Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VI

 

 

DE 5004 à 4235 av. J.-C. - Premiers rois, premiers dieux. - Horus, fils d’Isis et d’Osiris. - Première dynastie (5004-4751). - Ménès, fondateur de Memphis. - Deuxième dynastie (4751-4449). - Arts. - Troisième dynastie (4449-4235). - Snewrou, roi des deux Égyptes. - Abydos, ville sainte. - Premiers monuments : cavernes. - Sphinx de Gizeh et temple d’Armachis.- La vie égyptienne sous les premières dynasties.

 

HORUS, fils d’Isis et d’Osiris, aurait été en Égypte le dernier des dieux ayant régné. D’après Diodore, les Égyptiens n’estimaient pas à moins de 18.000 ans la période du gouvernement des dieux jusqu’à Horus, et il ajoute : Depuis, le pays a été gouverné par des hommes. » Manéthon, suivant ce qu’en disent ceux qui nous ont conservé sa liste des rois, désignait comme prédécesseurs de Ménès, des dieux et des demi-dieux : Après le règne des demi-dieux et celui des mânes, dit-il, vint la Ire dynastie, composée de huit rois. L’époque antérieure à Ménès, qui est celle des dieux, des héros, des mânes, des Hor-schesu ou serviteurs d’Horus, suivant les textes hiéroglyphiques, bien que ténébreuse encore, semble se dégager un peu des fables qui l’obscurcissent. Le moment est proche, sans doute, où les prédécesseurs de Ménès, cessant d’être des dieux ayant gouverné les hommes, deviendront des hommes ayant gouverné comme des dieux.

Mais, l’histoire voulant des certitudes, il faut reconnaître Ménès comme le premier roi des Égyptiens, puisque ni sa personnalité souveraine, ni son gouvernement ne peuvent être mis en question. Hérodote, répétant ce que lui apprirent les prêtres, dit que Ména, ou Ménès, régla le cours du Nil qui allait alors vers la Libye, endigua le fleuve vers ses embouchures, et bâtit, sur le terrain qu’une digue énorme protégeait, la ville de Memphis, Mannover, la bonne place, le bon port.

Immédiatement avant Ménès, Thinis était la ville capitale des Égyptiens. Par Étienne de Byzance, nous pourrions croire que Thinis avait été là où se trouvait Abydos. Cette affirmation n’est pas absolue ; Thinis devait être plus rapprochée du Nil qu’Abydos ?

Guerrier, Ménès dut combattre, en Égypte même, les tribus qui résistaient à son vœu de constitution monarchique, ou encore des hordes qui, venues du sud, tourmentaient les Égyptiens. La nécessité de se grouper, d’accepter le commandement d’un maître, ne peut résulter que de la crainte qu’inspire un ennemi.

Téta, qui fut le successeur de Ménès, bâtit les fondations d’un grand palais à Memphis. Au commencement de son règne, l’apparition d’une grue à deux têtes fut l’heureux présage de la prospérité que ce souverain donna à l’Égypte. Ata, qui succède à Téta, élève sa pyramide dans la nécropole de Saqqarah. Hésepti règne après Ata, et Mériba vient ensuite, dont le pouvoir aurait été violent, cruel même, produisant une révolte qui entraîna la chute de la Ier dynastie.

De la Ier dynastie, allant de l’an 5004 à l’an 4751 avant Jésus, on connaît, et dans l’ordre suivant, Ménès, Téta, Atoth, Ata, Hésepti, Mériba et Qabouh’ou. Entre Mériba et Qabouh’ou, la place d’un monarque est indiquée. Les rois de cette dynastie étaient instruits, lettrés même. Téta est cité par Manéthon comme ayant étudié la médecine, composé des traités d’anatomie. On a des textes importants qui sont attribués au roi des deux Égyptes, le véridique Hésepti.

La IIe dynastie, — de l’an 4751 à l’an 4449, — comprend Boutsaou, Kakéou, Baïnouterou, Outsnas, Send, Nowerkara, Nowerkasokar, et un dernier roi dont le nom égyptien est inconnu ; il existe, en outre, entre Send et Nowerkara, un pharaon dont le nom est également ignoré. Du règne de Boutsaou, le fondateur de la IIe dynastie, Manéthon ne cite qu’un événement désastreux. Dans le delta, à Bubaste, un gouffre s’ouvrit subitement, qui engloutit beaucoup de peuple. Bubaste, la Tell-Basta moderne, était donc à la presque extrémité du delta en formation, et il ne serait pas impossible que les terrains d’apport, encore fluides, de cette partie de la Basse-Égypte, eussent été emportés par une haute crue du Nil, ou un ras de marée méditerranéen.

