Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXII

 

 

DE 34 à 41 Ap. J.-C. - Rome et les Juifs. - Tibère. - Caligula. - Claude. - Le royaume juif. - Premiers Chrétiens à Rome. - Hérode Agrippa, - Révolte des Parthes et des Arméniens. - Artaban et Vitellius. - Chrétiens suspectés. - Paul en Hellénie, en Asie Mineure, en Galatie. - Théologie chrétienne. - Le Verbe. - Pierre et Paul. - L’Église de Rome. - Confréries. - Stoïcisme, Bouddhisme, Judaïsme, Christianisme. - Jésus miséricordieux.

 

ROME paraissait ignorer les agitations des Juifs nationaux en Judée. Tibère, à Caprée, croyait avoir affirmé la Religion d’État en prenant quelques précautions jugées suffisantes — quoique pratiquement infructueuses, — contre l’envahissement des cultes orientaux. La domination romaine en Palestine semblait assurée par la liberté laissée aux Juifs de se livrer à leurs excès habituels, de se déconsidérer par l’étalage de leurs passions, de s’affaiblir en leurs jalousies meurtrières, perpétuelles.

L’avènement de Caligula (38) troubla déjà les Juifs et les fonctionnaires romains ; mais lorsque l’Empereur voulut être Dieu, et qu’on vit le caprice de cet insensé partout accueilli sérieusement, l’inquiétude devint un désarroi. Les prêtres de Jérusalem résistèrent aux injonctions des courtisans ; Jéhovah défendit sa divinité. Délivrés de Caligula (41), les Juifs apprirent avec joie que Claude revenait à la politique impériale. Hérode Agrippa et Hérode de Chalcis, près de l’empereur, lui avaient inspiré de la bienveillance pour les Israélites, l’amenant à dépasser même la tolérance inaugurée par Auguste. Claude toutefois, en même temps qu’il consentait à supporter les Juifs en Judée, entendait les expulser de Rome, y disloquer leurs confréries.

La quasi-protection des Juifs de Jérusalem, parfois excessive, — un soldat romain fut décapité pour avoir déchiré un exemplaire du Pentateuque, — enhardissait les Juifs de Rome. Le légat impérial de Syrie voyait l’erreur et 1a signalait ; mais l’empereur, tournant au despote oriental, infaillible, dédaignait les avertissements. Le judaïsme se développait donc, surtout en Syrie, où la propagande prenait des allures de conquête ; on circoncisait de force des populations. Les princes syriens, de la famille d’Hérode, monarques autonomes, s’intéressaient nécessairement à cette extension du royaume juif, qu’ils croyaient à eux. L’empereur ne voulait rien craindre. Les Romains, eux, à Rome, s’ils ne pressentaient pas un réel danger pour l’Empire, en étaient à exécrer ces Juifs remuants, bruyants, accapareurs, enrichis, et cachant leurs richesses, mystérieux, impatientants en leurs coutumes exotiques, de plus en plus nombreux, de moins en moins accessibles, à la fois insolents et dissimulés, hargneux.

Hérode Agrippa fait roi, et que les Juifs acclamèrent, montra aux Empereurs tout ce dont étaient capables les Nationaux de Palestine. Il put dire aux Juifs qu’il avait obtenu pour eux, de l’empereur Claude, le droit définitif de vivre selon leurs lois. Roi orthodoxe, dévoué aux Pharisiens, observateur scrupuleux de la Thora, généreux, aimant le peuple, faisant construire à ses frais des temples, des théâtres et des cirques, il eut contre lui les Docteurs soupçonneux qui rédigeaient le Talmud ; mais il eut pour lui, fermement, la masse judéenne, lorsqu’il entreprit de persécuter la secte de Christ... Cette persécution aurait été épouvantable — Hérode Agrippa, inconsistant, plus Hellène qu’Hébreu, très influençable, toujours hésitant, encore polythéiste au fond, prêt en conséquence à affirmer par des exagérations la foi qu’il n’avait pas, — si Gamaliel ne s’était trouvé là, en contraste, avec sa voix calmante, pour éviter au Sanhédrin les crimes qu’il méditait, notamment contre l’Apôtre Pierre. Gamaliel, si doux et bon aux petits, et qui prêchait qu’on devait donner le salut de paix aux Païens, même à leurs jours de fête, quand ils sont occupés à honorer leurs dieux, ne pouvait admettre que l’on persécutât, jusqu’à la mort des Apôtres, les disciples de Jésus.

