Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XIX

 

 

Jésus à Jérusalem. - La lutte. - Le jour des rameaux. - La Cène. - Caïphe, Hanan et Ponce Pilate. - Arrestation de Jésus. - Rome et les juifs. - Jugement et condamnation de Jésus. - Disciples et Galiléennes. - Crucifiement, mort et ensevelissement de Jésus. - Jésus-Dieu. - Sa résurrection.

 

JÉRUSALEM, avec sa Bible refaite et le sentiment de sa déchéance politique, dépensait en fanatisme religieux la sombre passion qui la dévorait, l’excitant aux représailles. Les hommes de la Loi, les Canonistes, succédaient aux héros vaincus ; les Macchabées des temps nouveaux s’exerçaient, dans la Synagogue, à la bataille des paroles et des intrigues, l’horreur des Hellénistes excluant la philosophie et la science. Le savant était comparé à l’éleveur de porcs, et l’on abandonnait aux femmes la littérature grecque, preuve juive de dernier mépris, à titre de vaine parure. Les docteurs, enfermés, surchauffés, âpres et fous, colligeaient le Talmud incohérent, bizarre, parfois ridicule, déconcertant.

Quelques-uns, plus nourris des Grecs et des Orientaux qu’ils ne le montraient, doutaient de leur labeur ; des Pharisiens mesuraient la profondeur du vide des disputes scolastiques, s’inquiétaient de la solidité du monument que l’on édifiait, sans base, sans dogme, et sans couronnement agréable, sans but, sans espoir. Les Hellénistes, eux, possédaient au moins l’idée consolante de l’immortalité de l’âme ; les Juifs terminaient tout, absolument, à la mort. Précipités dans cette nuit désolante, ils s’accrochèrent à l’idée de la résurrection de la chair, qui offrait le double avantage de la menace d’une justice finale et de l’inutilité d’un messianisme terrestre. Cette spéculation, empruntée à l’Iran, destinée à débarrasser le Sanhédrin d’une question redoutable, venait trop tard : Jésus, le Messie, était apparu, il vivait, il était aux portes de Jérusalem.

Le peuple ignorait ce qui s’élaborait dans la Synagogue ; mais il voyait les ascètes et les communistes réalisant le règne de Dieu ; les Esséniens parfaitement paisibles, heureux ; Jésus et ses disciples en pleine action démonstrative. En même temps, la Synagogue, avec le tapage de ses discussions et l’importance de ses docteurs, dominait le Temple, reléguait le prêtre, abaissait le sacerdoce, diminuait Jéhovah. Ce furent les Docteurs qui se préoccupèrent de Jésus, car Jésus devenait un pédagogue public supérieur, inimitable, triomphant.

La liberté laissée à Jésus, en Galilée, par l’autorité romaine, était complète ; ses paroles, transmises, répétées, accomplissaient les prophéties. Le Nord de la Palestine, une fois de plus, donnait à Jérusalem des leçons de morale et d’abnégation, de justice et de foi, de bon sens et d’humanité ; tandis que dans la cité d’Israël, le relâchement, les apostasies et les fureurs dénonçaient l’affaiblissement des caractères, l’aveuglement des passions déchaînées. Cette désagrégation expliquait la tranquillité des fonctionnaires romains, dédaigneuse. Le Messianisme réalisé apportait une nouvelle force à la domination impériale, en ce sens qu’il allait être une nouvelle cause de division chez les juifs, et c’est pourquoi, sans doute, les Docteurs trouvaient abusive la liberté d’agir qu’on laissait à Jésus.

Entre les Zélotes, ces assassins pieux qui soutenaient la Loi par le meurtre, et les thaumaturges multipliés qui, en eux, individualisaient chacun la divinité agissante, toutes les folies étaient représentées à Jérusalem. Jésus y vint, et il ressentit aussitôt une sainte colère à la vue de ceux qui y gouvernaient. La Loi lui parut ce qu’elle était, inhumaine, violente ; mais il ne songea pas à l’attaquer : condescendance inutile, car sa présence seule lui assurait la haine, raisonnée et immédiate, des prêtres et des Docteurs. Il venait, en effet, au moment où la Synagogue ne voulait plus du Messie que le peuple attendait.

