DE 34 à 41 Ap. J.-C. - Rome et les Juifs. - Tibère. - Caligula. - Claude. - Le royaume juif. - Premiers Chrétiens à Rome. - Hérode Agrippa, - Révolte des Parthes et des Arméniens. - Artaban et Vitellius. - Chrétiens suspectés. - Paul en Hellénie, en Asie Mineure, en Galatie. - Théologie chrétienne. - Le Verbe. - Pierre et Paul. - L’Église de Rome. - Confréries. - Stoïcisme, Bouddhisme, Judaïsme, Christianisme. - Jésus miséricordieux. ROME paraissait ignorer les agitations des Juifs nationaux
en Judée. Tibère, à Caprée, croyait avoir affirmé L’avènement de Caligula (38) troubla déjà les Juifs et les fonctionnaires romains ; mais lorsque l’Empereur voulut être Dieu, et qu’on vit le caprice de cet insensé partout accueilli sérieusement, l’inquiétude devint un désarroi. Les prêtres de Jérusalem résistèrent aux injonctions des courtisans ; Jéhovah défendit sa divinité. Délivrés de Caligula (41), les Juifs apprirent avec joie que Claude revenait à la politique impériale. Hérode Agrippa et Hérode de Chalcis, près de l’empereur, lui avaient inspiré de la bienveillance pour les Israélites, l’amenant à dépasser même la tolérance inaugurée par Auguste. Claude toutefois, en même temps qu’il consentait à supporter les Juifs en Judée, entendait les expulser de Rome, y disloquer leurs confréries. La quasi-protection des Juifs de Jérusalem, parfois excessive, — un soldat romain fut décapité pour avoir déchiré un exemplaire du Pentateuque, — enhardissait les Juifs de Rome. Le légat impérial de Syrie voyait l’erreur et 1a signalait ; mais l’empereur, tournant au despote oriental, infaillible, dédaignait les avertissements. Le judaïsme se développait donc, surtout en Syrie, où la propagande prenait des allures de conquête ; on circoncisait de force des populations. Les princes syriens, de la famille d’Hérode, monarques autonomes, s’intéressaient nécessairement à cette extension du royaume juif, qu’ils croyaient à eux. L’empereur ne voulait rien craindre. Les Romains, eux, à Rome, s’ils ne pressentaient pas un réel danger pour l’Empire, en étaient à exécrer ces Juifs remuants, bruyants, accapareurs, enrichis, et cachant leurs richesses, mystérieux, impatientants en leurs coutumes exotiques, de plus en plus nombreux, de moins en moins accessibles, à la fois insolents et dissimulés, hargneux. Hérode Agrippa fait roi, et que les Juifs acclamèrent,
montra aux Empereurs tout ce dont étaient capables les Nationaux de Palestine. Il put dire aux Juifs
qu’il avait obtenu pour eux, de l’empereur Claude, le droit définitif de vivre selon leurs lois. Roi orthodoxe, dévoué
aux Pharisiens, observateur scrupuleux de Agrippa, fidèle à son ambition, patriote, et dont les publiques insolences marquaient ce qu’il pensait de l’Empereur, éleva des fortifications — qu’il dut abattre ensuite, sur l’ordre du gouverneur Vibius Marcus, — et constitua une ligue de princes pour secouer le joug romain : Antiochus, roi de Commagène ; Samsigeramos, roi d’Émèse ; Kotys, roi d’Arménie ; Polémon, prince de Cilicie ; Hérode II, roi de Chalcis, frère et gendre d’Hérode Agrippa. — Marcus, averti, accouru, dispersa les conspirateurs. Agrippa Ier mourut bientôt (44), empoisonné, dit-on. Ceux qu’il avait le mieux servis, les habitants de Sébaste et de Césarée, outragèrent sa mémoire, insultèrent ses filles, traînées aux repaires des plus basses prostitutions. La tentative avortée d’Agrippa Ier accusait les Juifs aux yeux des Romains ; leur condamnation devenait nécessaire, irrévocable, à la suite des humiliations que l’Empire allait éprouver en Orient. Du spectacle honteux de la vieillesse de Tibère, les Parthes et les Arméniens (34) avaient conclu qu’ils pouvaient se déclarer indépendants. Artaban prétendit que l’Orient appartenait aux Orientaux. Tibère sentit l’outrage et Vitellius partit, avec mission de franchir l’Euphrate, muni de tous les pouvoirs. Lucius Vitellius enrôla les Sarmates transcaucasiens, négocia la trahison et l’empoisonnement du roi d’Arménie — Arbace, fils d’Artaban, — et prit la capitale, Artaxata ; les Parthes vaincus par la cavalerie supérieure des Sarmates et des Caucasiens. Artaban s’enfuit chez les Scythes. Tiridate, fait roi des Parthes par Vitellius, reçut la tiare à Ctésiphon. L’incapacité de Tiridate compromit vite la victoire de Vitellius, ce dernier succès de Tibère ; il dut abdiquer en faveur des princes parthes qui l’avaient couronné, et les princes choisirent Abdagaesès pour roi. Artaban revint (36), maître de l’empire parthe, sauf Séleucie. Ce Vitellius, dont la victoire sur les Parthes se
