Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

Indo-européens et Sémites. - Aryens et Anaryens.- Nabis et Messies. - Jésus de Nazareth. - La Galilée. - Le Messie légendaire. - L’œuvre du peuple. - Théologie et Miracles. - Religion. - Paradis et enfer. - Les Églises. - Jésus et Jean-Baptiste. - L’enthousiasme. - Le baptême. - Les Disciples. - Les femmes et les enfants.

 

DANS la confusion universelle, deux idées principales se heurtaient, irréconciliables, parce que deux races opposées se trouvaient en conflit décisif : la race dite indo-européenne et la race dite sémitique, — la race Européenne, aryenne, et la race Asiatique, anaryenne. L’Aryen, avec son besoin de clarté et de probité, sa prédilection pour le tendre et le simple, se révoltait en Occident, comme il l’avait fait dans l’Inde au temps des Bouddhas, contre l’omnipotence d’une caste, la conception d’une humanité vouée à l’exploitation de quelques-uns, cruels et surtout désespérants. Dans l’Inde, les brahmanes s’étaient victorieusement défendus en s’emparant du Bouddhisme même ; et le nirvana, imaginé pour détruire le dogme effroyable des transmigrations, y était devenu le dogme tout aussi désolant de l’anéantissement total de l’être. En Iran, les Perses, toujours fidèles à Zoroastre, restaient silencieux, la religion nationale des Parthes conservant le Zend-Avesta, mais sans prosélytisme. Les Bédouins de l’Arabie continuaient le patriarcat indépendant.

Vaincus dans l’Inde, apaisés en Iran, satisfaits en Nabatéenne, les Aryens s’agitaient seulement là où Juifs et Romains désespéraient. Le « Sauveur » des hommes, le Messie, ne pouvait apparaître que sur le terrain de la lutte, aux environs de Jérusalem. La Loi des Juifs, — la Thora, — modifiée, toute dans le Deutéronome, venait en quelque sorte de consacrer la séparation du monde ancien, fini, et du monde nouveau. L’Anaryen de la Bible rêvait de l’âge d’or décrit par les prophètes, avenir féerique, irréalisable, tandis que l’Aryen, bien que vaguement, ne désirait que le retour vers un âge d’or passé, connu, en quelque sorte expérimenté. Ce qui rendait surtout l’accord impossible, désormais, entre l’Asiatique et l’Indo-européen, entre la Bible écrite, arrêtée, et le Livre à écrire, sinon à refaire, c’était la volonté doctrinale qu’avait l’Hébreu, le juif, de jouir en ce monde, complètement, des biens promis — aucune idée de vie future, d’immortalité de l’être ou de l’âme n’étant encore en ses esprits, — et la certitude, au contraire, qu’avait l’Aryen d’un au-delà où régnait la définitive justice.

L’agitation des Aryens se manifestait dans le pays, au centre, pourrait-on dire, de la puissance anaryenne, en Judée. Par quel miracle le Sauveur, le Messie, allait-il surgir de ce milieu ? Précisément, le monde juif était en l’état de fermentation le plus propice aux germes révolutionnaires : les prêtres d’Israël y subordonnaient les prophètes, les nabis, et ceux-ci, tenus à l’écart, mécontents, critiques de bonne foi, rêvant et composant, annonçaient le bouleversement des choses. En Palestine apparaissaient des quantités de sauveurs d’Israël, de messies spontanés, convaincus. L’individualisme, dans tous les cas, s’y manifestait étrangement. Les nabis, divers, se surexcitaient entre eux, par l’émulation ; quelques-uns écrivaient des apocalypses.

Cependant les nabis, purement juifs, réussissaient peu dans le peuple, parce qu’on savait qu’aucune des magnifiques promesses des prophètes, anciens et récents, ne s’était accomplie : ils avaient affirmé que Jérusalem serait la Capitale du monde entier, que le genre humain se ferait Juif, et Jérusalem était une cité vassale, profondément humiliée, et le Juif, visiblement détesté, isolé, bloqué, se consumait chaque jour un peu plus dans sa propre fournaise. Il fallait monter au Mord, vers la Syrie, pour rencontrer dans les foules un espoir messianique moins abattu d’abord, assez marqué ensuite, quelquefois tout à fait vivace. A mesure que l’on s’éloignait de Jérusalem, du bruit de ses querelles assourdissantes, de ses disputes, on percevait mieux — faiblement, puis distinctement, — le sens des prières et des vœux murmurés, où le nom du Sauveur était invoqué, non en hébreu, ni en araméen, mais en grec, franchement : Christos.

