Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XVI

 

 

Romains et juifs. - Juifs de Jérusalem. - Littérature judéo-hellénique : Philon, Nicolas de Damas. - Néo-Judaïsme. - Apion et Josèphe. - Les Esséniens. - Les messies : Jean-Baptiste, Jésus. - Juifs à Rome. - Syrie et Syriens. - Phéniciens : Chananéens. - Arabes : Nabatéens et Sabéens. - Alexandrins. - Antioche.

 

CÉSAR avait admis que le Peuple d’Israël fût comme le client de Rome, et il lui avait laissé des gouverneurs indigènes. Auguste était resté comme indécis, et ses successeurs l’avaient imité. Au point de vue religieux, Rome avait été absurde, imprudente. Auguste n’avait-il pas envoyé de riches présents au Temple ? n’avait-il pas fait faire en son nom des sacrifices rituels au Dieu suprême ? Les Empereurs, qui redoutaient surtout les Syriens, croyaient-ils que les Juifs de Jérusalem leur seraient des alliés favorables ? Trouvaient-ils dans l’esprit juif cette tendance à la dénationalisation, cette conception d’empire universel, d’état illimité, qui était, depuis César, l’idée romaine par excellence ? Rome et Jérusalem, pourtant, Romains et juifs étaient incapables de s’entendre ; et l’erreur de César, partagée par Auguste, était irréparable. Au premier contact, les incompatibilités se manifestèrent.

Les juifs restèrent isolés, insolents, acrimonieux, disputeurs, séditieux dans un certain sens, parmi les Romains infatués, calmes, dogmatiques. A Jérusalem, on ne vit bientôt que des êtres tristes, avides et repoussants, méchants, dédaigneux et sournois, pendant qu’à Rome les patriciens ressentaient pour le juif, sans raisonner leur répugnance, ce dégoût que faisaient éprouver aux Athéniens du temps de Périclès les circoncis débarqués. Cette antipathie devint de la haine, Rome et Jérusalem prétendant à la domination du monde. Nous sommes au faîte de notre destinée, écrit Horace. Est-il permis de payer le cens à César ? demande le prêtre de Jéhovah. Jérusalem revendiquait l’omnipotence sacerdotale, prétention ridicule aux yeux des Romains irréligieux, dont les temples n’étaient guère que des monuments où les banquiers déposaient leur encaisse, et qu’on démolissait parfois pour se procurer à bon compte des matériaux !

Rome apercevra plus tard le danger de la comparaison, et Jérusalem, alors, sera condamnée à disparaître, l’exemple de ce petit peuple autonome et jaloux, insolent et indiscipliné, étant intolérable dans l’Empire. Enfin le spectacle vraiment horrible des émeutes juives, atroces, bizarres, — vêtements déchirés, poussières jetées en l’air, convulsions, — bizarres et laides, faisaient mépriser ces comédiens, victimes jusqu’à la folie de leur propre surexcitation, d’abord jouée. Rome, aveuglée, regardait Jérusalem comme une espèce de symbole, une incohérence sans valeur, peut-être un centre utile, surchauffé, où se consumaient vainement toutes les ardeurs asiatiques, attirées.

L’histoire de la Judée, effectivement, n’était plus de l’histoire juive. Tour à tour égyptienne et syrienne, la Palestine était évacuée de Juifs, transportés, fuyards ou dénaturés. A Jérusalem, sur les tombes, on écrivait indifféremment en grec ou en hébreu les noms des ensevelis ; on y priait en grec ; on y lisait la Bible nouvelle, alexandrine. Les anciens combattants de Moab et d’Édom n’existaient plus, ni leurs descendants. Les Juifs ramenés de Babylone avaient écarté les Anciens, et ces pieux exilés, rétablis dans leur ville, y restaient les adversaires des expulsés, réfugiés en Samarie. A ce groupe exclusif et étroit, mais dominateur, et créancier des Prophètes, s’étaient accrochés une quantité considérable de Païens qui, sans s’incorporer définitivement, adhéraient au culte monothéiste, n’attachant nulle importance à cette manifestation. Et on les accueillait. Ézéchiel n’avait-il pas dit : Les fils des Édomites et des Égyptiens seront considérés comme des Israélites, à la troisième génération ? Les lois d’Esdras et de Néhémie remplaçaient la Loi de Moïse.