Kakéou aurait inauguré une série de rois législateurs. Qualifié de mâle des mâles, de taureau des taureaux, on lui attribue la constitution religieuse et politique de l’Égypte. Sous Nowerkara, qui vint après Send, l’Égypte fut absolument heureuse : le Nil coula du miel pendant onze journées. La IIe dynastie s’éteint avec Nowerkasokar et son successeur innommé.

Le tombeau de Thothotep à Saqqarah, et la statue de Sépa, que possède le Louvre, donnent à cette époque une grande valeur artistique. Les sculpteurs, comme les graveurs, sont rudes, sincères, vigoureux ; ni l’ordre, ni le fini ne les préoccupe. Leurs figures sont trapues, fortes, dans une ébauche qui semble avoir épuisé la fougue de l’artiste devenu dédaigneux de l’achèvement, satisfait d’avoir vu sa pensée prendre une forme, ne se souciant guère de perdre son temps pour autrui. Les hiéroglyphes, désordonnés, sans relation de mesure avec les figures qu’ils accompagnent ou ornementent, disent brièvement ce que leur auteur a voulu dire, sans phrases, et par l’emploi de signes figuratifs, ce qui est une simplification. Il y a certainement de la sauvagerie dans l’art de cette dynastie ; le décousu, le dédain même y sont bien égyptiens, mais le manque de goût étonne ; l’impatience surtout surprend. Des étrangers ne seraient-ils pas venus jeter leur influence dans ce renouveau de l’art égyptien ? Le second roi de la IIIe dynastie, Neb-Ka, combattit pour l’indépendance de l’Égypte, contre des étrangers.

C’est Bébi qui inaugure la IIIe dynastie, en l’an 4449 avant Jésus. De ce monarque nous ne savons rien. Neb-Ka, qui lui succède, marche avec son armée contre une armée ennemie. La lune, miraculeusement, intervient en faveur du pharaon ; son disque s’accroît, devient énorme, et les ennemis épouvantés se soumettent sans avoir combattu. De Neb-Ka à Snewrou, le dernier roi de cette dynastie, passent, sans réclamer plus qu’une mention, Tsésar, Tsésar-Téta, Sétès, Nowerkara, Neb-Ka-Ra et H’ouni. Le dernier, Snewrou, achevant ce que Ménès avait commencé, soumet les tribus nomades qui harcelaient sans cesse la frontière orientale du delta. Snewrou délivre l’Égypte jusqu’au Sinaï.

Pour assurer à l’Égypte tous les fruits de sa victoire, ce pharaon mit le delta à l’abri des incursions, en érigeant une série de travaux de défense sur la ligne frontière qui séparait la vallée du Nil de la Syrie. Il conserva le territoire sinaïte, qui avait été le témoin de ses succès, et mit en exploitation les mines de cuivre et de turquoises qui s’y trouvaient, très riches apparemment. Sa mort termina la IIIe dynastie en l’an 4235 avant notre ère.

En ordonnant la construction de Memphis, Ménès avait déplacé le centre de l’Égypte royale, constitué l’Égypte de l’avenir, rapprochée de la mer Méditerranée. Le déplacement du peuple ne pouvait se faire que progressivement, à mesure que les architectes édifieraient la cité nouvelle. La Ire et la IIe dynastie demeurèrent thinites, Memphis n’existant pas, bien que Thinis fût déchue de son titre de capitale. Cette déchéance était radicale, car en même temps que Memphis se fondait, Abydos s’élevait à côté de Thinis même, sur un emplacement où dormait dans la mort le corps vénéré d’Osiris. La IIIe dynastie consomma effectivement la révolution nationale inaugurée par Ménès ; ses souverains régnèrent à Memphis pendant qu’Abydos s’emparait du caractère sacré de Thinis, devenait la ville sainte par excellence, la nécropole d’Osiris.

