DE LE seul fils vivant, épargné, de Germanicus et d’Agrippine, Caligula, succède à Tibère. Par un testament, Tibère avait prescrit que le fils de Drusus, âgé de dix-sept ans, aurait sa part de l’héritage impérial ; mais le Sénat, débarrassé du monstre de Caprée, ne tint aucun compte de cet ordre, donna tous les pouvoirs à Caligula, qui achevait sa vingt-cinquième année. Le jeune empereur délivra des prisonniers, rappela des bannis, multiplia les largesses au peuple et aux soldats, diminua les impôts, rétablit les comices d’élection et interdit les accusations de lèse-majesté. D’autres mesures, sentimentales, inattendues, témoignèrent chez Caligula d’une disposition à étonner. Il nomma son oncle Claude consul et fit prince de la jeunesse, en l’adoptant, ce Gemellus qui aurait dû partager le gouvernement, si le Sénat avait respecté le testament de Tibère. Il fit ensuite brûler tous les documents laissés par l’empereur, et qui devaient être compromettants pour la plupart des Grands de Rome, presque tous suspects, comme délateurs au service de Tibère. Caligula semblait se jouer en artiste, dès son début, des dangers qu’il allait courir, prenant plaisir à se montrer imprudent, et désarmé. Les premiers mois de ce règne furent une ère d’apaisante tranquillité. La joie romaine dura peu. Vers le huitième mois, tout à coup, mais irrémédiablement, Caligula, fou, se mit en guerre avec les dieux et avec la nature... Triomphes pompeusement célébrés pour des victoires imaginaires, palais ouvert à des prostituées, violences incestueuses, jugements iniques dictés pour s’emparer légalement des biens confisqués, ventes aux enchères des reliques impériales, absurdes dilapidations, incidents ridicules, successifs... La légende de Caligula, toujours grossie, échappant à toute critique, en faisait un insensé misérable. On dit qu’en deux années il épuisa le trésor amassé par Tibère, 300 millions ? D’Auguste à Caligula, la folie impériale suivait sa naturelle gradation. Maîtres disposant de toutes les forces, s’appropriant d’un mot toutes leurs convoitises, dispensant d’un geste toutes les morts, ayant osé, pour jouir totalement de leur puissance, rompre avec les traditions romaines, faire de l’Empire guerrier une Monarchie asiatique, les Césars avaient tout désiré et tout obtenu, sauf leur propre sécurité. Ils ne vivaient que dans la crainte perpétuelle des complots, incapables de se garantir, l’illusion de leur maîtrise s’épuisant chaque jour, énervée, inassouvie, désespérante, et leur existence n’étant en réalité qu’une lente agonie : ils mouraient de peur. Caligula ne fut que l’exaspération visible de l’agonie impériale, démente, commencée sous Octave Auguste. Caligula fit deux expéditions, en Germanie et en
Grande-Bretagne ; sa légende l’y suivit, impitoyable, lâche, pourrait-on
dire, car il est certain que si l’empereur promena partout sa folie furieuse,
donnant aux peuples le spectacle des pires insanités, cruelles ou honteuses,
pas une seule tentative de sédition ne témoigna de l’effroi ou du dégoût
qu’il eût dû inspirer. Ce fut un tribun des prétoriens, Chéréas, qui égorgea
l’empereur ( Le meurtre de Caligula laissait Rome sans souverain. Il y eut trois jours de République. Claude, l’oncle de l’empereur assassiné, s’était caché en un coin obscur ; les soldats le découvrirent, tremblant, épouvanté, et le proclamèrent, exigeant de lui le paiement du pouvoir, dont ils disposaient, le prix de l’Empire (donativum) ; et ce fut une loi. Chéréas, sacrifié, fut mis à mort. Les Grands venaient donc de se montrer incapables d’utiliser le succès de leurs complots. Il n’y avait plus de Romains véritables, audacieux à visage découvert. Rome, détournée de ses voies, tombée en monarchie, était méconnaissable ; les destinées du monde lui échappaient ; c’est en Judée que l’humanité allait essayer de se ressaisir. Les soldats de Pompée (63 av. J.-C.), victorieux, avaient profané
le Temple de Jérusalem, pénétré dans le Saint des Saints, arraché à Hyrcan
son titre de roi, rendu Jérusalem, Jérusalem, en ébullition, escomptait sa puissance,
certaine. Les sectes et les partis, bruyants, y entretenaient une turbulence
extraordinaire ; on s’y disputait le sacerdoce et
le gouvernement. Les Parouschites (séparés), ou Pharisiens, prêchaient
l’isolement de Les Grands et les Pontifes, instruits, imprégnés d’hellénisme, pure aristocratie, eurent pour antagonistes implacables les Hasidites, ennemis avoués des philosophies grecques. Les sacerdotaux étaient en relations avec les rois grecs de Syrie, qui songeaient — ainsi servis par des juifs puissants, — à saper la religion hébraïque. Antiochus Épiphane fut l’ouvrier de ce dur labeur. Mais les princes se trompaient ; le gros de la nation était avec les Hasidites, les religieux. Les querelles, à Jérusalem, toujours, étaient sanglantes.
