Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XVII

 

 

La Bible nouvelle. - Les Psaumes. - Hellénisme. - Le Zend-Avesta. - Féroüers et Asmodée. - Oracles grecs. - Néo-Platonisme. - Philosophie. - Platon. - L’Inde. - Littérature hindoue et brahmanique : théâtre. - Lois de Manou. - Krishna. - Bouddha et bouddhisme. - Bouddhistes et brahmanes. - Açoka. - L’humanité. - Révolution populaire. - Jésus-lumière.

 

REFAITE pour les Hellénistes d’Alexandrie, la Bible hébraïque, au fond chaldéen persistant, était imprégnée d’idées perses, tandis que le goût des spéculations métaphysiques, influençant les traducteurs, avait donné à leur rédaction un tour moderne, souvent maladroit. L’auteur de l’Ecclésiaste, se croyant philosophe, aboutissait au renoncement, à l’égoïsme absolu ; le livre d’Esther enseignait le mépris, presque haineux, de tout ce qui n’était pas Israël, et le livre de Daniel — avec quelle imprudence ! — contenait le vocabulaire et le scénario du drame messianique. Les Psaumes enfin, pure poésie hébraïque, s’émotionnaient assez de sentiments aryens, pour que plus tard le christianisme pût les relier en recueil de cantiques. Ces œuvres d’un piétisme exalté, lyriques, d’une harmonie séductrice, plaintive et exigeante à la fois, exprimaient la mélancolie générale. Souverainement impolitiques, aptes seulement à accaparer, les Juifs ne devaient pas utiliser pour eux ce grand labeur accompli.

Car le premier résultat du Livre nouveau, consacré, fut d’en débattre les interprétations ou d’en exagérer les formules. Jérusalem, finalement, s’en tint au Jéhovah de Job, maître de tout, subordonnant l’homme au prêtre ; l’aryanisme d’Isaïe disparut. La Synagogue, — mère d’erreurs, — s’édifia en Olympe d’où les docteurs sans moralité lancèrent leurs édits foudroyants. Aucune philosophie, quelconque, consolante ou distrayante. La Loi mosaïque, victorieuse, empêchait tout le reste ; Hillel, incompris, repoussé, qui avait dit : Aime tous les hommes, demeura le vaincu de Schammaï, disputeur infatigable, Juif des juifs.

Hors de Jérusalem, les germes iraniens déposés dans la Bible nouvelle fermentaient, préparant des fruits nouveaux, bien imprévus. Les anciens prêtres du Temple, qui avaient vécu leur exil à Babylone, y discutant avec les devins de Chaldée, si retors, et les mages de l’Iran, très instruits, s’écartaient, s’isolaient. Les Aryens, partout groupés, tenaient des parties importantes du monde alors en agitation, depuis les tribus de Sarmates, parents des Iraniens, les Scythes, jusqu’aux Parthes. C’est à ces groupes qu’Isaïe avait emprunté l’idée aryenne de la Nationalité, de la Solidarité pour la défense du sol, du Patriotisme. C’est également à ces Aryas que l’on devra la conception tranquillisante de l’ange gardien, et la formule de la prière simple, sans allégorie, qu’aucun sens caché n’obscurcit, l’Oraison dominicale, le futur Pater noster des Chrétiens.

L’influence du Zend-Avesta eut ses manifestations historiques. Zoroastre, Orphée et Moïse représentèrent pour beaucoup la trinité des grands organisateurs. Saint Méliton, au temps de Marc-Aurèle, écrira : Quant à Nébo, qui est à Maboug... tous les prêtres de Maboug savent que c’est la statue d’Orphée, mage de Thrace ; Hadran est de même la statue de Zoroastre (Zaradourcht). La fusion des trois esprits ne s’accomplit pas, malgré Babylone et malgré Alexandrie, à cause de l’idée de Dieu. La divinité aryenne, pure, à la fois une et multiple, — l’hénothéisme de Max Müller, — se trouvait prise entre le dualisme iranien, Ormuzd et Ahriman, le Bien et le Mal, le polythéisme gréco-romain et le monothéisme hébraïque. Aucun accord n’était possible, chacun restant fermement attaché à ses dieux ou à son Dieu. Le dualisme iranien, cependant, s’insinua chez les juifs avec le démon Asmodée, — Aschmodaï, — de même que l’Urœus égyptien, placé au front des souverains et des divinités, figure l’Afrasiab du Zend-Avesta depuis qu’Amenhotep IV (1.500 av. J.-C.) introduisit en Égypte le culte aryen du soleil. Jéhovah demeurait l’incontestable Dieu, mais sa religion — et le Christianisme s’en ressentira, — s’accommodait aux pratiques zoroastriennes ; en même temps d’ailleurs que les Iraniens laissaient les mages de Chaldée, ces pères des prêtres juifs, introduire dos pratiques magiques et juives dans le Zend-Avesta.