Sous Snewrou, et pour la première fois sans doute, le royaume fondé par Ménès fut une unité. Les chefs de tribus, ou de groupes, les princes qui avaient résisté à Ménès et que Ménès dut combattre, devinrent de hauts dignitaires à la cour du pharaon, avec le titre de premiers officiers. La civilisation égyptienne reçut de ces premiers organisateurs une empreinte qu’elle conserva inaltérablement jusques au delà des conquêtes persane, grecque et romaine. Cette conception monarchique ne perdit jamais son originalité, son individualisme, pourrait-on dire ; et cela rend presque évidente une civilisation- antérieure, très complète, ayant donné aux Égyptiens l’expérience de leur caractère, de leurs aspirations, de leurs besoins. Le type de la monarchie qui fut instituée par Ménès devint définitif, tant il s’appliquait bien aux nécessités de la vie égyptienne.

De nombreux détails sont venus déjà confirmer l’existence d’une longue civilisation égyptienne antérieure à Ménès. L’art rude de cette époque procède d’un art antérieur, qu’il imite grossièrement, avec le désir de trouver un art nouveau. Mais ce ne seront ni les sculpteurs, ni les graveurs qui, par leurs œuvres, caractériseront cette période historique. Les constructeurs des pyramides seront les traducteurs des tendances contemporaines.

La légende d’Osiris, qui domine ce temps, ne se termine pas à sa disparition. Osiris ne meurt pas ; reconstitué par l’amour, il vit dans un autre monde, un monde réel, où il continue sa première existence. Chaque Égyptien voit en soi un Osiris qui se survivra, et, sans désirer la mort, car la vie est douce sur les bords du Nil, la fin ne sera pour lui, ni un châtiment, ni une épouvante ; mourir, pour l’Égyptien, ce n’est pas cesser de vivre, mais passer d’une vie à l’autre, commencer une deuxième existence. Les villes des morts deviennent ainsi aussi importantes, sinon plus, que les villes des vivants, et les demeures des trépassés doivent être semblables aux demeures des hommes qui vivent. Depuis le pharaon jusques au plus humble des Égyptiens, cette préoccupation de la seconde demeure est incessante. Il faut bâtir des temples aux dieux qui ont quitté la terre, et des tombes aux hommes qui la quitteront. Les souverains étant des hommes-dieux, leurs secondes demeures seront en même temps des temples et des tombeaux.

La tombe d’Osiris, à Abydos, était l’exemple intellectuel et matériel qui s’imposait. La nature égyptienne, la terre égyptienne, fournissait aux architectes les modèles impressionnant leur inspiration. Sur toute la longueur du Nil, presque, des falaises se dressent, qui, friables, semblent solliciter la main de l’ouvrier. Il est si facile de creuser dans ces montagnes de longs couloirs, de profondes cavernes ! Et cela dispense de rechercher, pour construire des habitations solides, les bois et les métaux qui manquent à l’Égypte complètement. Les premières habitations égyptiennes durent être creusées dans la montagne ? Il est certain, dans tous les cas, que les tombeaux y furent généralement troués dans le roc, et que les deux monuments caractérisant le mieux l’Égypte, aux deux extrémités de sa grande carrière originale, — le sphinx de Gizeh et le grand temple d’Ibsamboul, — ont été taillés dans des blocs immenses, naturels, tenant au sol. Le temple du Sphinx, — ou temple d’Armachis, — et les merveilleux monuments de Thèbes, de Karnak, d’Abydos, de Denderah, de Philæ et de la Haute-Égypte, seront bâtis avec des pierres énormes, transportées ; mais, simplifiés dans leurs lignes, résumés, ramenés à la première idée de leur conception architecturale, ce ne seront jamais que des cavernes.

Le temple ainsi édifié convenait bien aux dieux ; mais les hommes, très soucieux de la conservation de leurs dépouilles mortelles, voulaient pour leurs tombeaux toute la sécurité des longs couloirs creusés dans le roc, aboutissant à la chambre sépulcrale, obscure, silencieuse, inabordable aux hommes et aux animaux. Les montagnes nombreuses dans lesquelles ces tombes pouvaient être creusées avaient souvent la forme pyramidale. Pourquoi les pharaons, autour de leurs propres tombeaux, ne construiraient-ils pas la montagne où leurs restes charnels reposeraient ? La forme de la pyramide, cette montagne artificielle, vint de cette idée à laquelle l’art ajouta la rectitude d’orientation, la hardiesse de la chambre funéraire centrale, le dessin mystérieux des couloirs conducteurs, le calcul précis de l’effet voulu. Les premières dynasties eurent la passion des pyramides. C’est une pyramide qui, dans les hiéroglyphes, détermine Memphis devant le signe générique de ville ou contrée.

