DE En réalité, pendant son règne, et non pas à la fin seulement, Chéops se montra respectueux des croyances de son peuple. A côté même de sa pyramide, sur le plateau, il honora Isis et Hathor ; il fit également réédifier le temple de Denderah, disparu. La construction de la grande pyramide dut évidemment exiger une énorme dépense d’efforts ; les Égyptiens, certainement, y travaillèrent en grand nombre. Mais rien encore n’est venu confirmer la haine que les ouvriers auraient vouée au pharaon constructeur. On peut dire, au contraire, que des témoignages sérieux, bien qu’indirects, détruisent les affirmations des historiens grecs. Si le peuple d’Égypte avait détesté le pharaon constructeur de la première grande pyramide, comment le successeur de ce pharaon aurait-il eu l’idée d’édifier un monument semblable, immédiatement, et au même endroit ? Doud-ew-Râ succède à Chéops, et Chéphren succède à Doud-ew-Râ. Le premier soin de ce pharaon est d’ordonner l’édification de son tombeau en forme de pyramide. Chéphren aura le sort de Chéops. Ignorant que Doud-ew-Râ avait régné entre Chéops et Chéphren, Hérodote réunit les deux monarques et compte cent six ans pendant lesquels les Égyptiens, dit-il, souffrirent toutes sortes de malheurs. Diodore ajoute, comme preuve, que ni Chéops ni Chéphren ne jouirent de leurs tombeaux, le peuple, furieux, révolté, ayant arraché leurs corps des sarcophages. Il est exact que des statues de Chéphren ont été trouvées mutilées, brisées, près du temple du Sphinx, dans une excavation. Rien ne dit que ce soit là le témoignage incontestable d’une révolte, d’une colère du peuple contre son souverain, contre le despote, contre l’exploiteur. L’Égypte fut assez ravagée par des hordes ayant la manie de la destruction, pour que la mutilation de ces statues s’explique par la stupide rage des vainqueurs. Le successeur immédiat de Chéphren, — Menkéra, — vient comme un dernier argument contre les fables qui assaillirent la mémoire de ses prédécesseurs. Hérodote dit de Menkéra, que les actions de son père ne lui furent pas agréables ; qu’il rouvrit les temples ; qu’il rendit les hommes au culte des dieux, à la vie publique, libre ; qu’il fut enfin le roi le plus juste et le plus équitable. Or, Menkéra ordonna l’exécution d’une troisième pyramide. Faut-il répéter que si la construction des pyramides avait jeté de la haine dans le cœur des Égyptiens, Menkéra n’eût pas fait cette troisième manifestation d’un despotisme exécré ? Ases-ka-w succède à Menkéra, et il se fait bâtir, également,
une pyramide, mais de brique, non de pierre. Faut-il voir dans ce fait un
argument favorable à la théorie de l’abominable despotisme de Chéops et de
Chéphren, une concession au peuple ? Au contraire, la pyramide d’Ases-ka-w
est un argument contre les historiens grecs. Les immenses pyramides de Gizeh
étaient si peu, aux yeux du peuple d’Égypte, des souvenirs monstrueux de
souffrances endurées, que le constructeur de la pyramide en brique s’excuse
publiquement de n’avoir pas renouvelé les merveilles de Chéops et de Chéphren
; craignant qu’on ne le méprise, il se hâte d’expliquer comment son œuvre à
lui est bien autrement ingénieuse que ne le fut l’œuvre de ses prédécesseurs.
Chéops et Chéphren n’ont eu qu’à entasser des pierres pour édifier leur
tombeau ; Ases-ka-w, lui, a créé des pierres.
