Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXV

 

 

DE 54 A 68 Ap. J.-C. - Néron et sa Cour. - Sénèque et Burrhus. - Assassinat d’Agrippine. - Esclaves. - Judée. - Bretagne. - Druides de Mona. - Juifs et Chrétiens. - Persécutions. - Martyrs. - Pierre et Paul. - Complot contre Néron. - La Grèce libre. - Thraces. - Scythes. - Gaule : Révolte de Vindex. - Galba et Virginius. - Mort de Néron. - Jérusalem investie.

 

TANDIS que Burrhus soumettait aux prétoriens la candidature de Néron, les soldats proclamaient le nouvel empereur, au prix débattu de la gratification que Claude avait payée à son avènement. Le Sénat ratifia le choit des légions. Claude fut divinisé, suivant l’usage ; on oublia l’héritier spolié de l’Empire, Britannicus. Avec un goût connu, particulier, pour les excès de toutes sortes, et une vanité lourde, Néron, Empereur, affecta tout de suite un dessein de gouvernement correct, pondéré, honnête. La bassesse des affranchis qui dominaient à la cour impériale, et la nature même de l’intrigue à laquelle il devait son pouvoir usurpé, allaient l’obliger aux pires abus. Agrippine, en effet, entendait régner sous le nom de son fils, assouvir impérialement les passions diverses qui l’agitaient. Elle prétendit à tous les honneurs ; ridiculisa l’Empire, en demandant un siège au Sénat. Sénèque et Burrhus, pour se défaire d’Agrippine, s’assurer Néron, flattèrent les perversités de l’empereur, le servirent peut-être en ses débauches honteuses. Comme ils l’avaient désiré, Néron s’éprit de l’affranchie Acté, qui devint la rivale d’Agrippine.

La fureur d’Agrippine hâta sa perte. Elle menaça de révéler l’assassinat de Claude, d’en faire connaître le véritable auteur, d’obtenir ainsi la condamnation de Néron, et de présenter alors au Sénat l’Empereur légitime, Britannicus. Néron, effrayé, fit empoisonner Britannicus. Alors Agrippine s’adressa aux soldats. Néron expulsa Agrippine. Sénèque et Burrhus se rendirent auprès de la mère de Néron, qui les accueillit en femme blessée, encore impérieuse, prête à braver l’empereur ; elle ne plia pas, en effet, devant son fils lui-même, l’interrogeant.

Sénèque et Burrhus administraient l’Empire, surveillant les gouverneurs, améliorant la charge des impôts, agissant comme s’ils cherchaient, selon le vœu de Néron, un moyen de les supprimer. Burrhus, recommandable par ses connaissances militaires et par l’austérité de ses mœurs, dira Tacite, et Sénèque, recommandable par l’art d’enseigner l’éloquence, par les grâces qu’il mêlait à la vertu, donnèrent à l’Empire cinq années d’un gouvernement paisible ; mais, courtisans vulgaires, ils ne surent pas prévenir, ils n’empêchèrent pas la saturnale que fut le règne de leur maître. Les Romains voyaient en Néron l’exemplaire de leur souverain normal, sympathique ; les oisifs — tout Rome presque, — colportaient les bons mots qui tombaient de ses lèvres ; on se racontait ses excentricités comme les traits d’une personnalité supérieure.

Jaloux de toutes les popularités, jusqu’aux plus basses, Néron, déguisé, se mêlait au peuple, la nuit, risquant les plus sottes aventures ; il fréquentait le théâtre le jour, prenant part aux tumultueuses manifestations, quand il ne les provoquait pas. Déjà légendaire, l’empereur était un sujet de curiosité, toujours attendu, toujours applaudi, recherché et aimé. De plus en plus enhardi, en quelque sorte forcé de renchérir sur ses propres erreurs, il s’acheminait vers les pires foliés. Il donna publiquement une rivale à l’impératrice — la vertueuse et douce Octavie, — en enlevant à Othon sa femme Poppée, aussitôt ennemie de la femme et de la mère de l’empereur. Invitée à Baïes pour s’y réconcilier avec son fils, Agrippine s’embarqua sur le navire qui devait, machiné dans ce but, s’entrouvrir et sombrer en route ; la victime, prévenue, put s’échapper ; elle se réfugia dans sa maison du lac Lucrin où des assassins la poignardèrent.