Pour beaucoup, Jean-Baptiste avait été Élie ressuscité ; et ceux qui s’étaient élevés contre cette renaissance du Prophétisme — scribes, docteurs, prêtres, — devaient à plus forte raison être les adversaires de Jésus, que la mort du Baptiste consacrait. Mais Jésus était aussi doux et charmeur que Jean avait été brutal et impérieux, et les classes méprisées allaient à Jésus, sans éveiller un soupçon dans l’esprit des autorités romaines ; et Jésus, de plus, était Galiléen, plus que Galiléen, Nazaréen, c’est-à-dire du district, du village on venaient au monde, proverbialement, des êtres bornés et ridicules. Et c’est de là qu’arriverait le Messie d’Israël ! Quelle invraisemblance ! Quelle sottise ! Quelle humiliation !

A Jérusalem, cependant, Jésus dut s’armer pour la lutte, combattre. Il prêcha d’abord qu’il suffisait de n’être pas contre lui pour être avec lui ; mais cela ne fut bientôt plus assez, et il dit : Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, déclaration de guerre à la ville rebelle, à la Jérusalem qu’il voulait conquérir, arracher à l’ancienne Loi. Dans cette ville de 50.000 âmes environ, Jésus ne sera qu’un étranger, sans protection légale, un intrus, à la fois dédaigné et craint, et on lui tendra des pièges, et on le contredira hautement. Il comprit la lutte en vrai Galiléen, sans souci des conséquences, et il discuta, argumenta, infatigable, se découvrant, dédaigneux des précautions, abaissant son génie aux subtilités des Écoles, participant aux discussions écœurantes, ripostant quelquefois par des invectives, fournissant ainsi à ses adversaires haineux tous les prétextes de sa perte. Rome laissera les juifs, dans Jérusalem si peu gardée, aussi libres d’exercer leur vindicte, qu’elle a laissé Jésus libre de la provoquer.

Jésus ne disait rien contre l’organisation de l’Empire ; il ne continuait ni Jean-Baptiste, ce provocateur, ni Juda, le Gaulonite, ce séditieux ; il acceptait l’Empereur, le César ; il ne parlait pas la langue politique, ne s’adressait qu’aux âmes, se tenait fermement hors des sphères du patriotisme et de la théocratie, échappant ainsi à toute critique officielle, étranger en conséquence aux intrigues des pouvoirs publics. Toutefois le souvenir de Jean-Baptiste le compromettait ; on retrouvait dans ses premières affirmations, répétées, des paroles textuellement dites, publiquement, par le Baptiste exécuté ; il y avait dans ses railleries, rapides, sans méchanceté — et dont les formules improvisées étaient parfois maladroites, en leur naïveté, — des tendances à l’insulte, des velléités d’outrage ; il pensait évidemment tout ce que le Baptiste avait dit, — et de très bonne foi on le redoutait, précisément parce qu’en lui, ni son attitude, ni son langage, ni ses aspirations, rien n’était juif, et qu’on ne pouvait prévoir ses intentions réelles ?

