Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVIII

 

 

DE 81 à 117 Ap. J.-C. - Domitien. - Agricola. - Expulsion des philosophes. - Épictète, Dion Chrysostome. - Persécution des Chrétiens. - Nerva. - L’Apocalypse d’Esdras. - Trajan. - Persécution légale. - Martyre d’Ignace. - Daces. - Parthes. - L’armée de Syrie. - Arménie, Assyrie et Mésopotamie romaines. - Trajan à Babylone. - Écrasement des juifs. - Les Chrétiens ennemis de l’État. - L’Empire et le Christianisme. - Les Barbares.

 

CONSIDÉRÉ dès sa jeunesse comme un Néron, dont les instincts mauvais cependant semblaient s’atténuer dans l’activité même de leurs précoces manifestations, Domitien — qui venait de succéder à son frère Titus, — conciliait ses exubérances avec un goût, affecté, d’études choisies et de matérielle sobriété. Son avènement le montra rigide, trop rigoureux parfois en ses jugements ; il dénonçait les abus, tâchait de les réprimer avec résolution. L’effet de ces débuts heureux persista dans les provinces ; l’empereur y conserva la réputation d’un bon administrateur, tandis qu’à Rome sa tyrannie, peu à peu, s’appesantissait. Hors de Rome, on ne cessa de vanter son impartialité et son intégrité. On le louait d’avoir reconstruit le Capitole incendié, d’avoir rétabli la bibliothèque Palatine, en envoyant de nombreux copistes à Alexandrie pour refaire les collections d’écrits perdues. La renommée de Domitien se forma surtout de la conception qu’on se faisait de l’Empereur désirable ; on tournait à son profit les moindres détails sympathiques de sa vie ou de son gouvernement, avec de l’indulgence pour ses erreurs.

A Rome, l’empereur dissimulait mal son véritable caractère ; la peur et l’orgueil déterminaient alternativement ses violences ; sa jalousie féroce allait jusqu’au crime ; sa rapacité lui faisait aimer, protéger, solliciter les délateurs, prononcer d’injustes sentences, fréquentes, dont l’unique but était d’atteindre et de saisir, légalement, les biens des condamnés. Il donna la mesure de son excessive vanité en exigeant qu’on l’appelât Seigneur, puis Dieu, quand on lui adressait une prière. Rome finit par l’avoir en exécration. Domitien rappela de la Bretagne Agricola (85), qui depuis dix-sept ans pacifiait l’Ouest, avait entrepris énergiquement la conquête du Nord, occupé l’île de Mona, ce sanctuaire invulnérable du druidisme, développé l’intelligente colonisation du pays. La réputation méritée de ce gouverneur étant insupportable au soupçonneux Domitien, Agricola devait disparaître.

Il fallait cependant que l’empereur eût au moins l’apparence des gloires dont il frustrait ses serviteurs. Il s’arrogea le titre de Germanicus, avant même d’avoir provoqué les Germains ; il n’entreprit qu’ensuite une expédition contre les Cattes, campagne facile, toute de dévastation brutale, n’ayant pour but que la célébration d’un Triomphe, et qui servit de prétexte à la frappe d’une médaille où le prétendu vainqueur fit graver une Germanie enchaînée. Au spectacle ridicule du Triomphe de Domitien, des esclaves travestis figurèrent les prisonniers ! Cette comédie n’assurait la frontière ni du côté de l’Helvétie, ni du côté de la Gaule ; l’empereur y envoya Trajan, avec l’ordre d’établir des postes fortifiés, et ce fut une ligne de retranchements séparatifs.