Un État juif résultait cependant de la chute des Séleucides ; ce royaume eut forcément son souverain, auquel le clergé suscita des difficultés, envieux du pouvoir. Le Conseil d’Israël, aristocratique, le Synhédrion (Sanhédrin), fut tout de suite religieux, inaccessible à toute idée de liberté ; et c’est ainsi que Iahvé s’affirma comme l’unique despote. Les princes juifs, repoussés par les sacerdotes, allaient à l’Hellénisme, et on en prenait prétexte pour les dénoncer comme infidèles et étrangers. Les écrivains, penchant vers les princes, s’hellénisaient ; ils n’écrivaient plus qu’en grec. Cette évolution intellectuelle, très importante, adoucit les propos et les volontés des énergumènes ; elle ne diminua pas le fanatisme essentiel qui agitait les juifs cléricaux, maîtres véritables. La Jérusalem nouvelle, avec son Temple, était retombée dans l’antique fureur biblique, malgré l’influence calmante de l’Iran. Je suis jaloux, pour Sion, d’une jalousie qui va jusqu’à la rage, s’écrie le Jéhovah de Zacharie.

Pourtant, l’influence iranienne s’étendait. La langue araméenne, plate et longue, supplantait la langue hébraïque ; le tour élégiaque modifiait la diction véhémente des prophètes anciens ; les héros de la période militante prêtaient leur nom aux poètes inconnus ; David, l’ancien brigand de Sicéleg, devenait psalmiste ; le roman se substituait à l’histoire. La domination ptolémaïque — qui peupla Alexandrie de Juifs enlevés à Jérusalem, les vides comblés par des Orientaux et des Hellènes, mélangés, — avait permis la traduction grecque du Pentateuque, peu correcte, écrite pour des délicats, expurgée autant que possible de ses obscénités. L’esprit hébraïque aurait été sans doute adouci, sans l’impatience inintelligente des dominateurs, sans Antiochus Épiphane, qui, voulant anéantir le Judaïsme, chargea Apollonius de remplacer les juifs par des Grecs, contraignit les Israélites à figurer dans les bacchanales, couronnés de lierre, et les réunit, en les exaspérant, pour protester et résister. La persécution donna gain de cause aux prêtres de Jérusalem ; le soulèvement national des Macchabées créa la Nation.

Un sacrifice solennel, selon la Loi de Moïse, consacra religieusement la victoire de Judas Macchabée ; mais qui pourrait dire le nombre exact des juifs de race, des Hébreux, qui prirent part aux batailles ? Le marteau de Dieu fut un héros grec, dans l’acception ethnique du mot. Tout était prêt, en attendant la réalisation idéale du Royaume de Dieu, pour affirmer le Royaume de Juda, reconstitué. Le Jéhovah terrifiant avait consenti, par ses prêtres, à sacrer un roi qui agirait pour lui, et la lignée dynastique de David possédait le droit d’exercer la monarchie. Les Chroniques et les Psaumes établissaient cette dynastie, le délicieux poème de Ruth était écrit pour coordonner la lignée royale. Jéhovah est un Dieu caché ; les sacerdotaux parlent en son nom ; les rois, après l’onction, représentent sa force. Jérusalem, cela est désormais certain, dominera, régira le monde. Et Jérusalem ne se préoccupe pas plus de Rome que Rome ne se préoccupe sérieusement des Juifs.

Ce n’est pas à Jérusalem, en effet, qu’était le danger ; il se préparait à Alexandrie, où les esprits fermentaient ; il était en Galilée, cette oasis, où, dès l’exode, frappés de la stérilité de la Judée, des Hébreux, des ‘Arabes et des Égyptiens, après avoir suivi Moïse, s’étaient réfugiés et installés. Philon, en Égypte, amalgamait la Bible, Platon et les Orientaux. Le juste, écrivait-il, est la victime expiatoire du méchant ; c’est à cause des justes que Dieu verse ses inépuisables trésors, et cette parole annonçait le Christ, mieux que n’importe quelle prophétie. Il rappelait Isaïe s’écriant : La graisse de vos béliers me soulève le cœur, votre encens m’importune ; il continuait Osée, Malachie, Siméon le Juste, Hillel, duquel on a pu dire, sans sacrilège, qu’il fut le maître de Jésus de Nazareth. De Nicolas de Damas, vrai Païen, littérateur et philosophe, il reste juste assez de fragments pour montrer la belle liberté des études et des productions en Syrie. Cet adepte d’Aristote put, sans étonner, plaider la cause d’Hérode, son maître juif devant Agrippa.

