Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

L’Égypte et son uniformité. - La terre noirâtre. - Les chaînes arabique et libyque. - La Basse-Égypte. - Du Caire à Assouan. - D’Assouan à Philae. - De Philae à Ouadi-Halfa. - Climat. - Saisons. - Végétation. - Récoltes. - Le désert jaune. - Zoologie. - Troupeaux. - L’eau du Nil. - Les Égyptiens. - Destinées de l’Égypte.

 

NI les Asiatiques, ni les Européens qui voient l’Égypte pour la première fois, ne la comprennent ; elle n’apparaît à leurs yeux que comme une terre de désolante uniformité. Autant Baber fut enthousiaste de l’Inde, autant Amrou éprouva de désillusion lorsqu’il vit sa conquête. Sachez, seigneur, écrivit-il à son maître, sachez commandeur des fidèles, que le pays d’Égypte n’est autre chose que des terres noirâtres et des plantes vertes, entre une montagne poudreuse et un sable rougeâtre. Il y a entre sa montagne et son sable, des plaines relevées et des éminences abaissées. Par le milieu du pays il descend un fleuve béni au matin et favorisé du ciel au soir, qui coule en augmentant et diminuant suivant le cours du soleil et de la lune. Les exemples abondent, et cela jusqu’à nos jours, de voyageurs qui ont traversé l’Égypte sans l’avoir vue, n’ayant conservé que l’impression d’une longue monotonie.

Le delta, fait de limon, largement cultivé, coupé de canaux, bas, n’est que vert ou jaune suivant que l’eau du fleuve l’arrose ou rient de l’abandonner. C’est là cette Égypte noirâtre dont parlait Amrou, cette Égypte monotone qui désenchante le spectateur. Ces plaines si vertes et ce ciel si bleu, qui s’étalent, et vont se confondre à l’horizon lointain, dans un sorte de lueur vacillante, argentée, lassent vite le regard, font songer aux plates cultures. Et cependant c’est bien l’Égypte déjà, et très séduisante, que ce plat pays. Lorsque le grand Ramsès voudra fonder sa ville de plaisir, c’est en plein delta qu’il en tracera les limites. Ce ne sont, en effet, que canaux s’entrecoupant, et délimitant ainsi des champs continuels, presque toujours verts, car les épis s’y dorent vite, les moissons s’y font avec activité, les ensemencements nouveaux s’y succèdent comme sans interruption ; mais en quel pays du monde lumière plus pure vient-elle émailler un vert plus puissant ? Et quel ciel se pourrait comparer à ce calme azur si lumineux que le soleil y disparaît, en quelque sorte, s’y estompe, s’y perd dans sa clarté totale, dans un éther incandescent, et si subtil que les ombres elles-mêmes en sont inondées, s’en illuminent ? Cet éblouissement général partout répandu, donne une fausse impression d’uniformité. Mille détails charmants se perdent dans cet ensemble, que l’artiste finit bien par découvrir, dont l’Égyptien jouit, et qui captive. C’est une terre réjouissante, généreuse, aux lentes ondulations, que l’on peut embrasser d’un regard, et que l’on pourrait parcourir d’un trait jusqu’à l’élégante courbe de l’horizon, si les canaux innombrables distribuant l’eau du Nil ne coupaient la plaine dans tous les sens.

Ce réseau, formé de branches réelles du fleuve et de canaux artificiels, se simplifie vers le sud, et de plus en plus, jusqu’à devenir branche unique, le Nil, d’où tout vient. C’est un peu au nord du Caire que se termine actuellement le delta. C’est là que commence l’Égypte proprement dite, c’est-à-dire la vallée du Nil, ayant à son orient la longue et implacable chaîne arabique, et la chaîne libyque à son occident, moins rigoureuse, laissant à l’Afrique de larges issues de communication.

La chaîne arabique finit au Caire, brusquement, en falaise dominant le delta, toute dorée. La chaîne libyque se termine doucement, en une pointe qui s’abaisse, puis s’élargit en plate-forme, et va ensuite, peu à peu, se perdre au nord-ouest, vers le delta. C’est sur la « plate-forme libyque », sorte de large et dernier degré d’un escalier gigantesque, que les pyramides seront édifiées. Rien de plus aride, de plus désolé, de plus rebelle à toute végétation que ces deux chaînes longeant le Nil. Il ne sera possible à l’Égyptien d’étendre son domaine ni à l’ouest ni à l’est, et cette fatalité pèsera lourdement sur ses destinées.

