Paul à Damas. - Jésus et Moïse. - Les miracles du démon. -
Missions : Thomas et Philippe. - Simon de Gitton. - Césarée et Jérusalem. -
La question du baptême. - Paul à Jérusalem, en Syrie et en Cilicie. -
Antioche. - Nicolas. - Les Chrétiens (Christiani). - Barnabé, Paul et
Jean-Marc. - DAMAS était pour les Juifs une autre Jérusalem, sinon plus ardente, du moins plus pratiquement dévouée à la religion de Moïse ; le prosélytisme s’y exerçait ouvertement, non sans violence parfois, les femmes y prenant part. Paul — on peut déjà lui donner ce nom, le Saul sanguinaire ayant renoncé à ses fureurs, — pensait trouver à Damas le groupe judaïque favorable à ses desseins, apprendre au Sanhédrin ce qu’il eût été capable d’organiser, se faire regretter, craindre peut-être. Instruit à Tarse, frappé à Jérusalem de la force morale qu’y déployaient les disciples de Jésus, son esprit, où s’étaient mélangées les rhétoriques, se repaissait, en sa désillusion momentanée, autant des textes bibliques retenus que de ce qu’il avait vu et entendu chez les sectaires indomptables du Crucifié. La nature semblait se complaire à préparer l’évolution de
ce juif rancunier, en l’apaisant, en lui montrant, cadre séducteur, l’opposé
de ce qu’il abandonnait. A la terre souverainement ingrate, désolante,
exaspérante, de L’arrivée de Paul, signalée, ameuta les juifs contre lui, tous solidaires du Sanhédrin de Jérusalem ; tandis que les disciples de Jésus entouraient leur hôte de soins délicats. Il guérit chez Hanania, le chef de l’Église de Damas, et se laissa baptiser. Rien en lui, toutefois, n’était changé ; il restait, comme avant, le petit Juif autoritaire et fanatique qu’il avait été, toujours mécontent de tout, sauf de soi, proie vivante de sois génie égoïste, intransigeant, ombrageux. Stratège persévérant, il rêvait plus que jamais d’une organisation religieuse et politique supérieure, qu’il réaliserait, et pour laquelle il lui fallait une armée, dont il serait le chef unique. Les juifs ne l’ayant pas compris, ne l’ayant pas apprécié, ne l’ayant presque pas écouté, il s’offrit tout entier, pour les prendre, à ceux qu’il considérait d’ailleurs comme des juifs séparés, égarés, les disciples d’Étienne mort pour Jésus, de Jésus crucifié. Mais qu’on ne s’y trompe point : nul ne l’a séduit, ni convaincu ; aucune prédication ne l’a touché, aucun argument ne l’a converti ; c’est de Jésus directement qu’il a reçu la mission qu’il inaugure. L’incapacité des Apôtres lui apparaissait au moins égale à l’incapacité du Sanhédrin ; son orgueil rebondissant l’exaltait et son indocilité l’affranchissait des hésitations, des indécisions, qui faisaient les Apôtres prisonniers des juifs. Il rompit le lien communiste, donna l’exemple de l’individualisme militant, dégagé, libre, presque irresponsable dans l’exercice de sa foi, dans le choix des moyens de sa propagande, dans l’interprétation de la voix du Maître, de la parole du Dieu-Un. Le spectacle ordinaire, dans cette partie de l’Asie, des énergies arabes déployées, servait admirablement la manière de Paul ; il entrait avec hardiesse dans les synagogues, pour y prouver que Jésus avait été le vrai Messie ; et comme, prudemment, les chefs des Églises se taisaient partout, seule la voix de Paul se faisait entendre (38-44). Le fougueux Pharisien était l’unique champion de la foi nouvelle. Et il avait hâte de réussir, parce qu’il croyait à la fin prochaine du monde, voulait jouir de son succès, et il se livrait à son idée fixe, sans autre but que le triomphe de son énergie, la démonstration de sa puissance, l’abaissement du Sanhédrin imbécile de Jérusalem. — Aucun document positif ne permet de dire à quelle époque et comment Paul quitta Damas, après s’être affirmé. L’avènement retentissant de Paul, avec sa conception de l’Église universelle, détruisait l’idée de simplicité des Églises communistes primitives, dont le souvenir et les pratiques ne survivront qu’au sein de quelques rares groupes fermés. Les