Du côté du Danube, les Daces, conduits par leur chef Décébale (86), avaient envahi la Mésie, bravé la puissance romaine. Domitien voulut se dégager en comédien d’une aventure qui compromettait le prestige de l’Empire. Décébale en effet se posait en rival de l’Empereur, avait conclu des alliances régulières avec les Suèves, les Iazyges et les Parthes ; négociait de sa reddition conditionnelle ; traitait sur un ton d’égalité ; commandait à une armée disciplinée, organisée à la romaine. Domitien se hâta d’accepter la paix que lui offrait Décébale, et, dans Rome, il fit couronner le représentant du roi des Daces, Diégis, s’imaginant qu’on prendrait cette cérémonie pour le témoignage d’une suzeraineté imposée ; on n’y vit que la consécration manifeste d’un chef de Barbares traitant d’égal à égal avec l’Empereur. Les étrangers — les Barbares — au nom desquels Décébale avait agi, et dont il venait d’être reconnu le chef couronné, eurent dès ce moment, aux yeux du monde, le caractère d’une Puissance avec laquelle Rome aurait à compter.

La courte et puérile diplomatie de Domitien traduisait en humiliation la politique déjà lâche d’Auguste et de Tibère, tendant à insérer l’Empire en deçà du Rhin et de l’Euphrate ; Domitien se restreignit en deçà du Danube, avec un roi des Barbares au delà. Rome, certainement, était incapable d’extension ; l’idée impériale s’était diminuée, maladroitement Domitien le démontrait. En Thrace romaine, il introduisit l’organisation municipale de la Grèce, y ravivant ainsi les souvenirs de l’indépendance. En Haute-Germanie, un incident naturel, une crue extraordinaire du Rhin, permit à Maximus de réprimer une révolte de tribus germaines soulevées par le gouverneur Lucius Antonius (92). Une victoire de l’usurpateur eût peut-être suffi pour inaugurer l’invasion des Barbares ; c’était, dans tous les cas, après l’action de Décébale, une nouvelle preuve flagrante de l’affaiblissement d’un Empire que ses propres officiers trahissaient à l’occasion.

La révolte d’Antonius parut servir de prétexte à Domitien pour s’abandonner à sa tyrannie. On l’accusa d’avoir fait empoisonner Agricola, qui lui portait encore ombrage dans sa retraite, dont le silence l’inquiétait ; il multiplia les meurtres autour de lui ; il augmenta, par précaution, d’un quart, la solde des légionnaires, en interdisant, par prudence, que jamais deux légions fussent réunies dans le même camp ; il témoigna par ses cruautés de la terreur qui le faisait agir, voyant partout des assassins, persécutant toutes les classes de la société romaine, exerçant sa tyrannie maniaque à tout propos, — ordonnant, par exemple, d’arracher la moitié des vignes dans toutes les provinces, pour que l’on y semât davantage de grains. — Les hallucinations de l’empereur le rendaient furieux.

Il expulsa les philosophes : Épictète, l’esclave affranchi d’Épaphrodite, dont le stoïcisme lui était une sorte de reproche vivant, l’amour et la pratique de la vertu étant incompatibles avec les nécessités d’un autoritarisme impérieux ; Dion Chrysostome, le Bithynien, dont les prédications véhémentes contre les corruptions lui déplaisaient. La troupe des discoureurs indépendants, écoutés, suivis et applaudis, troublait, agaçait ce virtuose jaloux de tous les succès.

Les Chrétiens n’ayant pas payé l’impôt spécial édicté pour la réédification du Capitole, en se refusant à reconnaître l’empereur comme Dieu, à le nommer Seigneur, Domitien les poursuivit, les fit condamner, assistant volontiers aux supplices. Sa haine aveugle, insatiable, s’étendit à sa propre famille ; il visait l’impératrice Domitia. Sa mort fut résolue. L’assassinat de l’empereur (18 septembre 96) fut accueilli par les applaudissements du Sénat. L’armée et la lie du peuple, un instant ameutées pour la vengeance de Domitien, furent apaisées par une distribution extraordinaire d’argent. On effaça le nom du dernier des Flaviens sur les monuments publics. Un des conjurés, le vieux consulaire Cocceius Nerva, — à qui les astres avaient promis l’Empire, — proclamé, inaugura le siècle des Antonins.