En ce temps-là, Jésus, fils de Marie et de Joseph, naissait à Nazareth, en Galilée, — Auguste étant Empereur, — vers l’an 750 de Rome. Jésus, altération de Josué, signifie sauveur. Les premières années de sa jeunesse, impressionnées surtout d’un paysage souriant et clair, ne lui laissèrent qu’une instruction restreinte ; il ne lut jamais bien l’hébreu et ne s’exprima qu’en un idiome araméen composé, — syriaque mêlé de vocables hébraïques, — amélioré, en sa bouche, par un don naturel de langage chantant, harmonieux, doucement asiatique. Une délicieuse naïveté, bien saine, le disposait à recevoir et à nourrir, terrain vierge, toute idée pure semée ou venue. Le mot de César avait frappé son oreille, mais il ignorait trop le monde pour comprendre l’Empire ; l’Empereur ne lui fut qu’une sorte de magnificence inaccessible, de féerie troublante à des yeux non habitués, de monstruosité superbe, énigmatique, machinée, contraire à la nature, si grande et si simple à la fois, elle ! Et il aspirait gaiement, simplement, sans envie des splendeurs lointaines, heureux, l’air de la Galilée, doux et vivifiant, lait subtil coulant des pentes arrondies du mont Thabor.

Il s’isolait, rêveur, réfléchi, peut-être moins aimé que ne l’étaient ses frères et ses sœurs, — leur aîné, semble-t-il, — trouvant plutôt chez la sœur de sa mère, Marie épouse d’Alphée ou Cléophas, et chez les fils de cette femme, une bienveillance agréable. Il lut surtout le livre de Daniel et n’ignora pas les œuvres du premier Messie, — de Cyrus, — l’union quasi faite, alors, entre les Jéhovistes et les Mazdéens, l’ère de fraternité innovée, hélas ! rompue, dont témoignaient les compositions d’Osée et d’Isaïe. Les rêveries profondes, émues, que ces lectures suscitaient, pouvaient se satisfaire et se prolonger en Galilée, loin des civilisations enfiévrées, sans provoquer ce goût de vengeance qui mettait tant d’amertume aux lèvres des juifs déçus, dupés, rejetés dans leur humiliation.

Parmi les Galiléens, énergiques, braves et laborieux, — groupés en villages au centre de cantons agricoles bien cultivés, — population active, honnête, gaie et tendre, Jésus vivait libre d’esprit, sans contrariétés d’existence, sans besoins impérieux. A la fois juive et païenne, à ses origines, la Galiléedistrict restreint, — s’était peu à peu distinguée en Palestine par le mélange de ses habitants, Phéniciens, Syriens, Arabes et Grecs, — Strabon le constate, — où les juifs de race hébraïque étaient en minorité. Lorsque Joseph mourra, Jésus prendra le nom de sa mère, — fils de Marie, — ce qui est essentiellement aryen, contraire dans tous les cas à l’idée et à la pratique juives.