Moïse et Zoroastre compromis, ensemble, par les concessions et les entêtements de leurs sectateurs, les Grecs allaient-ils, grâce au polythéisme, rapprocher le monothéisme juif et le dualisme iranien ? La religiosité hellénique avait presque conquis Rome. Germanicus avait consulté l’Oracle de Claros ? Les Romains questionnaient à chaque instant l’Oracle de Delphes. En Égypte, les Alexandrins travaillaient à concilier la foi simple et la spéculation philosophique, et ce fut le néo-Platonisme. A cette œuvre, l’Orient et l’Occident collaboraient. Les juifs de Jérusalem, presque seuls, s’abstenaient, tant le mépris des philosophes les éloignait des penseurs. Un docteur juif dit à son neveu : Il est écrit : Médite le Livre de la Loi jour et nuit ; cherche donc quelle est l’heure qui ne soit ni le jour ni la nuit que tu puisses consacrer à l’étude de la philosophie des Grecs.

A Alexandrie, les juifs ne se désintéressaient pas du mouvement intellectuel ; ils tâchaient de s’approprier la philosophie, accaparant Pythagore, Platon, Aristote. Numénius d’Apamée n’hésitait pas à dire que Platon c’était Moïse parlant. Le néo-Platonisme ne devait pas résister à ce singulier jeu d’esprit. A discuter à la manière juive, c’est-à-dire violemment, et à la manière hellénique, c’est-à-dire superficiellement, l’Un, l’Un-Être, l’Intellect..., l’École néo-platonicienne, à Alexandrie et en Grèce, ouvrit une controverse de principe qui durait encore, confuse, cinq siècles après Jésus, le divin simplificateur.

Platon, interprété, demeura comme un thème commode, et le Platonisme servit à combattre les Alexandrins laborieux en leurs tendances scientifiques. L’homme délivré de l’Olympe s’infatuait à la prétention de tout avoir en soi. Aristote relégué dans l’oubli, le Platonisme ne fut guère qu’un système, égal — pour la dispute — au Cynisme d’Antisthène, au Cyrénaïsme d’Aristippe, au Scepticisme d’Euclide. Mais l’admirable langue de Platon resta celle de l’éloquence philosophique ; on l’étudia pour parler comme il avait parlé ; on l’utilisa pour se faire écouter et pour séduire ; et comme il avait tout dit, dit de tout, tout développé, depuis la théorie brahmanique des transmigrations jusqu’à l’idée de l’âme immortelle et du Dieu créateur, toutes les écoles et toutes les religions pouvaient l’invoquer.

Le néo-Platonisme s’embarrassa des doctrines secrètes de Perse, de Chaldée et d’Égypte, des souvenirs de la science orphique, des pratiques de la divination toscane, augurale ; un éclectisme à rendre fou. A Rome, la police dut intervenir ; à Alexandrie, de la preuve de l’immortalité de l’âme on arriva logiquement au désir de se délivrer du corps, à la justification des plus plats suicides ; et Platon était responsable de ces insanités. Quant aux livres de philosophie, écrit Cicéron, il fera bien de les réserver pour charmer les loisirs de Tusculum ; et s’il a jamais à parler de la justice et de la bonne foi, je lui conseille de ne pas adopter le système de Platon.