La littérature judéo-alexandrine et judéo-syrienne ruinait la Bible de Moïse, tournait en allégories les révélations, substituait des idées, ou des symboles, aux affirmations catégoriques des historiens d’Israël. On maltraitait Jéhovah à l’aide, presque, du vocabulaire des Romains, — traduit en grec, mot pour mot, — parlant avec irrévérence de Jupiter. Et comme il s’agissait de juifs éclairés, leur langage était plus âpre, leur intention plus évidente. A partager également son admiration entre Homère et Moïse, le pseudo-Longin, en son Traité du sublime, sacrifiait le Mosaïsme. L’ancien Iahvé n’existait plus ; le nouveau se faisait difficilement. Rome et Jérusalem, ensemble, travaillaient à la déchéance irrémissible des divinités.

L’ennemi des juifs à Alexandrie, Apion, — que Tibère, qualifie de grelot universel, Cymbalum mundi, — s’attaquait avec une franche licence, érudite, à l’antiquité de la religion juive, ameutait les peuples contre les juifs hostiles au genre humain, séparés du reste des hommes par leurs pratiques bizarres et leur Dieu unique !... C’est pour rétorquer Apion que Josèphe écrira ses ouvrages. S’il exagère, s’il atténue, et surtout s’il invente, encore faut-il tenir compte de son but : il plaide pour les Juifs, et tâche, afin d’endormir les susceptibilités romaines, de les confondre avec les Grecs. Il ne cite que rapidement Juda le Gaulonite, Jean-Baptiste et Jésus, parce qu’il n’attachait pas plus d’importance que les Romains eux-mêmes à la décapitation du Baptiseur, au crucifiement du prétendu roi des Juifs sur le Golgotha. En supprimant les agitateurs, Rome croyait supprimer les agitations ; mais ce qu’elle ne pouvait empêcher, c’était le mouvement des esprits, ce qu’elle ne pouvait atteindre, c’était le calme développement, en certains lieux, d’une société nouvelle, à la fois antagoniste de la Rome impériale et de la Jérusalem théocratique.

En décrivant avec complaisance la vie paradisiaque des Thérapeutes du lac Mariout, Philon servait la révolution mûrissante. Les pieux cénobites de l’oasis d’En-Gueddi, les Esséniens, réalisaient, sur la rive orientale de la mer Morte, une vie idéale. Juifs schismatiques, ou groupe spécial, il est certain que les Esséniens abandonnèrent Jérusalem parce que la cité ne leur offrait aucune satisfaction d’existence, ou rebutés par la scélératesse des Grands Prêtres. Ces Sages seront pour Pline des fous mélancoliques ; pour Dion Chrysostome, des utopistes. Il est remarquable que Philon et Josèphe les proclameront de leur race, comme si l’idéal d’une existence sans besoins et sans désirs, la complète modération des passions et la sobriété absolue pouvaient être un rêve de Juif ! C’étaient des philosophes pratiques, vivant une vie de labeur et de méditations, soutenue par la tempérance, réjouie par le calme des jours se succédant, car les échos de la Jérusalem tapageuse, enfiévrée, n’arrivaient pas jusqu’à eux.

On racontait des Esséniens qu’ils avaient trouvé le secret de l’origine des choses ; qu’on n’entrait au sein de leur Société qu’après une initiation et des épreuves ; qu’ils guérissaient les malades, — Asaya, les médecins, les nommait-on, — et on était attiré vers eux. Ils formaient une communauté, ne reconnaissaient pour maître que leur supérieur, se qualifiaient de frères, s’habillaient comme tous les Judéens, mais n’employant que des étoffes blanches ; ils priaient, travaillaient la terre, s’interdisaient tout trafic, — le commerce impliquant le désir de nuire au prochain, — observaient le célibat, sans interdire le mariage, remerciant Dieu au début et à la fin de chaque repas, cet acte eucharistique ayant un caractère particulier de solennité, le peuple étant admis à y assister ; et ce spectacle, d’une grandeur simple, naturelle, laissait une impression profonde.