Charpentier ou fils de charpentier, suivant le texte de Marc ou de Matthieu, le métier de Jésus ne le distrayait pas de ses pensées. Tout à sa vocation, miraculeusement éclose fleur et fruit dès la première chaleur, dès la première émotion, Jésus travaillait et songeait, plus aimable qu’aimant, sans doute, préoccupé, absorbé, uniquement voué à l’œuvre intellectuelle, au labeur divin. Il reçut des Esséniens, en même temps que Philon, l’idée de charité bouddhique, invraisemblable et pourtant vraie, et plus heureux que le juif alexandrin, sa conception du vaste amour ne fut point troublée des subtilités helléniques. Il ignorait Platon, Bouddha et Zoroastre, certes, mais il communiait d’eux, à travers l’espace, par sympathie humanitaire, par don génial, prédestination, être attirant à soi l’essence des choses, comme une abeille vers laquelle iraient d’eux-mêmes tous les parfums. Mais il connaissait Hillel qui, un demi-siècle passé déjà, avait dénoncé l’hypocrisie, prononcé les franches paroles, écrit les sentences ineffaçables, répandu les semences de la future moisson, maintenant mûrie. Et il lisait la Bible, dont le style l’émouvait et l’exaltait, harmonie des Psaumes et fanfare des prophéties ! ... L’Ecclésiaste lui versait aussi, doucement, une appréhension qui le préservait des ivresses du Cantique des Cantiques.

Le Dieu du Deutéronome, l’Éternel, le Temps sans bornes, lui apparaissait plus vivant, plus réel que l’Élohim de la Genèse. Le livre de Daniel lui disait les conditions nécessaires du Messie, démocrate, fils de l’homme, de figure humaine au moins, grand prophète à venir, chargé de préparer le règne d’Ormuzd. Car l’approche de l’âge d’or annoncé — Daniel, Hénoch et les Oracles sibyllins d’accord en ceci, — suspendait la respiration du monde, partout, jusqu’au milieu de Rome. Et tandis que Rome, rebelle à l’idée, en tressaillait cependant ; que Jérusalem, jalouse, s’en tourmentait ; qu’Alexandrie, railleuse, en faisait un texte de spéculation philosophique ; la Galilée naturaliste, aryenne, s’en réjouissait, l’adaptait aux possibilités humaines.

En Judée, à l’exemple des Hindous, un très grand nombre d’anachorètes opposaient le spectacle d’une vie réduite à l’exploitation de soi par l’esprit, aux ambitions collectives et exigeantes de l’Israël nouveau, organisé. De jeunes hommes, curieux d’abord, séduits ensuite, allaient à ces gourous, à ces mounis, et les écoutaient, s’instruisant, se façonnant aux simplifications, rapportant aux autres, groupés dans la ville, dans la ruche, un miel de paroles consolantes, dont on se délectait et qui procurait une ivresse active. Pour utiliser, pour diriger l’action, latente, on attendait les deux précurseurs dont il était parlé, à la fois, dans la Bible hébraïque et dans les livres des Parsis. Il se formait une conspiration, mystérieuse, légendaire, vaste, dont les cercles, en se rétrécissant dans leur mouvement régulier et continuel de concentration, touchaient toutes les intelligences, venaient aboutir en Galilée. Rogne, parfaitement instruite de l’agitation messianique, la laissait se produire, la facile énergie avec laquelle Antipas avait fait trancher la tête de Jean-Baptiste ayant prouvé que les Romains auraient vite raison de tout Messie devenu gênant.

La foule inconsciente, mais prête, faisait elle-même son chef, son maître, son messie, selon ses instincts impeccables, divin et humain, miraculeux, conscience de Dieu, Fils de l’homme, Fils de Dieu. Et pour servir ce maître, pour obéir à ce Sauveur, pour adorer ce Dieu, on rompra tous les liens de la famille, on brisera toutes les conventions sociales, on se détachera de la vie, méprisable telle qu’elle est, et on ira jusqu’au désir de la mort, par la passion du sacrifice. Cette théologie, inévitable, surpassant Jéhovah, eût conduit à Moloch sans doute ; mais Jésus conçut et donna sa théologie originale, aryenne, entrevue par Philon, du Dieu-Père, affectueux, bienveillant et attentif : Notre Père, qui êtes aux cieux... donnez-nous notre pain quotidien... et délivrez-nous du mal.

