Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IX

 

 

DE 3500 A 3064 Av. J.-C. - Septième, huitième, neuvième et dixième dynasties. - Héracléopolis, nouvelle ville capitale. - Fin de l’Ancien-Empire. - Culte pharaonique. - Fonctionnaires sacrés. - Ancêtres divinisés. - Tombeaux. - Les deux voyages d’outre-tombe. - L’Amenti. - Le Nil céleste. - Voyage à Abydos. - Funérailles. - Le mort : l’Osiris. - Prophètes, Chefs et Prêtres. - Le Rituel, ou Livre des morts.

 

LA reine Nitaqrit cesse de régner en l’an 3500 avant notre ère. Cinq siècles vont s’écouler qui, ne laissant presque pas de documents, seront une lacune, une séparation, un abîme entre deux civilisations. Et c’est la fin de l’Ancien-Empire.

Manéthon signale une VIIe dynastie, memphite, qui aurait duré soixante-dix ans et aurait eu soixante-dix rois. Une autre théorie indique cinq rois ayant régné ensemble soixante-quinze ans. Manéthon compte ensuite une VIIIe dynastie, également memphite, composée de vingt-sept rois ayant régné ensemble cent quarante-six ans. Un papyrus cite quelques pharaons, remarquables par le peu de durée de leur gouvernement : c’est Nowerka, qui aurait régné deux ans, un mois et un jour ; c’est Nowrous, qui gouverna Memphis pendant quatre années, deux mois et un jour ; Ab, qui eut un règne de deux ans, un mois et un jour, etc. La VIIe et la VIIIe dynastie ont dû être représentées à Memphis par des pharaons légitimes ; mais il est probable que des compétitions de famille, des prétentions héréditaires, des luttes intestines, des révolutions de palais, continuelles, firent passer sur le trône des Égyptes une nombreuse série de pharaons.

Une lueur apparaît dans cette obscurité : Un siècle et demi environ après la mort de la reine Nitaqrit, en l’an 3358, la IXe dynastie règne positivement à Héracléopolis. A trente lieues au sud de Memphis, dans une île longue que forme le Nil divisé, du côté de la chaîne libyque, un pharaon que les Grecs nomment Achthoès ordonna la fondation d’une ville qui devint le siège d’un gouvernement respecté. La IXe et la Xe dynasties prirent le nom de cette capitale, — héracléopolitaines, — et ce fut tout. On trouve, çà et là, écrits sur des papyrus, gravés sur des stèles, des noms de rois qui semblent bien s’appliquer à ces dynasties ; mais aucunes fouilles n’ayant encore été faites aux environs d’Héracléopolis, dans le Fayoum, tout classement est impossible. On ignore jusqu’aux frontières de l’Égypte à ce moment. La seule certitude, c’est la fin de l’Ancien-Empire, l’achèvement d’une civilisation qui avait duré dix-neuf siècles et qu’il importe d’étudier.

Les premiers pharaons ne sont pas des hommes dignes de gouverner d’autres hommes ; ce sont des fils du soleil, exerçant un droit de gouvernement. Ce droit, cependant, n’est pas d’essence divine, il n’a pas été octroyé au pharaon par un dieu. Il n’y a rien de déterminé au-dessus du maître ; il n’y a pas de supériorité, céleste ou autre, qui puisse, ni dans le temps, ni dans l’espace, lui être opposée. Sa légitimité est en lui ; il est l’héritage personnifié et nécessaire du pouvoir.

Les honneurs dont le pharaon régnant, vivant, est entouré, les cérémonies qui sont la manifestation de sa supériorité, le culte, en un mot, qu’on lui rend, est semblable aux honneurs, aux cérémonies, au culte que les hommes rendront plus tard aux divinités ; et l’Égypte, en cela, est le modèle que la courtisanerie consultera pour apprendre l’art des humilités basses. C’est, au bout d’une hampe, les larges éventails blancs, faits de plumes d’autruche, qui chassent les bestioles, qui donnent de l’ombre, qui fouettent l’air, le rafraîchissant, et que portent, qu’agitent de hauts fonctionnaires, privilégiés ; c’est l’encens brûlé dans des cassolettes ; ce sont les attitudes courbées, les génuflexions, les prosternations, les baisements de main, de coin de robe, de sandale ; c’est enfin l’intronisation fixe et ambulante, la chaise consacrée, le saint siège, élevé sur une estrade, ou porté à dos d’hommes. Ce culte, les premiers Égyptiens le rendaient aux premiers pharaons.