Les Esséniens, religieux, croyaient à l’action divine, constante ; leur livre était la Bible, qu’ils commentaient toutefois, affectant pour Moïse un très grand respect. Ils exagéraient les ablutions prescrites, sectateurs de Zoroastre en ceci, plus Iraniens, ou Égyptiens, que juifs, se distinguant dans tous les cas, par ces pratiques, des Juifs de Jérusalem. Ils niaient la légitimité de l’esclavage. La pudeur, ce culte exclusivement aryen de la dignité humaine, cette fleur unique de poésie charnelle, se retrouvait chez les Esséniens ; leurs femmes ne se baignaient que vêtues de lin, pour ne pas faire injure à la lumière de Dieu. Les mille détails de leurs rites de purification, empruntés au Zend-Avesta pour la plupart, y symbolisaient l’excellence de la race et la sainteté des intentions. Ils lisaient d’autres livres que la Bible, prêchaient et conseillaient ; quelques-uns connus, nommés, préférés. Les juifs traitèrent les Esséniens d’égarés, mais incapables de nuire, ainsi que les Romains disaient des Juifs. L’heure venue, ils auront leurs martyrs. On les inscrira, plus tard, avec ingratitude et injustice, dans la nomenclature chrétienne des hérésiarques.

L’exemple des Esséniens, et celui d’autres groupes également paisibles ; le contraste de ces existences tranquilles et des agitations qui troublaient les cités, du contentement de ces vies médiocres, comparé au désespoir des pauvres, à Jérusalem surtout, portaient les esprits à désirer, à espérer, à concevoir une sorte de révolution des choses, quelconque. L’idée de Dieu, ravivée par les controverses des prêtres et des philosophes, préoccupait ; la question des rapports de l’homme avec Dieu était posée. Dieu intervenait sûrement en faveur de ses créatures trop malheureuses ou dévoyées. Allait-il intervenir ? Comment ? par le Messie ! Or, ceux de Jérusalem ne l’attendaient pas seulement, le Messie, ils le réclamaient, tel que les Prophètes l’avaient garanti, guerrier, victorieux, sauveur.

A peine la venue du Messie devint probable, par la constatation du mal triomphant, que déjà son caractère fut le sujet de disputes, de séparations. Car il y avait cinq partis opposés les uns aux autres, dans Jérusalem : les Saducéens ou sacerdotaux, protégés des Romains ; les Pharisiens bourgeois, dévots, amis de la paix ; les Zélotes ou sicaires, fanatiques violents ; les Brigands, aventuriers iduméens et nabatéens, en bandes, battant le pays, s’autorisant des Zélotes ; et enfin tous ceux — parmi lesquels les Esséniens, — qui, ne vivant pas dans cette atmosphère brûlante, désiraient ou préparaient, avec une patiente résignation, une confiance admirable, les temps nouveaux. Chacun de ces groupes concevait son Messie, à part.

Jean le Baptiste avait inauguré la Révolution formelle. L’idée du Messie était populaire ; on formait pour ainsi dire le Sauveur d’un mélange de souvenirs et d’espérances. Alexandre et César, alors qu’ils favorisèrent le peuple d’Israël, avaient été quelque peu des Sauveurs, des Messies ; Cyrus, certainement, avait été le vrai Messie le jour où il délivra les Hébreux captifs : Kourous avance pour son œuvre ! s’écriait Isaïe II. Et en effet, un instant, Cyrus réalisa l’œuvre ; les disciples de l’Avesta fraternisèrent avec les adorateurs de Iahvé, Ormuzd condescendit au monothéisme hébraïque, Jéhovah s’exprima en iranien par la bouche d’Osée et d’Isaïe. Mais cela n’avait été qu’une courte illusion.