Agrippa, fidèle à son ambition, patriote, et dont les publiques insolences marquaient ce qu’il pensait de l’Empereur, éleva des fortifications — qu’il dut abattre ensuite, sur l’ordre du gouverneur Vibius Marcus, — et constitua une ligue de princes pour secouer le joug romain : Antiochus, roi de Commagène ; Samsigeramos, roi d’Émèse ; Kotys, roi d’Arménie ; Polémon, prince de Cilicie ; Hérode II, roi de Chalcis, frère et gendre d’Hérode Agrippa. — Marcus, averti, accouru, dispersa les conspirateurs. Agrippa Ier mourut bientôt (44), empoisonné, dit-on. Ceux qu’il avait le mieux servis, les habitants de Sébaste et de Césarée, outragèrent sa mémoire, insultèrent ses filles, traînées aux repaires des plus basses prostitutions.

La tentative avortée d’Agrippa Ier accusait les Juifs aux yeux des Romains ; leur condamnation devenait nécessaire, irrévocable, à la suite des humiliations que l’Empire allait éprouver en Orient. Du spectacle honteux de la vieillesse de Tibère, les Parthes et les Arméniens (34) avaient conclu qu’ils pouvaient se déclarer indépendants. Artaban prétendit que l’Orient appartenait aux Orientaux. Tibère sentit l’outrage et Vitellius partit, avec mission de franchir l’Euphrate, muni de tous les pouvoirs. Lucius Vitellius enrôla les Sarmates transcaucasiens, négocia la trahison et l’empoisonnement du roi d’Arménie — Arbace, fils d’Artaban, — et prit la capitale, Artaxata ; les Parthes vaincus par la cavalerie supérieure des Sarmates et des Caucasiens. Artaban s’enfuit chez les Scythes. Tiridate, fait roi des Parthes par Vitellius, reçut la tiare à Ctésiphon. L’incapacité de Tiridate compromit vite la victoire de Vitellius, ce dernier succès de Tibère ; il dut abdiquer en faveur des princes parthes qui l’avaient couronné, et les princes choisirent Abdagaesès pour roi. Artaban revint (36), maître de l’empire parthe, sauf Séleucie.

Ce Vitellius, dont la victoire sur les Parthes se résolvait en une aussi plate conclusion, n’avait pas osé, alors qu’il marchait contre le roi de Nabat, traverser la Judée avec ses légions, s’obligeant à un détour pour éviter de montrer les aigles romaines aux adorateurs de Jéhovah, qui abhorraient les images. Cette condescendance ne fut plus qu’un témoignage de faiblesse, quand les aigles romaines eurent subi le cruel affront des succès d’Artaban, triomphateur. D’autre part, Rome, instruite par Agrippa Ier de ce qu’un roi des Juifs pouvait entreprendre en Judée, traita désormais les Juifs — ceux de Jérusalem et ceux de Rome, — comme des adversaires dangereux ; les sectateurs de Jésus nécessairement englobés dans le Judaïsme total, ennemi.

A Rome, dans le gros des Juifs détestés, les misérables, les mendiants, les prolétaires, dont la multitude était à la fois répugnante et envieuse, pleine d’outrecuidance, agaçaient particulièrement les Romains. Lorsque la secte chrétienne, si pauvre, se distingua par la sérénité joyeuse de sa misère, son mépris absolu de la richesse d’autrui, son dédain du luxe des Grands et des splendeurs de l’Empire, l’irritation des Romains s’aigrit d’une humiliation jalouse. Ces Chrétiens, qui relevaient les petits, qui reconnaissaient des droits à la populace, qui considéraient les esclaves comme les égaux de leurs maîtres, — et Claude venait de couvrir d’une protection légale les esclaves depuis longtemps insoumis, — ces Chrétiens qui reprenaient, en l’appliquant, le sentimentalisme d’Ennius et de Plaute, attiraient à eux, innocemment, la haine de l’aristocratie romaine.