Entre Dieu et les hommes, entre le Père et le Fils, — Moïse et Élie l’avaient éprouvé, — les relations étaient réelles, les Anges iraniens intermédiaires entre la terre et le ciel. Où est Celui que l’Éternel choisira, comme il avait choisi Moïse et Élie ? Celui-là se manifestera, pour accomplir les prophéties, par des faits surnaturels, par des prodiges. C’est un miracle que la guérison de la maladie, car la maladie c’est la prise de possession du corps humain par le démon, et pour chasser le démon l’intervention divine, directe, est nécessaire. L’Asmodée iranien, devenu hébraïque, s’empare de l’homme et lui impose sa volonté ; une réaction surnaturelle, seule, est capable de détruire cette action surnaturelle. Et l’esprit aryen répugnant aux symboles, voulant des faits, le miracle ne sera qu’un acte médical, réel, constaté. La foi servira le thaumaturge. Luc parlera presque scientifiquement de la femme possédée s’approchant de Jésus, qui ne la voit pas, et, touchant le manteau du divin Maître, guérit : Jésus se retournant : Qui est-ce qui m’a touché ?... Quelqu’un m’a touché, car j’ai senti une force sortir de moi.

La religiosité du peuple entraîné, juive, exclusive, rejette l’idée de patrie, de lien du sang, de loi, se voue toute à l’idée unique d’adoration supérieure, vers l’inaccessible, l’invulnérable, et c’est pour cette idée qu’on mourra, traqué, torturé, martyr. C’est pourquoi Jésus, en voulant améliorer la Loi, lui donnera assez de coups pour la détruire, rompra avec l’esprit juif, anéantira ce qu’il voulait d’abord faire meilleur. La prière au Père céleste renversera Iahvé ; la dénonciation des prêtres indignes dispersera le sacerdoce, et il n’y aura plus de cérémonies bizarres, de psalmodies verbeuses, de culte administratif. Pourquoi s’adresser si longuement à Dieu ? Dieu ton père, écrira Matthieu, sait de quoi tu as besoin, avant que tu le lui demandes. — Que m’importe la multitude de vos victimes ! s’était écrié le Dieu d’Isaïe ; j’en suis rassasié... vos mains sont pleines de sang. Purifiez vos pensées, cessez de mal faire, apprenez le bien, cherchez la justice et venez alors. Le culte est dans la conscience, la charité en est la démonstration ; l’amour des hommes est la preuve de l’amour de Dieu ; toute la Loi est dans le pardon réciproque. Le peuple, sans temple, est le tabernacle vivant de la divinité ; et le sacrifice, c’est la divinité elle-même qui l’accomplit ; les prêtres véritables, ce seront les Purs : revenant à l’aube du jour aryen, les néo-Orphiques adoreront leur Dyonisos-Zagreus, le chasseur des âmes, en s’épurant, et ils marcheront dans la voie divine, comme jadis, vêtus du lin blanc, symbole de la sainteté acquise. Rien de plus.

Le péril, évident, exigeait des manifestations tangibles. Où sont les deux prophètes annoncés par le Yaçna zoroastrien, qui doivent venir pour consoler les hommes et précéder le grand avènement, la révolution inaugurale du Royaume du ciel, du Royaume de Dieu, textuellement promis dans le livre de Daniel, ce bréviaire de Jésus. Ce royaume se réalisera sur la terre, car l’idée asiatique, passionnante, de changement, s’allie à l’idée aryenne, tenace, de conservation, de durée. Le Paradis perse, réel, le jardin des rois Achéménides, délicieux, se voyait aussi nettement que l’enfer hébraïque, la géhenne, la vallée occidentale du Jourdain, affreuse. Malgré la brutalité de ce matérialisme général, Jésus affinait, idéalisait sa conception, préparait, avec un art merveilleux, en son rêve d’amour, la réhabilitation positive des dédaignés, l’apothéose des faibles, des petits. La délivrance bouddhique, pour lui, c’était l’accomplissement de la justice divine ; et si, par ses expressions, il parut répondre quelquefois aux vœux matériels de ses auditeurs, il ne consentit jamais à descendre des hauteurs de sa pensée. Il poursuit en effet sa chasse des âmes en y employant parfois les armes grossières qui sont à la portée de sa main, et il affuble sa finesse morale, exquise, d’un langage imagé, violent même au besoin, pour frapper l’attention sûrement, pour aller directement aux intelligences. Aux énergies des espérances messianiques de ces affamés, il fallait bien donner un aliment positif.