Le Messie devait donner aux juifs, définitivement, avec l’empire du monde, une Jérusalem enrichie des dépouilles d’Égypte et de Babylone ; et c’est ce Messie vengeur que, les Zélotes, les Brigands et les Saducéens attendaient, exigeaient. Les juifs d’Alexandrie, opulents et libres, qui se contentaient d’un Messie moins inquiétant, l’affirmaient avec plus de force, en leur Bible des Septante, qu’il ne l’était dans la Bible hébraïque, et grâce à d’habiles contresens, ils l’avaient fait prochain. Le Messie hébraïque, celui de Michée par exemple, était un Roi terrible, lionceau dans un troupeau de brebis ; et c’est pour établir sa légitimité, qu’après les Macchabées on dressa les généalogies par lesquelles il descendait de David. Le Messie des communautés, au contraire, était pacifique et consolateur, à peine de souche royale.

Jean-Baptiste, sévère et dur, avait prêché avec véhémence, morigéné les Grands, abusé de l’indulgence d’Antipas, et sa mort, ordonnée par Hérodiade et Salomé, le laissait précurseur martyrisé. Ses disciples, exagérant encore les exagérations du Maître, poussaient leur communisme jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mendicité. Ce triste Jean avait assombri l’espoir des déshérités, découragé les révolutionnaires, effrayé les audacieux, compromis. A la mort du Baptiste, par crainte d’Antipas, Jésus, avec des disciples du décapité, s’était retiré dans le désert, par prudence. Car la tradition iranienne, la doctrine des Parsis, était que deux prophètes viendraient, ensemble, préparer les voies du Messie. Jean-Baptiste et Jésus, aux yeux de tous, paraissaient être les deux Précurseurs. Jean exécuté, c’était Élie ressuscité, venu ; toute la Judée et toute la Syrie n’en doutaient pas. Le mangeur de sauterelles et de miel sauvage, premier martyr de l’Idée nouvelle, annonçait donc le Christ.

Rome fut bien forcée de s’occuper enfin de cette agitation. Les oracles de la Sibylle grecque allaient-ils se réaliser ? Virgile n’avait-il pas répété le cri de David et de la Sibylle ? Une religion de salut universel allait-elle renverser le paganisme ? Est-ce que vraiment « l’ère des calamités » prédite par les Iraniens était accomplie ? Les deux Prophètes partis avaient-ils consacré la défaite du démon Dahak, inauguré le temps où il n’y aura qu’une langue, une loi, un gouvernement pour tous les hommes ? Les livres sibyllins, le livre de Daniel et le livre d’Hénoch concordaient, dans la promesse scientifique, calculée, de l’âge d’or. Ces poèmes prophétiques, lus, remuaient profondément, dangereusement, la foule des Romains misérables, entraînés dès lors du côté des juifs, aussi malheureux qu’eux, mais pleins d’espoir dans leur détresse, insolents de joie. Rome, certes, saura frapper le nouveau Cyrus, le nouveau Messie, dès qu’il surgira ; mais ce serait folie, cependant, que s’en préoccuper trop, déjà.

La quiétude de Rome résultait des confusions voulues de sa politique extérieure. Administrations et religions, tout, dans les provinces, concourait à la division des cœurs et des esprits. Auguste, divinisé à Pergame et à Nicomédie, avait ses partisans aussi fidèles et passionnés que ceux de Jéhovah ; le Jéhovah de Jérusalem n’était pas le même que celui d’Alexandrie ; et voici que Jean-Baptiste et Jésus prêchaient encore un autre Dieu. Les juifs, selon l’idée romaine, poursuivaient donc leur œuvre de propre destruction. N’avaient-ils pas été les maîtres d’Alexandrie sous les Ptolémées ? Que leur restait-il de cette influence ? Il suffisait de laisser faire les juifs. Rivales, Alexandrie répondait de Jérusalem ; Jérusalem, d’Alexandrie.

Entre Alexandrie et Jérusalem, la Syrie, asile de toutes les races, plutôt hellénique, démoralisée, desservait tous les dieux, depuis le Mithra perse jusqu’au Moloch phénicien, ne vivant guère que de plaisirs ; sauf une seule ville, laborieuse, Béryte, sorte d’île latine, isolée : On y apprenait, avec le Droit, l’art d’exercer les fonctions publiques ; mais on s’y nourrissait d’une littérature rapide, — contes puérils, voyages fabuleux, imaginés, déconcertants ; — l’oisiveté corrompait ce petit monde, qui ne songeait qu’à boire et à banqueter. Les villes syriennes rivalisaient de mœurs dépravées : l’une vantait ses joueurs de flûte et de harpe courant les rues ; l’autre, la supériorité des parfums répandus dans ses gymnases transformés en bains chauds, origine des thermes ; certains temples y étaient des lieux de prostitution. C’est que les Syriens, enrichis, avaient presque dépossédé Alexandrie de ses négoces fructueux. Les Empereurs considéraient cette province comme une sorte de Gaule asiatique, inépuisable, et bien située ; ils ne voyaient pas qu’au contact des Syriens, les administrateurs et les guerriers de Rome s’asiatisaient. Le Liban seul, avec Hémèse, Chalkir et Abila, conservait la langue et les coutumes du pays ; la fertilité merveilleuse de la terre rouge du Haouran et du Jardin de Damas, permettant d’y vivre sans autre secours, l’exonéraient des interventions helléniques et phéniciennes.