La paix, résultat d’une lassitude extrême, sourit au nouvel empereur. Il suspendit le cours de procès scandaleux, exila les délateurs, diminua les impôts, menaçai de mort les esclaves et les affranchis qui dénonceraient leurs maîtres ; il ouvrit ensuite l’accès des charges à tous les citoyens, puis répartit des terres aux pauvres, les éloignant ainsi de Rome, avec les enfants abandonnés, qui furent entretenus dans des villes italiennes ; il voulut enfin que son palais demeurât toujours ouvert au public. L’ostentation d’un gouvernement paternel, appuyé, semblait-il, d’un Sénat appelé à délibérer sur toutes choses, laissa voir trop tôt la décrépitude du vieillard indécis, Empereur dont les intentions étaient excellentes, sans doute, mais qui s’épouvantait déjà de la volonté des soldats et du tumulte de la plèbe. Il livra, par peur, les meurtriers de Domitien aux prétoriens sanguinaires, qui les réclamaient pour les supplicier, et il consentit à remercier les bourreaux d’avoir puni des coupables. Découragé par l’exemple de sa propre faiblesse, Nerva désigna sagement son successeur en adoptant le général renommé qui commandait alors les légions du Rhin inférieur, à Cologne, Trajan ; il mourait trois mois après (27 janvier 98).

Nerva avait consacré l’avènement au pouvoir de princes philosophes. La rénovation morale, nécessaire, désirée en un certain sens, très sensible chez les Stoïciens et dans la secte chrétienne, risquait de s’accomplir aux efforts combinés, associés, de la philosophie ancienne et de la religiosité nouvelle. Il eût suffi peut-être d’un génie centralisateur, d’un héros pacifique, animé d’une sublime abnégation, pour réunir ce qui restait de la sagesse grecque, raisonnée, à ce que les Apôtres avaient apporté d’aryen, de pondéré, pour transformer le monde, refaire la société, sauver l’Empire. Les philosophes ne l’essayèrent pas ; les juifs d’ailleurs les auraient contrariés, les Judéo-chrétiens auraient empêché la conciliation. Le parti philosophique ne vit que des adversaires dans le groupe chrétien ; le pouvoir romain n’entendit que le tapage d’Israël, assourdissant, insensé, téméraire, et il engloba les Chrétiens, tous, sans distinction possible désormais, dans le tumulte juif, odieux, insupportable.

Les Juifs, qui avaient le sentiment juste de l’affaissement de l’Empire, poussaient des cris, annonçaient leur triomphe. Une apocalypse, attribuée à Esdras, signalait Rome comme une injustice : Sion est déserte, Babylone est heureuse. Est-ce bien juste ? Sion avait été détruite, et pourtant son péché n’était rien, comparé à celui de Rome ! — Les temps de l’Éternel étaient échus : Tu as dit [Seigneur] que c’est pour nous [Israël] que tu as créé le monde ; que les autres nations nées d’Adam ne sont à tes yeux qu’un vil crachat ! ... — Et les Chrétiens ne lisaient pas sans complaisance ces bravades injurieuses, échos bibliques, vociférations du dernier prophète, pamphlet qui consommait le déplorable rattachement des sectateurs de Jésus aux ambitions effrénées du Peuple de Dieu, à la pesante, à l’accablante tradition du peuple d’Israël.

Rome accepta l’Espagnol Trajan (98), qui resta prudemment sur les bords du Rhin, se faisant plus désirable encore au Sénat, au peuple et aux armées. Il ne prit le chemin de Rome qu’après s’être convaincu de la merveilleuse et rassurante preuve de discipline que les légionnaires de son escorte donneraient en route, et il entra dans la Cité impériale à pied, ainsi que l’impératrice Plotine. La légende consacra cet événement simple, inattendu. Il osa dégrader, bannir et punir de mort, après un équitable examen, ceux qui avaient ordonné ou exécuté les supplices infligés aux meurtriers de Domitien, sans toutefois troubler les amis et les parents des victimes de l’empereur assassiné. Il inaugurait, pensait-on, un Empire tellement nouveau — quasi républicain, — qu’on célébra les héros des vengeances populaires, jusqu’à Brutus, jusqu’aux Grecs fameux qui avaient jadis expulsé les tyrans de leur patrie. C’était, pour les penseurs enclins à pronostiquer l’avenir, un second Auguste, mais un Auguste martial.

