Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVII

 

 

Littérature chrétienne. - Récits légendaires. - Les Épîtres. - Martyrs. - Les Évangiles. - L’Apocalypse. - Juifs et Chrétiens. - Jean, Paul et Jésus. - Les Actes. - Les Évangélistes : Luc, Matthieu, Marc, Jean. - La Doctrine. - Politique. - Le Dieu des Chrétiens. - Le christianisme des Apôtres. - La Bible et l’Évangile.

 

DEVENUS superstitieux, les Romains en étaient à cette religiosité pratiquante où chaque fidèle appartient au prêtre qui l’a enseigné et le conduit. La diversité des rites officiés — les uns assez mystérieux pour inspirer de la crainte, d’autres effrontés et dangereux, mais trop suivis pour que l’Empereur osât y toucher, — constituait une sorte de Société des âmes, confuse, insaisissable. Lucien parle du Chaldéen qui conjurait les serpents, du Syrien de Palestine qui exorcisait les démons, de l’Arabe magicien, du sorcier venu des pays hyperboréens, du Libyen qui fait des cures par la sympathie ; et dans des temples où trônaient des divinités asiatiques, — Isis n’a plus rien d’égyptien, — l’exaltation des sens allait jusqu’à la prostitution de la chair. Properce attribue l’infidélité de sa Cynthie au dévergondage des prêtres autant qu’à celui des acteurs. Ovide signale les fêtes religieuses — le sabbat des juifs notamment, — comme surtout propices aux chercheurs d’aventures galantes.

Ces cultes, absorbants, et contagieux, tout extérieurs, uniquement sensuels, s’usaient en leurs pratiques mêmes, lassantes, n’offrant aux esprits aucun aliment. Les collèges de prêtres étaient dépourvus de doctrine, incapables d’enseignement, et sans littérature. Les desservants des divinités multiples sacrifiaient ou évoluaient, vaticinaient ou brûlaient des parfums enivrants, chantaient et dansaient, épouvantaient ou procuraient des jouissances, étaient aux yeux un spectacle bien ordonné, mais fixé, constamment semblable, sans action, totalement privé de l’élément dramatique indispensable aux Aryens.

Parmi les juifs, une secte nouvelle — les Chrétiens, — donnait précisément à ses prosélytes le rite d’un baptême purificateur, par l’eau, symbolique ou réel, simple, clair ; la joie d’une prédication compréhensible, le secours d’une direction familière, l’appui d’une doctrine accessible à toutes les intelligences, un but déterminé, logique, et surtout la Personnalité d’un Fondateur adorable, sacrifié, crucifié, dont la Passion, racontée, terrifiait et fortifiait à la fois, poussant à la révolte par l’angoisse, suscitant l’irrésistible désir du sacrifice ennobli par l’amour.

Les Apôtres de ce divin Maître, mêlés aux fidèles, partageant leur vie, attentifs à leurs défaillances, à leurs besoins de communion, sans temples et sans cérémonies, moralistes fraternels, correspondaient avec les Églises sans préoccupation de classes, ni même d’indignité ; Édesse et Antioche, et la riche et brillante Éphèse, traitées non autrement que la plus pauvre et la plus méprisée des villes. Les Épîtres de Paul allèrent aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, aux Éphésiens, aux Fidèles de Philippes et de Thessalonique, de Colosse et de Phrygie, aux Hébreux ; les Épîtres de Pierre, aux Fidèles du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l’ancien royaume de Pergame et de la Bithynie ; Jacques écrivit aux douze tribus dispersées.

L’esprit de Paul, de Pierre et de Jacques s’accordant mal, leurs Épîtres risquaient d’impressionner diversement les Églises auxquelles ils adressaient leurs appels ou envoyaient leurs conseils. Paul, suivant les circonstances, s’éloignait ou se rapprochait du judaïsme ; Pierre et Jacques, de leur côté, influencés tantôt par leur instinct naïf et tantôt par la diplomatie de Paul, habile, nécessaire, l’idée initiale, pure, se compliquait de concessions fâcheuses et d’affirmations hasardées, se rattachait trop au passé, puis innovait trop radicalement. Les objections, sinon les résistances, auraient sans doute compromis l’œuvre du Christ dès les origines, en divisant les Églises, si les persécutions n’avaient fait aussitôt l’unité chrétienne, que les Évangiles consacrèrent, donnant enfin un Livre, une Bible et un Dieu aux persécutés.