La Syrie proprement dite, avec ses divinités hybrides, son Zeus-Bélos de Béroca et son Jupiter Balmarchodes de Béryte, fluctuante, inconstante, ingénieuse et sensuelle, fut l’école d’immoralité où Rome s’enivra ; son paganisme original, à la fois sentimental et pratique, plaisait. Séducteurs parfaits, les Syriens, — le mot devint un qualificatif type, — dévergondés et trafiquants, serviables et exploiteurs, se répandaient partout, autant que jadis les Phéniciens.

Hérode, repoussé par Jérusalem, s’était appuyé sur les Nabatéens — que Jonathas Macchabée n’avait pu réduire, — pour mater les juifs. Ce royaume arabe, vassal, ne comprenant qu’une faible partie du Nord de la péninsule arabique, était la porte par où passaient les richesses du Sud, dont les Romains s’émerveillaient. Je n’échangerais pas mon très libre repos, dit Horace, contre les richesses des Arabes. La résidence du roi de Nabat, — la Séla araméenne, la Pétra grecque, — fortifiée, était la station inévitable des caravanes apportant les œuvres de l’Arabie et de l’Inde. A Leuké-Komé, ensuite, les Romains percevaient sur ces importations un droit d’entrée égal au quart de la valeur.

Ces Arabes, qui s’étendaient jusqu’à Damas, fiers autant de leur vie nomade, libre, que de leurs conquêtes agricoles, des vignes et des figuiers qu’ils avaient plantés laborieusement, et qui fructifiaient en un terrain ingrat, échappaient à toute classification nationale. C’étaient ces hommes aux tempes rasées dont parle Jérémie, que le Deutéronome accepte comme Enfants de Iahvé, — pourvu qu’ils renoncent à se raser entre les yeux en signe de deuil et qu’ils ne se fassent plus d’incision, — fils de Sem détournés de Jéhovah par le culte de Tammouz-Adonis, gouvernés par des femmes, des reines puissantes et respectées. L’Hellénisme pénétra avec les Romains en Nabatéenne, le voisinage des Juifs ennemis leur faisant accueillir cette civilisation opposée ; mais ils conservèrent leur Dieu suprême, Dousaris, beaucoup plus près de Dionysos que de Iahvé. L’impression hellénique et romaine ne fut que superficielle chez ces indépendants ; elle ne modifia guère leurs mœurs. Mahomet les retrouvera presque primitifs.

Quant aux. Juifs d’Égypte, — un million contre huit millions d’Égyptiens, — très remuants, très audacieux, servis par les Ptolémées, maîtres de tout un instant, — Strabon s’en scandalise, — leur incapacité d’organisation, leur cupidité jamais satisfaite et leur jalousie insupportable les rendaient impuissants. Ils se reléguaient eux-mêmes dans des quartiers ; se rendaient odieux, malgré leur souplesse, par leur manière d’administrer l’État ; accaparaient, comme par manie, les effets de tous les mécontentements. Les Hellènes méprisaient ouvertement ces juifs ; les Égyptiens les toléraient, se bornant à défendre leurs dieux, ainsi qu’ils l’avaient fait d’ailleurs, avec succès, contre les Hellènes. Sérapis plutonisé refusa les sacrifices sanglants ; Osiris dédaigna Iahvé. Les débordements orgiaques de Canope — autre sujet de scandale pour Strabon, — ne détrônèrent pas davantage Sérapis, indulgent. L’Égypte repoussera de même le christianisme.