A la fois inattaquable et dangereux, il fallait, pour le perdre, pour que l’autorité romaine le suspectât, effrayer Rome des coups qui ébranlaient Jérusalem, attirer Jésus sur le terrain politique, qu’il avait évité, qu’il ne connaissait pas, où il trébucherait. S’il se soumet à l’Empereur, — rendez à César ce qui est à César, — il n’est pas le Sauveur, le Libérateur, le Messie ; s’il dit être le Messie, on lui répondra que son hommage à César, alors, manque de sincérité ; et Rome, autant que Jérusalem, aura intérêt à démasquer le fourbe. La parabole du riche précipité en enfer parce qu’il est riche simplement, et le pur ébionisme prêché — doctrine de la damnation fatale des Puissants, du salut uniquement accessible aux pauvres, — valurent à Jésus, serrée autour de lui, toute la légion des souffreteux, accourue, compacte, avide, mais combien peu sérieuse et peu sûre, prête aux brutales palinodies, trop asiatique pour ne se pas réserver. Aux yeux des Grands, des aristocrates satisfaits, Jésus reprenait l’œuvre interrompue des nabis, tendait à ameuter les saints — le pauvre (ébyon) qualifié d’ami de Dieu, — contre la bourgeoisie pédante, formaliste, orgueilleuse de son apparente moralité, qui constituait à Jérusalem, maintenant, une caste à part, presque aussi fermée que celle des brahmanes dans l’Inde. Qu’était, vraiment, dans cette société organisée, ce Nazaréen chétif, suivi de quelques pêcheurs et de quelques péagers misérables ? Or ce Nazaréen venait jusque dans le Temple, impudemment, braver cette puissance !... Et voici qu’un jour il osa chasser du Temple même, avec colère, les marchands qui y trafiquaient des bêtes destinées au sacrifice et de l’échange des monnaies ! Ce perturbateur lassait la patience. Il fallait en finir avec lui.

La caste purement sacerdotale — Saducéens, — incrédule et matérialiste, victime en somme de l’aristocratie pharisienne, d’argent, demeurait — sinon neutre au moins prudente, — à l’écart ; mais lorsqu’elle vit les Païens aller à Jésus et Jésus devenu sympathique à la secte des Samaritains, — le pain d’un Samaritain, disaient les prêtres, équivaut à de la chair de porc, — la caste sacerdotale se rapprocha des Pharisiens, pour la guerre. C’était en effet la guerre déclarée, implacable, et nécessaire aux Pharisiens hypocrites, vaniteux et ridicules, mais, paradoxe social, respectés du peuple, au fond, que leur faux rigorisme impressionnait, malgré les sarcasmes et les caricatures.

En abrogeant la Loi, Jésus s’en faisait volontairement la victime, car c’étaient les disciples de Schammaï qui l’interprétaient et l’appliquaient. En visant les Pharisiens, en les accablant de ses moqueries, populaires, Jésus les avait amenés à un point d’exaspération inouï ; et les prêtres, au même moment, voyaient le Temple menacé, la cessation du culte, leur ruine. Avec l’esprit juif, la mort de Jésus était désormais inévitable ; elle fut décidée. En prenant le titre de Fils de David, Jésus se posait en prétendant. En se donnant comme le Messie, il blasphémait. Il était notoire qu’on le traitait en héritier direct de la royauté ! qu’on le qualifiait publiquement de fils de roi ! que des agitations d’ordre politique, certaines, bien que restreintes et timorées, contre l’autorité romaine, se manifestaient en son nom ! Et Jésus lui-même ne prédisait-il pas, tant il se sentait coupable, à ceux qui croyaient en lui, de grandes persécutions ?

La lutte, déchaînée, âpre, détestable, qu’il soutenait, troublait maintenant la pensée pure de Jésus, faisait saigner son cœur adorable ; et il se laissait aller, poussé par ceux qui le suivaient. C’est alors que le doux Galiléen, justifiant les dénonciations, déconcertait par ses rudesses, même ses bizarreries. Que voulait-il ? Où conduisait-il la bande révolutionnaire ? Nul ne l’eût pu dire ; mais tous entendaient un craquement, pressentaient une catastrophe.

On dénonçait Jésus, on s’acharnait, on le traquait ; il se dérobait quelquefois, rarement, et revenait, toujours prêt aux polémiques, acceptant, au besoin, pour en user, le vocabulaire de ses accusateurs, armé comme eux de l’invective blessante. Il visait surtout l’hypocrisie officielle, dont le spectacle le faisait cruellement souffrir, et dans l’ardeur de la lutte, sa sincérité le découvrait en défaut : Il repousse Moïse, mais quelle Loi formule-t-il ? Il renverse le Temple, quel sanctuaire édifie-t-il au Dieu nouveau ? Il ne veut pas de prêtres, quel culte préconise-t-il ? Il détruit donc sans édifier ; il sape le judaïsme et ne le remplace pas ; il s’attaque aux autorités reconnues, aux pouvoirs établis, et il est seul ! ou suivi de quelques disciples ignorants, d’un peuple ameuté. Une seule solution contre cet insensé : la mort !