Matthieu en hébreu ou syro-chaldéen, Marc, Luc et Jean en grec, écriront, chacun, la sublime épopée de Jésus, du Sauveur des hommes, du Fils de Dieu, venu sur la terre pour y subir, jusqu’à la mort la plus ignominieuse, toutes les injustices d’une humanité rebelle à son Créateur, ingrate, ignoble. Tous, au sein des Églises, sauvés déjà par la preuve faite du mal et le martyre régénérateur du Crucifié, collaboraient inconsciemment à l’œuvre indispensable. Des souvenirs encore vivants et des notes éparses conservaient les actes et les paroles de Jésus, ses sentences, ses discours, ses actions. On n’avait pas rédigé, en les coordonnant, ces reliques idéales, parce que la fin du monde annoncée, prise en un sens matériel, et si proche, dispensait d’un labeur inutile ; mais — miracle facile aux Orientaux, — l’esprit et la forme des enseignements de Jésus étaient transmis oralement, intacts, en leurs nuances les plus délicates, l’inimitable originalité de son verbe, l’harmonie de sa diction, l’à-propos singulier de ses réponses, — à ce point, que les arrangements de sa parole, et même les différences textuelles de ses discours édités, n’en modifient ni le caractère ni l’expression.

Chaque groupe de fidèles eut son Évangile ; quelques-uns entachés de spéculation, tel l’Évangile de Nicodème, presque un roman ; d’autres discutables, tel l’Évangile de l’Enfance ; l’Évangile des Ébionites, écrit pour ce groupe spécial ; un Évangile selon les Hébreux et un Évangile selon les Égyptiens, perdus ; un Évangile apocryphe peut-être ?... des Évangiles, enfin, intérieurs à ceux des quatre Évangélistes, et dont les Pères de l’Église citent des fragments, — Évangiles de Justin, de Marcion, de Tatien, — écrits disparus, que domine dans tous les cas l’ouvre définitive de la collectivité chrétienne primitive, monument indestructible d’une foi commune, édifié par des milliers de volontés, portant gravés à la base les noms de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean.

Par son Apocalypse, Jean, à la même époque, joint à l’ouvre si purement aryenne des Évangélistes un livre étonnant, inspiré des fureurs prophétiques, et introduit ainsi dans la littérature chrétienne première un élément de trouble intellectuel, asiatique. Un imposteur, Terentius Maximus, s’était donné en Asie Mineure comme Néron échappé à ses bourreaux, et réclamait l’Empire. Aux environs de l’Euphrate, un grand enthousiasme avait accueilli le faux Néron, que les Parthes livrèrent aux Romains. Jean, relégué à Patmos, écrivit-il son Apocalypse (68-69) contre le Néron ressuscité, ou voulut-il atteindre la mémoire du vrai Néron, persécuteur des Chrétiens ? L’ouvre, incontestablement, visait Rome, assouvissait la vengeance juive ; la Bête, c’était l’Empereur, quel qu’il fût, pour les lecteurs de la Vision. Et le Voyant célébrait le triomphe d’une Jérusalem nouvelle édifiée sur les ruines de la prostituée de Babylone étalant ses abominations sur les bords du Tibre. Le Jésus du prophète fantastique maudissait les Romains : Arrière les chiens, les artisans de maléfices, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres, quiconque aime et commet le mensonge ! Les élus, pour Jean, sont tous Juifs, douze fois douze mille, — douze mille par chaque tribu...