Pendant que les pharaons édifiaient les pyramides, les artistes sculptaient le Sphinx de Gizeh, à pleine pierre, emplissant de quelque maçonnerie les trous et les creux que le roc naturel laissait béants. Cette figure énorme, et qui cesse d’être monstrueuse lorsqu’on la regarde avec attention, représentait l’Horus des deux horizons, une divinité, si l’on veut, un pharaon peut-être, celui qui régna sur les deux Égyptes, sur les deux horizons, avant Ménès ? Le Sphinx n’est certes pas un chef-d’œuvre ; on ne saurait cependant refuser à cette gigantesque composition la grâce relative des choses bien proportionnées, le caractère de l’immuable, l’effet pleinement obtenu de l’étonnant.

Le temple d’Armachis, qui est proche du Sphinx, complète admirablement l’ensemble des œuvres égyptiennes vieilles de cinq mille ans avant Jésus. Le Sphinx, seul, isolé, peint d’un rouge sombre, regardait l’est avec des yeux grands ouverts, hardis ; au sud du Sphinx était le temple, sorte de cube énorme de maçonnerie, lourd, nu, tout de calcaire, et simplement orné à l’extérieur de rayures s’entrecroisant. Une porte basse, étroite, était la seule entrée du monument. A l’intérieur, tout y est rectiligne, dessiné, bâti carrément, sans qu’un trait, un ornement, un hiéroglyphe quelconque vienne détruire la magnifique nudité des blocs de granit et d’albâtre. Il reste à décider si le Sphinx ne serait pas antérieur à Ménès, et si le temple d’Armachis ne serait pas la tombe du roi qui ordonna l’exécution du Sphinx ? Pline pensait que le Sphinx lui-même était une tombe ?

Les carrières de Tourah, prés de Memphis, devaient fournir aux pharaons constructeurs des blocs d’un calcaire excellent ; les granits d’Hammamât, descendus au fleuve sur des traîneaux que tiraient des bœufs, arrivaient en barques jusqu’à la rive du Nil, au droit du chantier ; aux environs de Siout et de Béni-Souef, les architectes trouveront les albâtres ; plus tard, les basaltes de la Haute-Égypte seront hardiment travaillés par les sculpteurs. La terre d’Égypte leur donnera, en outre, des marbres curieusement veinés.

Les statues de cette époque distancent l’architecte du sculpteur. La religion du vrai maîtrise l’artiste, et ce sont comme des portraits qui ont, même au point de vue ethnographique, une incontestable valeur. Deux Égyptiens, le prince Ra-Hotep et la parente du roi, Nefer-t, conservés au musée de Boulac, montrent que le type de la race qu’ils représentent, et qui était contemporain de Snewrou, est sans rapport avec la race qui va peupler la Basse-Égypte aux prochaines dynasties. Sur un panneau de bois trouvé dans le tombeau d’un Hosi, certainement antérieur à la IVe dynastie, un Égyptien, étonnant de vie sculpturale, a les joues osseuses, le nez fortement aquilin. Ce type, exceptionnel dans l’Ancien-Empire, se retrouve sur une stèle de la IIIe dynastie. L’Égyptien de l’Ancien-Empire avait généralement la figure pleine, le nez rond, les lèvres épaisses et souriantes. Il est évident que des races étrangères à l’Égypte vivaient, mélangées aux Égyptiens, dans la vallée du Nil-Nouveau, déjà.

Une peinture du tombeau de Meydoun, à la gouache, sur stuc et pisé, donne le récit naïf de la vie sous les premiers rois. L’Égyptien y est d’abord représenté dans sa maison, entouré de sa famille, calme, satisfait, heureux ; puis, chassant dans un marécage ; une troisième peinture énumère les animaux de la ferme, défilant un à un ; et dans une autre, le maître préside aux travaux de ses champs, sans morgue, pendant que paissent des troupes d’oies. C’est là l’image d’une existence, et en même temps la formule d’un vœu. Cet Égyptien, cet homme d’il y a soixante siècles, ne désire pas autre chose, pour sa seconde vie, pour sa vie d’au delà, que le recommencement de sa vie actuelle ; et lorsqu’il imagine, pour la représenter sur les parois de son tombeau, la réalisation de son vœu, il ne sait concevoir mieux que ce qu’il possède. La récompense suprême ne serait, pour lui, qu’une continuation. Il ne demande rien de plus.