Ceux — les Grands — qui du temps de Caton avaient repoussé l’Hellénisme, la littérature grecque, se massaient contre l’invasion nouvelle, contre l’idée chrétienne de l’égalité. Claude, en ne gouvernant que par les affranchis qui l’entouraient, donnait encore aux patriciens la preuve de leur déchéance ; et la noblesse romaine éprouvait pour ces étrangers une répulsion égale à celle que les Juifs d’Orient ressentaient pour les fonctionnaires, pour les publicains — publicani, — qui exerçaient en Orient la maîtrise pratique de Rome, exigeante et tracassière. Les Juifs, en Judée et à Rome, jouissant de privilèges légaux, d’apparence protégés des Empereurs, intimidaient les Grands ; les Chrétiens, restés hors de la loi, découverts, désarmés, vulnérables, s’offraient mieux aux coups de l’aristocratie, impatiente d’agir.

Le fondateur de la secte chrétienne, du Christianisme, c’était Jésus, continué par la tradition orale. Sous le règne d’Hérode Agrippa, la décapitation de Jacques fils de Zébédée, et l’ordre d’arrestation lancé contre Pierre, qui y échappa, prévenu, accrurent l’importance des Apôtres, de l’Église de Jérusalem ; tandis que Paul courait le monde, passait d’Asie Mineure en Macédoine, de Macédoine en Grèce, insaisissable, déconcertant. Ce vagabondage déroutait les Romains, qui s’acharnèrent à la destruction de la petite phalange chrétienne fidèle à Jésus, sans voir les mailles solides de l’immense filet que Paul tendait sur le monde. Rome, à son tour, devait être prise, toute.

Paul avait échoué en Hellénie, à Athènes surtout ; l’Asie Mineure, futile et légère, accessible à toutes les nouveautés, curieuse et délicate, l’avait bien accueilli. Instruit par l’expérience des difficultés de sa mission, Paul s’amendait peu à peu, consentait à des nuances, se pliait à certains préjugés populaires. Très encouragé par les conversions des Gentils, rapides, nombreuses, il se constitua leur Apôtre spécial. En Galatie, dans cette Ancyre quasi gauloise où l’esprit aryen dominait, confraternel, Paul eut pour son Église, fondée, un amour paternel, un attachement de propriétaire satisfait, très fier de son œuvre. En butte, à la fois, en ses courses, aux objections des Hellènes bavards, amis des complications, et des Aryens passionnés de logique, mais volontiers obéissants, Paul expliquait ou commandait, suivant les situations, démontrait ou affirmait, usant tour à tour de raisonnement et d’éloquence, innovant la théologie chrétienne, trahissant Jésus pour lui assurer un triomphe, le définissant pour le faire accepter, tantôt à la manière juive, violente, tantôt à la manière hellénique, subtile, ou risquant les controverses, à la manière aryenne aussi, traditionnelle.

Paul exaltait le Verbe, prouvant son rôle essentiel de Dieu créateur et surveillant, administrateur perpétuel se manifestant en Providence. Il exprimait ses idées personnelles, appuyées d’arguments et de citations empruntées à la Bible, de mémoire, — et pas toujours, certes, exactement, — en un langage philosophique orné d’effets littéraires, emporté d’un élan de foi, très émouvant. Les Églises formées ne le suivaient pas toutes docilement ; l’éducation hébraïque et la psychologie païenne l’embarrassaient d’obstacles ; les fusions incompréhensibles d’idées contradictoires nouées l’arrêtaient net parfois, impuissant. Les Juifs, maintenant, songeaient à une existence future, possible ; et des philosophes se moquaient du Tartare et de l’Élysée, comme de fables, ne croyant plus à l’au-delà ! Paul tâchait de naviguer entre ces écueils, de concilier les deux tendances, opposées, d’inspiration et d’examen : N’éteignez point l’esprit, écrit-il aux Thessaliens, ne méprisez point l’inspiration, mais examinez tout.