En dégageant de Platon avili, quasi bafoué, ce qu’il avait hérité de ses grands ancêtres les Indiens, langage et croyances, le Christianisme — écartant Aristote, — subordonnant le réel à l’idéal, trouva la parole vraie qui devait subjuguer le monde. Ni la Perse, ni la Grèce, ni la Palestine, ni l’Égypte n’ayant à offrir aux lèvres sèches des discoureurs enfiévrés et des auditeurs altérés aucune eau limpide, il fallait remonter à la source des eaux polluées.

Alexandre avait comme découvert et ouvert l’Inde. La sagesse orientale, appréciée, avait maintenant des admirateurs ; les Éthiopiens orientaux d’Homère étaient retrouvés, Mégasthène les avait vus. Tite-Live, Ovide et Virgile montrent que la littérature indienne était, de leur temps, connue des Romains ; mais on en ignorait l’histoire. Du Rig-Véda aux Puranas et Tantras, l’encyclopédie hindoue était considérable ; le Ria, ou recueil d’hymnes, sorte de fleur première ; le Mahâbhârata et le Râmâyana, fruits développés : — le Mahâbhârata, de 200.000 vers ; le Râmâyana, de 70.000 ; — livres historiques, en ce qu’ils nous apprennent l’esprit hindou, de ses origines aryennes à son aboutissement brahmanique, intellectuel et social. Le Mahâbhârata chante la lutte mémorable des Kourous et des Pandous, la défaite des Pandous, leur délivrance, leur victoire pour un instant. Le Râmâyana dit le triomphe de Rama, époux heureux de la belle Sita.

Groupés sans doute vers la fin du treizième siècle avant J.-C., les hymnes du Rig-Véda nous sont un fait chronologique suffisamment précis. Les épopées hindoues, célébrant les grands triomphes des brahmes, résistent encore à la fixation positive d’une date, ces livres, de même que la Bible hébraïque, ayant subi des corrections et des additions successives. Les lois de Manou, qui étaient codifiées mille ou douze cents ans avant J.-C., contiennent des passages évidemment postérieurs à l’ère chrétienne, quelques-uns peut-être contemporains des croisades ?

Les Upanishads, commentaires dogmatiques des Védas, le Sama-Véda purement liturgique — missel brahmanique, — et les Lois de Manou forment la bibliothèque sacerdotale des Hindous, œuvres réfléchies, destinées à garantir l’autorité de ces brahmes, ou brahmanes, qui transformèrent l’Inde védique en une sorte d’État, puis de Royaume gouverné par des prêtres. Les épopées, d’inspiration sacerdotale encore, mais d’esprit politique, sont des monuments énormes, collectifs, où s’enchevêtrent et se superposent, entassées ; les richesses les plus délicates de la patience et du goût indiens, les hardiesses les plus grossières de la lubricité africaine, les puérilités les plus redondantes de l’imagination asiatique.

Les fables, les contes, les satires, le Théâtre surtout, nous laissent l’ouvre exquise du véritable esprit indien, éloquent, poétique, raisonnable, naturel, communiquant l’émotion sans effort, sans recherche, sans supercheries, simplement. Cette littérature, populaire dans le sens le plus élevé du mot, resta indemne, généralement, de l’influence dégradante des races abjectes conquises jadis par les Aryas, dont ils supportèrent ensuite le contact et la maîtrise. Le sanscrit y est demeuré la langue savante et sacrée, les Aryas ne parlant plus que le pracrit ; mais en art dramatique, les grands personnages s’expriment encore en sanscrit.