Le groupement naturel des souffreteux formait partout des quantités de petites communes, indépendantes d’allure, futures Églises en embryon ; les Esséniens, ou Thérapeutes, servant de modèle, sans doute. Jésus fut très vite le chef d’une de ces petites Églises, en Galilée, qu’il enseignait d’abondance, sans méthode préconçue. Il emprunta au Baptiste Jean, qu’il avait entendu et suivi, son art spécial d’émouvoir et d’actionner, sans songer certes à l’imiter : Jean menait une vie rude et ascétique, dira-t-il aux Pharisiens et aux Docteurs, et vous disiez : C’est un fou ; moi je vis comme tout le monde, et vous dites : C’est un homme dissipé et de mauvaise vie. Jean avait été violent et factieux ; Jésus resta le révolutionnaire fort et doux, l’adorable anarchiste qu’il voulait être, et sa volonté héroïque ne le trahit pas un seul instant.

Il condamna la force et la richesse, avais sans les convoiter, sans chercher à se les approprier, même pour eu disposer en faveur de quiconque ; il prétendit encore moins au gouvernement des hommes, ne songeant même pas à indiquer ce qui pourrait être le gouvernement préférable. Il dut lui sembler que cet abus disparaîtrait de soi, dans la réalisation de la fraternité des hommes à l’avènement de laquelle il croyait aussi fermement qu’à sa propre puissance. Son enthousiasme, cette fureur divine, le possédait tout entier ; il était armé pour toutes les hardiesses.

Jésus répandait autour de lui un charme fascinateur ; la force de sa personnalité se manifestait à ses propres yeux, continuellement ; les populations bienveillantes et naïves qui reçurent ses premières leçons, partageaient son ardeur, sa foi, et il se voyait dans leurs étonnantes transformations. On le qualifiait de véritablement homme, de Fils de l’homme, ce qui était, en idiome araméen, une consécration super admirative ; et il devait être beau, car ce fut pour justifier une prophétie qu’on essaya, plus tard, d’établir une tradition sur sa laideur. Sa parole, en ses prêches, s’agrémentait de citations toujours exactement appropriées, extraites de la Bible, d’Hillel, de livres divers, surtout de sentences proverbiales populaires, dont il ennoblissait la naïveté en un tour littéraire à la fois succinct et complet, un art miraculeux, surhumain, allant parfois à l’extrême des conséquences. Il dira d’abord comme Hillel : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; et puis, dépassant ce maître : Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre...

Jamais, en aucune circonstance, Jésus ne fit acte de prêtre, ni de philosophe, préconisant un culte ou un système ; il amena les âmes à communier de Dieu directement, par leur propre effusion ou leur propre appel, entendu, dédaignant les démonstrations compliquées. Il pratiquera et fera pratiquer le baptême, — qu’il a reçu de Jean, — et il se retirera au désert, pour y jeûner, parce que le peuple aime ce symbolisme épurant et consolateur, et qu’il est du peuple lui aussi. Quelques ironies, rares, constitueront toute sa critique politique ; aucun signe de révolte, ni contre les tétrarques, ni contre le Sénat, ni contre l’Empereur. Il éprouve pour les conventions terrestres un tel mépris, et il les tient pour si peu de chose, dans sa conception nouvelle, réalisable, et elles s’effaceront si complètement devant la splendeur éclatante du Royaume de Dieu, qu’il n’a que de la pitié pour ces Grands si menacés et si aveugles, pour ces Puissants si près de leur chute retentissante !...

Tout à tous, — comme le Bouddha Çakya-Mouni, sans distinction de couleur ou de sexe, — Jésus, obsédé de son idée impérieuse et exclusive, s’affirme enfin hautement, catégoriquement, publiquement, comme le Fils de l’homme dont a parlé Daniel. Il avait alors environ trente ans. Sans vaniteuse affectation, sans déplaisante austérité, joyeusement, détaché de tout, prêt à tout, il convoque, réunit et prêche, prouvant sa mission, promettant la délivrance. Il s’adresse aux Païens, dont les servilités l’émeuvent davantage que les erreurs ; il les couvre, les protège presque de son indulgence, très à l’aise avec les humbles, déjà quelque peu autoritaire avec les hésitants, sûr du succès prochain, mais s’impatientant parfois de la lenteur des intelligences à le comprendre, des sottes résistances auxquelles sa foi se heurte. L’attrait qu’il inspirait, irrésistible, devenait passionnel dans certains cas, en certains lieux. A Capharnaüm, le peuple lui dit : Tu es le Messie ! Il s’arrêta à Capharnaüm.