Repoussé par les synagogues, entouré de Païens accourus à sa voix en majorité, sachant que les Juifs étaient suspects aux Romains, voyant que les Chrétiens allaient être les victimes de cette haine, il se déclara un instant contre les Juifs... Les Juifs, dit-il aux Thessaliens, qui ont aussi tué le Seigneur Jésus et les prophètes, et qui m’ont persécuté à mon tour. Resté Juif cependant, fils de ses parents selon la chair, c’est-à-dire des Israélites, ainsi qu’il le déclare aux Romains, la colère de Paul s’accroissait de l’ingratitude ou de l’aveuglement de ceux auxquels il appartenait, et par sa race et par ses intentions, et qui ne voulaient pas le comprendre, qui le poursuivaient, qui le tourmentaient. Il est bien le serviteur de Jésus-Christ, son Apôtre, son délégué ; mais la Bonne Nouvelle, l’évangile qu’il colporte, Dieu l’a fait annoncer par ses prophètes dans les Saintes Écritures ! Jésus est venu pour la gloire de la nation prédestinée... Le Sanhédrin resta sourd à ces avances, à ces appels désespérés. Paul ainsi dédaigné, rejeté aux Occidentaux, son néo-Judaïsme sera indo-européen, l’Europe et l’Asie seront plus que jamais séparées. L’Asiatique ne veut pas du Christianisme. Encore quelques années, et l’apostolat laissera l’Orient aux Orientaux, y abandonnant les Aryens.

A Rome, terme fatal de ses missions, Paul se trouva, avec Pierre, au sein d’une Église préexistante, n’ayant ni l’un ni l’autre un droit absolu de direction, forcés de se partager l’influence. Le partage fut singulier. Paul sera l’évangéliste des Païens ; Pierre, celui des Juifs ! L’évangélisation des non-circoncis m’était commise à moi, écrit Paul aux Galates, comme celle des circoncis l’était à Pierre. Et Paul fera remarquer que son compagnon, le Grec Tite, ne fut pas contraint de se faire circoncire. L’âme droite et bonne de Pierre se confiait toujours, et on abusait de lui, on interprétait ses paroles contre lui-même ; et il laissait dire, fidèle à l’esprit de Jésus, universel et charitable.

La fondation de l’Église de Rome — dont on glorifia Pierre plus tard, quoiqu’elle fût antérieure à l’arrivée de Pierre et de Paul, — échappe à l’historien. L’Église chrétienne était devenue un centre démocratique où régnait un communisme affectueux, désormais inconciliable avec l’esprit des Grands. L’aristocratie romaine, justement frappée des progrès de cette petite Église, — progrès intellectuels, extraordinaires, — s’en préoccupait, avec le sentiment assez exact de la supériorité morale de ces humbles. C’était en réalité ; et relativement, un début de guerre religieuse. Depuis Jules César, Rome jouissait d’une telle sécurité matérielle, la tyrannie de l’Empereur s’y exerçait d’une telle manière, exclusive, que les esprits actifs n’avaient d’issues, pour agir, que du côté des spéculations cérébrales.

Rome pratiquait un culte d’État vieilli, usé, malgré les éléments helléniques introduits, tandis que la philosophie dominante, le Stoïcisme, avec ses allures religieuses, utilisée par l’Empereur en ses vues gouvernementales, sorte de philosophie d’État, s’affaiblissait de cette compromission. Aucune science n’existait, ou n’était capable en tous les cas d’occuper les esprits avides d’une activité quelconque. L’action intellectuelle appropriée à la recherche de la vérité, inaugurée en Grèce par l’École ionique, s’était perdue, dévoyée, vers l’Alexandrinisme lâche et brouillon. La secte des Stoïques, où s’enrôlait tout ce que Rome contenait encore d’honnête, manifestait un besoin de religion. Or la religiosité romaine n’offrait rien de réconfortant, rien d’attractif, rien d’entraînant ; les statues des dieux, malgré les sculpteurs artistes, n’y étaient que ce tronc d’arbre, dont parle Apulée, duquel la hache avait façonné une image ; et la science augurale venue d’Étrurie prêtait à rire. L’arrogance des prêtres, ridiculisée, n’impressionnait plus.