Si les Romains, susceptibles de réflexion intelligente, avaient alors distingué la tranquille vie des sectateurs de Jésus des extravagances du Judaïsme écrasé, la bravade folle du nabi de Patmos — disciple authentique de Jésus, — eût été faite pour justifier la confusion où Chrétiens et Juifs allaient subir les conséquences d’une haine furieuse. En vain, suivant leur marche civilisatrice, laissant à leur colère sourde les Grands Prêtres de Jéhovah, les Apôtres auront abandonné les Pharisiens et les Asiatiques, l’Asie les reprend, s’attache à eux, les, compromet ; en vain les Pharisiens et les Saducéens se montreront sourds à la voix de l’Évangile, résolument incrédules au Messie venu, obstinés adversaires du Christianisme promulgué : le Christianisme restera solidaire des Juifs incorrigibles. Les Juifs, plus que jamais, annoncent la prochaine arrivée du Messie fils et successeur de David, belliqueux et vengeur, nouveau Cyrus rendant à la Jérusalem détruite la splendeur et l’omnipotence promises, malgré Rome, contre Rome ; tandis que les Chrétiens adorent Jésus, Messie pacificateur par excellence, soumis à l’Empire... Rome ne fait pas la distinction ; les Chrétiens seront poursuivis, martyrisés, chargés des péchés d’Israël.

C’est que le christianisme de Paul n’était plus le christianisme de Jésus ; et le Jésus de Jean fut encore, dans un sens, une autre figure de Dieu. L’ouvre personnelle de Paul et l’ouvre personnelle de Jean — Épîtres, Évangile et Apocalypse, — firent une religion que les Galiléens n’avaient pas prévue, qui transforma la révolution accomplie en une sorte de réaction, où les sectateurs de Zoroastre, les Hellénistes et les Juifs furent admis à concourir. Il en advint, certes, que le Christianisme apparut plus tôt prêt pour la lutte, contradictoire évidemment avec ses pacifiques origines, — la mémoire de Paul ne tardera pas d’ailleurs à en être accusée, dénoncée, anathématisée, — mais hiérarchisé, organisé, fort, en face du pouvoir romain.

Hors de Rome, dans les provinces, loin du centre d’action, le Christianisme attirait les souffreteux, les déshérités ; il plaisait aux classes moyennes, dont l’honnêteté répugnait aux corruptions généralisées, cultes et plaisirs, cyniquement étalés. Les souffrances, le dégoût et le spectacle perpétuel de la dureté romaine, de l’abus stupide des satisfactions matérielles chez les riches, avaient développé une sensibilité maladive qui disposait admirablement les esprits à recevoir la Bonne Nouvelle. Les Évangiles furent la manne providentielle de ces affamés ; nourris de Jésus, désaltérés à la source fraîche, les cœurs desséchés se ranimèrent, une floraison d’espérance réjouit toute l’humanité.

Et qui donc eût songé, alors, à critiquer le délicieux récit évangélique ? Tout au charme de la narration, quel lecteur eût consenti à diminuer sa jouissance émue d’une objection sur l’impossibilité pratique, par exemple, d’une succession d’événements accomplis en trop peu de jours, la chronologie défectueuse des faits, les erreurs historiques ? Quel philosophe chagrin, volontairement complice de sa propre désillusion, aurait osé, en ce livret merveilleux, noter les influences esséniennes, c’est-à-dire bouddhiques, les prières empruntées à l’Iran, les sentences morales des précurseurs juifs ou égyptiens, et — telle la page de la transfiguration, — l’idée grecque des métamorphoses ?

Il est bien probable que les Chrétiens initiés à la vie et à la pensée de Jésus se renseignaient peu sur les auteurs du livret, car ils en connaissaient déjà, la plupart, des pages entières, depuis longtemps racontées ; et il n’est pas surprenant, en conséquence, qu’aucune indication précise ne nous soit parvenue sur l’époque de la rédaction ou de la publication des Évangiles. Jésus s’étant exprimé en un idiome araméen, ses paroles étaient nécessairement traduites, et les testes actuels, nouvelle traduction, ne sont pas ceux qu’on lut d’abord dans les Églises diverses ; mais une telle communion de sentiments admiratifs et de souvenirs tendres unissait les Fidèles, que l’écriture originale et les transmissions successives du recueil ne pouvaient guère en modifier l’essence, dénaturer surtout les formules caractéristiques des déclarations de Jésus.