Les accès de Néron, dès ce moment, furent comme les actes morbides d’un parricide devenu fou. Coupable du plus grand des crimes, et sans doute étonné de sa quiétude, surpris de l’accueil fait à l’horrible nouvelle ; plus rien ne lui parut impossible. Burrhus l’avait félicité au nom des soldats ; Sénèque avait fait rendre aux dieux des actions de grâces dans les temples. Néron, sans remords, se montra sur le théâtre, chantant et jouant de la lyre ; et dans l’arène, conduisant un char... On dit cependant qu’en Grèce, à Éleusis, il n’osa pas franchir le seuil du temple interdit aux impies et aux adultères. Il sacrifia Octavie pour épouser Poppée. Incompréhensible, impénétrable, Néron devenait effrayant. Burrhus étant mort empoisonné, Sénèque abandonna prudemment son élève. Le favori Tigellinus disposa seul de l’empereur.

De quelle manière Néron aurait-il exercé le pouvoir à sa satisfaction personnelle, se serait-il donné la preuve de sa puissance, hors des débauches les plus inouïes et des plus cruelles décisions ? Et quel exemple avait-il à suivre ? Les meilleurs de son entourage étaient ces philosophes dont parle Tacite, qui, avec leur morale et leurs visages austères, étaient enchantés de figurer dans les amusements de la Cour, tandis que Poppée — jusqu’en sa chambre secrète, — n’était entourée que de magiciens et d’astrologues... Le Stoïcisme se traînant en des banalités plates, la littérature n’étant qu’un charlatanisme, Néron suppléait impérialement, seul, à cette déchéance molle, précipitée : il prodiguait les spectacles et les jeux ; il ordonnait de somptueuses architectures ; il faisait servir, dans sa maison d’or, des repas d’un luxe insensé ; il distribuait largement aux Romains du pain, de la viande, du gibier, des habits, de l’argent, des pierres précieuses... et il subvenait à ces dépenses par le pillage des provinces et la multiplication des exils qui, selon la loi, entraînaient la confiscation des biens, ou vendait les emplois, encouragé par les applaudissements du peuple, bruyants, alors qu’il déclamait ou chantait, poète ou comédien. Néron était une providence, la Providence romaine ! et en même temps le principal, presque l’unique amuseur public.

Après l’exécution du dernier des Sylla — Plautus, du sang des Césars — et celle de l’affranchi Pallas, livrer des victimes aux bourreaux fut pour Néron comme l’irrésistible fonction d’un maniaque. Plus rien ne lui étant extraordinaire, il en était arrivé au monstrueux. Il tua Poppée d’un coup de pied au ventre et lui fit ensuite de fabuleuses funérailles. Des personnes instruites, dit Pline, assurent que l’Arabie ne produit pas, dans une année entière, autant de parfums que Néron en brûla aux funérailles de sa femme Poppée. Sa légende amplifiait encore, à plaisir, du vivant même de Néron, ses invraisemblables absurdités.

En ses heures, rares, d’attention, Néron ne voyait guère que deux oppositions à son omnipotence, l’une et l’autre d’ordre religieux : — les druides et les juifs, — et deux régions insoumises : la Grande-Bretagne et la Judée. L’assassinat du préfet de Rome par son propre esclave, suivi d’une sédition, ajouta une crainte nouvelle aux préoccupations de l’empereur, lui fit considérer comme dangereux le peuple des petits qu’il s’imaginait avoir séduit. Les Chrétiens ne tarderont pas à subir la peine de cette terreur de Néron, coïncidant avec la révolte des Juifs.

