Romains et juifs. - Juifs de Jérusalem. - Littérature judéo-hellénique : Philon, Nicolas de Damas. - Néo-Judaïsme. - Apion et Josèphe. - Les Esséniens. - Les messies : Jean-Baptiste, Jésus. - Juifs à Rome. - Syrie et Syriens. - Phéniciens : Chananéens. - Arabes : Nabatéens et Sabéens. - Alexandrins. - Antioche. CÉSAR avait admis que le Peuple d’Israël fût comme le client de Rome, et il lui avait laissé des gouverneurs indigènes. Auguste était resté comme indécis, et ses successeurs l’avaient imité. Au point de vue religieux, Rome avait été absurde, imprudente. Auguste n’avait-il pas envoyé de riches présents au Temple ? n’avait-il pas fait faire en son nom des sacrifices rituels au Dieu suprême ? Les Empereurs, qui redoutaient surtout les Syriens, croyaient-ils que les Juifs de Jérusalem leur seraient des alliés favorables ? Trouvaient-ils dans l’esprit juif cette tendance à la dénationalisation, cette conception d’empire universel, d’état illimité, qui était, depuis César, l’idée romaine par excellence ? Rome et Jérusalem, pourtant, Romains et juifs étaient incapables de s’entendre ; et l’erreur de César, partagée par Auguste, était irréparable. Au premier contact, les incompatibilités se manifestèrent. Les juifs restèrent isolés, insolents, acrimonieux, disputeurs, séditieux dans un certain sens, parmi les Romains infatués, calmes, dogmatiques. A Jérusalem, on ne vit bientôt que des êtres tristes, avides et repoussants, méchants, dédaigneux et sournois, pendant qu’à Rome les patriciens ressentaient pour le juif, sans raisonner leur répugnance, ce dégoût que faisaient éprouver aux Athéniens du temps de Périclès les circoncis débarqués. Cette antipathie devint de la haine, Rome et Jérusalem prétendant à la domination du monde. Nous sommes au faîte de notre destinée, écrit Horace. Est-il permis de payer le cens à César ? demande le prêtre de Jéhovah. Jérusalem revendiquait l’omnipotence sacerdotale, prétention ridicule aux yeux des Romains irréligieux, dont les temples n’étaient guère que des monuments où les banquiers déposaient leur encaisse, et qu’on démolissait parfois pour se procurer à bon compte des matériaux ! Rome apercevra plus tard le danger de la comparaison, et Jérusalem, alors, sera condamnée à disparaître, l’exemple de ce petit peuple autonome et jaloux, insolent et indiscipliné, étant intolérable dans l’Empire. Enfin le spectacle vraiment horrible des émeutes juives, atroces, bizarres, — vêtements déchirés, poussières jetées en l’air, convulsions, — bizarres et laides, faisaient mépriser ces comédiens, victimes jusqu’à la folie de leur propre surexcitation, d’abord jouée. Rome, aveuglée, regardait Jérusalem comme une espèce de symbole, une incohérence sans valeur, peut-être un centre utile, surchauffé, où se consumaient vainement toutes les ardeurs asiatiques, attirées. L’histoire de Un État juif résultait
cependant de la chute des Séleucides ; ce royaume eut forcément son
souverain, auquel le clergé suscita
des difficultés, envieux du pouvoir. Le Conseil d’Israël, aristocratique, le Synhédrion (Sanhédrin), fut tout de suite religieux, inaccessible à toute
idée de liberté ; et c’est ainsi que Iahvé s’affirma comme l’unique despote.
Les princes juifs, repoussés par les sacerdotes, allaient à l’Hellénisme, et
on en prenait prétexte pour les dénoncer comme infidèles
et étrangers. Les écrivains, penchant
vers les princes, s’hellénisaient ; ils n’écrivaient plus qu’en grec. Cette
évolution intellectuelle, très importante, adoucit les propos et les volontés
des énergumènes ; elle ne diminua pas le fanatisme essentiel qui agitait les
juifs cléricaux, maîtres véritables. Pourtant, l’influence iranienne s’étendait. La langue
araméenne, plate et longue,
supplantait la langue hébraïque ; le tour élégiaque modifiait la diction
véhémente des prophètes anciens ; les héros de la période militante prêtaient
leur nom aux poètes inconnus ; David, l’ancien
brigand de Sicéleg, devenait psalmiste ; le roman se substituait à
l’histoire. La domination ptolémaïque — qui peupla Alexandrie de Juifs
enlevés à Jérusalem, les vides comblés par des Orientaux et des Hellènes,
mélangés, — avait permis la traduction grecque du Pentateuque, peu correcte,
écrite pour des délicats, expurgée autant que possible de ses obscénités.
