DE UNE sorte de stupéfaction immobilisa le monde à la mort de Néron. Ceux qui avaient à se disputer la succession de l’Empereur n’osaient pas y toucher, et pour ne point aliéner ce bien vacant, sans le prendre, les compétiteurs s’accordèrent au choix de Galba, vieillard âgé de soixante-douze ans, de la maison des Césars. L’empereur temporaire licencia la garde, sans la payer, et renvoya aux navires les marins que Néron avait groupés en légion. La sévérité de ses ordres, son avarice, le mépris des prétoriens qu’il affichait, la cruauté froide avec laquelle il poursuivit et fit supplicier les amis de Néron échappés au massacre récent, et qui contrastait étrangement avec l’indulgence dont il couvrait ses favoris, le firent craindre, puis haïr. Galba, voyant son impopularité croissante, crut en éviter les conséquences en écartant les envieux du pouvoir, en désignant Licinianus Pison comme son héritier. L’adoption était habile ; mais Pison, par ses qualités, devant continuer Galba, les prétoriens lui opposèrent Othon, ce premier mari de Poppée, qui avait cédé sa femme à Néron, son compagnon de débauche. Les prétoriens soulevèrent les troupes ; Galba fut pris, traîné au Champ de Mars, massacré par l’émeute ; Pison, arraché du temple de Vesta, eut la tête tranchée ; les amis de Galba périrent. Le Sénat reconnut Othon Empereur. Les prétoriens, maîtres de Rome, nommèrent leur chef, procédèrent à la distribution des emplois, désignèrent le préfet de la ville, Sabinus. Le nouvel empereur, appuyé du peuple, qui aimait déjà son audace, la crânerie de ses vices brillants, son activité, se promit de ressaisir l’autorité impériale. A Cologne ; les légions du Rhin, jalouses des prétoriens, ayant fait empereur leur chef Vitellius, Othon essaya d’abord de s’entendre avec ce rival. Les légionnaires n’ayant pas permis la négociation (69), Othon dut marcher ouvertement contre Vitellius. Il le fit battre trois fois ; mais battu à son tour près de Bedriacum, entre Vérone et Crémone, il se donna la mort. A Rome, le peuple et le Sénat s’étaient hâtés d’acclamer Vitellius, effrayés sans doute des excès de toutes sortes, sauvages, des légionnaires. Vitellius laissa les troupes à leur désordre, puisa à larges mains dans le Trésor, — confisquant les biens à sa portée, — s’adonnant à sa passion de goinfrerie, livrant l’Empire à tous les hasards, entouré surtout de conducteurs de chars et d’acteurs. En Mésie, en Pannonie et en Syrie, des mouvements de
révolte s’accentuaient. Les Orientaux, voulant un Empereur à eux, choisirent Vespasien (69), qui commandait
alors les troupes romaines chargées de réduire les juifs détestés. Mucien,
qui gouvernait Mucien fut prévenu par un tribun légionnaire ; mais Antonius Primus arriva, conduisant les troupes de Mésie et de Dalmatie gagnées à la cause de Vespasien, et battit l’armée de Vitellius près de Crémone, pillée et incendiée. A Rome, le frère de Vespasien, Flavius Sabinus, tenait le Capitole. Vitellius, tremblant, vêtu d’habits de deuil, implora lâchement la protection du peuple. Les partisans de Vitellius, ou, pour mieux dire, les adversaires de Vespasien luttèrent pour l’empereur malgré lui, et ce fut, dans Rome, une horrible bataille Sabinus et le plus jeune fils de Vespasien, Domitien, égorgés pendant que l’incendie consumait le Capitole. Les Vitelliens paraissaient victorieux, lorsque Antonins Prunus s’empara de Rome. Vitellius, saisi, enchaîné, ignominieusement promené par la ville, flagellé et moqué, insulté, fut mis à mort, lentement ; son cadavre, encore outragé, traîné à l’aide de crocs, fut jeté dans le Tibre. Vespasien, à Alexandrie, travaillait à s’assurer de l’Égypte et de l’Afrique avant d’aller conquérir l’Italie. Il se montrait dévot à Sérapis. Il lui fallut bientôt, à l’exemple d’Apollonius de Tyane, se laisser considérer comme un dieu par cette population, qui maintenant réclamait des miracles. Et Vespasien guérit les malades, rendit la vue aux aveugles, l’usage de leurs membres aux perclus... Mais il avait