En effet, Trajan, dédaigneux des pompes impériales, fréquentant ses anciens amis, participant à leurs fêtes de famille, chez eux, sortant sans garde protectrice, vivant sans faste, déconcertait ses ennemis possibles par la quiétude sereine de sa vie, et, familièrement, résumait ses intentions en cette formule, de style évangélique : Je serai avec les autres comme j’aurais voulu, citoyen ; que les empereurs fussent avec moi.

Il encouragea le repeuplement de l’Italie, en affectant des revenus à l’entretien des enfants pauvres ; il supprima les legs obligatoires en faveur du Prince et réduisit à des proportions modérées les taxes abusives frappant les héritages ; il préserva par la désignation du sort l’indépendance des procurateurs ; il tâcha de subordonner à l’équité la tyrannie monstrueuse du texte des lois, et améliora ainsi l’administration de la justice romaine. Il renversa les obstacles que les empereurs avaient accumulés à plaisir contre le libre exercice des trafics, assurant de cette manière l’approvisionnement en grains des cités, éloignant la famine qui menaçait Rome constamment ; et il protégea les provinces, en même temps qu’il fit participer les villes italiennes au bénéfice des privilèges jusqu’alors réservés à Rome à peu près exclusivement. Il exigea, enfin, que les candidats aux charges de l’État eussent en Italie le tiers au moins de leur fortune foncière, donnant l’exemple de cette intelligente décentralisation en faisant vendre les biens de l’Empereur au profit de l’État. Il se trouva, dit Pline, volontiers étonné, que le domaine de l’État fût plus grand que le domaine du Prince.

Le Sénat délibérait utilement ; il intervenait dans l’octroi des fonctions publiques. Le peuple put croire que les élections aux Comices étaient rétablies, en entendant les candidats solliciter les suffrages, et l’empereur lui-même, présent au Champ de Mars parmi les candidats, prononcer le serment selon l’antique formule républicaine, jurant avec solennité qu’il n’avait rien fait contre les lois. La haute taille de Trajan, la fierté de sa démarche, la bravoure de son affabilité, au milieu de cette tourbe et de ces corrompus aussi inquiets que séduits, lui garantissaient l’autorité qu’il déterrait. On le surnomma Optimus ; on lui décerna le titre de Père de la patrie. Le laconisme de ses décisions, si claires, impressionnait.

Maître en l’art de gouverner, Trajan excellait à dissimuler ses craintes autant qu’à faire valoir ses actes. Sa colonne Trajane, immortalisant ses exploits, est bien l’ouvre que cet artiste devait concevoir et faire exécuter pour la gloire et l’ornement de Rome, semblait-il, pour sa propre glorification en fait. La hardiesse de la grande route reliant le Pont-Euxin aux Gaules et la réparation de la Voie Appienne à travers les marais Pontins furent les objets d’une préoccupation de défense contre les Barbares, dont il appréciait la valeur. Il établit dans le même but les stations commerciales et militaires, répandues, et fit bâtir en Espagne, sur les fleuves, les ponts dont la solidité a défié le temps ; il fit creuser les ports d’Ancône et de Civita-Vecchia, réparer et élargir le canal creusé du Nil à la mer Rouge. Trajan ennoblissait jusqu’à ses défauts ; un luxe délicat relevait sa gourmandise ; en recommandant que l’on n’exécutât jamais les ordres qu’il donnerait après ses longs repas, il se précautionnait contre les excès de ses passions.