Les Bretons avaient paru accepter la domination romaine ; le port de Boulogne, en relations maritimes suivies avec la Bretagne, trafiquait librement ; les cités formées de colons romains, de l’autre côté de la mer, se développaient ; Londinium devenait l’entrepôt actif d’un commerce fructueux, pacifique. Voici qu’une femme, Boudicca, reine des Iceni, inaugurait un mouvement national contre les Romains dans l’île celtique, à la suite d’un acte impolitique de Néron, une saisie de biens qui n’appartenaient pas à l’Empereur. Les révoltés, en armes, firent près de 70.000 victimes ; le procurateur, croyant la cause de Rome perdue, s’enfuit. Paullinus, envoyé avec 10.000 hommes seulement, réduisit les Bretons. La reine Boudicca échappa aux supplices par le poison (61).

Mais cette rapide victoire n’intimida pas ceux qui s’étaient réfugiés dans l’île de Mona, foyer du druidisme, que les prêtres et les femmes défendirent furieusement. Paullinus n’eut pas raison de cette résistance héroïque, malgré les profanations dont il put frapper ce sanctuaire, en faisant couper à ras de terre les arbres sacrés qui l’ombrageaient. Néron, en ses songes, voyait au loin des femmes, telles qu’on peint les furies, les cheveux épars, des torches dans les mains, et tout autour d’elles, les druides voués à leurs horribles superstitions arrosant leurs autels du sang des captifs, consultant les dieux dans les entrailles humaines, ou les mains levées vers le ciel, vomissant des imprécations barbares... Cela l’épouvantait.

Or Jérusalem était, du côté de l’Orient, comme une autre île de Mona, plus inquiétante peut-être au point de vue romain, à cause du prosélytisme heureux des prêtres de Jéhovah et de la colonie juive installée à Rome même. Déjà sous Tibère, sous Claude ensuite, des maisons royales avaient affiché leur conversion au judaïsme. Antioche était peuplée d’Hellènes judaïsés. La propagande judaïque, nationale, réussissait, les missionnaires admettant des incirconcis au sein du peuple d’Israël et n’obligeant pas aux pratiques sévères du Pentateuque. Beaucoup de femmes enfin, à Rome, montraient de l’enthousiasme pour la religion de Moïse. L’impératrice Poppée avait protégé les Juifs, ostensiblement. La haine méprisante que les Romains vouaient aux Juifs, vivace, traditionnelle, — Cicéron, Horace, Sénèque, Juvénal, Tacite, Quintilien, Suétone en témoignent, — se compliquait maintenant d’une légitime appréhension.

Incapable d’examen, Néron, que les mages venus avec le roi d’Arménie Tiridate avaient impressionné, et qui ne s’occupait pas de religion, partageait les craintes de la Noblesse romaine à l’égard des juifs ; mais il ne voyait qu’en bloc l’obstacle, impatient de détruire, à l’occasion, ces ennemis du genre humain, groupés là, sous ses yeux. Son impatience contenue, refrénée, un peu humiliante, aiguisait sa férocité native.

Un incendie terrible ayant dévasté Rome, Néron en prit prétexte pour déchaîner sa fureur ; et confondant les Chrétiens et les Juifs — n’osant peut-être pas viser les Juifs directement, sûr de les atteindre toutefois, — il accusa les Chrétiens d’avoir allumé l’incendie. Les plus horribles supplices assouvirent la rage romaine : crucifiés, livrés aux bêtes, brûlés vifs, le corps enduit de résine, — éclairant ainsi, dira la légende, flambeaux vivants, la fête que Néron donna en ses jardins, — la persécution des Chrétiens leur fut ce baptême du sang qui consacra la secte. Désormais, ainsi que chez les Bâbis de Perse, la torture sera pour les serviteurs du Christ une jouissance recherchée, une ivresse, une sublime sanctification. Le Christianisme date de ce jour-là, car de ce jour-là date la positive séparation des juifs et des Chrétiens. Et de même que le Bouddhisme et le Bâbisme, par leurs martyrs, s’exaltèrent, ainsi les Chrétiens, sans bravade, mais sans faiblesse, opposèrent à la fureur vulnérable de leurs bourreaux l’invincible impassibilité de leur résignation.