A titre de fait purement religieux, — de rapport de l’homme avec Dieu, — Jésus n’enseigna guère à ses disciples que la prière de l’Avesta : Notre Père..., mais il écarta, du coup, les lamentations hébraïques, les humiliations superstitieuses, les verbiages grecs et romains. Il conserva, du contact de Jean-Baptiste, des accès de passion, de fougue, et le baptême ; mais ne se solidarisera ni avec les Esséniens guérisseurs, ni avec les Elchasaïtes baptiseurs, ces Bouddhistes de Babylone venus aux rives de la mer Morte avec leur rite hindou de la purification par les eaux. Jésus est seul ; ses disciples autour de lui, librement assemblés.

Les Nazaréens se moquaient de Jésus, né chez eux ; ils le poursuivirent, le menacèrent, incrédules et railleurs. Jésus les bravait, pourrait-on dire, en prêchant dans les synagogues, paraissant aller au plein du danger, et cependant d’une prudence très sage, évitant Tibériade, par exemple, à cause d’Antipas, s’installant comme en permanence au bord du lac où les douaniers et les pêcheurs lui constituaient une famille : Simon, — surnommé Pierre ou Kêphas, — et André, son frère, établis déjà à Capharnaüm ; les deux fils de Zébédée, le pêcheur aisé, Jacques et Jean ; Philippe de Bethsaïda ; Nathaniel, fils de Tolmaï ou Ptolémée, de Cana ; l’écrivain Matthieu ; le généreux et timide Thomas, ou Didyme ; Lebbée ou Taddée ; le sicaire ou zélote Simon ; Jacques et Jude, les fils de Marie Cléophas, sœur de la mère de Jésus, et Judas homme de Qérioth, le seul parmi les premiers disciples qui ne fut pas Galiléen. — Pierre, Jacques fils de Zébédée et Jean étaient les Disciples préférés, que Jésus réunissait quelquefois à part, pour les consulter. La franchise un peu rude, mais si sincère, de Pierre se corrigeait, au Conseil, de l’intelligence attardée et du dévouement tendre de Jean, — bien changé, plus tard, plein d’imagination, se faisant le Platon d’un Jésus-Socrate, — et contenait, par sa brutalité même, la fougue dangereuse du fils de Zébédée. Si Pierre, parmi les Disciples, se distinguait des autres, en fait, — Jésus vivant de son hospitalité et prêchant dans sa maison, ou sur sa barque, — aucune hiérarchie ne classait les frères, Jésus proscrivant toute appellation distinctive.

La troupe fidèle, gaie et vagabonde, se suspendait aux lèvres de Jésus, recueillait ses enseignements, notait ses actes, s’intéressait à ses paraboles à la fois ingénieuses et transcendantes, uniquement comparables, en leur délicieuse étrangeté, à cette partie caractéristique de la littérature bouddhique, si originale, pénétrante et naïve, dont l’art le plus subtil, tant il est simple et paraît naturel, dissimule à merveille la recherche laborieuse et le sens profond.

L’insouciance galiléenne se complaisait à ce jeu d’esprit sans cesse renouvelé ; ces Aryens enchantés ne se doutaient pas des choses extraordinaires qu’ils accomplissaient, en se jouant. Une seule minute de réflexion asiatique eût suffi pour disperser tous ces disciples rangés autour du Maître, s’ils avaient un instant songé, par exemple, à prévoir les conséquences logiques de leur irrationnelle association : Ne vous souciez pas de demain, dira Jésus, demain se souciera de lui-même. Ces dédaigneux du lendemain allaient à la conquête de l’éternité, sérieusement ! Les joyeux enfants de la Galilée inauguraient la tragédie fatale du Golgotha ! C’est cette insouciance, incorrigible, qui leur fit choisir Judas, le non-Galiléen, le Juif, comme trésorier de la communauté.