résolvait en une aussi plate conclusion, n’avait pas osé, alors qu’il marchait contre le roi de
Nabat, traverser A Rome, dans le gros des Juifs détestés, les misérables, les mendiants, les prolétaires, dont la multitude était à la fois répugnante et envieuse, pleine d’outrecuidance, agaçaient particulièrement les Romains. Lorsque la secte chrétienne, si pauvre, se distingua par la sérénité joyeuse de sa misère, son mépris absolu de la richesse d’autrui, son dédain du luxe des Grands et des splendeurs de l’Empire, l’irritation des Romains s’aigrit d’une humiliation jalouse. Ces Chrétiens, qui relevaient les petits, qui reconnaissaient des droits à la populace, qui considéraient les esclaves comme les égaux de leurs maîtres, — et Claude venait de couvrir d’une protection légale les esclaves depuis longtemps insoumis, — ces Chrétiens qui reprenaient, en l’appliquant, le sentimentalisme d’Ennius et de Plaute, attiraient à eux, innocemment, la haine de l’aristocratie romaine. Ceux — les Grands — qui du temps de Caton avaient repoussé l’Hellénisme, la littérature grecque, se massaient contre l’invasion nouvelle, contre l’idée chrétienne de l’égalité. Claude, en ne gouvernant que par les affranchis qui l’entouraient, donnait encore aux patriciens la preuve de leur déchéance ; et la noblesse romaine éprouvait pour ces étrangers une répulsion égale à celle que les Juifs d’Orient ressentaient pour les fonctionnaires, pour les publicains — publicani, — qui exerçaient en Orient la maîtrise pratique de Rome, exigeante et tracassière. Les Juifs, en Judée et à Rome, jouissant de privilèges légaux, d’apparence protégés des Empereurs, intimidaient les Grands ; les Chrétiens, restés hors de la loi, découverts, désarmés, vulnérables, s’offraient mieux aux coups de l’aristocratie, impatiente d’agir. Le fondateur de la secte chrétienne, du Christianisme, c’était Jésus, continué par la tradition orale. Sous le règne d’Hérode Agrippa, la décapitation de Jacques fils de Zébédée, et l’ordre d’arrestation lancé contre Pierre, qui y échappa, prévenu, accrurent l’importance des Apôtres, de l’Église de Jérusalem ; tandis que Paul courait le monde, passait d’Asie Mineure en Macédoine, de Macédoine en Grèce, insaisissable, déconcertant. Ce vagabondage déroutait les Romains, qui s’acharnèrent à la destruction de la petite phalange chrétienne fidèle à Jésus, sans voir les mailles solides de l’immense filet que Paul tendait sur le monde. Rome, à son tour, devait être prise, toute. Paul avait échoué en Hellénie, à Athènes surtout ; l’Asie Mineure, futile et légère, accessible à toutes les nouveautés, curieuse et délicate, l’avait bien accueilli. Instruit par l’expérience des difficultés de sa mission, Paul s’amendait peu à peu, consentait à des nuances, se pliait à certains préjugés populaires. Très encouragé par les conversions des Gentils, rapides, nombreuses, il se constitua leur Apôtre spécial. En Galatie, dans cette Ancyre quasi gauloise où l’esprit aryen dominait, confraternel, Paul eut pour son Église, fondée, un amour paternel, un attachement de propriétaire satisfait, très fier de son œuvre. En butte, à la fois, en ses courses, aux objections des Hellènes bavards, amis des complications, et des Aryens passionnés de logique, mais volontiers obéissants, Paul expliquait ou commandait, suivant les situations, démontrait ou affirmait, usant tour à tour de raisonnement et d’éloquence, innovant la théologie chrétienne, trahissant Jésus pour lui assurer un triomphe, le définissant pour le faire accepter, tantôt à la manière juive, violente, tantôt à la manière hellénique, subtile, ou risquant les controverses, à la manière aryenne aussi, traditionnelle. Paul exaltait le Verbe,
prouvant son rôle essentiel de Dieu
créateur et surveillant, administrateur perpétuel se manifestant en
Providence. Il exprimait ses idées personnelles, appuyées d’arguments et de
citations empruntées à Repoussé par les synagogues, entouré de Païens accourus à
sa voix en majorité, sachant que les Juifs étaient suspects aux Romains,
voyant que les Chrétiens allaient être les victimes de cette haine, il se
déclara un instant contre les Juifs... Les Juifs,
dit-il aux Thessaliens, qui ont aussi tué le
Seigneur Jésus et les prophètes, et qui m’ont persécuté à mon tour.