Légalement, à Jérusalem, Jésus n’avait droit à aucune protection, car il n’était ni Juif, ni Romain. Et voici qu’il entre dans la Cité, en plein jour, avec insolence, affectant une humilité critique, révoltante, monté sur un âne, au milieu d’une foule enivrée criant au Fils de David : Hoschia-na ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! les séditieux agitant des palmes, ce symbole de la majesté des dieux, et des voix, entendues, le saluant Roi d’Israël. — On l’adjure d’imposer silence au peuple, et Jésus répond : S’ils se taisent, les pierres crieront. Il a bravé Rome et Jérusalem, publiquement, l’autorité romaine et l’autorité pontificale ; le Grand Prêtre et le procurateur vont sévir. Le Grand Prêtre c’est Caïphe, — Caïpha, — nominalement responsable, dirigé par son beau-père Hanan, ou Hann, Saducéen fanatique, irascible, cruel.

L’application de la Loi, contre Jésus, sera correcte ; toutes les formes légales seront respectées. Suspect, inculpé, un ordre d’arrestation est lancé contre lui. Le peuple se retire ; les fidèles s’émeuvent ; Jésus, tout à son œuvre d’amour, ne recule pas ; il marche à la mort certaine, qu’il pouvait éviter. Dans le groupe des Disciples immédiats, des jalousies latentes, se montrant, relâchent le lien qui les unissait ; il y a entre Jean et judas une animosité ; tous n’admettant pas la supériorité que vaut à Pierre la droite sincérité de ses opinions et l’immense bonté de son cœur, gâtées un peu, d’apparence, par la vive accentuation de sa parole et les hésitations de sa sensibilité. Judas trahira Jésus ; Pierre, atterré, le reniera un instant ; Jean, plus tard, tâchera de substituer sa personnalité à celle du divin Maître.

Le dernier repas de la victime avec ses Disciples, réunion qui était en soi, matériellement, tout le culte essénien, et non la célébration de la pâque juive, constitua le culte de Jésus, définitif, inoubliable, éternel. Là, réellement, — ainsi que chez les Grecs-Aryens, jadis, Cérès et Bacchus, pain et vin, se donnaient eux-mêmes aux hommes pour les nourrir et les désaltérer, — Jésus, acceptant son sacrifice, se donna en sainte communion : Prenez et mangez, car ceci est mon corps... buvez, car ceci est mon sang... Crucifiement plus cruel que celui du Golgotha, Jésus comprit que tous ses disciples ne le suivraient pas, que la plupart s’éloigneraient de lui : Il est écrit, leur dit-il : Je frapperai le berger et le troupeau sera dispersé.

Jésus se retira, seul, sur le mont des Oliviers, pour veiller et prier, et là, pendant la nuit, à la lueur des torches, des sergents du Temple, munis de bâtons, appuyés de soldats romains armés de glaives, vinrent l’arrêter, judas le désignant à ceux qui exécutaient le mandat régulier du Grand Prêtre et du Sanhédrin. Jésus n’avait-il pas dit, devant le Temple, un jour : Il ne restera ici pierre sur pierre qui ne soit renversée ! Les conservateurs du Temple, du Judaïsme, appliquaient dans toute sa rigueur logique, impitoyable, la loi monstrueuse de la Raison d’État.

Rome laissait faire ces Juifs. Les trois fils d’Hérode s’étaient montrés fidèles à l’Empire, et le tétrarque de la Galilée et de la Pérée, Antipas, dont Jésus était le sujet, n’avait rien soupçonné de dangereux dans la prédication du Messie. A Jérusalem, le procurateur Ponce Pilate, — Pontius dit Pilatus, — moins indifférent qu’Antipas, plus attentif, mais pondéré, n’obéissant pas dans tous les cas aux caprices d’une Hérodiade, continuait la tradition tranquille de ses prédécesseurs, habitués aux séditions des zélateurs du Mosaïsme, continuelles, se contrebalançant, se terminant toujours par un nouvel affaiblissement des Juifs ; pour lui, l’agitation furieuse déchaînée contre Jésus n’était guère qu’un incident. Rome laissa donc aux prêtres et aux Pharisiens le soin d’instruire et de mener le procès de Jésus.