Trajan, au fond, ambitionnait la gloire d’Alexandre, rêvait de dépasser Jules César. Pour réaliser ce rêve, il fallait d’abord délivrer l’Empire du danger juif, humiliant ; débarrasser Rome de ces Chrétiens dont les doctrines étaient funestes à l’État, qui conspiraient, qui se multipliaient, qui s’organisaient, leur hiérarchie étant visible, leur association secrète, avec leurs assemblées mystérieuses, indépendantes, formant un État dans l’État. Au point de vue légal, strict, les Chrétiens étaient coupables de sacrilège, de lèse-majesté et de réunions nocturnes. Les Romains patriotes, susceptibles d’apprécier exactement la moralisation évangélique, innocente, étaient retenus du côté de l’Empereur par les philosophes stoïciens jaloux, que la secte chrétienne impatientait, presque à titre de concurrente. De telle sorte que Trajan, Souverain Pontife, était justifié de poursuivre jusqu’à la destruction les disciples de Jésus, comme on avait poursuivi et détruit les Hommes des chênes, les druides. Le Dieu des Juifs n’avait-il pas engagé la lutte, défié la loi romaine en disant, par la bouche d’Esdras : Périsse la multitude qui est née en vain, pourvu que me soit gardé mon grain de raisin, ma plante que j’ai élevée avec tant de soin !

Rome se reprenait ; les pédagogues grecs étaient revenus, nombreux ; Trajan, armé d’un optimisme invincible, entouré de philosophes anti-chrétiens, — sympathiques depuis Néron et Domitien, — avait l’horreur des Orientaux, qu’il méprisait ; or les Chrétiens étaient pour lui des Orientaux. L’insolence des juifs et l’héroïsme exalté des Chrétiens, confondus, bravaient Trajan. Le Sénat de Domitien (95) avait décrété qu’il n’y aurait plus de Juifs dans le monde entier, et les Juifs emplissaient encore Rome de leurs provocations ! Le chef des Chrétiens, l’évêque de Rome, Clément, celui dont l’approbation faisait loi, n’était-il pas d’origine juive ? La crainte qui avait paralysé Domitien et Nerva, Trajan ne pouvait la subir ; il soumit les Chrétiens à l’exécution pure et simple, mais rigoureuse, des lois romaines.

Ignace, évêque d’Antioche, légalement convaincu d’attentat, fut condamné à la mort par les lions. On intercéda auprès de l’empereur, mais c’est Ignace qui fut inflexible : Laissez-moi, écrivit-il, laissez-moi être la pâture des bêtes, grâce auxquelles il me sera donné de jouir de Dieu... Je mande à tous que je suis assuré de mourir pour Dieu, si vous ne m’en empêchez... Feu et croix, troupes de bêtes, dislocation des os, mutilation des membres, broiement de tout le corps, que tous les supplices du démon tombent sur moi, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ ! Cette sainte folie tranquillisa Trajan, sans doute, car elle justifiait les rigueurs de la loi ; permettait, sans risque de défaillance, de poursuivre les Chrétiens qui se prêtaient à leur anéantissement.

Trajan, se consacrant à l’exécution de son grand œuvre, partit pour soumettre les Daces (101), affirmer la sécurité de l’Empire, du Rhin au Danube. Décébale, allié des Sarmates et des Parthes, attendait l’empereur. Avec 60.000 hommes et le concours du brave Lusius Quietus, Trajan obligea Décébale à demander la paix (103). L’empereur envoya les députés au Sénat. De nouvelles menaces signalées, Trajan reprit la campagne, jeta sur le Danube un pont bâti, vainquit Décébale, qui se donna la mort (106). La Dacie, province romaine, se peupla de nombreuses colonies, destinées à lui enlever son caractère national, de nouvelles villes, construites, dénationalisant le pays. Au Triomphe du vainqueur, à Rome, pendant les fêtes qui durèrent cent vingt-trois jours, le peuple émerveillé assista à des combats de gladiateurs où 10.000 captifs s’entr’égorgèrent, à des chasses où 11.000 bêtes fauves furent courues... La conquête ainsi célébrée montrait la pacification de la Thrace et de la Mésie ; nul ne voyait, au nord de la frontière ainsi tracée, dans la région barbare, la masse des invaincus, ou des refoulés, qui attendra son heure, après avoir constaté, avec Décébale, la possibilité d’un empire rival de l’empire romain, et avoir appris des Romains eux-mêmes l’art des batailles et la tactique des négociations.