Resté Juif cependant, fils de ses parents selon
la chair, c’est-à-dire des Israélites, ainsi qu’il le déclare aux
Romains, la colère de Paul s’accroissait de l’ingratitude ou de l’aveuglement
de ceux auxquels il appartenait, et par sa race et par ses intentions, et qui
ne voulaient pas le comprendre, qui le poursuivaient, qui le tourmentaient.
Il est bien le serviteur de Jésus-Christ,
son Apôtre, son délégué ; mais A Rome, terme fatal de ses missions, Paul se trouva, avec Pierre, au sein d’une Église préexistante, n’ayant ni l’un ni l’autre un droit absolu de direction, forcés de se partager l’influence. Le partage fut singulier. Paul sera l’évangéliste des Païens ; Pierre, celui des Juifs ! L’évangélisation des non-circoncis m’était commise à moi, écrit Paul aux Galates, comme celle des circoncis l’était à Pierre. Et Paul fera remarquer que son compagnon, le Grec Tite, ne fut pas contraint de se faire circoncire. L’âme droite et bonne de Pierre se confiait toujours, et on abusait de lui, on interprétait ses paroles contre lui-même ; et il laissait dire, fidèle à l’esprit de Jésus, universel et charitable. La fondation de l’Église de Rome — dont on glorifia Pierre plus tard, quoiqu’elle fût antérieure à l’arrivée de Pierre et de Paul, — échappe à l’historien. L’Église chrétienne était devenue un centre démocratique où régnait un communisme affectueux, désormais inconciliable avec l’esprit des Grands. L’aristocratie romaine, justement frappée des progrès de cette petite Église, — progrès intellectuels, extraordinaires, — s’en préoccupait, avec le sentiment assez exact de la supériorité morale de ces humbles. C’était en réalité ; et relativement, un début de guerre religieuse. Depuis Jules César, Rome jouissait d’une telle sécurité matérielle, la tyrannie de l’Empereur s’y exerçait d’une telle manière, exclusive, que les esprits actifs n’avaient d’issues, pour agir, que du côté des spéculations cérébrales. Rome pratiquait un culte d’État vieilli, usé, malgré les éléments helléniques introduits, tandis que la philosophie dominante, le Stoïcisme, avec ses allures religieuses, utilisée par l’Empereur en ses vues gouvernementales, sorte de philosophie d’État, s’affaiblissait de cette compromission. Aucune science n’existait, ou n’était capable en tous les cas d’occuper les esprits avides d’une activité quelconque. L’action intellectuelle appropriée à la recherche de la vérité, inaugurée en Grèce par l’École ionique, s’était perdue, dévoyée, vers l’Alexandrinisme lâche et brouillon. La secte des Stoïques, où s’enrôlait tout ce que Rome contenait encore d’honnête, manifestait un besoin de religion. Or la religiosité romaine n’offrait rien de réconfortant, rien d’attractif, rien d’entraînant ; les statues des dieux, malgré les sculpteurs artistes, n’y étaient que ce tronc d’arbre, dont parle Apulée, duquel la hache avait façonné une image ; et la science augurale venue d’Étrurie prêtait à rire. L’arrogance des prêtres, ridiculisée, n’impressionnait plus. L’idée de l’immortalité de l’âme, présentée comme un titre
d’anoblissement en ces temps troublés, fart plutôt un sujet d’épouvante ; la
crainte de la mort, la peur de l’au-delà, de la justice finale, terrorisaient.
C’est pour rassurer ses contemporains que Lucrèce nia la vie friture. Tandis
que les Alexandrins, croyant à leur immortalité se suicidaient pour en jouir
plus tôt, les Romains, incrédules, renonçaient à vivre pour échapper aux
incertitudes, aux dégoûts et aux cruautés d’une existence anormale, affolante.