compté sans l’esprit hellénique, moqueur et turbulent, et il ne tarda guère à devenir l’objet des railleries alexandrines, célèbres, dissolvantes. Parce qu’il avait établi un équitable impôt sur la vente du poisson salé, les Alexandrins le qualifièrent de marchand de sardines. Il se décida pour Rome, et voulut y entrer précédé d’une prophétie : Un roi, sorti de l’Orient, devait régner sur le monde ! Vespasien s’appropriait l’annonce messianique. Le nouvel Auguste apportait aux Romains le spectacle paradoxal d’un Empereur de mœurs simples, ne participant d’aucune noblesse de tradition, distingué seulement par sa bravoure en Bretagne et son administration en Afrique, resté pauvre, venant de déployer, en Syrie et en Égypte, des qualités de finesse et de bonté qui lui avaient acquis l’affection des troupes et du peuple, sans nuire à la discipline, sans rien sacrifier de sa dignité, même aux heures graves où, divinisé, il s’était abaissé à opérer des miracles. C’est que les peuples, à ce moment, cherchaient un Dieu, pour se donner à lui, obéir à sa volonté. Marricus, en Gaule, avait soulevé des bandes entières de Gaulois, en s’affirmant Dieu venu sur la terre pour restituer aux Celtes leur liberté perdue. Vespasien héritait d’un Empire chancelant. Sur le Danube,
des invasions de Roxolans, de Daces et de Sarmates — Iazyges, — avaient
attenté au prestige romain (68). Vespasien, que l’Asie préoccupait davantage,
dont le Trésor était à ménager, se contenta d’une surveillance, supprimant
les camps de En Occident, un Batave, Civilis, de race royale, du pays
où les enfants grandissent de bonne heure, suivant l’expression de
Tacite, rêvait d’un empire indépendant où s’uniraient les Gaulois et les
Germains. Les légions romaines du Rhin, à la mort de Vitellius, avaient
refusé de reconnaître Vespasien, cet Empereur des
légions syriennes. L’orgueilleuse fierté des Bataves était connue
; c’est par eux que Paullinus avait eu raison des Bretons. Là encore, la
lutte contre Rome se revêtait d’un caractère religieux : la chute du Capitole
s’y interprétait, par la voix des druides, comme la preuve d’un abandon des
Romains par les dieux. A côté de Civilis, deux Trévires, Classicus et Tutor,
un Lingon, Sabinus, — qui se qualifiait de descendant de César, —
revendiquèrent l’indépendance de L’armée romaine du Haut-Rhin, incapable d’agir, désorganisée, dut traiter avec Civilis, jurer fidélité à l’empire gaulois proclamé à Trèves. Les enseignes des cohortes romaines flottaient à côté des enseignes germaines, à figures d’animaux, apportées, pour la victoire certaine, du fond des bois sacrés. Rome n’était pas seulement vaincue, elle était humiliée, rabaissée, visiblement honteuse. Mais les hordes germaines de Civilis, ravageant les
vallées de L’arrivée de Céréalis détermina la prompte défection des légions romaines passées à Civilis. Une défaite des Trévires amena la reddition de Trèves et de Langres. Civilis, vaincu, perdu, offrit l’empire gaulois au général romain, à la condition que ce dernier confirmerait l’indépendance des Bataves. Céréalis dénonça simplement à l’empereur Vespasien l’offre de son ennemi ; et celui-ci, acculé, dut se défendre. Civilis réussit, par sa résistance opiniâtre, héroïque, battu à Castra Vetera, retiré dans son île, indompté, à imposer aux Romains une paix qui faisait les Bataves alliés de Rome, tenus de fournir des soldats à l’empereur, mais non tributaires. Velléda était restée prisonnière des Romains (70). Il y avait moins de honte pour les Bataves, écrira Tacite, à supporter les Empereurs de Rome que les femmes des Germains. La tentative avortée de Civilis laissait à l’esprit de ses
vainqueurs l’idée d’une confédération des Gaules
possible, d’un empire gaulois
réalisable. La crainte de A Jérusalem, cernés, les juifs avaient armé tous les
esclaves, livré au sort le choix du Grand Prêtre, fait du Temple une
forteresse ; mais chaque parti avait
encore dans la ville son quartier spécial fortifié. La disette commençant à