Églises, étendues, développées, généralisées, obligeant à une administration compliquée de mesures prévoyantes et de distributions ménagées, imiteront fatalement les anciens groupements juifs, phéniciens, commerciaux et religieux, disséminés dans le monde actif, et il en résultera un nouvel abandon des principes de Jésus, une permanente tentation d’autorité et d’enrichissement. En même temps, et comme par opposition à ce grossissement des Églises, à l’idée juive, introduite, de l’accroissement perpétuel de la tribu, le renoncement bouddhique exagéré, pessimiste, entraîna la déconsidération du mariage, le célibat conseillé, — Paul donnant l’exemple, — quelquefois imposé par telle Église pour entrer dans la secte. Enfin, des paroles mêmes de Jésus, dénaturées, prises à contresens ou mal interprétées, sanctionnèrent des mutilations, sanctifièrent des résolutions criminelles : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple... — ou bien, à un prosélyte : Suis-moi. — Seigneur, que j’ensevelisse d’abord mon père. — Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va et annonce le règne de Dieu ! ... — L’esprit d’Israël, despotique, entrait ainsi, levain amer, détestable, dans le pain de pur froment que chaque jour l’on pétrissait pour la nourriture des fidèles assemblés. Le doux renoncement de Jésus, prêché en Galilée, sacrifice personnel des jouissances nuisibles, allait par l’abus jusqu’à la suppression de la famille, de la patrie, de la société, comme les brahmanes, dans l’Inde, avaient fait du Nirvâna littéraire de Çakya-Mouni la théorie absurde et désolante du néant absolu. La secte de Jésus déviait en un néo-Judaïsme où la théocratie mosaïque gâtait le communisme charitable des Églises. Le prosélytisme, jusqu’à ce jour exclusivement d’attirance, prenait l’allure des navigations phéniciennes, combinées, actives. Le diacre Philippe, aux environs de Jérusalem, avait entrepris la première mission (37). Sa prédication à Sébaste et en Samarie, entachée de magisme, tendait à mettre en communications tangibles, réelles, les hommes et Dieu. Il baptisait, — à titre de sacrement, — réservant aux Apôtres le pouvoir de communiquer l’esprit de Dieu. Le prophétisme juif renaissait, étrangement, se prouvant lui-même par des miracles, au sein de l’Église de Christ. Simon de Gitton, en Samarie, put imaginer une contrefaçon de la religion naissante, sans se heurter à la supériorité morale des disciples missionnaires de Jésus. Tout ce que purent faire, en cette occurrence, les vrais disciples du divin Maître, ce fut de déclarer que les miracles de leurs adversaires étaient les œuvres du démon. L’Afrasiab touranien en reçut une sorte d’investiture ; une théologie discutable en résulta. Philippe, venu au pays des Philistins, s’arrêta à la limite du désert, infranchissable aux idées nouvelles, semblait-il. Il fonda ensuite l’Église de Césarée. A Jérusalem, l’Église reconstituée s’attribua une prépondérance — en imitation du Temple juif, — sur les autres Églises (39), délimitées : Judée, Samarie, Galilée. Pierre, en mission à Joppé, y donna l’exemple de la résistance aux entraînements judaïques, en acceptant l’hospitalité d’un humble corroyeur, Simon, installé au bord de la mer, en se montrant véritable disciple de Jésus, accessible à tous, surtout aux petits, à ceux qui travaillaient de leurs mains. Là, bientôt (40), se forma la première association de femmes, — les voilées, vêtues de lin, — qui se consacraient aux pauvres, vivant en un mystère délicieux, attentives aux souffrances, respectueuses de la dignité humaine, prodiguant le secours et l’aumône en secret. Les missionnaires se multipliaient, audacieux, très actifs, chez les Parthes, chez les Hindous, les uns agissant au nom de l’Église de Jérusalem, centrale, d’autres ne tenant leur mandat que d’eux-mêmes, — comme Paul à Damas ; — un certain nombre signalés par leurs œuvres évidentes, — Bithynie, Pont, Cappadoce... — et dont on ignore encore les noms. Césarée était alors pour les