On a écrit des pharaons, qu’ils furent les successeurs, les descendants des divinités qui avaient régné dans la vallée du Nil. Il serait plus vrai de dire que les pharaons de l’Ancien-Empire, successeurs et descendants des pharaons d’un empire antérieur, ou préhistorique, étaient, comme leurs prédécesseurs, honorés ainsi que l’auraient, été des dieux. Et en effet, il n’existe pas de sacerdoce dans l’Ancien-Empire ; il n’y a pas de religion déterminée, de culte réglé, de corps sacerdotal, de prêtre, en un mot ; et cependant les fonctionnaires et les dignitaires, autour du pharaon, dans son palais, comme dans les palais élevés à la mémoire des pharaons disparus, c’est-à-dire dans les temples annexés aux tombes, exercent un culte dans le sens moderne du mot.

Le costume d’un prêtre de l’Ancien-Empire ne diffère pas du costume d’un fonctionnaire du même temps. La statue de l’hiérophante Ra-Nefer et la statue du haut fonctionnaire Ti, ont la même robe flottante, nouée aux reins et ramenée devant en tablier roide, triangulaire.

Au temple, comme au palais, comme à la tombe, le culte du pharaon, vivant ou mort, est le culte unique. Chéphren n’est qu’un roi majestueux, grave, assis sur son trône, avec le symbolisme d’un épervier protecteur ; ce n’est pas un dieu. Et ce n’est pas à un dieu, non plus, que se dévoue ce prêtre, — Neter-hen, — qui vient chaque jour, dans le mastaba de la pyramide funéraire, faire des offrandes aux mânes du pharaon qui n’est plus. Ce serait, en effet, une divinité singulière, que ce dieu qu’il faut nourrir de fruits choisis, de pains sacrés, et désaltérer en emplissant ses godets et ses jarres ; qu’il faut approvisionner de victuailles pour le voyage qu’il doit accomplir par delà ce monde. La vérité est qu’au commencement au moins de l’Ancien-Empire, l’Égypte n’avait pas de dieux ; mais que les Égyptiens honoraient avec zèle, avec excès, avec ostentation, qu’ils divinisaient, si l’on veut, le souvenir, la mémoire des mânes, de leurs ancêtres, notamment de ceux qui avaient régné, qui avaient gouverné sur les bords du Nil. Ce culte se perpétuait de génération en génération, dans les chapelles des tombes. Par un phénomène spécial à l’Égypte, ce culte des morts était décerné aux vivants. C’est qu’en Égypte la mort, ne terminant rien, continuait tout.

Les tombeaux sont des monuments purement humains, des lieux de repos où le mort attend le signal de son départ pour un monde où il reprendra son existence interrompue. Le malheur le plus désespérant, le plus effroyable pour un Égyptien, était donc d’être privé de sépulture. Les constructions funéraires sont le motif principal de l’architecture des bords du Nil ; or, parmi les peintures innombrables, les gravures et les sculptures qui couvrent les monuments de l’Ancien-Empire, on ne trouverait pas la figuration d’un seul dieu ; cette absence de divinité est même ce qui caractérise cette époque, au point de vue archéologique.

Quand le pharaon mourait, son image, ou sa statue, recevait les honneurs, le culte dont il avait joui pendant sa première vie terrestre ; ce culte était le même, dans ses manifestations, que celui que les Égyptiens rendaient au souvenir des grands morts d’autrefois. Ces grands morts, à la tête desquels il faut placer Osiris, prenaient, vus dans l’éloignement des siècles, et de plus en plus, une forme mythologique ; la légende les enveloppait comme d’un brouillard doré ; l’imagination des hommes commençait à les faire supérieurs à l’humanité. Les pharaons de l’Ancien-Empire, descendants légitimes de ces héros quasi divinisés, profitaient de cette tendance à la divinisation. Ainsi, les chants en l’honneur des souverains de cette époque sont des cantiques à l’expression pompeuse et qui s’adressent aussi bien à Osiris qu’au pharaon. La légende d’Osiris ne se noue bien que vers la VIe dynastie, et c’est alors qu’apparaissent pour la première fois des formules de prières.

Les pharaons morts étaient comme les ancêtres du peuple ; le culte qu’on rendait à leur souvenir dépassait donc le cercle d’une famille, devenait général. C’est autant comme ancêtre, ou, en d’autres termes, comme père de pharaons, que comme fils d’ancêtres, de pharaons, que le souverain régnant était honoré. Dans ces représentations imagées de sa gloire, le pharaon, rappelant son origine par le qualificatif que son cartouche renferme, se montre chef de triade, père recevant les offrandes de ses sujets, l’adorant. A ce point de vue, le pharaon est un dieu ; mais les dieux ne sont pas autre chose que des pharaons, des hommes, certainement d’une nature plus délicate, supérieure, en force, en intelligence, en ténacité, mais des hommes ; leur immortalité n’est qu’une vie excessivement prolongée, une vie où la mort vient très tard.