L’idée de l’immortalité de l’âme, présentée comme un titre d’anoblissement en ces temps troublés, fart plutôt un sujet d’épouvante ; la crainte de la mort, la peur de l’au-delà, de la justice finale, terrorisaient. C’est pour rassurer ses contemporains que Lucrèce nia la vie friture. Tandis que les Alexandrins, croyant à leur immortalité se suicidaient pour en jouir plus tôt, les Romains, incrédules, renonçaient à vivre pour échapper aux incertitudes, aux dégoûts et aux cruautés d’une existence anormale, affolante. Les Romains, maintenant, désiraient la mort. Les consolations de la Nature, la contemplation des printemps successifs, le repos dans une retraite choisie, à l’écart, ignorée, n’étaient pas permis à ces malheureux qu’une ignorance profonde, une non-culture systématique de l’esprit livrait aux superstitions. Les Stoïques, seuls, en possession, d’une foi, prêchant d’exemple la fraternité universelle, annonçant une ère nouvelle, se faisaient, inconsciemment, les missionnaires du Christ.

Les Romains, si peu préparés, ne pouvaient concevoir, alors qu’ils rêvaient de la Révolution proche, qu’une autorité supérieure, sorte de monarchie céleste, adorable, s’imposant à la monarchie des Empereurs, jugée, condamnée, insupportable ; et ils s’approchaient du monothéisme Juif. Il ne restait qu’à déterminer la forme pratique, humaine, de l’association par laquelle on se convaincrait définitivement, on s’encouragerait, en se solidarisant, on se moraliserait surtout. Zoroastre et Bouddha avaient donné cette satisfaction aux Iraniens et aux Hindous ; l’Hellénisme, un instant, avait balbutié la formule d’une religiosité philosophique apte à procurer l’apaisement des consciences, — et qui suffit aux Hellènes d’ailleurs pour qu’ils résistassent, seuls en Europe, aux séductions du Christianisme ; — mais il fallait autre chose aux Romains.

Les Hellènes, en effet, possédaient depuis longtemps — éranes ou thiases, — ces associations consenties, ces confréries de mille espèces, variées, organisées pour le secours mutuel ou l’existence collective. Communes aryennes parfaites, religieuses ou profanes, essentiellement égalitaires, hommes et femmes admis à en bénéficier et à en jouir, participant à l’élection des chefs, les dignitairesclérotes — tirés au sort chaque année. Les Hellènes de Rhodes, des Îles, d’Athènes, dès le deuxième siècle avant Jésus, avaient réalisé de leur côté l’œuvre des Esséniens, trouvé le programme des associations restreintes, des Églises protectrices, des sociétés à part, distraites du tourbillon qui désagrégeait le monde païen.

C’est par l’association, par la pratique essénienne, que Paul réussit chez les Corinthiens, précisément parce qu’il n’y avait presque plus d’Hellènes à Corinthe, qu’il n’y existait aucune confrérie, et que la cité remuante était devenue comme une nouvelle édition de la Rome primitive, — depuis la destruction de la ville grecque par Mummius et sa reconstruction ordonnée par César, — ramas de pirates, de disputeurs cupides, avares ou idolâtres, dira Paul. Avec quelle instructive habileté Paul s’attaqua à ces Corinthiens, à ces non-Grecs, chez lesquels il s’essayait, pourrait-on croire, au maniement des Romains qu’il se proposait de subjuguer ; avec quelle mesure, quel art, il les habitua, peu à peu, à l’écouter ! Je vous ai nourris de lait, leur écrira-t-il, et non d’une nourriture solide, car vous ne la supporteriez pas encore.

A Rome cependant, l’œuvre devait être plus facile ; d’abord parce que l’entreprise était déjà commencée, et en bonne voie. L’écœurement de la religiosité officielle y datait de Tibère ; l’incrédulité romaine, absolue sous Jules César et sous César Auguste, mais tranquille, s’était révoltée lorsque l’Empereur avait voulu sanctionner des superstitions ; on s’était uni pour résister. L’État, également adversaire, par tradition, des sacerdoces organisés et des associations populaires, interdira les confréries helléniques ou esséniennes ; l’Empereur arrivera, avant la fin du Ier siècle, à imposer l’autorisation préalable à limiter le nombre des associés, à prohiber la nomination d’un chef permanent et la constitution d’un Trésor commun.