L’esprit hébraïque aurait été sans doute adouci, sans l’impatience
inintelligente des dominateurs, sans Antiochus Épiphane, qui, voulant
anéantir le Judaïsme, chargea Apollonius de remplacer
les juifs par des Grecs, contraignit les Israélites à figurer dans
les bacchanales, couronnés de lierre,
et les réunit, en les exaspérant, pour protester et résister. La persécution
donna gain de cause aux prêtres de Jérusalem ; le soulèvement
national des Macchabées créa Un sacrifice solennel, selon Ce n’est pas à Jérusalem, en effet, qu’était le danger ;
il se préparait à Alexandrie, où les esprits fermentaient ; il était en
Galilée, cette oasis, où, dès l’exode, frappés de la stérilité de La littérature judéo-alexandrine et judéo-syrienne ruinait
L’ennemi des juifs à Alexandrie, Apion, — que Tibère,
qualifie de grelot universel, Cymbalum mundi, — s’attaquait avec une franche
licence, érudite, à l’antiquité de la religion juive, ameutait les peuples
contre les juifs hostiles au genre humain,
séparés du reste des hommes par leurs pratiques bizarres et leur Dieu unique
!... C’est pour rétorquer Apion que Josèphe écrira ses ouvrages. S’il
exagère, s’il atténue, et surtout s’il invente,
encore faut-il tenir compte de son but : il plaide pour les Juifs, et tâche,
afin d’endormir les susceptibilités romaines, de les confondre avec les
Grecs. Il ne cite que rapidement Juda le Gaulonite, Jean-Baptiste et Jésus,
parce qu’il n’attachait pas plus d’importance que les Romains eux-mêmes à la
décapitation du Baptiseur, au
crucifiement du prétendu roi des Juifs
sur le Golgotha. En supprimant les agitateurs, Rome croyait supprimer les
agitations ; mais ce qu’elle ne pouvait empêcher, c’était le mouvement des
esprits, ce qu’elle ne pouvait atteindre, c’était le calme développement, en
certains lieux, d’une société nouvelle, à la fois antagoniste de En décrivant avec complaisance la vie paradisiaque des
Thérapeutes du lac Mariout, Philon servait la révolution mûrissante. Les pieux cénobites de l’oasis d’En-Gueddi, les Esséniens,
réalisaient, sur la rive orientale de la mer Morte, une vie idéale. Juifs
schismatiques, ou groupe spécial, il est certain que les Esséniens
abandonnèrent Jérusalem parce que la cité ne leur offrait aucune satisfaction
d’existence, ou rebutés par la scélératesse
des Grands Prêtres. Ces Sages seront pour Pline des fous mélancoliques ; pour Dion Chrysostome, des
utopistes. Il est remarquable que Philon et Josèphe les proclameront de leur
race, comme si l’idéal d’une existence sans
besoins et sans désirs, la complète modération des passions et la sobriété
absolue pouvaient être un rêve de Juif ! C’étaient des philosophes pratiques, vivant une vie de labeur
et de méditations, soutenue par la tempérance, réjouie par le calme des jours
se succédant, car les échos de On racontait des Esséniens qu’ils avaient trouvé le secret de l’origine des choses ; qu’on n’entrait au sein de leur Société qu’après une initiation et des épreuves ; qu’ils guérissaient les malades, — Asaya, les médecins, les nommait-on, — et on était attiré vers eux. Ils formaient une communauté, ne reconnaissaient pour maître que leur supérieur, se qualifiaient de frères, s’habillaient comme tous les Judéens, mais n’employant que des étoffes blanches ; ils priaient, travaillaient la terre, s’interdisaient tout trafic, — le commerce impliquant le désir de nuire au prochain, — observaient le célibat, sans interdire le mariage, remerciant Dieu au début et à la fin de chaque repas, cet acte eucharistique ayant un caractère particulier de solennité, le peuple étant admis à y assister ; et ce spectacle, d’une grandeur simple, naturelle, laissait une impression profonde. Les Esséniens, religieux, croyaient à l’action divine,