Basses, toutes faites d’un calcaire jauni, ces montagnes fourniront les matériaux dont seront construits les monuments de la Basse-Égypte. Formant des assises régulières, ces blocs, à leur place naturelle, se présentent déjà comme une série de monuments dont les pyramides ne seront en somme qu’une imitation. D’un or vif lorsque le soleil les éclaire, d’un bleu doux, violacé, dans leurs ombres, ces hautes collines, qui sont l’horizon continuel de l’Égyptien jusqu’à Philae, encadrent bien les sites. Elles s’opposent à la diffusion du regard, font ressortir les tableaux proches, et démontrent en même temps l’étroitesse du pays ; elles semblent, avec le Nil qui coule largement dans la vallée, redoutable en ses crues, tenir comme prisonniers les hommes qui vivent sur les bords du fleuve. Lorsque les deux chaînes, consentant à s’éloigner un peu, laissent entre l’eau et le rocher une bande de terre ayant nécessairement la forme d’un vaste cirque, les hommes s’en emparent et y fondent des villes telles que Memphis, Abydos, Thèbes, Edfou. Lorsque, enfin, dans les montagnes mêmes, des vallées transversales existeront, comme à l’ouest de Thèbes, on y verra comme l’issue mystérieuse par où passent les morts, et dans les parois de ce passage on creusera les tombeaux des rois : Biban-el-Molouk.

Du Caire à Assouan, c’est-à-dire du delta à la première cataracte, l’Égyptien se sent donc pris, absolument, entre les montagnes et le Nil. La vallée, parfois large vers le delta, se resserre à mesure que l’on marche vers le haut fleuve. A Silsileh, les deux chaînes, en falaises, se touchent presque ; le Nil ne passe entre elles qu’en grondant, rapide, quelquefois torrentueux. C’est là que les grés succèdent aux calcaires, mettant de l’ennui dans les tons.

Au delà de la cataracte, c’est Philæ, l’île sainte aimée d’Osiris, toute petite, toute gracieuse, fortunée, inviolable, assez haute pour que le Nil ne la puisse inonder. Où sont les vastes plaines vertes du delta ? et les calcaires dorés du Mokattan ? et les gorges monumentales de Thèbes ? et les horizons si doucement teintés de Karnak ? et les falaises droites de Silsileh ? Ici tout est gracieux, élégant, net, tranquille. Le calcaire et le grès ont disparu ; le granit, impérissable, définitif, se montre. C’est encore le ciel du delta, mais avec moins de lumière blanche, beaucoup plus d’azur, et des colorations changeantes, de l’aube à la nuit, qui vient promptement, brusquement, sèche, calme, pure. C’est une autre Égypte qui commence, et qui se prolongera jusqu’à la deuxième cataracte, à Ouadi-Halfa.

Les chaînes arabique et Libyque se disloquent ; le désert, avec ses sables jaunes ou gris, vient souvent jusqu’aux bords du Nil, luttant contre la fécondité du fleuve, étalant de longues plages mouvantes, quasi liquides, poussées sur la pente autant par leur propre poids que par les brises qui les ondulent. Et le ciel, toujours le même évidemment, devient implacable, éblouissant, bas, semble-t-il, jusqu’à la deuxième cataracte, où les basaltes noirs succèdent aux granits multicolores, où la Nubie devient éthiopienne déjà.

Depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte, combien de changements dans cette terre d’Égypte qu’un premier regard accusait d’uniformité, de monotonie ! Aussi, malgré lui, Amrou va se contredire. L’Égypte, écrit-il, paraît aujourd’hui comme une terre poudreuse ; puis, incontinent, comme une mer bleuâtre, et comme une perle blanche ; puis comme de la boue noire, puis comme une étoffe verte reluisante, puis comme une fonte d’or rouge ; et il ajoute : Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l’ordre et la providence du Tout-Puissant. Amrou veut parler ici des changements dus au Nil en Basse-Égypte ; ils sont perpétuels, et ils se succèdent jusques aux sources du fleuve.