Voici ce qu’il dit à son peuple, et aux générations à venir, en inscrivant
sur la pyramide elle-même ces paroles que le monument est censé prononcer : Ne me méprise pas à cause des pyramides de pierre ; je l’emporte
sur elles, car, en plongeant une pièce de bois dans un marais et en
réunissant ce qui s’y attachait d’argile, on a fait la brique dont j’ai été
construite. Diodore qualifie Ases-ka-w de législateur, de géomètre
et d’astronome. Ce pharaon termine Œuvres d’art, les pyramides demeurent incomprises à ceux qui ne les ont jamais considérées que comme une formidable curiosité. Debout devant elles pour la première fois, Ch. Lenormant disait : C’est avec une sorte d’ébahissement stupide que l’on parcourt tout cela... L’inutilité a des bornes comme tout le reste... On est tenté de ranger les pyramides parmi ces grandes badauderies dévolues à l’amusement et à l’occupation éternels des sots qui composent la majorité du genre humain. Le même Ch. Lenormant, peu de temps après, écrivait : Déjà j’en suis aux regrets d’avoir blasphémé contre les pyramides, que mon esprit a fini par accueillir pour ne s’en jamais séparer. Cet entassement vertigineux de blocs superposés, formant une série de gradins gigantesques, s’inutilisant en quelque sorte à mesure qu’ils s’élèvent, puisqu’ils vont finir en pointe et ne conduisent à rien, étonne d’abord, choque ensuite, finit même par irriter. Un mot exprime l’impression ressentie : Pourquoi ? Un peu d’attention accentue l’impression première, déplorable. La construction, en fait, est un enfantillage ; placer des pierres les unes sur les autres est une puérilité évidemment, et la disproportion de l’effort accompli, de la persévérance dépensée, de la ténacité mise en œuvre, avec le résultat obtenu, froisse l’esprit, le chagrine. Malgré soi, comme d’instinct, devant cette énormité l’homme de nos siècles se révolte. Il y a souffrance positive, pour notre civilisation, à constater une dépense inutilisée, la perte d’une force. Les pyramides ne sont, au regard du passant, qu’une
architecture monotone, calme, dont la simplicité l’inquiète. L’artiste et le
philosophe se recueillent devant ces monuments extraordinaires. Voici la
grande pyramide de Chéops. Sa largeur à la base est de La constatation de tant de recherche dans l’exécution d’une telle énormité impose l’attention, excite le respect ; le dédain absolu de l’effet factice qui caractérise le monument, fait de l’architecte des Pyramides un artiste convaincu ; la grandiose simplicité de son œuvre dit sa foi artistique, la netteté de sa pensée, la haute conception de son génie. L’art qui dissimule sa science, où, pour dire mieux, qui dédaigne de l’étaler, de la crier aux yeux, qui cache le labeur, qui ne se vante pas de l’effort et ne donne que la solution ramenée à son expression la plus réduite, c’est le grand art, et il n’est pas surprenant que l’artiste seul en puisse saisir, en puisse exprimer la beauté sereine. Ces montagnes de calcaire, a écrit Charles Blanc, ne sont pas seulement le produit de la force et de l’audace, elles ne sont pas une accumulation uniforme de pierres superposées ; elles sont, au contraire, d’une régularité parfaite et inconcevable pour le temps qui les vit s’élever. Dans leur grandeur démesurée on trouve des mesures d’une prodigieuse exactitude ; leurs dimensions sont des proportions ; leur immensité est finie ; elles sont délicatement énormes. L’art que les Pyramides cachent exprès est aussi grand que
l’art résumé qu’elles montrent. C’est dans l’intérieur qu’il faut aller
chercher une surprise. Sur la face nord, à la hauteur de la quinzième assise,
une entrée, qu’il a fallu découvrir, donne accès à une sorte de tuyau rectangulaire, incliné, qui descend d’abord
une pente raide et remonte ensuite, pour se diviser en deux branches, dont l’une,
descendante, et de même dimension, va jusqu’à trente mètres au-dessous de la
base du monument, tandis que l’autre, élargie, monte. Peu après ce point d’intersection,
une galerie nettement horizontale conduit à un vide ou chambre, dite de La chambre sépulcrale est une merveille de l’art de la construction. Un bloc de granit, comme suspendu, menace d’écrasement le téméraire qui vient troubler le sommeil du pharaon. Le plafond, d’un poids redoutable, et qui n’aurait pas pu supporter la charge de toute la partie de la pyramide pleine qui est au-dessus de lui, est admirablement protégé : immédiatement au-dessus du plafond, cinq blocs de granit, séparés par des intervalles, sont surmontés à leur tour par des blocs inclinés formant un triangle et laissant un vide qui allège complètement le plafond de la chambre inférieure. Ces blocs inclinés reposent, par leur extrémité basse, sur la pyramide elle-même, des deux côtés, et conduisent ainsi hors de la chambre tout le poids supérieur du monument. De ces pierres énormes, pas une seule n’accuse le moindre