Luc, cependant, en ses Actes, comme en son Évangile, prétendit faire œuvre d’historien. Ami et compagnon de Paul, témoin du zèle inouï de l’Apôtre, que l’on attaquait déjà, le calomniant sans doute, et médecin, attentif et .ingénieux, plus libre parce qu’il n’avait pas connu le Christ, et très helléniste, c’est-à-dire apte aux compositions, Luc croyait que les Grands étaient les ennemis irréconciliables des Chrétiens ; et il rêvait d’une organisation démocratique, vaste, obéissant à des chefs institués, formidable, irrésistible. A l’imitation des auteurs grecs, il prêta son style à ses héros, dont il cita les discours, et soumit les faits, arrangés, aux nécessités artistiques de sa narration.

Luc choisit, élague, combine, imagine parfois, tout à son œuvre d’art, qu’il perfectionne. Ce qu’il veut, c’est persuader, édifier, cherchant — loyal et touchant parti pris, — à raccorder les divergences qui avaient séparé Paul et les Apôtres de Jérusalem ; corrigeant les prophéties qui ne s’étaient point réalisées ; donnant enfin à la biographie de Jésus tout le relief d’une littérature délicate, soutenue d’un bon sens aryen, ordonné, logique, mais avec des préoccupations d’amitié — il est le bien-aimé de Paul, — et quelques rancunes, qui l’empêchent d’atteindre au pathétique. Il avait pris l’Évangile de Marc pour le compléter ; sa compilation, accrue peut-être des notes de Matthieu, fut comme l’illustration coloriée, compliquée, alourdie, d’un chef-d’œuvre simple.

Matthieu, — par qui le drame de Jésus, raconté, secoua le monde d’un frémissement et le conquit au Dieu crucifié, — écho, mais combien fidèle ! des paroles du Christ, récitant naïf des merveilles accomplies, a comme Luc, toutefois, une préoccupation : il craint que les Églises ne se dissolvent par manque de tradition respectée, de doctrine fixe, et il appuie le Christ des prédictions bibliques réalisées, et il accepte la Loi d’Israël. En ramenant sans cesse l’histoire évangélique à l’histoire biblique, Matthieu décèle son inquiétude, sans parvenir à dissimuler l’intransigeance fondamentale, à ce sujet, du divin Fondateur. Cependant, timoré, n’ayant pour se défendre, en son ignorance native, que la finesse des simples, souvent trompeuse, quelques inutiles habiletés déparent son œuvre ; il n’ose pas reproduire notamment la déclaration, pourtant formelle, de Jésus sur l’incertitude de l’époque où le Royaume de Dieu sera établi. C’est ainsi que le plus révolutionnaire des Apôtres, celui qui, par son Évangile, assurerait le triomphe du Christ ressuscité, allait, en même temps, relier presque par une soudure le Christianisme victorieux et rénovateur au judaïsme vaincu et retardataire, déconsidéré.

Marc, plus hardi, plus sec, débute ainsi : Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu... et rien ne le distrait plus ; il va droit à son but, généralisant, en même temps qu’il frappe de détails vrais, saisissants, un récit dont la sincérité explique le décousu, la brièveté parfois dure, presque analytique. Démocrate et dévot, Marc affirme la suppression de la propriété, la revanche du pauvre, quitte envers Dieu des malheurs qu’il prévoit, s’il est resté fidèle aux rites par lesquels se manifeste la religion. Car le premier Évangéliste — l’Évangile de Marc a la priorité, — avait le sentiment très net des conséquences de la révolution qu’il servait, des jours terribles qu’il préparait : Car ces jours-là seront une calamité, telle qu’il n’y en a pas eu depuis le commencement de la création que Dieu créa, jusqu’à ce jour, et qu’il n’y en aura plus jamais !

Jean, qui n’écrivit son Évangile qu’après Matthieu, Marc et Luc, mécontent de certaines idées illusoires, à son point de vue, — celle de la prochaine fin du monde, par exemple, devenue populaire, — et trouvant aussi, peut-être, que les souvenirs de Pierre, recueillis par Marc, répétés par Matthieu, différaient de ce qu’il avait vu et entendu, lui le dernier témoin survivant de la vie et des œuvres totales de Jésus, — Jean, vieilli, réclamant la place qui lui semblait due, impatient de l’occuper, étonne par le langage nouveau, en sa forme au moins, qu’il déclare avoir été celui de Jésus, et qui n’a plus rien d’hébraïque. Il rompt avec le passé juif, autant que cela était possible : Vainement vous prétendez vous prévaloir de votre nationalité ; vous n’êtes pas sûrs d’arriver au Royaume par votre privilège d’appartenir à la race d’Abraham.