De la Méditerranée à l’Éthiopie, le climat subit les mêmes vicissitudes. Il y a une lutte constante entre les vents du nord, qui dominent en octobre, et les vents du sud, qui l’emportent en juin, embrasés, étouffants, brûlant la terre pendant cinquante jours. En Basse-Égypte, la température, relativement régularisée, passe, dans l’année, d’un hiver doux de 10 à 12 degrés à des chaleurs d’une moyenne de 38 degrés centigrades. A Siout déjà la chaleur est plus persistante, et malgré le vent du nord octobre y donne 34 degrés. Thèbes renchérit sur Siout, Assouan sur Thèbes, Ouady-Halfa sur Assouan. Mais à mesure que l’on s’avance vers le sud, les extrêmes de chaleur et de froid s’accentuent ; si bien que dans les années exceptionnelles où sévit un hiver rigoureux, Alexandrie reçoit de la neige, le Caire voit du grésil, Thèbes a de la glace. Les saisons égyptiennes sont précoces ; elles se manifestent un demi mois environ avant les phases solaires. C’est en décembre que commence l’hiver. L’hirondelle fuit et la fourmi rentre, dit le calendrier copte.

Les eaux du Nil suppléent aux pluies qui seraient absolument insuffisantes à l’Égypte, de la mer à Ouadi-Halfa. Du récit d’Amrou il résulterait que cette sécheresse du ciel a toujours existé ; cependant, à Thèbes, à Assouan, et dans toute la Nubie, la terre, considérablement ravinée, souvent, témoignerait d’une profonde modification de climat.

La flore actuelle de l’Égypte est à peu prés semblable à celle des temps pharaoniques ; les plantes dessinées sur les tombeaux les plus anciens ne diffèrent pas beaucoup des plantes qui croissent encore sur les bords du Nil. Cette flore est assez restreinte d’ailleurs, l’intensité des arrosages ou des inondations limitant la quantité des végétaux. Rebelle aux essences européennes, la terre d’Égypte accepte le sycomore, l’acacia, le mimosa, le grenadier, l’abricotier et le figuier ; l’olivier y est rare, les vignes n’y prospèrent, vivaces, qu’au nord. Deux espèces de palmiers y croissent librement. Le palmier doum y est chez soi.

La végétation aquatique caractérise la flore égyptienne ; le papyrus, aimant les eaux paresseuses du delta, symbolisait cette région ; le lotus qualifiait la Thébaïde.

A l’est, vers la Basse-Égypte, s’avancent timidement les plantes de la Palestine, qui, si elles vont trop au sud meurent de soif, et si elles vont trop au nord, ne résistent pas aux humidités. A l’ouest, l’Afrique tropicale essaie difficilement d’acclimater ses productions. Il semble qu’au sud-est il y ait des traces de flore indienne.

La fertilité de l’Égypte, œuvre du Nil, suit chaque année la régularité des phases croissantes et décroissantes du fleuve. Du nord au sud, de la mer à Assouan, les diverses opérations agricoles varient ; on peut dire, généralement, que l’année agricole égyptienne se divise en trois parties : quatre mois de semailles, novembre, décembre, janvier et février ; quatre mois de récolte, mars, avril, mai et juin ; quatre mois d’inondation, juillet, août, septembre et octobre.

Dès le retrait du Nil, la terre reçoit la semence du lin, du lupin, du trèfle à fleurs blanches, du foin grec, etc. ; les blés, les fèves et les oignons ne se sèment qu’en novembre. La germination est extrêmement prompte ; le Nil s’est à peine retiré que déjà les plaines sont toutes vertes. Dans le delta, les céréales mûrissent en cent jours ; en soixante et dix jours le riz est fait ; le coton semé en avril a ses premières pulpes en août et se récolte en décembre ; le trèfle, — le bersim, cette fortune du fellah, cette vie des bêtes, — est prêt à couper six ou sept semaines après son ensemencement, et c’est ensuite une coupe nouvelle, possible, tous les vingt jours.

Le blé que moissonnent encore les fellahs est le même que celui que moissonnaient les Égyptiens des temps pharaoniques. Les Grecs et les Romains vantaient le froment d’Égypte ; de nos jours, cette céréale a considérablement perdu de ses qualités. Le blé cesse de croître au sud de Philae.

L’Égypte eut-elle des forêts ? Il n’est pas douteux, au moins, qu’à un moment de sa vie historique, l’Égypte eut, et nombreux, de grands arbres exploitables, très productifs. Ou bien le climat, en se modifiant, a détruit les forêts égyptiennes ; ou bien la destruction des forêts a modifié le climat. Il y a d’immenses forêts dans le Sennaar.