Le doux vivre de l’Égyptien, sur sa terre bénie, s’augmentait d’une inaltérable quiétude, puisque sa croyance, était que la mort se résolvait dans un recommencement. Il n’y avait de trouble que relativement au cadavre, à la momie, qu’il fallait défendre contre les hommes, les, bêtes et le temps destructeur. Le mort est un voyageur qui vient d’abandonner ses amis ; son voyage, c’est sa translation de ce monde au monde où séjournent les ancêtres, terre plus privilégiée encore que ne l’est celle que le Nil féconde, et où il recevra un champ ensemencé de blé et d’orge. Sur cette terre vivent les serviteurs d’Horus, y moissonnant leurs grains. Pour ce voyage, le voyageur doit être approvisionné ; de là, ces offrandes de fruits, de gâteaux, de viandes et de liqueurs que les amis apportent au tombeau, au moins, une fois l’an. Pour la sécurité du mort, on ajoute quelquefois des armes aux offrandes, arcs et javelines, que le voyageur emportera. Ceux qui vont mourir, n’ayant au monde ni parents, ni amis, et qui doutent de la générosité de ceux qui les connurent, en appellent aux passants, par une vigoureuse inscription placée au front de leur tombeau.

Le lieu où se rend le mort est à l’occident ; c’est l’Amenti, où règne Osiris, la région cachée. Mais ce n’est pas encore là ce lieu du séjour définitif, où sont les ancêtres, où s’étendent les pâturages verdoyants d’Hathor, la bonne dame du sycomore, où s’ouvre la maison lumineuse de Râ. Il faut, pour arriver à ces lieux de délices, matériellement, sans parler du jugement que doit subir le mort, traverser l’amenti, en barque, sur un fleuve idéal, et naviguer à contre-courant. E n’est pas indispensable de remonter le fleuve ; le mort peut traverser l’amenti en char. Sur les parois de son sépulcre, tel Égyptien vivant a, parfois, représenté le carrossier travaillant le bois qui, courbé, taillé, équarri, sera la roue, la caisse et le timon du char que le défunt emportera.

Cependant, il est douteux, pour quelques-uns, que le char suffise. Le Nil céleste, qu’il faut absolument traverser, n’a peut-être pas de bords ? Et s’il en est ainsi, que deviendra celui qui ne sera muni que d’un char ? L’Égyptien s’imaginait volontiers que le firmament bleu, tout entier, était un Nil céleste, et les astres devenaient, à ses yeux, des ancêtres rayonnants ; ce furent, plus tard, des divinités lumineuses naviguant sur le fleuve d’en haut. Au delà de l’horizon occidental, du côté de l’inconnu, était la partie du fleuve vers laquelle tous les morts se rendaient.

Les barques funéraires étaient de dimensions diverses, suivant l’importance du défunt. La barque principale, grande, devait recevoir le mort et sa suite, soit que l’Égyptien emmenât avec lui les parents, les amis, ou les serviteurs morts avant lui et l’ayant attendu, soit qu’il attendît lui-même la mort de ses compagnons de route ? D’autres barques, plus petites, souvent nombreuses, étaient construites pour recevoir les offrandes .et former un convoi. Des bûcherons abattant l’acacia ou le palmier dont le tronc doit être évidé en barque, sont souvent représentés sur les tableaux funéraires des mastabas. Les petites barques de convoi étaient faites de papyrus tassé, durci. Tout étant disposé pour assurer la traversée de l’amenti, l’Égyptien attendait la mort, ne la redoutant ni ne la désirant d’ailleurs.

Rien, dans la vie de l’Égyptien, n’avait l’importance de ses funérailles. La cérémonie était solennelle ; un ordre extrême y présidait. Les complaintes, ou chœur des femmes, s’adressaient au mort, au voyageur regretté. — Ô voyageur excellent qui vas vers la terre d’éternité, tu as été vite enlevé à cette terre ! Toi qui avais de nombreux amis, tu te diriges vers la terre qui aime la solitude ! Toi qui aimais à marcher, te voici lié, emmailloté dans des bandelettes ! Toi qui recherchais les fines étoffes et la parure, te voici couché dans le sarcophage ! Celle qui te pleure est comme une orpheline ; le sein voilé, elle fait entendre sa lamentation, mène le deuil, et se désole, se roulant autour de ton lit funèbre. Les pleureuses, qui expriment pour ainsi dire l’idée générale, qui n’ont pas à respecter la douleur de la mère, de la veuve, ou des enfants, formulent la grande idée de la vie d’outre-tombe ; cette grande idée, c’est la certitude de la justice et de l’égalité : Allons ! allons à l’amenti ! à l’occident ! à la terre de la double justice ! Ô mort digne de louanges, va en paix ! Nous nous reverrons, quand viendra le jour de l’éternité, car tu vas vers la terre qui mêle les hommes !