Entre l’Évangile de Jean, dogmatique, obligeant à de la réflexion, menant aux discussions, favorable aux polémiques, aux subtilités, contradictoire avec la conception qu’on s’était faite, avant qu’il n’eût parlé, de la divine personne du Crucifié ; l’Évangile de Luc, composition d’un art trop savant, exclusif de toute émotion entraînante ; l’Évangile de Marc, original, d’une précision sèche, et l’Évangile de Matthieu ; simple et vrai, clair et logique, humain et divin à la fois, épopée et drame, émouvant et consolant, les Chrétiens d’Europe ne pouvaient hésiter. Le Dieu de cet Évangéliste, où rien de judaïque ni de païen ne subsistait, Providence perpétuelle et intelligente, réalisait seul le rêve des Aryens d’Occident, et ils le proclamèrent Dieu unique, parce qu’en somme c’était eux-mêmes, tous ensemble, qui l’avaient reconnu, sans préoccupation de théologie, sans complication de culte ni de sacerdoce, nécessairement et éternellement bon et glorieux.

Le Sermon sur la montagne, collection de maximes pieusement colligées, rattachées au fil d’un seul discours, œuvre flagrante de l’universelle collaboration, fut le statut définitif de l’association nouvelle. La Cène demeura le sacrement commémoratif de l’union. Le calvaire, unique autel, idéal et réel, du Dieu fait homme sacrifié, dominant le monde, élevé par la souffrance et la résignation au-dessus du Christ-Docteur de Luc et du Christ-Prophète de Marc, touchait à la terre par son sang répandu, au ciel par l’appel attristé de sa dernière parole, Fils de l’homme et Fils de Dieu, sacrificateur et divinité, résumant tout en soi.

Mais les Apôtres étaient seulement des hommes, et le miracle de la communion universelle, consommée, allait subir les influences d’une civilisation à laquelle l’enthousiasme ne suffisait pas. Le paradis de l’Apocalypse, où les élus ne connaîtraient ni la faim, ni la soif, ni la chaleur accablante du soleil, matérialisait les espérances ; l’humanité de Jean — hommes de toute tribu, langue, peuple et nation, — reprenait le thème israélite de domination sur la terre ; le Messie biblique, victorieux, trônant sur les ruines des empires, compromettait le Jésus de Matthieu ; Luc, en paraissant provoquer les infidèles, détournait sur les Chrétiens toute la haine que les Romains vouaient aux juifs, faisant bénéficier Israël, presque exclusivement, de la gloire de Jésus : Il y aura lamentation et grincement de dents, quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob et tous les prophètes dans le royaume de Dieu, tandis que vous, vous serez jetés dehors, et qu’on viendra de l’Orient, de l’Occident, du Nord et du Midi pour se mettre à table dans le Royaume de Dieu. Et tandis que Jésus avait prémuni ses disciples contre les dangers des ingérences politiques, le Christianisme recevait des Juifs la mission déplorable, perpétuée, du renversement des empires par l’intronisation de la dynastie de David, au moyen d’une révolution violente, anarchique, «démagogique et nationale», au sein du peuple d’Israël.

La politique des Évangiles, — si politique il y a, — républicaine, toute d’égalité et d’amour, avec sa religion séparée de l’État et son royaume idéal, tournait à l’insolence, courbait, aux termes de l’Apocalypse, sous le pouvoir d’un Éternel agissant, allégorique en la forme, réellement roi des Juifs, et les rois de la terre ; et les Grands, et les capitaines, et les riches, et les puissants, et tous les esclaves et hommes libres... Or Rome était encore frémissante au souvenir humiliant du soulèvement des esclaves en Sicile, ameutés et conduits par Salvius savant en l’art des aruspices, guerre religieuse que les sectateurs de Jésus semblaient vouloir recommencer, malgré la chute exemplaire et retentissante de Jérusalem.