Le Nil est peut-être la cause unique de ces modifications. En passant par-dessus l’obstacle de Philae, il a cessé d’alimenter les nappes souterraines qui entretenaient une suffisante végétation en Éthiopie. Le Kordofan, par exemple, voit l’eau lui échapper de plus en plus. Le Nil se déversant jadis du côté de l’Afrique, en Libye, de vastes étendues devaient être rafraîchies par ces eaux venues du centre africain, et l’affreuse Libye, la Libye sèche, à l’ouest de l’Égypte, n’envoyait pas aux terres égyptiennes, comme -aujourd’hui, le vent desséchant qui ne permet plus de vivre bien, de croître amplement, qu’au palmier doum. Les dernières oasis, les oasis persistantes de ces régions, sont toutes à l’ouest du Nil. Les volcans éteints du Darfour sont enfin un témoignage de l’assèchement de cette contrée. C’est encore en abaissant son lit entre Assouan et Ouadi-Halfa que le Nil s’est laissé battre, ça et là, par les sables.

Cet envahissement du désert était une épouvante pour les anciens Égyptiens ; aussi la couleur jaune fut-elle pour eux comme la manifestation même du mal. L’Arya de l’Indoustan védique avait également l’horreur de la couleur jaune, parce que les fièvres épouvantables du Téraï donnaient la mort en jaunissant la face du condamné. Le monstrueux Typhon, le méchant Set, le meurtrier d’Osiris en un mot, est caractérisé aux yeux des Égyptiens par sa couleur jaune autant que par son museau pointu, busqué, et ses oreilles larges, droites, poilues.

L’Égypte a l’aigle, l’épervier, le faucon, le vautour à tête chauve, la pie, le pigeon, la tourterelle, l’hirondelle et la perdrix. Ce sont des oiseaux venus d’Europe ou d’Asie, d’un coup d’aile, et qui se sont habitués aux bords du Nil. Le vautour du Caire, comme l’arghilah du Bengale, maintient les rues propres ; les pigeons sont devenus innombrables, chaque maison, dans les villages, ayant son pigeonnier très peuplé. L’ibis blanc et l’ibis noir, essentiellement africains, prendront une grande place dans la vie égyptienne, soit qu’ils caractérisent, car ils en viennent, le pays inconnu où le Nil se forme, soit que leur grâce ou leur rareté ait impressionné les Égyptiens. Le cormoran et le pélican abondent là où les eaux demeurent étalées, se mêlant aux flamants roses dont les attitudes sont bizarres. L’oie et le canard, bien égyptiens, — l’oie armée surtout, — sont l’élément de basse-cour des temps pharaoniques.

On voit maintenant en Égypte, et très loin vers le sud, des chevaux, des chameaux et des brebis, que les anciens Égyptiens ignoraient. Les monuments antiques ne représentent que des chèvres, des chiens et des ânes ; des lièvres, des gazelles et des antilopes ; des chats sauvages, des loups, des chacals, des hyènes, des léopards, des guépards et des lions ; des crocodiles et des hippopotames. Les chiens y sont variés : c’est le chien-renard, les loughi ou grand lévrier d’Afrique, le basset et le chien hyénoïde. Les singes, peu nombreux d’espèces, sont constamment en grande familiarité avec les hommes sur les dessins qui reproduisent les mœurs des temps anciens.

Les bêtes égyptiennes, et de toutes sortes, sont si exactement dessinées sur les parois des monuments, que l’on peut, les comparant aux types actuels, en conclure que depuis six mille ans aucune modification sensible ne s’est produite en elles. Mais, de même que la plupart de ces animaux n’ont dû venir en Égypte, librement ou importés, qu’à l’époque du Nil-Nouveau, ainsi, par un phénomène contraire, un certain nombre d’entre eux ont disparu ou, pour dire mieux, ont abandonné la Basse-Égypte, puis la Moyenne-Égypte, et se retirent de plus en plus vers le sud, comme s’ils retournaient à leur premier habitat après avoir fait l’expérience du pays créé par le fleuve, au nord. Plus de singes, plus de lions, ni de léopards, et plus d’hippopotames ; le crocodile ne descend pas plus bas que Silsileh, il est rare entre la première et la deuxième cataracte, il pullule dans les lacs du centre africain. L’hippopotame est retourné à ces vastes marais feutrés d’herbages dont le pachyderme énorme se nourrit.