constante ; leur livre était L’exemple des Esséniens, et celui d’autres groupes également paisibles ; le contraste de ces existences tranquilles et des agitations qui troublaient les cités, du contentement de ces vies médiocres, comparé au désespoir des pauvres, à Jérusalem surtout, portaient les esprits à désirer, à espérer, à concevoir une sorte de révolution des choses, quelconque. L’idée de Dieu, ravivée par les controverses des prêtres et des philosophes, préoccupait ; la question des rapports de l’homme avec Dieu était posée. Dieu intervenait sûrement en faveur de ses créatures trop malheureuses ou dévoyées. Allait-il intervenir ? Comment ? par le Messie ! Or, ceux de Jérusalem ne l’attendaient pas seulement, le Messie, ils le réclamaient, tel que les Prophètes l’avaient garanti, guerrier, victorieux, sauveur. A peine la venue du Messie devint probable, par la constatation du mal triomphant, que déjà son caractère fut le sujet de disputes, de séparations. Car il y avait cinq partis opposés les uns aux autres, dans Jérusalem : les Saducéens ou sacerdotaux, protégés des Romains ; les Pharisiens bourgeois, dévots, amis de la paix ; les Zélotes ou sicaires, fanatiques violents ; les Brigands, aventuriers iduméens et nabatéens, en bandes, battant le pays, s’autorisant des Zélotes ; et enfin tous ceux — parmi lesquels les Esséniens, — qui, ne vivant pas dans cette atmosphère brûlante, désiraient ou préparaient, avec une patiente résignation, une confiance admirable, les temps nouveaux. Chacun de ces groupes concevait son Messie, à part. Jean le Baptiste avait inauguré Le Messie devait donner aux juifs, définitivement, avec
l’empire du monde, une Jérusalem enrichie des dépouilles d’Égypte et de
Babylone ; et c’est ce Messie vengeur
que, les Zélotes, les Brigands et les Saducéens attendaient, exigeaient. Les
juifs d’Alexandrie, opulents et libres, qui se contentaient d’un Messie moins
inquiétant, l’affirmaient avec plus de force, en leur Bible des Septante,
qu’il ne l’était dans Jean-Baptiste, sévère et dur,
avait prêché avec véhémence, morigéné les Grands, abusé de l’indulgence
d’Antipas, et sa mort, ordonnée par Hérodiade et Salomé, le laissait
précurseur martyrisé. Ses disciples, exagérant encore les exagérations du Maître,
poussaient leur communisme jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mendicité. Ce triste Jean avait assombri l’espoir des déshérités,
découragé les révolutionnaires, effrayé les audacieux, compromis. A la mort
du Baptiste, par crainte d’Antipas, Jésus, avec des disciples du décapité, s’était retiré dans le désert, par
prudence. Car la tradition iranienne, la doctrine des Parsis, était que deux prophètes viendraient, ensemble, préparer
les voies du Messie. Jean-Baptiste et Jésus, aux yeux de tous, paraissaient
être les deux Précurseurs. Jean exécuté, c’était Élie ressuscité, venu ; toute Rome fut bien forcée de s’occuper enfin de cette
agitation. Les oracles de La quiétude de Rome résultait des confusions voulues de sa politique extérieure. Administrations et religions, tout, dans les provinces, concourait à la division des cœurs et des esprits. Auguste, divinisé à Pergame et à Nicomédie, avait ses partisans aussi fidèles et passionnés que ceux de Jéhovah ; le Jéhovah de Jérusalem n’était pas le même que celui d’Alexandrie ; et voici que Jean-Baptiste et Jésus prêchaient encore un autre Dieu. Les juifs, selon l’idée romaine, poursuivaient donc leur œuvre de propre destruction. N’avaient-ils pas été les maîtres d’Alexandrie sous les Ptolémées ? Que leur restait-il de cette influence ? Il suffisait de laisser faire les juifs. Rivales, Alexandrie répondait de Jérusalem ; Jérusalem, d’Alexandrie. Entre Alexandrie et Jérusalem, Hérode, repoussé par Jérusalem, s’était appuyé sur les
Nabatéens — que Jonathas Macchabée n’avait pu réduire, — pour mater les
juifs. Ce royaume arabe, vassal, ne comprenant qu’une faible partie du Nord
de la péninsule arabique, était la porte
par où passaient les richesses du Sud, dont les Romains s’émerveillaient. Je n’échangerais pas mon très libre repos, dit
Horace, contre les richesses des Arabes.