La paix entre les Parthes et les Romains, solidaires en leurs relations trafiquantes, avait été rompue par Khosroès, qui venait de disposer du trône d’Arménie, vacant. Trajan pouvait d’autant moins supporter cette manifestation, que la douane romaine, en Asie, était mal établie, que les échanges pratiqués entre la Syrie et les vallées de l’Euphrate et du Tigre échappaient aux percepteurs. Trajan, qui ne quittait plus l’Orient du regard, partit de Rome (114), conduisant les légions de Pannonie, indispensables, l’armée d’Asie étant à peu près disloquée, corrompue, turbulente, ayant l’effroi des Parthes surtout. La renommée de Trajan fit plus que ses légions ; dès l’arrivée du vieil empereur, les Orientaux se soumirent, successivement (115). L’Arménie fut réduite en province, le roi sacrifié.

La Colchide, l’Ibérie et l’Albanie obéirent aux rois que leur désigna Trajan. L’empire parthe fut ensuite envahi, la Mésopotamie occupée. Trajan entra dans Babylone. La région comprise entre l’Euphrate et le Tigre forma la nouvelle province romaine, — l’Assyrie, — presque toute peuplée de Grecs maintenant. Une flotte descendit le Tigre, puis l’Euphrate, pénétra dans le golfe Persique. Trajan, détourné de l’Inde, incapable d’exécuter le plan d’Alexandre, s’empara du moins — ce que le conquérant macédonien n’avait pas fait, — d’une partie de l’Arabie. Et il revenait, très glorieux, ayant en quelque sorte accompli sa mission, concevant sans doute pour Rome de grandes destinées, convaincu de la puissance de l’Empire rétablie, incontestable, sûr de son autorité personnelle définitivement consacrée, lorsque la nouvelle inattendue d’un soulèvement général le ramena à Babylone.

Un général avait été provoqué, battu et tué ; Séleucie, Nisibe et Édesse, révoltées, étaient châtiées ; mais Atra résistait, et d’Afrique jusques en Assyrie — à Cyrène, à Alexandrie, en Chypre et en Mésopotamie notamment, — les juifs, ameutés, terrorisaient le monde par l’acharnement de leurs représailles, l’atrocité de leurs vengeances, la puissance mystérieuse — divine, disait-on, — de leur incompréhensible vitalité : à Cyrène, 220.000 victimes égorgées ; en Chypre, 240.000 suppliciés ; en Égypte, le temple de Némésis, élevé par César à Pompée, renversé. L’expulsion des Romains et des Hellènes, pour la fondation de l’État juif, s’annonçait comme la réalisation des prophéties (116). Et ces revendications visaient également les Samaritains et les Chrétiens. Mais Trajan, plus que jamais, ne voulait faire aucune distinction ; l’anéantissement du judaïsme ne lui paraîtrait achevé que lorsqu’il l’aurait mortellement frappé, à la fois, en sa racine la plus profonde et en son branchage le plus haut. Rome écrasa donc les juifs, épouvantablement, et mit les Chrétiens définitivement hors la loi.

Séleucie et Édesse incendiées, les rebelles massacrés à peu près partout, — à Alexandrie, par les Alexandrins hellènes eux-mêmes, — la dernière insurrection juive écrasée, Trajan mourut, découragé, ayant appelé son neveu Adrien pour lui remettre le commandement de l’armée de Syrie. Il agonisa à Sélinonte, en Cilicie (11 août 117), doutant peut-être du succès final des armes romaines. Ses cendres, recueillies, furent transportées à Rome et ensevelies au pied de la colonne Trajane. Sa mémoire y fut longtemps honorée.

Les Chrétiens, malgré eux, continuaient les juifs ; leur langage, tout à fait biblique, les dénonçait aussi sûrement qu’un accent dénonce l’étranger au sein d’une métropole ; la morale évangélique, simple, était étouffée sous le fatras des prétentions d’Israël ; et Jésus, pour la seconde fois, comparaissait devant un tribunal résolu à le perdre. La secte chrétienne, tout animée encore du souffle de Paul, faisait de l’histoire d’Israël, avec ses anathèmes prophétiques, ses promesses insensées, le fond et le centre de l’histoire du monde ; le petit royaume de Jérusalem, détruit, sans importance dans le passé, et que les historiens contemporains ignoraient presque, renaissait, dans les imaginations, supérieur aux empires de Perse, d’Égypte, d’Assyrie, par conséquent tout à frit redoutable. A plaisir, les Chrétiens se solidarisaient avec les meurtriers de Jésus, provoquaient la colère romaine, encore toute vibrante ; ils oubliaient les Évangiles pour réciter les Apocalypses, contraignant Rome à les traiter en ennemis publics.