Jésus dépendait des lois juives, non abrogées. La résurrection de Lazare fut peut-être le premier grief légalement examiné. L’instruction criminelle, atrocement ingénieuse, correcte en droit, régulière en sa procédure, visait une de ces accusations simples, générales, vagues, où l’arbitraire le plus effronté peut se préparer la certitude d’aboutir : Jésus fut traduit comme séducteur (maschhith), — forme antique de l’escroquerie, promesse de ce qu’on ne saurait donner, — le plus abominable des guets-apens judiciaires. A l’accusation de blasphème, d’attentat contre la religion, s’ajouta celle de prétendant à la royauté d’Israël, entraînant la peine de mort au point de vue romain. Car les condamnations capitales étaient réservées au procurateur, unique manifestation impériale dans l’exercice du droit canonique juif, applicable.

. Ponce Pilate, que les Juifs détestaient, dont ils dénonçaient à tout propos la dureté, le disant capable de tous les crimes, n’était pas sans avoir subi, pendant sa longue administration , l’influence déprimante des calomnies dont on l’accablait, et il éprouvait un tremblement lorsqu’il devait agir devant le peuple assemblé. Il suffisait d’un Zélote dans la foule, pour qu’un assassinat eût raison d’un ennemi d’Israël. L’affaire de Jésus fut pour Pilate un grand ennui, une difficulté presque ; sa conscience se révoltait au spectacle de cette intrigue légale, odieuse, mais son égoïsme de Romain méprisant les juifs l’empêchait d’intervenir ; il ne comprenait rien, d’ailleurs, aux rêveries de ce sauveur des hommes, qui ne disposait ni d’une armée, ni d’un trésor, et dont les paroles exaspéraient jusqu’à la rage les prêtres maîtres du Temple, les docteurs de la Synagogue, omnipotents.

Les débats du procès où Jésus, quasi silencieux, dédaignait de se défendre, embarrassaient Pilate ; ne l’accuserait-on pas gravement, s’il se montrait sympathique à ce prétendu Roi des Juifs, que les Juifs eux-mêmes traînaient à sa barre ? Il fit ignominieusement fouetter Jésus, pensant que cette épouvantable humiliation apitoierait les bourreaux, — raison de plus pour fouetter Bacchus, avait dit le Xanthios d’Aristophane, car s’il est Dieu il ne sentira pas les coups ! — mais les prêtres d’Israël exigeaient la mort de Jésus. L’indulgence pour le séducteur mettait la Loi en péril. Pilate se soumit aux prêtres ; il approuva la sentence.

Tous étaient contre Jésus, parce que Jésus, pris, humilié, abandonné, se taisant, apparaissait, dans le prétoire, aux Pharisiens, comme un adversaire terrassé et sur lequel il fallait piétiner ; aux Schammaïtes, comme un sacrilège qui osait guérir des hommes malades et froisser des épis dans les champs le jour du sabbat ; aux Hillélites eux-mêmes, comme un infortuné qui fréquentait les gentils et les publicains. Condamné à mort par tous, quelques-uns, féroces, crièrent : Crucifiez-le !Je suis innocent du sang de ce juste, dit Pilate.

La faiblesse de Pilate, stupide, fit qu’en réalité Jésus, accusé d’hérésie par les prêtres et les Docteurs, devint un criminel d’État, Rome assumant la responsabilité de l’infamie, se signalant — les conséquences en seront formidables, — comme ayant eu peur de Jésus ! Pilate ne comprit pas, non plus, qu’en se faisant le justicier complaisant de la Synagogue, il sanctionnait l’autonomie autoritaire du Sanhédrin, autorisait, dans l’avenir, toutes les revendications. Et ce furent des soldats romains — cohorte de troupes auxiliaires, — qui conduisirent Jésus au Golgotha, procédèrent à la tragédie ignoble du crucifiement entre deux voleurs !