Juifs une ville de scandales, de perdition, en réalité rivale de Jérusalem politiquement, résidence des gouverneurs romains, témoignage de la vassalité juive consommée par Hérode. C’est à Césarée que les missionnaires désignés par les Apôtres s’embarquèrent pour aller convertir le monde. Les missions étaient maintenant des sortes d’entreprises combinées, hiérarchisées, chacune ayant son comptable et son trésor. L’Église centrale réclamait et recevait des Églises éparses, proches et lointaines, les aumônes destinées à entretenir la caisse des pauvres, et qu’on emploiera à la propagande bien plus qu’à assurer la vie de la communauté. Jérusalem, l’Église-mère, avait le sentiment de sa responsabilité ; elle répondait de l’avenir, ne pouvait se désintéresser des discussions, devait réglementer. Une question surgit (40) qui divisa : Devait-on baptiser ceux qui n’étaient pas de Christ, les Païens, les Gentils ? Pierre, excellent, mais dont le sens droit déviait au moindre obstacle, incapable, en sa sincérité native, de discerner un faux argument d’une observation juste, accueillant toutes les objections comme faites de bonne foi, se préoccupa non point sans doute de la question en soi — jamais Jésus n’eût privé du baptême, — mais des raisons que pouvaient avoir ceux qui refusaient le baptême aux Païens. Il trahit son indécision, le trouble de son esprit, en se contredisant, en acceptant le centurion Cornélius, qui fit baptisé, et en s’élevant ensuite contre l’admission des Gentils. Les canonistes de Jérusalem, saisis du problème, ne le
lâchaient plus, discutaient, péroraient, énuméraient les dangers d’un
relâchement, criaient à Paul, que les Juifs avaient dénoncé à l’ethnarque de Damas, qu’on devait arrêter, s’était caché, s’était enfui pour échapper aux recherches, aux poursuites, à la mort : il vint à Jérusalem (40). Le Chypriote Barnabé, bienveillant et tenace, témoin de l’émotion qu’avaient éprouvée les disciples de Jésus en apprenant le retour de leur persécuteur, prit Paul sous sa protection, l’amena dans l’Église, le protégeant. Nouvellement converti, Barnabé — de race hébraïque, comme Mnason, — sentait, autant que Paul sans doute, l’insuffisance des Galiléens qui gouvernaient l’Église. Paul, admis, n’abusa pas de son garant ; il ne vit que Jacques et Pierre, resta deux semaines seulement à Jérusalem, partit sans avoir communiqué avec d’autres Apôtres, pour rester maître de son action. Paul voyait juste, de son point de vue. Les Apôtres galiléens n’étaient ni assez forts ni assez avisés pour soutenir la bataille contre le paganisme, pour résister aux influences, aux menées, aux intrigues du Sanhédrin attirant les sectaires qu’il n’avait pu détruire — même avec l’aide de Paul, jadis, — et qu’il ne pouvait plus absorber. L’ère des lamentations, des larmes, des sacrifices, était close ; l’heure de la conquête, des actes, des résistances, des protestations, était venue ; du moins Paul le pensait, et il lui répugnait de s’empêtrer dans l’Église des Apôtres, hésitante, affaiblie, se contentant de trop peu, s’organisant en petite barque surchargée de souffreteux, sans ressources certaines, sans hiérarchie, sans pilote, sans chef. Il n’y avait pas de place, en cette Église résignée ; pour
Paul, ce politicien pratique, ardent, animé d’un zèle d’opposition contre
toutes les puissances, se sentant capable de les renverser. Paul se croyait
en possession du secret de la révolution nécessaire, et il le gardait, ce
secret, l’améliorant sans cesse, réduisant Jésus, dont il ne pouvait pourtant
se passer, aux proportions de l’œuvre personnelle qu’il avait conçue, qu’il
échafaudait. Paul, qui n’avait pas vu, qui n’avait pas entendu le Maître,
était dans l’impossibilité — sa fréquentation des Apôtres et des Disciples n’ayant
eu pour but d’abord que leur persécution, — de connaître la doctrine du Crucifié. Il imagina donc,