Au commencement de l’Ancien-Empire, il y a, dans les temples, des hommes spécialement consacrés au culte des grands morts ; ce sont des Sages que l’on consulte sur l’avenir, des Officiants qui savent l’ordonnance traditionnelle des cérémonies publiques, des Clercs, enfin, qui exécutent ces cérémonies, ces processions, qui lancent les invocations, qui dirigent les sacrifices, les offrandes, etc. On a appelé les premiers, Prophètes ; les seconds, Chefs ; les troisièmes ; Prêtres. Quel que soit le nom dont on les désigne, on voit nettement leurs fonctions, purement administratives, rituelles, au début ; mais à mesure que l’Ancien-Empire descend vers l’Empire-Nouveau, le personnel des temples prend de l’importance ; sous la VIe dynastie, un prêtre est représenté sur sa tombe tenant en main le bâton de commandement.

Les relations avec le sud de l’Égypte, fréquentes après Ouna, introduisirent dans le groupe dit sacerdotal un élément nouveau. En racontant son expédition militaire, Ouna cite les chefs des prophètes avant les intendants des temples. Il se forma un corps sacerdotal, très uni, très compact, et dont l’historien doit se préoccuper, car il s’éleva contre l’autorité pharaonique, lorsque cette autorité fut contraire à ses ambitions, en dénonçant le monarque à la vindicte de la postérité. Jusques au temps d’Hérodote, la haine cléricale poursuivit la mémoire des Chéops, des Chéphren et des Achthoès surtout, en imaginant des fables que l’historien grec fut bien forcé d’enregistrer.

C’est par le culte des morts que les prêtres égyptiens s’imposèrent. Des statues de l’Ancien-Empire ont fréquemment devant elles un papyrus, un livre, qui est le Rituel, le guide du mort dans son voyage vers l’amenti. Ce rituel funéraire, ou livre des morts, acquerra une extrême importance. Il contient tout ce que l’Égyptien doit savoir, il dit tout ce que l’Égyptien doit faire pour arriver sûrement au séjour définitif. Le rituel est attribué à Thoth, le seigneur des divines paroles, des écrits sacrés, conseiller d’Horus dans sa lutte contre Set le meurtrier d’Osiris, contemporain, donc, des pharaons antérieurs a Ménès. C’est le fils de Menkéra, pharaon de la IV, dynastie, qui découvrit le rituel de Thoth, écrit en bleu sur une dalle d’albâtre. Thoth, qui sera l’Hermès des Grecs, divinisé plus tard, est représenté dans le panthéon égyptien avec une tête d’ibis, l’oiseau du Sud.

L’écriture hiéroglyphique, toute figurative au commencement, nécessitait le choix d’un signe qui représentât les grands morts. Le souvenir encore vivant des œuvres de ces grands morts, ou leur légende, fixa le choix des scribes. Les attributs naturels des personnages mythiques servirent à les représenter : il y eut la barque d’Isis, l’épervier d’Horus, l’ibis de Thoth, etc. L’apparition des animaux fantastiques, des bizarreries hiéroglyphiques, des perversions de l’esprit, coïncide avec la décadence de la civilisation de l’Ancien-Empire, à mesure que les relations nouées avec les Égyptiens du sud se développent. La crainte des crocodiles donna presque naissance à. un culte de la peur ; et l’on vit adorer à Éléphantine une statue à large perruque portant le nom étranger d’Anouké, devenue comme la déesse des cataractes.

L’Ancien-Empire lègue à l’Égypte un culte parfaitement organisé, mais rendu par des hommes à des hommes, par des sujets à un souverain, par des vivants à un mort, au moyen de fonctionnaires sacrés et non de prêtres, s’adressant à des ancêtres divinisés et non encore à des dieux. Pas de religion et pas de sacerdoce. Si bien, que le livre des morts lui-même, rédigé par ceux qui formeront le corps sacerdotal, et résumant, avec toutes les croyances, tous les rites à respecter dans ce monde et dans l’autre, ne semble pas contenir une ligne qui puisse se commenter nettement à un point de vue religieux. Les œuvres d’art de tout l’Ancien-Empire sont à ce point indemnes de préoccupation religieuse, que les artistes de cette antique civilisation ont été qualifiés de matérialistes, durement.