sévir, on égorgeait les prisonniers, jetés sans sépulture dans les rues. Les nouveaux Macchabées, déchaînés, en plein
vertige, attendaient le vrai Messie, celui qui les affranchirait de
l’oppression romaine. Sur quelques autres points de Jérusalem restait seule insoumise, bravant Rome. Titus la tenait enveloppée de machines, protégées contre les sorties furieuses par de l’infanterie et de la cavalerie. Les assiégés, acharnés à leur défense, mal conçue, mal conduite, s’épuisaient eux-mêmes en des émeutes perpétuelles, manquant de vivres, car ils avaient gardé dans les murs de la cité bloquée tous les étrangers qui y étaient venus célébrer la dernière pâque, fête ayant coïncidé avec l’investissement. Titus, agissant enfin, démolit les remparts, se saisit de la forteresse Antonin, brûla les portiques du Temple, le Temple ensuite (10 août) avec tout ce qu’il renfermait. Pendant un mois, dans la ville ensanglantée, une résistance surhumaine amena les Romains, finalement victorieux (8 septembre), à se montrer aussi cruels aux juifs vaincus, que les juifs l’avaient été entre eux pendant le siège. Tous les prisonniers furent égorgés, crucifiés ou vendus comme esclaves au marché public. La politique romaine envers les juifs resta ce qu’elle
avait été jusqu’alors, incohérente, à la fois impitoyable et faible,
contradictoire, bizarre. L’un des principaux chefs de l’insurrection, Simon
de Goria, transporté à Rome sous le prétexte de figurer au Triomphe de Titus
et de Vespasien, y fut la victime expiatoire des péchés
d’Israël, battu de verges longtemps, étranglé, sorte de martyre
symbolique du dernier des Juifs ;
tandis qu’en Judée, les autorités romaines relevaient l’antique rivale de
Jérusalem, A Antioche, déjà, Titus avait refusé d’expulser les juifs, montrant que Rome n’en voulait qu’à la nation judéenne, et entendait respecter la religion d’Israël, alors que la guerre faite à Jérusalem, au contraire, l’avait été contre le Grand Prêtre et le Sanhédrin ; car le Temple ne s’écroula pas sur les politiciens seulement, mais sur les fidèles, et sur l’autel. C’est Jéhovah qui était le grand vaincu. Aussi, dès ce jour, le lien religieux, si distendu, relâché, traînant, se roidit, et tous revinrent à la tradition d’Israël, au Dieu d’Abraham et de Jacob. Les prêtres du Dieu qui avait admis les Païens — l’empereur Auguste lui-même, — dans le parvis du temple, courroucés maintenant, rancuniers, jaloux du Saint des Saints, se constituèrent en caste fermée, laborieuse. La secte chrétienne était en dehors de l’incident ; la chute de Jérusalem, cependant, allait tourner contre les Chrétiens, d’abord parce qu’une quantité considérable de Juifs, effrayés ou hésitants, se joignirent aux sectateurs de Jésus ; ensuite parce que la chrétienté de Pierre, restreinte, timide un peu, confédération dé communautés pures, s’absorba dans la vaste et triomphante idée de la chrétienté de Paul, universelle, militante, héritière de Jérusalem, et dans Rome ! Vespasien, admirablement servi par Mucien, tenait les
prétoriens à leur devoir. Les légions, refaites, reformées, cessaient d’être
un danger permanent, — les chefs désormais choisis en Italie, les
légionnaires mélangés sans distinction d’origine. — Le Sénat était renouvelé
par l’expulsion des indignes, que
remplacèrent des Italiens et des Provinciaux, administrateurs habiles. Les
finances furent améliorées par le rétablissement des tributs dont Néron avait
affranchi quelques provinces, — Commagène, Thrace, Achaïe, Rhodes, Samos, Il eut toutefois le sentiment de ce que la grandeur de
Rome exigeait d’ostentations, et il érigea l’Arc de Titus, décida l’immense
construction du Colisée — où 80.000 spectateurs sauvages