génialement, consciencieusement, En quittant Jérusalem (41), Paul traversa Césarée ; il parcourut En suivant la côte phénicienne, ces missionnaires touchèrent Chypre et Antioche. La ville capitale des Séleucides, superbe, bâtie somptueuse, pour montrer jusqu’où pouvait atteindre la magnificence d’un prince de Syrie, était le décor immense d’un théâtre, d’une scène, où 500.000 êtres jouaient, vivaient la plus étonnante, la plus factice, la plus scandaleuse des existences. Les bains amollissants y exhalaient leurs parfums tièdes à côté des temples, plus amollissants encore, où s’exerçaient des cultes dégradants ; les aqueducs hardis apportaient l’eau rafraîchissante des sources lointaines aux foules entassées dans les basiliques, y discutant à perdre haleine sur des riens. En décrétant que tout étranger venu à Antioche et s’y installant en serait citoyen, Séleucus avait préparé l’amalgame de races, inimaginable, qui en constituait la population. Les premiers arrivés, les Hellènes, adorateurs exquis des Nymphes et d’Apollon, y avaient été trop vite absorbés dans la masse des Hébreux, accourus, qui firent de la cité hellénique une ville de Chaldée, une Babel. Les mages y étalèrent leurs spéculations, — miracles, astrologies, incantations, — pendant que les prêtres asiatiques, au service de toutes sortes de divinités séductrices, attiraient et corrompaient, jusqu’à l’infamie, ceux que le magisme ne retenait pas. L’égout de Babylone, détourné, amené aux eaux de l’Oronte, polluées, traversait Antioche. Après le temple, où les thaumaturges, les devins, les magiciens et les prêtres imposteurs les avaient séduits un instant, les Antiochéniens oisifs, insatiables de distractions, et blasés, couraient aux histrions, aux mimes, aux jeux, ou prenaient part, y figurant, aux processions, aux bacchanales, aux folies, aux orgies dont le dévergondage, parfois pieux, était célèbre dans tout l’Orient. Cette masse grouillante, dont l’autorité romaine protégeait les dégradantes et pacifiques prostitutions, — des centurions spécialement chargés de , veiller au libre exercice des fêtes, sans trouble, — insolente dans ses plaisirs sans cesse renouvelés, lâche dans ses instants exceptionnels de revendications sociales, était en somme, le modèle — mœurs et architecture, dépravations et ornements, — que les Empereurs voudront surpasser, en l’imitant, théâtre où paraissait devoir se magnifier le mieux le césarisme. La plèbe, à Antioche, ignoble, vivait aux dépens du domaine public, qu’administrait une municipalité richissime. Dans la partie hellénique de la cité, un vif goût des lettres, la pratique réelle d’une rhétorique figurative, tournaient la débauche en spectacles ; on y recherchait, en des improvisations paradoxales, les surprises excitantes d’un art imprévu. Tantôt, sur la scène, un chœur de toutes jeunes filles, nues, évoluant leurs provocations ; ou bien, dans un vaste bassin, en une eau limpide, sirènes décentes, des courtisanes attitrées. Les Antiochéniens surmenés, saturés, enfiévrés, aspiraient à la fraîcheur des fruits délicats, à la volupté des émotions douces ; l’art et la nature, dans la ville et hors des faubourgs, pour ainsi dire associés, faisaient étalage de leurs richesses, — monuments accumulés, rochers d’où se précipitaient des cascades, torrents mordant les falaises et se résolvant en ruisselets dans les vallons ombreux ; sanctuaires aux rites asiatiques, dissolvants ; jardins où le parfum pimenté des œillets de Perse s’alliait aux traîtres senteurs des jacinthes et des cyclamens... — et cette splendeur écrasait. C’est alors, Jérusalem étant compromise, Rome encore couverte du prestige impérial, Alexandrie jalousée, délaissée, qu’Antioche s’offrit, prête évidemment à accueillir, ne fût-ce que par goût de changement, les théoriciens de la vie nouvelle. C’est d’Antioche qu’avait été envoyé à Jérusalem le diacre Nicolas, si vite influent, dont le zèle particulier, remarquable, témoignait des moissons probables que donnerait le grain nouveau jeté aux terres empestées des bords de l’Oronte. Les premiers missionnaires s’adressèrent aux