Le Dieu des Chrétiens devenait redoutable en effet, car il répondait à toutes les aspirations. C’était le Dieu qu’Anaxagore avait décrit, Un, omnipotent ; c’était la Providence de Socrate substituée à la force sans connaissance d’elle-même ; c’était le Dieu véridique du Rig-Véda ; c’était l’Ormuzd des Perses, essentiellement bon ; c’était le Dieu-Charité de Çakya-Mouni ; et par le drame poignant de sa Passion, par la douceur profonde de ses paroles, par le miracle d’amour qu’il accomplissait, mouillant de tendresses toutes les angoisses, ennoblissant d’une joie suave, sensuelle, toutes les souffrances acceptées, Jésus rabaissait cet Apollonius de Tyane, ce messie païen vers lequel tant d’âmes lasses s’étaient tournées. Ainsi le Christ subjuguait les monothéistes farouches, les Païens inassouvis, les Asiatiques ivres de leurs corruptions, les Aryens totalement privés, depuis si longtemps, d’une divinité compréhensible, et il était enfin, pour les femmes, le Dieu au nom duquel Paul avait écrit aux Éphésiens : Je vous recommande notre sœur Phœbé, qui est diaconesse de l’Église de Cenchrées.

Malheureusement la doctrine de Jésus ne pouvait demeurer intacte ; le christianisme du divin Fondateur devait subir la double influence des rhéteurs hellénistes et des docteurs juifs. Les Évangiles eux-mêmes montraient jusqu’à quel point les Apôtres vraiment Chrétiens, les plus fidèles et les mieux avisés, étaient loin déjà de la voie primitive, droite. Matthieu, Marc et Luc substituent au baptême aryen de Jean-Baptiste, par l’eau, le baptême symbolique dans l’Esprit Saint et le feu, — Marc, plus réservé, ne parle que de l’Esprit Saint, — consécration qui justifiera, dans les assemblées, l’intervention des assistants saisis d’inspiration, révélant des dogmes. Le Logos de Platon, des Hellénistes alexandrins, sera le Verbe, et Paul en déduira le Verbe fait chair, supérieur au Dieu métaphysique et au Dieu de Moïse, puisqu’il confond les deux Idées, qu’il les annule en les réunissant en Jésus-Christ.

D’une idée philosophique ancienne, — simplifiée par Platon également : Les anciens, qui valaient mieux que nous et qui étaient plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition, que toutes les choses à qui l’on attribue une existence éternelle sont composées d’un et de plusieurs, et relient en elles, par leur nature, le fini et l’infini, — les Évangélistes extrairont la formule de la Trinité : le Père, cause et but du monde ; le Fils, roi et conducteur ; l’Esprit, force de l’Église... La théologie ira, complaisante aux idées païennes, jusqu’à concevoir une mythologie, en animant des abstractions, en personnalisant des symboles, tels les Anges, nommés, incorporés, fonctionnaires chargés de missions. La Bible enfin, largement étalée à la base du monument nouveau, commandera aux lignes de l’édifice ; si bien, qu’on ne pourra plus toucher scientifiquement, historiquement, au Livre des Juifs sans compromettre la solidité de l’œuvre du Christ. Le Nouveau Testament sera solidaire de l’Ancien : Or donc, dit Matthieu, tout docteur instruit à l’égard du Royaume de Dieu, ressemble à un chef de maison qui tire de son magasin des choses vieilles et nouvelles.

La civilisation chrétienne fut donc rivée à la civilisation judaïque ; le prophétisme asiatique en imposa au bon sens aryen ; la pénible histoire du peuple d’Israël devint le lourd prologue de l’Évangile ; la rayonnante figure du Dieu sauveur s’assombrit sous le regard éternellement courroucé de Jéhovah ; et les Chrétiens enfin, responsables de fautes qu’ils n’avaient point commises, furent, pour les Romains, les héritiers immédiats des juifs incorrigibles, à détruire. Ne disait-on pas hautement, partout, que Jésus-Christ reviendrait pour régner pendant mille ans dans Jérusalem ?