pourraient s’asseoir, — innova une galerie de tableaux dans le temple de Cet Empereur de mœurs paisibles avait illustré l’Empire de victoires retentissantes, en Judée, en Germanie, en Gaule, en Bretagne. Cécina entreprit de le supplanter. Titus, déjouant le complot, fit assassiner le conspirateur à l’issue d’un festin où il l’avait convié. Vespasien mourut peu après (79), avec la réputation d’un sceptique très spirituel : Je sens que je deviens Dieu, aurait-il dit à ceux qui assistèrent à son agonie. Vespasien avait tâché de renouveler le règne d’Auguste. Titus, son successeur, violent et débauché, à peine absous du meurtre récent de Cécina, apparaissait tel qu’un autre Néron, grand amateur de spectacles et familier des acteurs. Dès son avènement, Titus préféra la comédie de l’affabilité et de la douceur, se procurant ainsi le succès d’un universel étonnement. Il joua son rôle jusqu’au bout, rude et bon, impitoyable aux délateurs, sans doute parce qu’ils troublaient sa quiétude en dérangeant le calcul de sa vie publique. Il sacrifia, comme s’il eût été en scène, devant des spectateurs, à l’intérêt d’État l’amour passionné qu’il avait conçu pour la juive Bérénice, cette vagabonde sœur d’Agrippa. Il pardonna de même, dramatiquement, à deux patriciens conspirateurs. La nature, tout à coup, effroyablement convulsée, se joignit à la folie intense des hommes pour accomplir manifestement cette consommation des siècles, cet avènement des temps nouveaux annoncés avec tant de fracas par les prophètes. Un incendie inextinguible consuma en trois jours le Capitole, le Panthéon, le théâtre de Pompée, la bibliothèque Palatine et une partie de Rome ; la peste se répandit sur toute la longueur de la péninsule ; le Vésuve, sous ses laves incandescentes, vomies en immenses flots rouges et fumants, ensevelit Herculanum, Pompéi et Stabies : un épais linceul de cendres, tombées en pluie lente et irrémissible, couvrant ensuite la mort tragique des cités disparues, hier si vivantes et si gaies ! Titus, autant qu’il le put secourut les victimes ; et il
voulut distraire le peuple de son épouvante en lui donnant, dans le Colisée
achevé, des spectacles dépassant ce que Néron lui-même aurait pu imaginer. En
des fêtes qui durèrent cent journées, ininterrompues, — 5.000 bêtes fauves,
dit-on, lâchées dans l’arène en un seul jour, naumachies, gladiateurs, etc.,
— l’empereur comédien réalisa le fabuleux, comme, en construisant ses Thermes, il témoigna de ce que l’idée romaine
pouvait concevoir d’énorme et de fastueux en art et en luxe. Titus succomba
hors de Rome, dans Les esprits dévoyés, à la fois excités et oisifs, surmenés et sans but, terrifiés et sans croyances, n’avaient même pas l’aliment d’une littérature appropriée à leurs désirs. L’Espagnol Sénèque, — le père, — rhéteur de profession, avait importé le goût des déclamations, l’exercice fastidieux d’une éloquence de forme appliquée à des sujets quelconques, puérils, parfois ridicules, gravement abordés. Sénèque le philosophe, également de Cordoue, — dont Caligula eut de l’ombrage et que Claude relégua en Corse, qu’Agrippine rappela pour lui confier l’éducation de Néron, — nourri, sans choix, de Platon, d’Aristote et d’Épicure, censura les mœurs et prôna la vertu, sans essayer un instant de la pratiquer. A défaut de système, et de conviction, Sénèque, en son style de décadence, passionné, donnait l’illusion d’une maîtrise, un art naturel suppléant à la pénurie de ses pensées, dissimulant son ignorance. Ses défauts agréables, suivant l’heureuse expression de Quintilien, lui valaient une influence ; ses prédications, si sa propre vie n’avait été le démenti formel de ses discours, eussent été peut-être fécondes. Ses Lettres à Lucilius, leur décousu, se ressentent des aspirations générales, déjà chrétiennes, et le mépris des biens, qu’il professe, concourt à la rénovation sociale que les Évangiles accompliront L’indifférence, l’incrédulité, le dégoût universel, préparaient les esprits, par un pessimisme irréfléchi et sans compensation, à écouter les promesses de la littérature chrétienne, simple, claire, consolante. Pomponius Mela, d’Espagne, géographe et écrivain, dont nous ne connaissons de l’œuvre qu’un abrégé, ouvrait les intelligences aux précisions critiques. Lucain, — fils de Mela ? — venu de Cordoue, élève de Sénèque, ami