Parmi les animaux disparus, il faut citer les perroquets, que les explorateurs envoyés par Néron auraient rencontrés à l’île Gagaude. Ces mêmes explorateurs, d’après Pline, auraient vu les premiers cynocéphales à Méroé, et constaté, là, des traces de rhinocéros et d’éléphants. Il est certain que les autruches abondaient dans l’ancienne Égypte, qu’elles y étaient exploitées en troupeaux. Les premières autruches ne se rencontrent guère maintenant qu’à Dongola.

Les anciens Égyptiens s’occupaient beaucoup des animaux attroupés. Ils savaient leurs mœurs, étudiaient leurs besoins, et en tenaient compte. Ils respectaient les bêtes pendant cette période annuelle où le stimulant de la reproduction les aiguillonne : les dates des accouplements, comme les dates des amours, fixées, se transmettaient avec la rectitude d’une loi. L’Égyptien aimait les animaux ; sa vie se mélangeait pour ainsi dire à la leur, et, — comme de nos jours sans doute, — hommes et bêtes, se parlant presque, se comprenaient. Le récit de Sineh, qui nous dit les angoisses d’un Égyptien s’exilant, est caractéristique : A l’aube j’atteignis Peten et me dirigeai vers la vallée de Qam-ur ; alors, la soif s’élança sur moi, mon gosier s’embrasa, et je dis c’est le goût de la mort ! Soudain je relevai mon cœur, je rassemblai mes forces : j’entendais la voix douce des bestiaux.

En Égypte, les animaux disparus comme les animaux demeurés sont généralement africains ; on sent qu’en allant vers le sud les bêtes retournent chez elles. Les chèvres, qui vivent mal en Basse-Égypte, donnent en Haute-Égypte un lait excellent, très léger. C’est également en Haute-Égypte, du côté de l’Abyssinie, que se trouvent en nombre les antilopes. Peu de bêtes relient l’Égypte à l’Asie, ou à l’Europe, qui n’aient été volontairement importées, comme le cheval arabe, le chameau perse, la brebis grecque ou syrienne. Au contraire, les liens zoologiques sont nombreux qui rattachent la vallée du Nil au continent africain Le hérisson et la musaraigne se rencontrent, semblables, du Nil au Cap ; le monitor avertisseur, le léopard et le caracal vont du Haut-Nil jusqu’en Sénégambie ; le daman, sorte de compromis singulier entre le pachyderme et le rongeur, type essentiellement original, exclusivement africain, vient au Nil ; le rat des bords de la mer Rouge, qui est le rat de l’Inde et de l’Arabie, est bien représenté en Haute-Égypte ; l’ibis sacré, enfin, qui semble résumer toute l’Égypte antique, et qui a dans sa famille, en effet, un type spécial tenant à la fois du pélican, du héron et de la grue, intermédiaire entre le palmipède et l’échassier, est africain.

A titre de curiosités zoologiques, il faut citer le chien d’Herment, de grande taille, féroce, et le chien de Salahyeh, petit, de poil foncé, alerte, intelligent, bon ; le vautour fauve, très à l’aise dans l’air pur, que l’on retrouve en Sibérie et qui va jusqu’en Sicile ; l’ichneumon, bien égyptien, rencontré en Andalousie ; la fauvette de la mer Rouge, qui n’hésite pas à franchir la chaîne arabique, vient au Nil, le suit, et mène sa curiosité jusqu’en Grèce.

L’Égypte donc, par sa constitution géologique et par ses animaux appartient à l’Afrique, mais elle constitue, en Afrique, un monde spécial. La vallée du Nil, où s’engouffrent les brûlants rayons d’un soleil violent, et qui, à droite et à gauche, n’a que des montagnes arides, et au delà de ces montagnes des déserts épouvantables, calcinés, ne lui envoyant que des souffles irrespirables, donne cependant à l’observation moyenne, continuée, sérieuse, une température bien inférieure à ce que l’on supposerait. C’est que le Nil ne féconde pas seulement la terre qu’il arrose ; il est, en outre, pour l’Égypte, mais dans un sens opposé, ce qu’est le gulf-stream pour les côtes de l’occident européen : son évaporation lutte contre l’embrasement des terres.