Trois cent cinquante pièces du théâtre hindou nous sont connues, originales, ne procédant d’aucune autre littérature, toutes d’inspiration védique, écrites pour les spectateurs, naïvement représentées, sans machineries ni décors. Le sujet, développé lentement, clairement, en un style soigné, précis, s’appuie de groupes plastiques, d’un art de rangement parfait. Un chœur soutenait le drame, dialogué, genre déjà achevé dans les hymnes védiques, — tel l’incident de Yami et Yama, — ne procurant que des sensations douces, à l’aide de la parole, de la mimique et de la danse. Les femmes aiment qui chante et qui danse, dit un personnage. Le jeu dramatique est d’origine divine ; le Théâtre a été créé par Brahma, sur les instances des dieux ; le meneur mystique, céleste, a nom Bhârata, — le même mot, dans l’Inde, désigne le comédien. — L’Inde a enfin ses annales dramatiques, vantant la sensibilité tendre de Kâlidâsa, le pathétique éclatant de Bhârabhûti, l’esprit de Çudraka, la précision poétique de Harsa. Essentiellement démocratique, écrit pour le peuple, donné en plein air, — sauf dans le palais du roi, — le drame hindou a sa source dans les premières œuvres védiques, vocabulaire, sujets et jeu. L’idée aryenne dominante, la crainte de la honte, la pudeur, y suspend les écarts de parole ou d’action. Mon amie, — dit Sâgarika, la Phèdre hindoue, s’abandonnant, — mon amie, écarte tous ces ornements... Pourquoi me tourmenter ? Mon amour est placé trop haut ; la honte nie pèse ; mon cœur est à un autre ; ma passion est sans issue ; le seul refuge, c’est la mort.

Représentations dramatiques ou chansons de geste, déclamées, le sublime de cette littérature spéciale est dans son universalité, le sentiment de l’unité du monde, dont l’homme fait partie, le relevant à ses propres yeux. Jamais, peut-être, ce catholicisme ne fut mieux senti et mieux exprimé que dans l’Inde ; c’est pourquoi, livré à son évolution naturelle, toujours consolant, mesuré et gai, partant de l’ère héroïque pour aboutir aux mystères pieux, puis aux farces, ces œuvres d’il y a trois mille ans, encore représentées, sont écoutées, comprises et applaudies comme si elles étaient d’hier, imaginées et écrites en Europe. C’est là ce Génie de l’Inde ; dont il a été dit qu’il est le plus étrange, le plus puissant et le plus original qui ait encore concouru au développement de la civilisation.

On verra le Brahmanisme, et ensuite le Bouddhisme, et le Djaïnisme surtout, prêchant contre les représentations théâtrales, contraints de renoncer à l’interdiction, accepter, sanctifier, utiliser l’art dramatique. Où vivent des Aryens en nombre, l’art théâtral se manifeste, caractéristique, indispensable, que rien ne peut remplacer. De leurs vicissitudes cruelles, les Aryas du Pendjab, ruinés par les Dasyous pillards, dominés et exploités ensuite par les brahmanes, avaient sauvé, conservé, leur littérature, qui se continua librement, parallèlement à la littérature brahmanique.

Les Lois de Manou sanctionnent la puissance du brahmarie, dans cette société de castes pour le maintien de laquelle le code est écrit : Que l’initié (dvidjâ) ne méprise jamais un guerrier (kchatriya), un serpent et un brahmane... car ces trois êtres peuvent causer la mort de celui qui les méprise. Aux termes de ce code, le brahmane, même s’il avait tué tous les habitants des trois mondes, ne saurait être traité de criminel ! Toutes sortes de brahmanes, des catégories de brahmanes, — les uns voués à la recherche de la science, d’autres consacrés à l’austérité, d’autres occupés à l’accomplissement des actes religieux, etc., etc., ont droit au respect du peuple et du souverain, à l’indépendance, à l’inviolabilité. Le royaume légal se compose de sept membres (saptânga), le roi, son conseil, sa capitale, son territoire, son trésor, son armée et ses alliés, le roi subordonné au Seigneur du châtiment, à Varouna, qui étend son pouvoir sur tous les monarques ; or, un brahmane parvenu aux termes des études sacrées est le seigneur de cet univers.

Manou, l’auteur de la Loi, est le porte-parole de Brahma, qui a détrôné l’Indra védique, comme les Brahmanes ont supplanté les Pères de famille, alors que chacun était prêtre chez soi. Brahma a tout créé ; il a divisé les hommes, ses créatures, en quatre classes : le Prêtre (brahmane), issu de sa bouche ; le Guerrier (kchatriya), de son bras ; le Commerçant (vaisya), de sa cuisse ; le Servile (çoûdra), de son pied. Les récompenses et les peines se départissent par la transmigration, théorie d’épouvante, toute âme étant susceptible de revivre, humiliée, dans un corps abject, esclave vil, bête immonde, ou dans un corps inerte... Les offrandes assurent la vie du brahmane, conseiller du roi, directeur exonéré de tout impôt.