La turbulence railleuse des Alexandrins, argumentant à coups de pierres et à coups de couteaux, émeutiers nés, garantissait Rome contre les prétentions juives possibles. La théurgie des néo-Platoniciens de l’école d’Alexandrie, extravagante, prêtait à rire. Antioche, cette Alexandrie syrienne, cette Rome asiatique, si vivante, hellénisée, peuplée d’incomparables moqueurs, raisonnait mieux ; elle résumait — capitale réelle de l’Orient, — l’esprit et la force de la Province romaine, telle que le Sénat la devait concevoir. C’est à Antioche que séjournaient les Empereurs, que siégeait le gouvernement, que se frappaient les monnaies impériales pour l’Asie, que se fabriquaient les armes de guerre. Dans la vaste enceinte d’un rempart commun, quatre quartiers, séparés par des murs, y quadruplaient, pour ainsi dire, la sécurité matérielle des habitants. Antiochus le Grand, lors de la chute des Hellènes de Grèce, avait ouvert Antioche aux Eubéens et aux Étoliens abandonnant leur patrie, et les juifs, comme à Alexandrie, y étaient venus nombreux, groupés, indépendants, bientôt privilégiés.

Ne produisant rien, enrichie par ses seuls souverains, divers, intéressés à accroître leur majesté du spectacle de la magnificence de leur Cité capitale, Antioche était exclusivement une ville de plaisir. Ce fut un paradis envié, prôné, célèbre ; on disait : Antioche près de Daphné, comme on eût dit : Antioche à côté du ciel. Daphné, avec ses lauriers fleuris, ses cyprès graves, ses eaux vives, courantes et jaillissantes, son superbe temple d’Apollon, ses fêtes annuelles de plein été (10 août), offrait au monde la splendeur inouïe d’une cité monumentale toujours en joie, bâtie en un lieu divin, dans la vallée de l’Oronte, entre des coteaux boisés, ombreux, parmi des jardins embaumés. Rome pouvait envier à Antioche ses somptueuses constructions, sa large voie droite, — de près de huit kilomètres, — traversant la ville, avec son double portique couvert, la belle ordonnance de ses maisons spacieuses, saines, l’éclairage de ses rues la nuit, la multiplication de ses fontaines, distribuant une eau si claire, dira Libanius, que le vase en paraît vide, et si agréable, qu’elle excite à boire.

Antioche s’amusait trop pour que ses heureux habitants pussent y rêver, y écrire, y discourir. Les cyprès y murmurent, dit Libanius, mais les hommes n’y savent pas parler... Au théâtre, les seuls spectacles de danses mimées, ou les auditions d’instrumentistes et de chanteurs, assemblaient la foule ; et aussi, surtout, les représentations de chasses, réelles, cruelles, d’animaux parqués, ou des combats de gladiateurs. La corruption d’Antioche, partie importante de sa gloire, justifiait sa célébrité. En y envoyant des vétérans après la conquête, en la réorganisant à la romaine, l’Empereur crut avoir suffisamment assuré sa domination. Entre les orgies de Babylone, finies, et les débauches de la Rome impériale inaugurée, Antioche conservait et initiait... Peut-être Antioche fût-elle, beaucoup plus qu’on ne le croirait, l’exemple où les Chrétiens virent l’insipidité des jouissances faciles, le leurre des joies sensuelles, le mensonge vulgaire des appétits satisfaits, conduisant à cette indifférence au plaisir qui fut, pour eux, le commencement de la vertu ?

Écrasée par l’architecture égyptienne, impérissable, décourageante, l’architecture romaine préféra se donner Antioche à embellir, sans comparaison trop voisine. Plus riche qu’Alexandrie, plus approvisionnée de débauches, Antioche attirait et retenait mieux que l’Égypte. Bélos et Élagabal, avec leurs prêtres ignobles, leurs autels se prêtant aux prostitutions, étaient plus adorables » que l’Isis hellénisée et le Sérapis mystérieux. Antioche était vraiment trop occupée de gourmandises lourdes ou raffinées, de spectacles bruyants ou cruels, d’amours lâches ou immondes, — en ses maisons, ses théâtres et ses temples, — pour que Rome s’inquiétât de ses habitants, pût croire qu’un révolutionnaire y trouverait jamais un seul adepte ; le Messie, un seul croyant.