L’insurrection juive, dont les Chrétiens se trouvaient désormais responsables, leur nuisit moins toutefois que la belle ordonnance, au point de vue social, du gouvernement de Trajan. Les Empereurs, jusqu’à lui, avaient tenu leurs sujets de toutes classes en un tel état d’esclavage dégradant, que l’humanité, dans l’acception la plus générale du mot, allait à ceux qui se proposaient de la consoler ou de la servir, Païens, Chrétiens ou Juifs ; les prosélytismes résultaient plus d’un risque couru, d’un qui sait ? tentateur, d’un espoir vague, que d’un calcul, d’un raisonnement ou d’une convoitise. On voyait une communauté charitable, et on entrait dans cette communauté comme dans un asile, sans réflexion, d’instinct, avec la seule certitude de ne pas choir dans une société pire. On quittait un groupe où il n’y avait rien, pour faire partie d’un autre groupe dont les associés montraient une enviable sérénité, paraissaient ne plus souffrir matériellement, étaient sustentés, consolés et aimés.

Trajan avait été l’exemple imprévu d’un Empereur soucieux de la chose publique, disposé aux assistances, respectueux des devoirs de l’État envers les malheureux. Les enfants secourus, les indigents nourris, les pauvres transportés en des colonies agricoles, des taxes alimentaires exonérant les besogneux de la lutte pour l’existence, le socialisme autoritaire, en un mot, institué par Trajan, enlevait aux Chrétiens la sympathie intéressée des misérables. En même temps, la faveur accordée aux philosophes, aux rhéteurs, les bibliothèques créées, les causeries reprises, les sentences et les aphorismes de nouveau discutés et colportés, donnaient aux Romains une occupation intellectuelle qui les dispensait de hanter les synagogues ou d’aller s’instruire aux paroles des sectateurs de Jésus. Un certain antagonisme séparait les philosophes des Évangélistes ; il se formait entre la société romaine, ressaisie, et la société chrétienne, distincte, à part, une démarcation que Trajan définit en lui donnant la sanction légale

Tout chrétien est désormais en opposition avec la loi romaine, parce que le Chrétien adore un Dieu qui n’est pas Rome, attente comme juif à la majesté de l’Empereur, fait partie d’une association illicite. Tout Romain qui va à Christ est donc trois fois coupable.

Les Chrétiens acceptèrent cette situation. De ce jour date l’histoire militante du Christianisme fait, car c’est à la mort de Trajan, après la dispersion des Juifs, que la secte chrétienne, seule demeurée vivante, réelle et affirmée, est en face du pouvoir impérial, non plus aux mains d’Empereurs monstrueux, cruels ou imbéciles, susceptibles de justifier les plus violentes prédictions, mais aux mains d’une sorte de dynastie nouvelle, non romaine, organisatrice, habile, déjà glorieuse. Ces deux puissances se disputeront l’avenir du monde, l’une et l’autre également résolues, également armées, également chargées d’un héritage fatal, trop lourd : toute l’histoire romaine d’un côté, toute l’histoire juive de l’autre.

Rome est épuisée, certainement ; mais le Christianisme est bien faible, l’Orient lui échappe. A qui parlera-t-on le doux langage de Jésus ? Où est le peuple qui s’enthousiasmera pour sa parole rédemptrice ? Où réside cette humanité que le sang du Christ a rachetée et que l’Évangile délivrera ? Où sont, en un mot, ces Aryens seuls capables de comprendre Jésus ? Ni les Romains ni les Chrétiens ne pensaient alors, certes, à ces Barbares que Trajan avait repoussés et qui devaient, par la destruction de Rome, restituer l’Europe aux Européens, rendre aux Aryas, avec leur domaine, leur morale, leur religion et leur Dieu.