puis victime de Néron, et que Tacite déshonore en l’accusant d’avoir dénoncé sa mère, étale, en l’ébauche de sa Pharsale inachevée, improvisation flagrante, le scepticisme démoralisant de son époque. Il croit louer hautement Pompée en disant qu’il fit entrer dans le Trésor public plus d’argent qu’il n’en garda pour lui-même ! Ne recherchant qu’un succès littéraire, Lucain se joue, se moque de la vérité historique, effrontément. La hardiesse de l’auteur, incontestable, et la passion intermittente de son style crûment coloré, ne rachètent pas les incertitudes de sa langue, la monotonie de ses formules répétées, le grossissement voulu, excessif, de ses traits. La rhétorique espagnole, dominante, trahissait le latin de Virgile ; l’éloquence ampoulée se substituait à l’énergie. Lucain eut au moins le mérite de s’essayer en un sujet purement national. Columelle, comme le géographe Mela, peignit fidèlement les
tableaux matériels de la vie champêtre. Pétrone — s’il fut de cette époque, —
choisit le même sujet que Lucain. Sa Guerre civile, épisode du Satiricon,
dont nous n’avons qu’un fragment, s’attaque à la corruption romaine, la
flagelle en quelques phrases violentes : Les
Quirites sont à qui les achète ; ils prostituent leurs suffrages...
Vénal est le peuple ; vénale est la curie des
sénateurs ! Ce roman, qui pourrait être une autobiographie, abuse
des mots, est un scandale, mélange les critiques d’obscénités, associe le
tragique au burlesque, couvrant d’élégance la fantaisie d’un fanfaron
audacieux, bon versificateur, spirituel, colorant d’une verve native —
Pétrone était de Massilia, — la platitude d’une langue déchue ; éloquent
toutefois, surtout lorsqu’il invective les déclamateurs. Comme Sénèque, avec plus de sérieux, car il était d’Étrurie, Perse, vrai poète, doux et chaste, exprime des sentiments que l’aurore du Christianisme mettait au cœur. Il poursuit Néron. Les obscurités de son œuvre, désespérantes, pleine d’allusions énigmatiques, s’expliquent peut-être par la crainte qu’il avait de déplaire trop à l’empereur qu’il visait ? Peut-être aussi, simplement, cette originalité est-elle la résultante de son dédain, et lui suffisait-il d’exprimer ses pensées en sa langue propre, claire pour lui ? Son œuvre, tourmentée, généralement prétentieuse, se relève çà et là d’un tableau saisissant, sobre, vrai. Pendant que ces littérateurs, divers, portaient les derniers coups à la littérature romaine, agonisante depuis Auguste, Pline l’Ancien, l’infatigable optimiste, écrivait son Histoire naturelle, labeur extraordinaire, où le calme d’une persévérance miraculeuse, clairvoyante, souverainement honnête, refrène une passion de curiosité toujours en éveil, jamais satisfaite. Il mourut étouffé sous les cendres du Vésuve (79), dont il avait voulu suivre, de ses yeux, le phénomène et les dévastations. La grandeur de son œuvre, impérissable, encore actuelle, ne résulte ni du style, tantôt outré et redondant, tantôt lâche et mou, souvent obscur, mais du travail en soi, consciencieux. Le despotisme myope des maîtres de Rome qui, depuis Jules César, avaient interdit l’exercice de l’éloquence et de la politique active, favorisant ainsi, par l’enrichissement et les loisirs forcés, la vocation des ouvriers de l’esprit, aboutissait à une littérature disparate, fausse, où Romains, Hellènes, Gaulois et Espagnols échangeaient leurs défauts, sans songer à s’emprunter leurs qualités. La pesante grossièreté romaine, l’affadissante subtilité hellénique, la bruyante rhétorique des Gaulois du Sud et la creuse emphase espagnole, sans critique, — le moindre des auteurs ne la supportant pas plus que ne l’acceptèrent les Empereurs écrivains, Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron, poètes ou prosateurs, — se monumentaient en un fatras d’incohérences, de sentiments contraires, de styles disparates, incapables d’émouvoir, les inspirations heureuses y prenant des allures de cantates, les pensées nobles, exprimées sans art, y ressemblant à des niaiseries. |