristique du dessin égyptien, et cette formule est poussée à une perfection telle, que les erreurs de détail les plus grossières, comme l’œil regardant de face bien que placé dans une figure dessinée de profil, ne choqueront pas violemment le spectateur, ne nuiront pas à l’ensemble. Toutes les gaucheries, toutes les fautes, toutes les absurdités même, seront rachetées par la puissance du trait absolument exact. L’art du dessin, complet, domine ; on sent cela, et l’esprit en est satisfait. Les sculpteurs, avant de s’adonner à la statuaire, devaient avoir appris l’art du graveur, et c’est l’application du dessin par la silhouette à leur art spécial, qui les a fait spontanément, alors, ces artistes incomparables qu’il faut admirer.

L’art pouvait s’épanouir librement sous les pharaons de l’Ancien-Empire, parce que le peuple ne doutait ni de sa force, ni de sa valeur, ni de sa durée ; et il fut vrai, parce qu’il appartint au peuple, qu’aucune convention sociale ne gênait, qui n’avait que la préoccupation de reproduire ce qu’il voyait. A aucune époque, le statuaire ne donna la physionomie égyptienne avec plus de vérité. C’est vers la fin de l’Ancien-Empire que, par convention, un carré de pierre coupé droit, descendant du menton sur la poitrine, en y adhérant, figura la barbe de l’homme. C’est également vers cette époque que les Égyptiennes adoptèrent, pour se garantir du soleil, et comme turban, la lourde perruque éthiopienne.

Le grand art de l’Ancien-Empire ne s’est pas seulement manifesté dans la statuaire. Des bijoux, de menus objets, des fioles, des amulettes, étaient offerts au mort en même temps que des provisions et des armes. Ces riens ont souvent une grande importance artistique. L’or, fondu dans un creuset, très délicatement travaillé, servait à faire des orfèvreries. Une chaîne d’or suspendant une sphère de cristal, et qui date de la VIe dynastie, n’est pas sans témoigner d’un certain goût, bien que l’exécution en soit encore relativement grossière. Mais un miroir, où le bronze poli s’entoure d’un cadre de bois, a une tête sculptée qui est une merveille d’expression et de fini.

Les artistes de l’Ancien-Empire n’étaient en réalité que des artisans de génie, appliquant leur goût personnel, en vue de leur satisfaction propre, aux objets qui leur étaient commandés. La naïveté des textes gravés, la simplicité des statués, la rigidité des architectures excluent la préoccupation artistique préalable au travail commandé ; mais l’artiste intervient pour exprimer la pensée du scribe, sculpter le corps d’un homme, édifier un tombeau, et le génie de l’ouvrier se manifeste.

De l’art musical, à cette époque, nous ne savons, par le tombeau de Ti, que l’existence de chanteurs à la voix élevée, cherchant de hautes notes, faisant de réels efforts pour les émettre, et des chansons de travail, cadencées, dites par les ouvriers comme pour rythmer leurs mouvements. Il est probable que des mélodies originales résultaient de cette musique utilitaire, conforme aux mœurs paisibles et réglées des Égyptiens, telles que les images des tombes nous les racontent.

Rien de plus simple, de plus vrai, que la représentation de la vie égyptienne sur les parois des mastabas. Le texte qui accompagne quelquefois le sujet, reproduit simplement des phrases banales. Viens sur l’eau, dit un batelier à un vieillard qui se dirige vers le Nil. Allons ! pas tant de paroles, répond le vieillard, que rien ne presse. La vie égyptienne est plus ordonnée que laborieuse ; c’est par la continuité du travail lent qu’elle accomplit des prodiges. Aucune impatience, jamais, ni dans le labeur ni dans le plaisir.

L’exploitation des fermes est intense, l’administration des domaines est compliquée ; tout se réglemente, se constate, s’inscrit. Il en est de même des distractions. Il y a l’heure du travail et l’heure des plaisirs, le moment de la moisson et le moment des joutes sur l’eau, des spectacles, de la promenade, de la pêche, de la chasse, des jeux paisibles et des exhibitions de curiosités. Des nains difformes et des singes vivent avec l’Égyptien, dans sa maison ; des montreurs de bêtes, — lions, panthères, hyènes, chiens sauvages, — passant, sont retenus pour se donner en spectacle ; des danseurs, des chanteurs, des joueurs de viole, de flûte, de harpe, courent le pays en bandes. Peut-être quelques hauts fonctionnaires ont-ils chez eux, à demeure fixe, des saltimbanques, des chanteurs et des musiciens ?

La chasse est un art. On court le bœuf sauvage, l’antilope, la gazelle, le lièvre, le renard, le léopard et le lion, avec des meutes de grands lévriers aux oreilles pointues, le chasseur lançant la flèche ou le lasso. La chasse au crocodile ou à l’hippopotame n’effraye pas le chasseur, qui emploie l’arc énorme lançant un trait lourd comme un harpon, ou jetant à la bête monstrueuse un hameçon colossal. L’emploi du filet était fréquent, surtout dans les marécages. Une peinture, à Memphis, représente le jet d’un filet sur un arbre couvert de volatiles perchés et surpris. On chassait également au bâton, dans les marais ; l’arme, vigoureusement lancée, abattait les bêtes aquatiques au moment où, effrayées, elles prenaient leur vol. Dans ce cas, le chasseur avait avec lui des appelants.

La pêche s’exerçait avec facilité, sur le Nil et sur les marais. Des étangs poissonneux, venant presque jusqu’au seuil de la maison, s’abritaient, en partie, d’une véranda sous laquelle le pêcheur patient, ligne en main, allait s’asseoir. Sur ces étangs voguaient des cygnes. Après la pêche, après la chasse, le soir, l’Égyptien jouait aux dames, ou aux échecs, avec passion. La légende prétendra que Thoth lui-même, jouant aux dames avec la lune, gagna cinq jours de plus pour l’année égyptienne !