Les petites communes chrétiennes étaient déjà des sociétés secrètes dans l’Empire, tenant la loi en échec ; l’ensemble de ces associations constituait la Société du Christ, une, toute peuple, sans distinction d’origine, définitivement. Quelle personnalité s’emparera de cette société nouvelle, à la fois naissante et majeure ? La personnalité de Paul, seule assez énergique, assez active, assez audacieuse. Il n’était malheureusement pas de race aryenne, le héraut ! et il arriva avec sa tristesse farouche, son incapacité à concevoir le Beau, âme isolée, en contradiction avec les âmes réunies, communiantes, mais si forte et si résolue ! Il écarta les Grecs, gais, artistes, voués à la recherche de la, Beauté, et il les livra, au lieu de les absorber, aux controverses disputantes, préparant les schismes ; et il ne compensa pas cette perte en se tournant tout à fait vers les Juifs, dont il pouvait être le réformateur, parce qu’il était devenu un objet d’horreur pour ces fanatiques, et qu’il redoutait maintenant leur influence : n’avaient-ils pas essayé de le faire assassiner ? Le monde païen, mélangé, souffreteux, las, mais ayant en soi, conservée, l’étincelle des flammes antiques, donnera-t-il ces hommes nouveaux indispensables à l’œuvre nouvelle ?

Au sein de la Chrétienté naissante, Hébreux et Hellénistes se querellaient, notamment aux heures de la distribution des secours. Paul inclinait plutôt vers les juifs ; or les Hellènes que Paul repoussait, par instinct de nature ou par calcul, n’étaient pas dépourvus : ils avaient leur Paul, leur Christ même, en Apollonius de Tyane, esprit cultivé et captivant, admirablement instruit des choses de l’Inde et de la Chaldée, à la fois dernier prophète du paganisme et Verbe, Dieu descendu sur la terre.

Apollonius — suivant l’Évangile qu’écrivit Philostrate, au souvenir de Damis, disciple et compagnon du réformateur moraliste, — avait, à l’exemple des brahmanes, vêtu de lin, vécu fidèle à la plus austère sobriété, tendant vers un communisme universel, prêchant l’épuration des cultes, la suppression des sacrifices, des oblations : Dieu n’a besoin de rien, disait-il. Sa parole séduisait, sa vie était exemplaire, et il offrait précisément aux Hellènes, en ce qu’il conservait d’un paganisme artiste, ce que Paul leur refusait. A Corinthe, où nécessairement les vœux et les opinions, libres, s’entrechoquaient, l’Église du Christ, une en soi, mais divisée de tendances, hésitante, eut à la fois ceux de Pierre ou de Christ, ceux de Paul et ceux d’Apollonius. La sévérité triste de Paul ne pouvait certainement pas convenir aux Corinthiens ; les Hellènes généralement y répugnèrent.

Mais tout Juif qu’il fût, et antagoniste en cela de l’esprit grec, Paul devait accueillir les Hellénistes païens venant au Christianisme, travailler avec eux à l’éloignement du judaïsme officiel. C’est probablement pour donner à ces collaborateurs une satisfaction particulière, que l’Apôtre consentit, ou se laissa aller à des spéculations métaphysiques. Cette déplorable tactique créa la métaphysique chrétienne, thème de discussions interminables, prétexte d’Écoles bavardes. Tout à la formation de l’Église universelle, l’Apôtre, condescendant, passait du Grec au juif, ou du Juif au Grec, facilement, suivant la circonstance. Cet éclectisme utilitaire compliquait la merveilleuse simplicité de la doctrine primitive ; il était un amalgame d’Évangile, de philosophie et de judaïsme, où l’ascétisme et le renoncement s’accommodaient du progrès et des richesses, admis comme moyens sociaux : contradictions inévitables, sincères, quelquefois cependant nuancées d’hypocrisie.