La résidence du roi de Nabat, — Ces Arabes, qui s’étendaient jusqu’à Damas, fiers autant de leur vie nomade, libre, que de leurs conquêtes agricoles, des vignes et des figuiers qu’ils avaient plantés laborieusement, et qui fructifiaient en un terrain ingrat, échappaient à toute classification nationale. C’étaient ces hommes aux tempes rasées dont parle Jérémie, que le Deutéronome accepte comme Enfants de Iahvé, — pourvu qu’ils renoncent à se raser entre les yeux en signe de deuil et qu’ils ne se fassent plus d’incision, — fils de Sem détournés de Jéhovah par le culte de Tammouz-Adonis, gouvernés par des femmes, des reines puissantes et respectées. L’Hellénisme pénétra avec les Romains en Nabatéenne, le voisinage des Juifs ennemis leur faisant accueillir cette civilisation opposée ; mais ils conservèrent leur Dieu suprême, Dousaris, beaucoup plus près de Dionysos que de Iahvé. L’impression hellénique et romaine ne fut que superficielle chez ces indépendants ; elle ne modifia guère leurs mœurs. Mahomet les retrouvera presque primitifs. Quant aux. Juifs d’Égypte, — un million contre huit millions d’Égyptiens, — très remuants, très audacieux, servis par les Ptolémées, maîtres de tout un instant, — Strabon s’en scandalise, — leur incapacité d’organisation, leur cupidité jamais satisfaite et leur jalousie insupportable les rendaient impuissants. Ils se reléguaient eux-mêmes dans des quartiers ; se rendaient odieux, malgré leur souplesse, par leur manière d’administrer l’État ; accaparaient, comme par manie, les effets de tous les mécontentements. Les Hellènes méprisaient ouvertement ces juifs ; les Égyptiens les toléraient, se bornant à défendre leurs dieux, ainsi qu’ils l’avaient fait d’ailleurs, avec succès, contre les Hellènes. Sérapis plutonisé refusa les sacrifices sanglants ; Osiris dédaigna Iahvé. Les débordements orgiaques de Canope — autre sujet de scandale pour Strabon, — ne détrônèrent pas davantage Sérapis, indulgent. L’Égypte repoussera de même le christianisme. La turbulence railleuse des Alexandrins, argumentant à coups de pierres et à coups de couteaux, émeutiers
nés, garantissait Rome contre les prétentions juives possibles. La théurgie
des néo-Platoniciens de l’école d’Alexandrie, extravagante, prêtait à rire.
Antioche, cette Alexandrie syrienne, cette Rome asiatique, si vivante,
hellénisée, peuplée d’incomparables moqueurs,
raisonnait mieux ; elle résumait — capitale réelle de l’Orient, — l’esprit et
la force de Ne produisant rien, enrichie par ses seuls souverains, divers, intéressés à accroître leur majesté du spectacle de la magnificence de leur Cité capitale, Antioche était exclusivement une ville de plaisir. Ce fut un paradis envié, prôné, célèbre ; on disait : Antioche près de Daphné, comme on eût dit : Antioche à côté du ciel. Daphné, avec ses lauriers fleuris, ses cyprès graves, ses eaux vives, courantes et jaillissantes, son superbe temple d’Apollon, ses fêtes annuelles de plein été (10 août), offrait au monde la splendeur inouïe d’une cité monumentale toujours en joie, bâtie en un lieu divin, dans la vallée de l’Oronte, entre des coteaux boisés, ombreux, parmi des jardins embaumés. Rome pouvait envier à Antioche ses somptueuses constructions, sa large voie droite, — de près de huit kilomètres, — traversant la ville, avec son double portique couvert, la belle ordonnance de ses maisons spacieuses, saines, l’éclairage de ses rues la nuit, la multiplication de ses fontaines, distribuant une eau si claire, dira Libanius, que le vase en paraît vide, et si agréable, qu’elle excite à boire. Antioche s’amusait trop pour que ses heureux habitants
pussent y rêver, y écrire, y
discourir. Les cyprès y murmurent, dit
Libanius, mais les hommes n’y savent pas parler...
Au théâtre, les seuls spectacles de danses mimées, ou les auditions
d’instrumentistes et de chanteurs, assemblaient la foule ; et aussi, surtout,
les représentations de chasses, réelles, cruelles, d’animaux parqués, ou des
combats de gladiateurs. La corruption d’Antioche, partie importante de sa
gloire, justifiait sa célébrité. En y envoyant des vétérans après la
conquête, en la réorganisant à la romaine,
l’Empereur crut avoir suffisamment assuré sa domination. Entre les orgies de
Babylone, finies, et les débauches de Écrasée par l’architecture égyptienne, impérissable, décourageante, l’architecture romaine préféra se donner Antioche à embellir, sans comparaison trop voisine. Plus riche qu’Alexandrie, plus approvisionnée de débauches, Antioche attirait et retenait mieux que l’Égypte. Bélos et Élagabal, avec leurs prêtres ignobles, leurs autels se prêtant aux prostitutions, étaient plus adorables » que l’Isis hellénisée et le Sérapis mystérieux. Antioche était vraiment trop occupée de gourmandises lourdes ou raffinées, de spectacles bruyants ou cruels, d’amours lâches ou immondes, — en ses maisons, ses théâtres et ses temples, — pour que Rome s’inquiétât de ses habitants, pût croire qu’un révolutionnaire y trouverait jamais un seul adepte ; le Messie, un seul croyant. |