Les premières persécutions contre les frères associés consacrèrent les associations, les confréries. A jouir en commun des plaisirs de l’esprit, du repas quotidien, des abandons familiers, peut-être les associés, les confrères, se seraient-ils lassés, à la longue, de leur communisme affadissant et onéreux ; mais braver la souffrance, souffrir pour autrui, jouir de son sacrifice, utiliser sa propre mort au besoin — suicide sublime, — pour la Communauté, apparut une gloire, devint un but, un irrésistible désir. Le Stoïcisme et le Bouddhisme de Çakya-Mouni avaient déjà découvert que le penchant altruiste devait amener les hommes à se disputer les occasions de l’exercer, à rechercher les occasions de sacrifice et de mort.

Les influences hindoues, générales, et l’idée bouddhique particulière, avaient pénétré les intelligences romaines. Ennius avait cru à la métempsycose, dont il était une preuve vivante, ayant en soi du Pythagore, de l’Euphorbe et de l’Homère ? Virgile avait dit des âmes, que la loi du Destin les obligeait à animer d’autres corps... Avec le Bouddha, étaient nées les théories d’une religion pitoyable et charitable, de la rédemption, du rachat de l’homme par l’amour, de l’égalité des êtres, de tous les êtres, étendue aux créatures dégradées, et aux bêtes... Mais cette universalité, aux yeux des Romains, selon les besoins de leurs cœurs, manquait de la sanction divine, ne leur donnait pas le Dieu qu’ils voulaient, les confinait dans le pessimisme, les acculait à l’abdication.

Rome en étant au monothéisme, le Bouddhisme, exclusif de Dieu, ne pouvait lui convenir. Chaque Romain avait choisi son Dieu unique. L’humanité fragile et souffrante, écrit Pline, sans cesse ramenée au sentiment de sa faiblesse, a fait de Dieu plusieurs parts, afin que chacun adorât séparément celle dont il avait le plus besoin. Seulement, l’État, incapable de satisfaire les délicates aspirations de l’esprit public, d’apparence grossière et trompeuse en ceci, avait ridiculisé les divinités en les spécialisant. Ainsi, continue Pline, l’autorité publique elle-même a consacré le temple de la Fièvre sur le mont Palatin, l’autel de la Mauvaise Fortune dans le quartier des Esquilies... Cela répondait aux superstitions populaires de la Rome affolée, où tout s’interprète, dit Tacite, mais ne faisait pas ce Dieu personnel en qui tous, volontiers, mettraient leur confiance.

Ni le Bouddha, ni ses disciples enthousiastes après lui, n’avaient donné de corps au souvenir consolateur et fortifiant du Maître ; il ne restait que l’idée insuffisante et compliquée du repos obtenu, du nirvâna conquis, vague, incertain. Les Juifs, au contraire, en leur quartier fermé, étonnaient les Romains par l’exemple d’une foi solide, d’une confiance, d’une union que rien n’entamait. Il faut, écrira Pierre à Jacques, séduit lui-même par ce spectacle, il faut imiter l’admirable politique des Juifs, qui, malgré les diversités d’interprétation auxquelles donne lieu l’Écriture, ont su garder l’unité de la foi et de l’espérance. Cependant le Jéhovah des Juifs de Rome était encore un despote, un Jupiter omnipotent et cruel...

Entre l’idée à la fois apaisante et réconfortante du nirvâna bouddhique, préludant par la sublime renonciation de soi à l’apothéose de l’âme pure, mais obscurcie déjà par l’incertitude brahmanique de la nature du repos à conquérir, et l’idée tranquillisante d’un Jéhovah unique, maître de tout, responsable, mais très compromis par le spectacle même des Israélites dégradés, apparut le Dieu parfait, agissant, compatissant et fort, le miséricordieux Jésus donnant le repos aux âmes des morts : Pie Jesu domine, dona eis requiem.