La petite Église de Jean-Baptiste — car la victime d’Antipas restait vivante en ses associés, — n’avait ni la douceur, ni l’amabilité de l’Église galiléenne formée autour de Jésus. Les Baptistes, pratiquants, cherchaient une règle et un dogme ; les Galiléens ne pouvaient leur offrir que ce qui les liait et les ravissait : l’affection et la confiance mutuelles, l’amour de Jésus. Ces bonnes gens du lac de Tibériade, si loin des Grecs, et si peu instruits des littératures juives, s’émerveillaient de ce que Jésus faisait d’eux, ouvraient les yeux à la lumière, naissaient à une autre vie, s’attachaient au prophète dont ils étaient eux-mêmes, en réalité, le mi-racle vivant, probant.

Les relations de Jésus avec les Galiléennes, diverses, — ce qui scandalisait les juifs, à juste titre, relativement à leurs mœurs et à leurs lois, — ne surprenaient pas les Galiléens, chez qui la femme exerçait ses prérogatives aryennes, importantes, fiancée, épouse, mère. Cependant en Galilée, comme dans toute la Palestine, dans toute la Syrie surtout, les femmes libres, disposant d’elles-mêmes, faisant trafic de leur art, — musiciennes, danseuses, — ou de leur beauté, ou de leur esprit, témoignaient des corruptions répandues. Dès sa mission, et sans hésiter, Jésus montra que le Royaume de Dieu était assez vaste pour recevoir toutes les créatures ; que le Grand Juge était assez bon pour pardonner à tous les pécheurs ; et il accueillit indistinctement toutes les femmes qui vinrent à lui, plutôt sévère pour les matrones trop fières de leur vertu, et indulgent, jusqu’à les aider de sa main à se relever, aux pécheresses repenties.

La loi juive repoussait la femme si brutalement, de façon si désespérante, que par ses premières relations avec les Galiléennes, Jésus se mit pour ainsi dire hors la Loi. Le pardon public dont il couvrit la Magdaléenne ne fut que la sanction d’une bienveillance déjà enseignée ; en délivrant la possédée des sept démons qui la violentaient, — chiffre traditionnel des sept serviteurs d’Afrasiab, les Amschaspands iraniens, — Jésus supprima d’ailleurs le scandale de ses complaisances pour les malheureuses dévoyées, possédées irresponsables. Les Galiléennes ne quittèrent plus Jésus, l’écoutant, le servant et l’aimant, attentives à ses moindres désirs, délicatement préoccupées de son existence matérielle, l’aidant en sa vie difficile, suppléant, de leurs soins personnels et de leurs biens, à ce dédain de la prévoyance qui caractérisait le Maître, l’adorant, ensemble, de toutes leurs forces, avec une touchante sainteté. La femme de l’un des intendants d’Antipas, Suzanne, se distinguait entre toutes par le zèle qu’elle déployait, utile, pratique, autour des Disciples et de Jésus. Et Jésus attirait aussi les enfants, comme il faisait des femmes, à l’aide du même langage simple, de la même bonté, ouverte et patiente.

Ces secours religieux, ces dévouements féminins, ces tendresses juvéniles, étaient maintenant nécessaires à ces héros de la charité qui commençaient à comprendre les difficultés de l’œuvre entreprise, à éprouver parfois des découragements, à ressentir les premières atteintes de ce dégoût aryen, si caractéristique, et qui jaunissait d’une vague tristesse ces fronts si purs, si blancs, illuminés. Alors Jésus, s’abandonnant au doux commerce de l’amitié fraternelle, s’allait reposer sous des toits hospitaliers, chez Marthe, Marie et Lazare, en Béthanie, ou bien entrait dans les maisons en fête, prenait part au festin, acceptait les manifestations orientales, ordinaires, des ablutions parfumées, permettant que Marie dénouât ses cheveux, devant tous, en essuyât les pieds rafraîchis de l’hôte bien-aimé.