Les mœurs primitives des Aryens du Pendjab se révèlent, en ce code, dans le respect de la femme, la nomenclature des divinités, védiques, l’énoncé des dix vertus fondamentales : la résignation, le pardon sublime, — rendre le bien pour le mal, — la tempérance, la probité, la répression des sens, la pureté, la science des Livres sacrés, la connaissance de l’âme, la véracité et la patience. La partie civile et pénale de la Loi, extraordinairement minutieuse, est satisfaisante ; on y constate ce caractère de logique et de droiture que des Aryens devaient exiger, en ce qui touchait à leurs droits ; tandis qu’en ce qui concerne le sacerdoce, au contraire, le code est un monument de prétentions exorbitantes, ou bizarres, énumérées sur un ton de certitude et d’outrecuidance, montrant que leurs auteurs, les prêtres hindous, ne doutaient plus de leur supériorité.

L’habileté des brahmanes fut d’édicter des lois plutôt que de formuler des doctrines ; ils évitèrent ainsi les discussions. Tout se résumait, en quelque sorte, dans l’affirmation de la disposition légale, en une phraséologie surhumaine, troublante. On y retrouve l’exagération hébraïque, plutôt amplifiée, avec du merveilleux. Mais la superbe des prêtres, injustifiable, d’intelligence bornée en somme, avait abouti, suivant les lieux, au despotisme cruel d’un souverain secouant le joug, ou à l’indifférence ruineuse d’un roi résigné ; les brahmanes épuisaient l’Inde, ou l’impatientaient. Il semble que les Lois de Manou ne purent jamais être pleinement appliquées, tant l’esprit aryen répugnait à l’œuvre cléricale de la littérature brahmanique ; d’autre part, s’abaissant au goût populaire, préludant elle-même à la réaction contre l’autorité du prêtre, elle imaginait un Sauveur. Le récit fantastique de la lutte des dynasties solaire (blanche, aryenne) et lunaire (noire, anaryenne), qui est le sujet du Mahâbhârata, contient le type du Messie hindou, Krishna, né dans le sein d’une femme, — la vierge Devati, — un rayon de la splendeur divine ayant revêtu de la forme humaine, dès sa conception, l’Enfant divin, le sacré.

Khrisna fait des miracles ; il est excellent ; sa bonté, inépuisable, va jusqu’à relever et accueillir la pécheresse Saravasti, repentante, et qui le suivra désormais, convertie et épurée. Krishna, finalement, devenu «chef», s’empare de l’autorité, qu’il délègue aux brahmanes, et il meurt afin que le monde croie à sa parole, percé d’une flèche. Comme les nabis d’Israël, les brahmanes prophétisaient le Sauveur en qui les Hindous mettraient leurs espérances.

Parmi les sectes brahmaniques, diverses, qui se partageaient l’Inde, celle des Djaïnas avait une réputation particulière : elle opposait une doctrine aux vagues formules du brahmanisme général ; elle eut la gloire de donner à l’Inde son Messie, son Bouddha : Alors, dans la suite du temps, à une époque de confusion et de trouble causés par les ennemis des dieux, un fils de Djina, du nom de Bouddha, naîtra parmi les Kikât’as (habitants du Magadha).

Le Bouddha libérateur parut aux pieds des montagnes du Népal, fils de roi, prince royal, orné des 32 signes et des 80 marques par lesquels le Sauveur devait se faire connaître. Sa science fut immédiatement universelle ; son habileté, déconcertante ; sa puissance, miraculeuse ; il l’emporta sur les plus forts, les plus agiles et les plus savants. Celui qui savait la loi devant sauver le monde, qui allait délivrer l’homme des pensées nées du trouble des sens et lui montrer le repos, fut l’exemple de l’abnégation et du renoncement, en fuyant le palais de son père, en acceptant de vivre, les cheveux coupés, jetés au vent, vêtu du linceul d’un mort, assis sous un figuier, tout à sa méditation. Instruit par sa propre pensée, devenu Bouddha, c’est-à-dire Celui qui a acquis la connaissance absolue des choses, Çâkya-Bouddha, Çâkya-Mouni (le solitaire), s’en fut vers le Gange, prêcher sa réforme, discuter, émerveiller, convertir ; il s’installa sous les ombrages frais du jardin de Djétavana, y résida vingt-trois années. Dans sa lutte contre les brahmanes, Bouddha est violent ; il les traite d’hypocrites, de menteurs, d’histrions ; il les dénonce, les insulte, les brave, devant le peuple et devant le roi. Les brahmanes le poursuivirent, des villes lui furent interdites ; on le menaça souvent. Il mourut âgé de quatre-vingts ans, honoré de funérailles royales ; le peuple se disputa ses restes, sur le bûcher encore fumant, comme des reliques.