infléchissement. Est-ce que la dissimulation voulue de ce prodige ne donne pas au monument une grandeur proportionnelle, au moins, à la somme de travail que la solution du problème architectural représente ? Et n’est-ce pas accomplir une œuvre d’art de premier ordre, qu’exprimer aussi simplement que l’a fait l’architecte de Chéops, et en un seul fait, la destination de l’œuvre exécutée et l’importance de son exécution ? La pyramide défie les siècles, parce que le pharaon qui y repose défie la mort ; l’œuvre devait signifier éternité, et non seulement réaliser son symbolisme, en effrayant les hommes qui songeraient à détruire le monument humain, mais encore tromper la curiosité de l’avenir en dissimulant les secrets de l’exécution magnifique. Les Pyramides sont une œuvre d’art, parce qu’elles expriment complètement une pensée, et n’expriment que cette pensée. Elles sont belles, parce que leur auteur chercha la perfection, comme l’a dit Renan, dans l’absolue sincérité. En ne les compre- nant pas, les voyageurs hâtés les classent. Elles sont œuvre d’art, en effet, précisément parce que hors de leur but, de leur époque et de leur milieu, elles deviennent incompréhensibles ; elles sont chefs-d’œuvre, parce qu’elles résument une idée complètement, simplement, sans impatience, sans bruit. L’édification d’une pyramide était une grande préoccupation pour le pharaon qui l’entreprenait ; on y travaillait dés le début de son règne. Des fonctionnaires étaient envoyés à la recherche du bloc de granit ou d’albâtre dans lequel on devait tailler le sarcophage du souverain. Des troupes d’Égyptiens étaient employés aux carrières pour y tailler, à plein roc, les pierres du monument, les transporter, les mettre en place. Il a été souvent écrit que des populations de villes entières avaient été ainsi distraites de leur vie libre pendant de longues périodes d’années pour l’exécution du chef-d’œuvre. On a évalué à dix années le temps employé à la seule construction de la chaussée par laquelle les blocs devaient être apportés sur le plateau. Cette chaussée était de pierre, et son exécution est un travail presque aussi important que celui de la pyramide. On peut dire que pendant vingt années une centaine de mille hommes furent employés à la construction de la grande pyramide de Chéops. Les Pyramides n’ayant aucun caractère religieux, chacune d’elle était flanquée d’un monument spécial, où des scribes voués au culte funéraire du roi recueillaient les offrandes destinées au grand mort. En Sapta-Sindhou et en Iran, chez les Aryas védiques comme chez les Iraniens, les premières offrandes, nécessaires aux prêtres pour assurer leur existence d’abord, et recherchées ensuite par le corps sacerdotal comme un mode d’enrichissement, étaient apportées pour être offertes aux dieux, en sacrifice, en témoignage de respect, d’adoration. Pour l’Arya, l’offrande de bêtes vivantes que l’on égorgeait devant l’autel, de mets exquis que l’on faisait cuire au bûcher sacré, de libations laborieusement préparées, exprimait, était réellement un sacrifice, un abandon de propriété, une dîme, une perte, et les prêtres, à l’origine, obéissaient exactement au vœu des fidèles en faisant détruire par le feu tout ce que l’Arya avait offert, avait abandonné aux dieux. Bientôt on fit la part de la divinité, et cette part devint de plus en plus petite, à mesure que la part des prêtres augmentait, jusques au jour où le clergé sacerdotal réclama des offrandes personnelles, énumérées, imposées. En Iran, l’offrande ne semble pas avoir été jamais un sacrifice. L’Iranien apportait au prêtre son offrande, sachant bien que cette offrande servirait surtout à nourrir le serviteur d’Ormuzd, mais qu’il participerait, lui, fidèle mazdéen, au repas sacré, qu’il partagerait la libation de homa avec l’athorné, devant l’autel. Ce n’était pas un abandon, une perte, un sacrifice, mais une communion entre l’homme et la divinité, cette dernière représentée par le prêtre. Et cette idée était si nette dans les esprits, la possibilité de cette communion était à ce point admise, que bientôt le mazdéen crut à la présence réelle de la divinité dans ce qu’il mangeait ou buvait devant l’autel. En Égypte, l’offrande abonde dés le commencement ; au moins la trouve-t-on très abondante, déjà, lorsque l’histoire nous montre l’Égypte. La mort, pour l’Égyptien des temps pharaoniques, n’est que le passage d’une existence à une autre existence, d’un premier monde à un deuxième monde où l’homme vivra une vie exactement semblable à celle qu’il a déjà vécue, mais améliorée, perfectionnée, heureuse. Cette théorie est presque une croyance ; l’idée de l’anéantissement définitif n’entre pas dans le cerveau de l’Égyptien ; il ne conçoit pas davantage, même au delà de la vie, autre chose que ce qui a été organisé, que ce qui existe en deçà. L’homme survit à la mort, et il n’y a pas deux manières de