Hellènes et aux Hébreux, aux Grecs et aux juifs, le succès confirma toutes les espérances de l’Église-mère. Un mélange de crainte et de curiosité, la peur des colères divines — un tremblement de terre venait d’épouvanter les Syriens (37), — et l’attrait de l’inconnu, la maîtrise d’un Dieu qui se manifestait par la sérénité de ceux qui croyaient en lui, et paraissaient en jouir, firent l’Église d’Antioche, originale, inquiétante aussi, car elle contenait tous les exemplaires des races diverses dans l’agglomération de la cité. A Antioche, pour la première fois, Paul compara l’esprit hellénique avec l’esprit juif ; du moins y conçut-il la possibilité de constituer l’Église du Christ en dehors des prescriptions mosaïques. En réalité, c’est à Antioche que la secte de Jésus se sépara nettement du Judaïsme ; elle se sépara même, pourrait-on dire, des Antiochéniens proprement dits, jusqu’à l’extrême de l’exemple, opposant la politique d’un cénobitisme pur, individuel, quasi bouddhique, à la corruption collective des Païens. Dans des grottes, multipliées, étroites, percées comme des alvéoles de ruche le long des parois rocheuses, habitaient les Disciples, parlant le grec. L’Église de Jérusalem ne tarda pas à critiquer l’Église d’Antioche, ouverte à tous, et cette fois encore Pierre, soutenu par Barnabé, conjura les effets de l’envie judaïque, haineuse, décidément envahissante, destructive de l’idée d’universalité. Envoyé à Antioche, Barnabé approuva tout ce qui y avait été fait ; il demeura au sein de l’Église fondée, la protégeant. Le libéralisme de Barnabé sauva les Apôtres de l’isolement qui les menaçait à Jérusalem ; il contint Paul, que ses tendances personnelles menaient, tout aussi sûrement, à une divergence de nature schismatique. C’est Barnabé qui s’en alla prendre Paul à Tarse pour le conduire à Antioche, imprudence heureusement corrigée par l’attentive autorité de l’Apôtre libéral, convaincu, clairvoyant. La secte, avec Paul et Barnabé, se constitua fortement, rapidement ; et elle apparut, ce qu’elle était, une association parfaite, bien dirigée, digne d’une dénomination. Les Romains appelèrent ces fidèles, ces croyants groupés, Christiani (42). Les Juifs n’acceptèrent pas l’appellation romaine. Pour
eux, les sectateurs de Jésus restèrent les
Nazaréens ; ils concoururent, par cette résistance, à la scission.
Le Christianisme fut, de ce moment, autre chose
que le judaïsme, dans le monde. Dénommés, consacrés, reconnus, pourrait-on dire, les Chrétiens d’Antioche,
en plein mouvement, nourris de toutes les littératures, dévoués à toutes les
évolutions, aptes à toutes les nouveautés, entreprirent la conversion des
Païens. Loin de L’Église d’Antioche, dégagée du communisme galiléen, capable dés lors de thésauriser, de se munir contre les éventualités de la propagande et de la lutte, emprunta aux Juifs le mécanisme de l’enrichissement ; et la misérable Église de Jérusalem dut assister à ce spectacle inouï des disciples de Jésus prenant des allures de banquiers. Retourné à Jérusalem (44), Barnabé y trouva les Apôtres ruinés, affamés, réduits à l’impuissance ; Hérode Agrippa recommençait à les persécuter. L’Église d’Antioche hérita de la supériorité d’action que l’Église de Jérusalem avait perdue, et Barnabé revint avec son cousin Jean-Marc, instruit de la pure doctrine dans l’intimité de Pierre, tabernacle vivant, dépositaire sacré des idées de Jésus. Sans Barnabé, la tradition du Crucifié eût disparu ; Antioche se serait substituée à Jérusalem ; Paul aurait exercé son christianisme personnel ; les Apôtres, effacés, oubliés, sacrifiés sans doute, ne nous auraient pas donné les Évangiles, et la secte chrétienne serait devenue, avec Paul, un simple protestantisme en Israël. Car Paul, prédestiné, illuminé, missionnaire unique, sans frein, se serait égaré. Jean-Marc et Barnabé suivirent Paul en ses vues sur l’Empire romain, reprenant ensemble la grande tradition aryenne, cette marche vers l’ouest qui, depuis le primitif exode des Aryas, avec Xerxès, avec Cyrus, — suspendue un instant par Alexandre, — avait marqué de glorieuses étapes, successives, la conquête civilisatrice des Indo-Européens. La présence de Paul, cependant, et l’utilisation des