C’est mille ans avant J.-C., selon les Chinois, cinq cents ou six cents ans avant notre ère, selon les Indiens, que le Bouddha, poussé à sa mission par le spectacle des misères humaines, par une immense commisération pour les souffrances du peuple, tenta de réformer le Brahmanisme, intolérable. Il ferma les livres des brahmanes, opposa à l’égoïsme intransigeant des prêtres l’exercice d’une invraisemblable charité, se fit invulnérable en s’assignant pour but le Nirvâna, suprême et éternelle béatitude, émancipation, délivrance, affranchissement (moukti ou mokcha), calme profond (nirvâna) ; — ce qui sera, pour les uns, une parfaite apathie, pour les autres, une extase, pour d’autres encore, une négation de tous modes d’être et de sentir, chacun, après Bouddha, apportant sa définition. Car le Bouddha n’écrivit rien, et jamais, semble-t-il, dans ses prêches, ne définit avec précision cet état de satisfaction suprême, de calme, qu’il avait obtenu et qu’il promettait aux agités, aux malheureux, aux désespérés de la société brahmanique condamnée.

La légende s’empara du Bouddha, quelques brahmanes se saisirent de la doctrine du Libérateur, et la réforme, dénaturée, échoua. Le Bouddhisme eut son Dieu incarné, son Dieu adoré des dieux, monothéisme par hiérarchie, et sa féerie. Bouddha prit la figure d’un éléphant armé de six défenses, couvert d’un réseau d’or, à la tête rouge et superbe, à la mâchoire ouverte, et d’une forme majestueuse ; — il eut ses évangiles, sa tentation par le démon puissant (mâra), qu’il intimida en lui lançant un rayon de lumière parti du milieu de ses sourcils, etc. Mais dans l’extravagant et le fabuleux, sa beauté morale accomplie, sa charité sans bornes, incomparable, sa loi de grâce pour tous, son union des hommes par l’égale estime et l’égal amour, son cult de la famille, sa tolérance et sa douceur ordonnées, persistèrent. La tristesse du Bouddha, son pessimisme, l’avaient privé, dans l’Inde, du concours actif et persévérant des Aryens. Plus grand que Çakya-Mouni, Zoroastre avait à la fois moralisé et réjoui ses sectateurs : Celui, dit Ormuzd, qui m’invoquera bien et avec pureté de cœur, ou celui qui aura l’esprit éclairé par mon instruction, ou celui qui, généreusement, ne désirera que l’avantage d’autrui, celui-là, cet homme... son âme pure ira au séjour de l’immortalité. Bouddha, lui, ne promettait que l’anéantissement ; et son abnégation, en réalité, prenait l’allure d’un égoïsme.

Le roi Açoka (263-226 av. J.-C.), bouddhiste zélé, avait envoyé des missionnaires à l’Est et à l’Ouest, en Chine et chez les Parthes, — Pantsays du pays de Yônakas, — où s’était faite une heureuse fusion de Mazdéisme et de Bouddhisme ; la charité et la catholicité bouddhiques, avec quelques-unes de leurs manifestations, s’adaptaient aux croyances et au culte mazdéens. La froide aumône du Bouddhisme s’y réchauffa à la mise en commun des biens que les Esséniens pratiquaient ; le renoncement du solitaire, inutile, s’y corrigea de l’idée de sacrifice, — et il est remarquable de constater que le Nirvana bouddhique, si contraire au génie aryen, est trouvé par Tacite chez les Finnois, qui, dit-il, ont atteint le plus difficile des biens, celui de n’avoir pas même de vœux à faire... ; pendant qu’en Asie le Bouddha, qui n’avait voulu, lui, ni caste, ni patrie, ni différence de couleur ou de sexe, présidait maintenant, en image, — statues parées de fleurs, — à l’exclusivisme brahmanique, c’est-à-dire à la division radicale des castes, à l’omnipotence des souverains nationaux, au mépris des hommes de couleur noire, à la déchéance de la femme.