Pas un des disciples de Jésus ne le soutint pendant qu’il marchait au supplice, chargé de sa croix, sauf peut-être Jean, le bien-aimé, et la Mère du Sauveur, Marie. Mais les Galiléennes, courageuses et passionnées, Marie Cléophas, Marie de Magdala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé, et d’autres, ne l’abandonnèrent pas ; elles le virent cloué à l’arbre d’infamie sur le Mont Chauve, sur le Golgotha, et purent lire, écrite en trois langues, — en latin, en grec et en hébreu, — la formule, grandiosement ironique cette fois, et vengeresse, qui, suivant l’usage romain, disait les derniers mots : Le roi des Juifs ! affirmation que les doctes de la Synagogue discutèrent inutilement, Pilate ayant jugé l’appellation exacte et l’ayant maintenue.

La mort ne délivra Jésus qu’après trois heures d’agonie : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ! murmura son souffle d’agonisant.

Jésus mort, silencieux, toutes les voix répétèrent sa prédication, toutes les consciences, blessées, se révoltèrent ; car on mesurait la perte subie à l’ampleur du gouffre béant ; on retombait dans le passé d’hier, tyrannique et confus. Le doux baiser symbolique de la fraternité universelle venait d’être empoisonné sur les lèvres de judas ; la conception synthétique de l’humanité aryenne, jadis oubliée, retrouvée chez les Grecs, était de nouveau compromise ; l’esprit d’amour et de pardon succombait à l’esprit biblique de vengeance et de haine ; l’idée du règne égalitaire enfin, — Jésus les appela à lui et leur dit : Vous savez que les chefs des nations exercent leur domination sur elles, et que les Grands leur font sentir leur pouvoir ; il n’en sera pas ainsi parmi vous, — le principe d’égalité, cloué à la croix infamante, meurtri, était vaincu ?... Non, chantaient les âmes, l’œuvre n’est pas achevée ! Non, disait-la raison en révolte, tout n’est pas terminé ! il y a eu d’autres dieux que le Jéhovah d’Israël ; Zeus, Osiris, Nabuchodonosor, Alexandre, Jules César, César Auguste, Tibère, ont été dieux, et ils ne sont plus ; — il n’y a eu qu’un seul Dieu vrai... Jésus est Christ ! Christ est ressuscité ! Christ est Dieu !

Tout, dès lors, prouva la divinité du Christ ; chacune de ses souffrances, jadis prédite, sa passion, son agonie, sa fin, l’ébranlement de la nature au moment de sa mort humaine, — car c’était la croyance générale que la nature participait aux événements du monde : Le soleil, dit Virgile, nous annonce les sourds mouvements qui travaillent les empires... c’est lui qui, après la mort de César, eut pitié de Rome, quand il couvrit son front brillant d’une rouille obscure, et que le siècle impie craignit une nuit éternelle... Le soleil se voila à la mort de Jésus, il eut pitié de Jérusalem, il donna au peuple le frémissement de la nuit éternelle, et le peuple, pris aux entrailles, concourut au miracle d’amour, et Jésus ressuscita.

La dépouille mortelle du Dieu crucifié fut ensevelie dans un caveau près du calvaire, les saintes femmes ayant répandu sur le linceul des parfums choisis. L’effroi d’une impureté de contact écarta les témoins de ce culte. Les Galiléennes pleuraient, inconsolables, mais ne désespéraient pas ; car elles voyaient, elles entendaient, elles suivaient encore Jésus... Marie de Magdala le vit réellement, ressuscité, et elle le dit... On ne retrouva pas le corps, en effet, dans le sépulcre pourtant gardé ? Quel témoignage ! quelle joie ! quelle victoire !

Mais Jésus-Dieu répugnait aux vengeances, aux représailles, aux bruits des synagogues disputantes ; c’est été trahir le Christ que parler haut en son nom, se plaindre, et surtout se hâter ; il était vivant, donc maître de l’heure, chef et responsable, et la foi en lui suffisait. On parut oublier le Crucifié, dans le monde.