synagogues pour le groupement rapide et commode, aux stations, des Églises
nouvelles, rétablit les relations cessées entre Juifs et Chrétiens. Du fond
de Les autorités romaines, presque partout intimidées, n’étaient
pas sans éviter, avec le plus grand soin, de faire quoi que ce fût qui pût
mettre en fureur le guêpier juif. Il y avait, ainsi, pour les missionnaires d’Antioche,
une certaine sécurité dans les synagogues des juifs. En Asie Mineure par
exemple, les communautés juives, très étendues, jouissaient d’une sérieuse
renommée ; chaque ville grecque, ancienne ou récente, avait sa colonie juive, importante. Tout le trafic de Le pontificat d’Israël, préoccupé de ses revenus, soigneux des intérêts du Temple, comptable des deniers sacrés et responsable du sacerdoce, envoyait fréquemment des prêtres voyageurs chargés d’exciter ou de soutenir le zèle des communautés juives. Les missionnaires d’Antioche n’avaient donc, en quelque sorte, qu’à suivre, en leur propagande d’extension, les voies tracées par les rabbins, pour arriver exactement où ils voulaient aller ; Paul connaissait à fond cette tactique. Presque partout suffisamment organisés en oligarchies indépendantes, infatués, et partout insupportables, les juifs étaient antipathiques, quelquefois détestés jusqu’à la haine, à Alexandrie notamment. L’espèce de patriotisme éventuel — aucune limite géographique ne précisant leur territoire, — que les juifs affichaient ; le mercantilisme perpétuel et accapareur de leur action dans les cités ; le mystère de leur isolement et l’énormité de leurs tapages ; le phénomène bizarre de leur dispersion volontaire ; si contradictoire avec leur formule d’Empire universel, dévolu à Jérusalem ; la souplesse de leur échine et la roideur proverbiale de leur cou ; leurs soumissions, abîmées jusqu’aux plus basses des humiliations, et leurs révoltes surhumaines, les faisaient à la fois mépriser et redouter. On pactisait avec leurs prétentions, en attendant le jour, certain, de leur écrasement possible ; bien que l’on vît assez difficilement poindre l’aube de ce jour désiré. Comment, en effet, réduire au même instant le Juif de Cyrène, ou d’Alexandrie, le juif d’Afrique, le juif d’Asie, le juif d’Europe ? La morale juive, résumée en l’idée de la jouissance immédiate, en ce monde, et de l’accaparement des moyens de s’assurer au plus tôt cette jouissance, venait d’être combattue radicalement par la doctrine de Jésus, par le Christianisme primitif, basé sur le renoncement aux joies de la terre, la culpabilité du riche, — chacun n’a droit qu’au nécessaire, — le superflu doit être réparti, — par cette association de pauvres imprévoyants, s’en remettant à Dieu du soin de leur existence, de leur nourriture : Notre Père qui êtes aux cieux... donnez-nous notre pain quotidien... Les premiers Disciples, imbus, presque tous, de l’éducation
juive, avaient éprouvé quelque peine à saisir et à pratiquer le communisme de
Jésus. Pierre dit un jour au Maître : Vois-tu,
nous, nous avons tout abandonné pour te suivre. Qu’est-ce qui nous en
reviendra ? et Jésus répondit, en biaisant, que lorsque le Fils de l’homme serait assis sur le siège
glorieux, ceux qui l’auraient suivi, assis
sur douze sièges, jugeraient les douze tribus d’Israël. Matthieu,
à son tour, étonné de la condamnation de la propriété prononcée par Jésus,
s’écria : Ne puis-je pas faire ce que je veux de
ce qui m’appartient ? Or, pour suivre Jésus, les Disciples
devaient réaliser leur fortune ; ils
le firent, exagérant à un certain point la doctrine du Maître, jusqu’à l’appauvrissement
systématique. Mais la lecture de Et pendant que l’Église de Jérusalem, tantôt tolérée,
tantôt persécutée, par négligence ou par prudence, consentait à un retour
marqué vers Israël, revenait à |