Les Romains, maintenant, désiraient la
mort. Les consolations de Les Romains, si peu préparés, ne pouvaient concevoir,
alors qu’ils rêvaient de Les Hellènes, en effet, possédaient depuis longtemps — éranes ou thiases, — ces associations consenties, ces confréries de mille espèces, variées, organisées pour le secours mutuel ou l’existence collective. Communes aryennes parfaites, religieuses ou profanes, essentiellement égalitaires, hommes et femmes admis à en bénéficier et à en jouir, participant à l’élection des chefs, les dignitaires — clérotes — tirés au sort chaque année. Les Hellènes de Rhodes, des Îles, d’Athènes, dès le deuxième siècle avant Jésus, avaient réalisé de leur côté l’œuvre des Esséniens, trouvé le programme des associations restreintes, des Églises protectrices, des sociétés à part, distraites du tourbillon qui désagrégeait le monde païen. C’est par l’association, par la pratique essénienne, que
Paul réussit chez les Corinthiens, précisément parce qu’il n’y avait presque
plus d’Hellènes à Corinthe, qu’il n’y existait aucune confrérie, et que la
cité remuante était devenue comme une nouvelle édition de A Rome cependant, l’œuvre devait être plus facile ; d’abord parce que l’entreprise était déjà commencée, et en bonne voie. L’écœurement de la religiosité officielle y datait de Tibère ; l’incrédulité romaine, absolue sous Jules César et sous César Auguste, mais tranquille, s’était révoltée lorsque l’Empereur avait voulu sanctionner des superstitions ; on s’était uni pour résister. L’État, également adversaire, par tradition, des sacerdoces organisés et des associations populaires, interdira les confréries helléniques ou esséniennes ; l’Empereur arrivera, avant la fin du Ier siècle, à imposer l’autorisation préalable à limiter le nombre des associés, à prohiber la nomination d’un chef permanent et la constitution d’un Trésor commun. Les premières persécutions contre les frères associés consacrèrent les associations,
les confréries. A jouir en commun des plaisirs de l’esprit, du repas
quotidien, des abandons familiers, peut-être les associés, les confrères, se seraient-ils lassés, à la longue,
de leur communisme affadissant et onéreux ; mais braver la souffrance,
souffrir pour autrui, jouir de son
sacrifice, utiliser sa propre mort au besoin — suicide sublime, — pour Les influences hindoues, générales, et l’idée bouddhique particulière, avaient pénétré les intelligences romaines. Ennius avait cru à la métempsycose, dont il était une preuve vivante, ayant en soi du Pythagore, de l’Euphorbe et de l’Homère ? Virgile avait dit des âmes, que la loi du Destin les obligeait à animer d’autres corps... Avec le Bouddha, étaient nées les théories d’une religion pitoyable et charitable, de la rédemption, du rachat de l’homme par l’amour, de l’égalité des êtres, de tous les êtres, étendue aux créatures dégradées, et aux bêtes... Mais cette universalité, aux yeux des Romains, selon les besoins de leurs cœurs, manquait de la sanction divine, ne leur donnait pas le Dieu qu’ils voulaient, les confinait dans le pessimisme, les acculait à l’abdication. Rome en étant au monothéisme, le Bouddhisme, exclusif de
Dieu, ne pouvait lui convenir. Chaque Romain avait choisi son Dieu unique. L’humanité fragile et souffrante, écrit Pline, sans cesse ramenée au sentiment de sa faiblesse, a fait de
Dieu plusieurs parts, afin que chacun adorât séparément celle dont il avait
le plus besoin. Seulement, l’État, incapable de satisfaire les
délicates aspirations de l’esprit public, d’apparence grossière et trompeuse
en ceci, avait ridiculisé les divinités en les spécialisant. Ainsi, continue Pline, l’autorité publique elle-même a consacré le temple de Ni le Bouddha, ni ses disciples enthousiastes après lui, n’avaient donné de corps au souvenir consolateur et fortifiant du Maître ; il ne restait que l’idée insuffisante et compliquée du repos obtenu, du nirvâna conquis, vague, incertain. Les Juifs, au contraire, en leur quartier fermé, étonnaient les Romains par l’exemple d’une foi solide, d’une confiance, d’une union que rien n’entamait. Il faut, écrira Pierre à Jacques, séduit lui-même par ce spectacle, il faut imiter l’admirable politique des Juifs, qui, malgré les diversités d’interprétation auxquelles donne lieu l’Écriture, ont su garder l’unité de la foi et de l’espérance. Cependant le Jéhovah des Juifs de Rome était encore un despote, un Jupiter omnipotent et cruel... Entre l’idée à la fois apaisante et réconfortante du nirvâna bouddhique, préludant par la sublime renonciation de soi à l’apothéose de l’âme pure, mais obscurcie déjà par l’incertitude brahmanique de la nature du repos à conquérir, et l’idée tranquillisante d’un Jéhovah unique, maître de tout, responsable, mais très compromis par le spectacle même des Israélites dégradés, apparut le Dieu parfait, agissant, compatissant et fort, le miséricordieux Jésus donnant le repos aux âmes des morts : Pie Jesu domine, dona eis requiem. |