Les travaux du labour, du semis, de la moisson et de l’emmagasinement des récoltes sont continuellement représentés. Des troupeaux de bœufs, de vaches, d’antilopes, de gazelles et d’autruches passent devant le maître, tandis qu’un scribe compte les animaux. Les grues, les oies et les canards sont innombrables. Des tourterelles volent par milliers. Les ânes dociles apportent ce que le maître du domaine s’est réservé, le blé de choix, le fruit préféré, les quartiers de viande, les bouquets de légumes, les herbes, les œufs, le miel, les fleurs. Voici l’aire où les grains vont être dépiqués, car le moissonneur n’a pas toujours fait des gerbes liées avec des roseaux ; les hommes n’apportent que les épis dans des mannes ou des filets. Voici l’endroit où les poissons se salent ; le cellier où sont foulés les raisins noirs et blancs, les raisins du nord et du midi ; le hangar où, fermentés, les raisins secs, bien travaillés, donnent un vin que l’on apprécie, où le froment et l’orge produisent un breuvage enivrant ; la boucherie où les animaux tués sont dépecés ; la basse-cour où les serviteurs gavent les volailles, oies, canards et pigeons ; les docks vastes où les produits de la ferme s’entassent, après avoir été minutieusement enregistrés.

En outre de ses laboureurs, de ses semeurs et de ses moissonneurs, le fermier avait, à poste fixe, ses forgerons, ses cordiers,.ses verriers, ses fondeurs, ses bûcherons, ses charpentiers, ses menuisiers, ses ébénistes, ses vanniers, ses tisseurs, ses constructeurs de barques, ses bergers, ses chasseurs et ses pêcheurs. Des intendants, gouvernant tout ce monde par délégation, distribuaient, suivant les cas, et les encouragements et les bastonnades. L’autorité du maître était incontestée ; mais il ne semble pas qu’elle fût despotique. Il y avait, au fond des cœurs, un vif sentiment d’égalité. Une stèle d’Abydos réclamant les prières des passants s’adresse aux grands de la terre, à ceux qui servent et à ceux qui sont servis. Le maître a le titre de chef de la maison, et sa maison, c’est l’ensemble de ceux qui vivent autour de lui. Les serviteurs sont un peu de la famille.

La famille égyptienne proprement dite ne semble pas avoir été très étendue, au moins dans l’Ancien-Empire : le père, la mère et l’enfant paraissent l’épuiser. La parenté commence aussitôt après et s’étend très loin. Comme mère, la femme est comprise dans la famille ; comme épouse, elle se confond avec le mari, qui l’aime ; mais comme femme, dans le sens technique du mot, elle n’est que ce que l’homme en fait. Sans droits, comme sans devoirs, il lui appartient de prendre sa place au foyer, de la conserver par l’exploitation de son intelligence et de sa grâce. La constance bienveillante de l’Égyptien est la garantie de sa femme, qui sera tout ou rien, à sa volonté, pour son époux.

L’idée ne vint jamais à l’Égyptien, sans doute, d’établir entre l’homme et la femme une proportion conventionnelle, légale, de droits et de devoirs, donnant un maximum et un minimum de condescendances obligatoires. Le climat des bords du Nil, d’une égalité parfaite, excluant tout accès, et tout excès, ne favorisant pas les amours folles, prive la jeune Égyptienne de ce que lui pouvait promettre sa fleur de printemps ; mais si la saison d’amour passe, pour elle, fleur précoce, sans que nul ne soit venu boire son miel nouveau, elle n’a point à se désespérer, car l’été viendra qui fait les fruits savoureux, et donne, autant que les fleurs, du miel aux abeilles. Sans passion, tout naturellement, l’Égyptien désire sa femme, la prend avec loyauté, et lui donne, au monde, exactement la place que la femme prendra. Si elle est pour lui la douce compagne qu’il a rêvée, elle sera son égale, et même quelque chose de plus ; si elle se montre sans zèle dans la vie commune, négligente de ses devoirs affectueux, indifférente aux destinées du mari, le mari, toujours bienveillant, aura pour sa femme toutes les bontés calmes qui sont l’essence de sa nature, mais il ne manifestera pour elle, évidemment, qu’une affection de maître à serviteur. Il ne semble pas, en un mot, dans tout le long développement des civilisations successives des Égyptes, que l’amour ait influé beaucoup sur la destinée des hommes qui habitèrent les bords du Nil. Une tendre affection, quelquefois expansive, y fut l’unique lien des époux.

Dans son mariage, l’épouse conserve sa personnalité, ce que l’on pourrait appeler ses droits individuels. Les biens qu’elle possédait avant d’aller à son mari, et les titres dont elle était honorée, demeuraient sa propriété personnelle, qu’elle transmettait à ses enfants. Par l’exercice de son droit, ou par l’importance de son bien, la mère avait ainsi, parfois, la prépondérance dans la famille. En réalité, la femme, par son sexe, n’était pas fatalement considérée comme inférieure à l’homme ; vierge, épouse ou mère, elle prenait dans la société égyptienne le rang qu’elle y méritait.

Depuis la matrone sévère, filant le lin, au fuseau, dans sa maison, jusqu’à la coquette employant des cosmétiques pour rajeunir son visage et ses cheveux, toutes les gradations féminines existaient déjà sur les bords du Nil. Il est probable que des étrangères étaient venues modifier, sur ce point, les mœurs tranquilles des Égyptiens. Une stèle trouvée aux pyramides de Gizeh exalte la mémoire d’une princesse qui aurait été, suivant le texte, la grande favorite de trois souverains successifs, Snewrou, Chéops et Chéphren ?