L’œuvre de Paul, méritoire, se justifiait à ses yeux par les difficultés du moment ; mais elle léguera à ses successeurs une longue série de batailles pénibles contre l’esprit philosophique, luttes dans lesquelles s’engageront, avec non moins de zèle, des Chrétiens réclamant un retour au Jésus vrai. En voulant satisfaire le goût pour les discours qui caractérisait les Hellènes, et en participant aux discussions, Paul créait la question religieuse, livrait Dieu aux disputes, risquait en conséquence de montrer la Raison souvent supérieure à la Foi. Il divinisait l’orgueil humain en acceptant, en consacrant le droit d’interpréter la parole de Dieu d’abord, Dieu lui-même ensuite.

Paul, tout à son zèle, pratiquait un apostolat asiatique, insolent, autoritaire, à l’exemple des Juifs, se rendant ainsi, comme eux, suspect aux Romains. Les Hellènes aryens, calmes, contenus, mais raisonneurs, restaient plutôt à l’écart, un peu timides, pleins de confiance toutefois. L’amour, en sa manifestation sublime de Charité perpétuelle, fut le lien presque unique de ces deux Écoles, l’École asiatique et l’École Hellénique. La première, grâce à Paul, l’emporta ; mais la seconde, grâce encore à Paul, conciliant par nécessité, ne perdit pas le ferment de cette fièvre des définitions qui, lorsqu’elle éclata, plus tard, secoua la barque de Pierre, la jeta violemment sur une mer périlleuse, semée d’écueils.

Paul disparut dans la tourmente d’atroce persécution qui suivit l’incendie de Rome (64). Il avait été incarcéré pour la cause du Christ, continuant son œuvre, correspondant de sa prison avec ses Églises. On le considéra comme ayant fondé avec Pierre l’Église de Rome, — Pierre mort crucifié, — ayant l’un et l’autre scellé de leur sang la foi apostolique, — Paul mort décapité ?

Une conspiration dénoncée et déjouée permit à Néron de se défaire de ses ennemis politiques ; Sénèque et son neveu Lucain y furent impliqués, parmi des sénateurs, des chevaliers et des soldats ; Silanus, Antistius et le vertueux Thraséas y périrent, avec Lucain et Sénèque. L’Empire subsistait, malgré les cruautés et les débauches, par l’anéantissement de tout ce qui n’était pas Rome au monde. Des guerres intestines occupaient les Germains. Tiridate, le roi d’Arménie imposé par Vologèse, était venu, humblement, reconnaître Néron comme son suzerain. La soumission des Bretons exagérant aux yeux de l’empereur l’étendue de la force romaine, Néron rêva de conquêtes, prépara des expéditions (66).

Débarqué en Grèce, sa passion des applaudissements publics lui fit oublier ses premiers projets ; et les flagorneries des Hellènes, outrées, colossales, solennisèrent le ridicule du spectacle. Néron prit part aux jeux, disputa la couronne aux courses olympiques, et l’obtint sans l’avoir gagnée. Tout étourdi de ses succès personnels, à Corinthe, le maître du monde rendit la liberté aux Grecs ! En un discours emphatique et précieux, il les délivra, célébrant, chantant sa propre gloire, faisant revivre la Hellade, bénissant les dieux — qu’il avait précédemment dépouillés à Delphes, — qui le protégeaient ! Et les Grecs le qualifièrent de Zeus libérateur, de Père de la patrie, de Soleil nouveau. Néron eut son autel à Acræphiæ de Béotie. Vespasien enlèvera aux Grecs cette anormale et bizarre indépendance. — Corbulon, victorieux en Asie après avoir rétabli la discipline dans les légions, avait trop mérité de Rome ; Néron le rappela brutalement, l’obligea à se suicider.