vivre. Cependant, un mystère, une incertitude au moins subsiste : on ne sait pas exactement où l’autre monde est situé, et il est probable que ce séjour des morts est très éloigné de l’Égypte, car s’il était proche, ou bien des vivants s’y seraient rendus pour le visiter, ou bien des morts en reviendraient parfois, pour consoler ceux qui les regrettent, pour rassurer ceux qui les pleurent. C’est donc, après la mort, un voyage à accomplir. Grave préoccupation pour celui qui demeure, ayant aimé celui qui n’est plus ! S’imagine-t-on le mort adoré, couché dans sa tombe, appelé à effectuer le voyage qui doit le conduire au lieu où vivent les ancêtres, heureux, et incapable de répondre à l’appel de la divinité bienfaisante, son corps, liquéfié par la pourriture, ne pouvant plus se reconstituer ? De là cette momification générale des corps, ces bandelettes superposées, ces sarcophages solides, ces tombes monumentales, silencieuses, bien fermées. Le corps ainsi conservé reprendra vie au premier appel. Voici le corps, non pas ressuscité, mais remis en mouvement, en existence, revivifié pour accomplir le grand voyage. Combien durera-t-il, ce voyage ? Et pendant le voyage, comment le voyageur se nourrira-t-il ? Nul n’étant revenu du dernier séjour, l’ignorance est entière ; on ne sait même pas à quel moment l’appel retentira aux oreilles du mort. Au jour des funérailles, donc, au moment où le mort entre dans son tombeau, ceux qui l’ont aimé placent à côté de lui de la farine, des grains, des fruits, qui nourriront son premier réveil ; et continuellement, au moins une fois chaque année, mais en général plusieurs fois par an, et jusqu’à chaque semaine, on viendra renouveler les provisions du mort. C’est la charge de la famille que ce culte spécial, et nul n’oserait y manquer ; il faut, en réalité, peu de chose au mort. Les souverains sont plus exigeants ; ils ont une majesté onéreuse ; ils ne sauraient se rendre au grand séjour comme le peuvent faire de simples Égyptiens. Leur famille, d’ailleurs, c’est le peuple ; le peuple sera donc chargé d’approvisionner la tombe du pharaon. Un collège de fonctionnaires sacrés servira d’intermédiaire entre le peuple et le roi ; ces fonctionnaires recevront des offrandes, en disposeront, et c’est pourquoi le pharaon, en même temps qu’il faisait ériger sa tombe, sa pyramide, ordonnait la construction d’un monument voisin, où vivaient, en attendant, les fonctionnaires honorés d’un service funèbre. Ces monuments furent un jour consacrés à des dieux, et les fonctionnaires devinrent des prêtres. L’art resplendit. L’architecture nous a laissé les Pyramides ; l’admirable statue de Chéphren nous dit ce qu’était la sculpture de ce temps. Le pharaon est assis ; derrière sa tête, un épervier aux ailes éployées le protège ; il a dans sa main droite une bandelette roulée ; sa main gauche, ouverte, est à plat sur sa cuisse. Le siège du pharaon termine ses bras en têtes de lions, et sur les côtés, en haut relief, des ornements d’une extrême sobriété, — les tiges de deux plantes, — désignent les deux Égyptes qu’il gouvernait, réunies. La majesté tranquille du pharaon est étonnamment exprimée, et l’on retrouve, ici encore, par une réflexion bien dirigée, la loi du grand art qui explique les Pyramides et les fait admirer. Le sculpteur qui voulut représenter Chéphren, n’eut pas un seul instant l’idée de chercher d’autre modèle que le pharaon lui-même. Il lui a donné son âge ; il a reproduit ses épaules, ses pectoraux, ses genoux puissamment modelés, et c’est un homme ; mais cet homme devait avoir ce que le sculpteur a également reproduit, une attitude calme, quiète, cette majesté du souverain ayant la conscience de sa force, le dédain des joies que l’exercice du pouvoir a dissipées, cette bienveillance qui est la résignation des autocrates désillusionnés. La sobriété des lignes, le caractère d’un ensemble très noble résultant d’une appropriation intelligente des détails très vrais, font de cette statue une œuvre d’art. Il n’y manque, pour être un chef-d’œuvre, que la dissimulation du travail, de l’effort qui l’exécuta, et de la matière qui la compose. Au point de vue historique, quelle distance entre cette statue vraie, simple, d’un pharaon tout puissant, et ce Sphinx de Gizeh, mi-bête, mi-homme, plein de grossièretés dans son corps et de finesses inutiles dans sa face, avec une bouche de deux mètres et un tiers, un nez de deux mètres, des oreilles de plus d’un mètre et demi ! Les yeux de ce colosse sont doux, sa bouche est bonne, mais le regard n’a jamais rien vu, la bouche n’a jamais rien dit ; et l’homme qui passe, voyant le Sphinx, ne songera sans doute, ni à se dérober s’il est coupable, ni à réclamer un conseil s’il est perplexe. Rocher sculpté, et rien de plus, le Sphinx est à peine une œuvre d’art. Bien autrement belles sont les Pyramides ; bien autrement stylée est la statue de Chéphren. |