Les Occidentaux — et l’Occident commençait à l’Indus plus que jamais, — voulaient vivre, se relever, secouer les entraves de la corruption et de la tyrannie ; ils aspiraient, tous, résolument, à une délivrance, entravés toutefois par l’inévitable crainte qu’éprouvent, méfiantes, jusqu’à l’aveuglement et l’injustice, les humanités depuis longtemps torturées. Ils hésitaient entre la Bible — qui sera encore le volume mystérieux pour Juvénal, — et Platon ; ils hésitaient entre le Jéhovah des Juifs et le Jupiter des néo-Platoniciens, tandis que, d’autre part, chez les penseurs, bien qu’à tâtons, la théorie des Idées conduisait à la théorie du Logos, du Verbe, tendant à faire croire à l’homme qu’il lui était facile, seul, par sa raison, de pénétrer les mystères. Entre cet immense orgueil, prôné par les philosophes, et la dégradante servilité exigée par les prêtres, on n’osait choisir.

En proie littéralement à toutes les incertitudes, l’humanité en était arrivée à un tel degré d’ennui, que l’annonce de la fin du monde allait être pour beaucoup la première joie que depuis leur naissance ils eussent franchement ressentie. En vérité le monde, comme le dira Jésus, était blanc pour la moisson. A la corruption hellénique, asiatique, pour mieux dire, et à l’oppression romaine, l’insouciance des Épicuriens ni la résignation des Stoïques ne pouvaient rien offrir d’acceptable, et le mysticisme des Alexandrins troublait. Le naturalisme védique, profond et moral, avec ses mélancolies, ses tendresses, et jusqu’à ses imaginations, si sensible dans l’œuvre première du Bouddha : — Je suis venu pour désaltérer ceux qui ont soif ; Ma loi est une loi de grâce pour tous les êtres ; Comme vous parlez, agissez ; Soyez doux ; Ce ne sont pas les pénitences qui purifient les âmes, c’est la vertu ; Pratiquez l’aumône, l’empire sur soi-même, la répression des sens, l’amour des êtres ; Soyez sans haine, sans orgueil, sans hypocrisie ; Faites toujours ce que vous voudriez que fît autrui, — disparaissait, fleur étouffée, dans la confusion des formules brahmaniques, entassées, de même que la parole d’Hillel, pourtant récente, et si belle, se perdait dans le vacarme de la Synagogue, où les Schammaï vociféraient.

Certes l’immense et insatiable charité du Bouddha avait fixé sa renommée ; — la Rome chrétienne le canonisera. — On ignore ses origines, on est peu ou mal renseigné sur son véritable but, mais son action est indubitable, claire, connue. On sait que pour parler au peuple il ne se servait que de la langue populaire, commune, et qu’il usait largement des paraboles pour exprimer ses pensées. On croit qu’il fut Dieu ? Il est certain cependant qu’il ne se donna jamais comme tel. Ses disciples l’adoraient. Ces impressions étaient, en Occident, l’effet par écho des disputes où se complurent, après Bouddha, les bouddhistes et les brahmanes ; ainsi que le firent les évangélistes (aggadistes) et les talmudistes après Jésus. La vie du Bouddha, compliquée, surchargée d’incidents, parfois fantastiques, ne fut bientôt qu’une sorte de conte impuissant à séduire les Aryens occidentaux, enjoués, piqués de curiosité, mais critiques et pleins de bon sens.