La Thrace romaine, traversée de routes militaires, fournissait des cavaliers et des marins nombreux, dévoués. Les Scythes, pacifiés, envoyaient régulièrement leurs blés aux Romains. Néron, de nouveau belliqueux, transporta des troupes à Alexandrie, rêvant de conquérir l’Éthiopie. A Philæ, au-dessus de la première cataracte du Nil, les Éthiopiens et les Égyptiens trafiquaient des produits de l’Afrique et de la contrée mystérieuse, si riche, dont la mer Rouge était comme le canal d’accès, — cette mer, dit Sénèque, empourprée par le reflet brillant de ses pierres précieuses ! — De Souakim au détroit de Bab-el-Mandeb, les Abyssins (Axômites) exerçaient une autorité tyrannique. L’Arabie, librement, vendait ses parfums, ses perles, son encens. Dans l’île des Dioscorides (Socotora), les Égyptiens, les Arabes et les Indiens faisaient un très grand commerce, échange des œuvres de l’Occident et des produits de l’Orient — Pline en chiffre les résultats, extraordinaires, — apportés de la côte de Coromandel, des embouchures du Gange, de la péninsule indo-chinoise et de la Chine, même septentrionale, où des monnaies romaines du temps de Néron ont été trouvées.

Mais des pirates écumaient la mer Rouge, et chaque navire expédié devait avoir des troupes d’action à bord. Rome, à ce moment, partout, semblait se désintéresser de la police des mers. On tâchait simplement d’éviter les mauvaises rencontres, en s’éloignant autant que possible des côtes infestées. L’Égyptien Hippalos eut l’audace glorieuse, en sortant du golfe Arabique, de diriger son navire directement vers l’Inde, instruit des exigences de la mousson. Les échanges avec les Indiens se développèrent aussitôt, largement.

La Gaule, la première, s’indigna d’appartenir au mauvais chanteur qui se faisait applaudir sous peine de mort au théâtre. Le général propréteur Vindex, révolté, offrit l’Empire à Galba, proconsul de la Tarragonaise. Galba, inquiet, ne prit que le titre de lieutenant du Sénat et du peuple (68). Néron, dédaigneusement, chargea Virginius de châtier Vindex. Virginius et Vindex, impressionnés du même dégoût, allaient s’entendre, lorsque leurs troupes, malgré eux, en vinrent aux mains. Vindex se suicida. Les légions élurent Virginius, qui refusa l’Empire. A Rome, Néron, abandonné de tous, s’effrayait de son isolement. Le préfet du prétoire, Nymphidius, essaya de s’emparer du pouvoir, en réalité vacant, mais il hésita et fit proclamer Empereur Galba, en promettant aux soldats un donativum extraordinaire. Néron était perdu ; il s’enfuit, disparut, caché. On le rejoignit, et n’ayant pas le courage de se donner la mort, il se fit transpercer la gorge d’un coup de glaive (juin 68).

Néron laissait un Trésor vide, — le Trésor de Tibère, dilapidé, — et le problème juif non résolu, grave. Tandis qu’à Césarée (66) les Juifs molestés s’étaient mis en défense, à Jérusalem ils avaient été les agresseurs. Sous le nom de Prosélytes du portail, le Sanhédrin avait admis au seuil du Temple tous ceux qui voulaient y venir prier ; le mouvement de révolte avait le caractère d’un mouvement national. Le fils du Grand Prêtre Ananias, Éléazar, s’était élevé cependant contre cette décision toute politique du Sanhédrin, en interdisant la célébration du service divin, acte d’autorité religieuse qui ne fit qu’aggraver les dissentiments. La division des Pharisiens et des Zélotes s’accentua.