Les inondations du Nil, désastreuses lorsqu’une digue se rompt et que des villages mal placés disparaissent, emportés par ses flots boueux, sont bénies par ceux-là mêmes qui en souffrent ; ses eaux, meurtrières au commencement de la crue, délicieuses ensuite, fraîches, sont une boisson recherchée. Les sultans de Constantinople, comme les princesses syriennes des Ptolémées, n’aimaient à boire que de l’eau du Nil. L’Égypte, a dit Mariette, est un pays privilégié entre tous : son territoire nourrit une population docile, prompte au bien, facile à instruire, capable de progrès. La fertilité proverbiale de son sol, la douceur de son climat, écartent presque absolument d’elle le froid et la faim. Et comment ne serait-il pas docile, cet homme d’Égypte à qui le Nil apporte, chaque année, tout ce qui féconde, jetant une continuelle fraîcheur dans l’air embrasé ? Et comment ne serait-il pas bon, ce fellah que le Nil enrichit ou console ? Une Égyptienne des temps antiques, morte, et parlant par son épitaphe, ne regrette que la brise des bords du Nil : Je pleure après la brise, au bord du courant.

Les destinées historiques de l’Égypte se ressentiront nécessairement de sa situation exceptionnelle, privilégiée. Trouée de l’Europe vers l’Afrique, ou couloir de l’Afrique vers la Méditerranée, la vallée du Nil, longue, étroite, ne sera jamais qu’un passage. Rudement limitée à l’est et à l’ouest par des déserts infranchissables, plus encore que par les chaînes de montagnes qui la séparent de l’Arabie et de la Libye, au nord elle finit à la mer, forcément, gagnant sur elle toutefois, chaque année, une bande de territoire faite des limons que le Nil apporte. Au sud, la limite n’existe pas, et l’on peut dire, géographiquement, que l’Égypte va jusques où le Nil commence. Mais à cette unité géographique très satisfaisante, rationnelle, ne correspond pas une unité zoologique, anthropologique surtout. Les plantes et les animaux du delta ne ressemblent pas aux animaux, encore moins aux plantes de l’Éthiopie. Les hommes, noirs, jaunes ou blancs, qui viendront en Égypte, pourront se déplacer, aller du nord au sud, du sud au nord, s’installer aux bords du Nil, loin de leur centre originaire, et le Nègre aux bouches du Nil, comme le Grec à Assouan, seront étonnés, l’un et l’autre, de la vie facile qu’ils pourront y vivre ; mais ce sera merveille si deux générations résistent au changement. L’Égypte, certainement, c’est le Nil ; mais le long du Nil il y a, — sans parler des groupes cosmopolites qui se sont continuellement mélangés au delta, — le Fellah, le Nubien, l’Éthiopien, le Nègre... On pourrait dire qu’il y a l’Alexandrin, le Cairiote, le Memphite, le Thébain, l’Assouanite, le Philæen, et qualifier ainsi, spécialement, en remontant le Nil, tous les groupes d’hommes qui s’y succèdent. On ne mesure que la largeur d’une cataracte entre Assouan et Philæ, et cependant l’Égyptien de Philæ suffoque à Assouan, tandis que l’homme d’Assouan grelotte à Philae.

Les limites politiques de l’Égypte seront, comme le sont ses limites naturelles, absolument fixes, immuables, à l’est, à l’ouest et au nord, complètement vagues au sud. Il dépendra des pharaons d’étendre leur domaine vers le sud de l’Afrique, comme de déplacer le centre d’action de leur gouvernement. Thinis, Memphis, Éléphantine, Héracléopolis, Thèbes, Xoïs, Tanis, Bubaste, Saïs et Napata seront, tour à tour, les villes capitales de l’Égypte ; mais aucune d’elles, jamais, ne consommera la fusion des Égyptiens. Il y aura, tout le long du Nil, une succession de groupes humains, d’Égyptiens si l’on veut, qui constitueront autant d’Égyptes différentes, n’ayant entre elles qu’un seul trait d’union, très important très influent : le Nil.

Les pharaons belliqueux iront hors de la longue vallée égyptienne et reviendront au Nil, vainqueurs, triomphants, proclamer leurs conquêtes ; mais la domination égyptienne ne sera jamais complète à l’extérieur, hors du Nil, parce qu’à l’intérieur il n’y aura jamais de nation égyptienne proprement dite. La lutte des dynasties pharaoniques, ou, pour dire mieux, la lutte des races diverses vivant le long du Nil sera l’histoire politique principale de l’Égypte ; les témoignages de ces luttes, les monuments de l’histoire égyptienne, se rencontrent jusqu’à quatre cents lieues au sud de la cataracte de Philae.