En Iran, Zoroastre subsistait par sa Loi, — le Zend-Avesta, — non par sa vie écrite ; mais il n’y avait presque plus de Persans en Médie et le règne d’Ormuzd manquait maintenant de précurseurs. Daniel cependant annonçait, selon la formule iranienne, l’avènement du cinquième empire, de l’Empire des Saints, auquel était promise l’éternité ! Quel sera le dieu de cet Empire ? Ce ne pouvait être, pour les Aryens de l’Inde, que la divinité par excellence, se faisant humble, s’incarnant pour le bonheur des hommes ; pour l’Aryen de l’Iran, ce sera l’Ized de la victoire, vainqueur et victime à la fois, beau comme un jeune homme de race blanche, Barman sacrifié, agneau sans tache... illuminateur du monde.

Quel culte ? Les mystères grecs n’avaient rien d’enviable, rien de sincère, rien de solide. Le prêtre juif ne différait guère des autres prêtres ; son enseignement et sa vie justifiaient les abus dont on mourait... et lorsqu’il faisait des concessions, — comme en Égypte, — disposé à croire par exemple à l’immortalité de l’individu, c’était pour y apporter des restrictions hypocrites, noyer l’idée dans les flots remuants, troublés, de la philosophie hellénique, agaçante. Et puis, vaincu, en rage, tout à sa passion sombre, le Juif s’accentuait antipathique à l’Aryen. Le Bouddhisme, le Zoroastrisme et le Judaïsme succombaient donc au même mal, à l’évidente incapacité de la caste sacerdotale, de plus en plus acculée vers un isolement répulsif ; et ce qu’il y avait encore de raisonnable chez les brahmanes, les mages et les docteurs, se noyait dans un verbiage philosophique, incompréhensible aux foules.

Les foules commençaient à se rendre compte de leur importance, par la seule constatation de ce qui disparaissait autour d’elles, successivement, tandis qu’elles survivaient, elles, avec leurs aspirations. Plaute, doux aux petits, qui osa le premier, à Rome, dire que tous les esclaves n’étaient pas vils, fourbes et débauchés, et Spartacus — le Thrace brave et pieux — qui conduisit une armée d’esclaves, avaient préparé le monde nouveau, inauguré la Société nouvelle ; il ne manquait plus que le texte de la Loi future et le Chef, à la fois hardi et aimant. Chacun, quelque infime qu’il fût, sentait qu’il pouvait collaborer à l’œuvre de délivrance et de justice ; c’était partout, éparses mais nombreuses, affinées par l’extrême souffrance, des milliers et des milliers de misérables machines humaines, prêtes à se rapprocher, à combiner exactement leur engrenage identique, à prendre le mouvement révolutionnaire, irrésistible. On aspirait à quelque chose de plus redoutable qu’une formule précise, on voulait le contraire de ce qui existait ! Les premiers seront les derniers, dira Jésus, et la révolution sera faite.

Tout concourra, dès lors, à la glorieuse revendication ; tout le passé suscitera l’avenir. Les missionnaires bouddhistes, venus à Babylone, accepteront ou ne repousseront pas l’idée d’un Dieu personnel, et les Esséniens en résulteront ; les patriarches d’Arabie, les Bédouins, ennobliront le monothéisme par la grandeur sereine de leur foi ; les Aryens, avec leur poésie, leur indépendance critique, leur honnêteté et leur dévouement, exalteront à l’avance le Dieu qui se fait homme pour souffrir et mourir ; et ce Dieu ne réclamera qu’une religion pure, sans temple ni prêtre. L’Inde l’a déjà qualifié, ce Béni des nations, descendu du ciel, cet Esprit saint, cet Oint, ce Seigneur apportant la vérité à la terre.

Le Bouddha d’Occident, comme le Bouddha des Hindous, — le Bouddha d’Orient, foulera aux pieds la famille et les joies de ce monde ; et il mendiera aussi, pour vivre, n’ayant rien à lui. — Maître, je te suivrai partout où tu iras ! Et Jésus répond : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des abris ; le Fils de l’Homme n’a pas où il puisse reposer sa tête. Au nirvâna, à la nuit bouddhique, Jésus opposera la lumière perpétuelle, et son symbole sera rayonnant : l’hostie blanche, — le disque égyptien, — au centre du soleil resplendissant de Mithra, l’ostensoir.