Le parti favorable aux Romains prit les armes, appelant à son secours les troupes de Césarée et le roi Agrippa. Le roi envoya quelques cavaliers seulement. Le sauvage Menahem, à la tête des Sicaires et des patriotes, entra dans Jérusalem, égorgea la garnison romaine, ordonna la mort des modérés alliés de Rome, et ce fut un épouvantable carnage. Éléazar — dont le père et le frère avaient été massacrés, — se rua sur les insurgés, les vainquit, s’empara de Menahem qu’il fit exécuter. A Césarée et à Jérusalem les Juifs s’entretuaient, donnant raison à la politique de Claude. A Alexandrie, également, les légions avaient procédé à une tuerie de Juifs.

Le gouverneur romain de la Syrie, Gallus, en marche contre les insurgés, avait dû lever le siège de Jérusalem, se replier, abandonnant aux révoltés victorieux son arrière-garde et ses bagages. Titus Flavius Vespasianus vint, avec le titre de légat impérial. Intimidés, les juifs de Jérusalem suspendirent leurs atrocités offensives extérieures ; mais dans la ville les tueries systématiques des deux partis aux prises se continuèrent, abominables. Titus laissa les juifs s’épuiser, s’anéantir, tenant la ville étroitement cernée (67-68). La mort de Néron ne modifia rien de cette tactique cruelle.

Le monde des provinces, qui ne pouvait guère distinguer en Néron l’homme du comédien, et qui n’avait pas souffert d’ailleurs de ses extravagances, regretta plutôt l’empereur, ne se souvenant que de ses premiers essais d’administration, favorables aux provinciaux. Toujours sous une influence, et n’ayant à sa portée, comme plaisir, que l’occasion de faire le mal, du moins l’avait-il fait avec munificence, devant un public ébloui. Agrippine, sa mère, impérieuse et corrompue, l’avait exaspéré, et Sénèque, en son discours apologique du parricide, avait exactement exprimé le sentiment public. L’astrologue Balbillus, ensuite, était venu troubler l’esprit de l’empereur, et la timidité naturelle du souverain, alors menacé de toutes parts, craignant pour sa vie, s’était développée en terreur.

Or, la santé de Néron était exubérante ; un sang de taureau, épais, tendait ses veines gonflées, le congestionnait sans cesse, et il dictait aux bourreaux, avec une férocité de fauve traqué, des sentences terribles, toujours, alors même que de simples mesures de police eussent été amplement suffisantes pour le tranquilliser. Néron, vrai Romain, inaccessible à la pitié, ne faisait guère qu’appliquer en tyran la loi d’autorité paternelle. L’application correcte de cette idée légale ne devint odieuse que parce qu’elle fut multipliée dans la mesure des attentats perpétrés, continuels, et parce qu’elle atteignit des innocents. Néron, en somme, cruel et prétentieux, ne fut pas plus une exception parmi les Romains de son temps, que les débauches basses et les ambitions grossières de Messaline et d’Agrippine ne furent un scandale de société.

Sa recherche de l’imprévu, de l’extraordinaire, de l’impossible, retenait le malheureux Empereur dans l’égarement d’un idéal irréalisable, monstrueux. Ses honteuses amours et ses sottes impiétés ne seraient guère que les manifestations, à la fois incohérentes et logiques, d’un insensé qu’affole une insatiable curiosité d’artiste. Peintre, sculpteur, poète, chanteur, il quémandait les applaudissements, les ordonnait ensuite, finissait par enrôler une légion de claqueurs, s’illusionnant, jusqu’à en jouir pleinement, du succès factice qu’il s’était assuré ; et c’est pour se donner cette fausse jouissance qu’il condescendait aux plus humiliantes exhibitions, poursuivant, traquant jusqu’à la mort les poètes dont il enviait le talent ou jalousait la popularité.

Ce qui sera caractéristique et surprenant dans l’histoire semi-légendaire du Néron abominé, — l’Antéchrist, — c’est que malgré tout, malgré même sa fuite lâche et le ridicule de son hésitation devant la mort inéluctable, son nom restera populaire. Des esclaves et des affranchis, fidèles à sa mémoire, vinrent longtemps jeter des fleurs sur son tombeau. En Orient, notamment chez les Parthes, un faux Néron trouvera des admirations restées intactes, dévouées.