Le chef des Pharisiens, Iosé-ben-Ioser de Céréda, en émeute, pris, avait été
crucifié avec soixante de ses compagnons. Les Hasidites eurent, à leur tour,
aussi, leur temps de persécution. On se frappait du fer et de la langue ; on violait Parmi les Hasidites, un certain nombre, doux, excellents,
fourvoyés dans Cependant deux docteurs
— Hillel et Schammaï, — atteignirent à la réputation autrement que par
l’action brutale, seulement par l’influence de leurs idées, l’opposition de
leur enseignement, et ce fut une révolution. Hillel, venu de Babylonie à Jérusalem trente-six ans
avant Jésus, pauvre et doux, est
auréolé d’une légende bizarre. Tombé à Jérusalem, un jour, las, transi,
mourant, et ramené à la vie bien qu’on fût en
sabbat, Hillel aussitôt devint sympathique, puis recherché, à
cause de l’élégance de sa parole, de la subtilité de ses discussions, du
charme de sa petite voix grêle, de
l’étrangeté de sa modestie, malgré son goût pour les disputes et la saleté
repoussante de son corps. On ne parvenait pas à le mettre en colère ; il ne condamnait que les trafiquants ; il
n’admettait, à titre de connaissance,
que Schammaï, qui survit à Hillel, son contraire, aussi dur que le doux docteur était bienveillant, et qui exaspérait, dédaignant le peuple, prêchant que pour la gloire de Jérusalem il ne fallait compter que sur les Riches et les Intelligents, appuyé (?) des Saducéens rangés autour de lui, défendait le sacerdoce en ses plus minutieuses et ses plus ridicules prescriptions. Hillel avait réconcilié un instant les Pharisiens et les Saducéens ; Schammaï rompit l’accord, sépara les deux sectes ennemies. Après Hérode, l’École d’Hillel et l’École de Schammaï restèrent en antagonisme décisif. Hillel avait expliqué toute la loi par l’équité ; Schammaï avait tout subordonné à la lettre des traditions. Jésus poursuivant les hypocrites et les prêtres sera le parfait disciple de Hillel. A l’oasis d’En-Gueddi, les Esséniens étaient comme une assemblée d’Hillels voués au soulagement des misères, guérisseurs vivant en communauté, pauvrement, sans armes, ni femmes, ni statues, dédaigneux des huiles et des parfums, vêtus de blanc, agriculteurs, recevant en symbole, le jour de leur admission, une bêche, le méteil blanc et le perizoma, la ceinture iranienne. Soumis à leur chef par une obéissance absolue, un renoncement total, leur joie était de se réunir en un repas silencieux, en une Cène religieuse, la table commune, fraternelle, étant leur autel. Les Esséniens ne rompaient pas avec Jérusalem ; ils ne s’isolaient pas du monde ; leur vie de travail et de prière, strictement chaste, ils ne l’imposaient pas à ceux des leurs qui ne se groupaient pas en communauté ; ils respectaient le jour du sabbat ; ils envoyaient des présents au Temple de Jérusalem, sans y aller toutefois. Ils subissaient l’influence orientale répandue en Judée, où les nazirs et les réhabites, les anachorètes, se multipliaient, plusieurs — sortes de gourous brahmaniques, — instruisant les jeunes juifs des choses de l’Inde, les initiant aux surprises intellectuelles de la méditation, aux jouissances inconnues de la solitude volontaire, à la vie extatique des mounis. Babylone était maintenant un centre bouddhique ; Boudasp, qualifié de sage Chaldéen, y était considéré comme le fondateur du Sabisme, cette religion du baptême, des purifications par les eaux sacrées que Jean le Baptiste adoptera. Et il y eut ainsi, à ce moment, aux environs du Jourdain, entre le Judaïsme disputeur, ambitieux, sanguinaire, de Jérusalem et le Bouddhisme brahmanisé des Asiatiques de Chaldée, hiérarchisé, autoritaire et exploitant, un néo-Védisme, communiste et simple, dont le Baptisme et le Sabisme accomplissaient les rites et que les Esséniens pratiquaient aux bords de la mer Morte. Les foules iront au Baptiste Jean, parce qu’il s’élèvera contre les prêtres, contre les riches, contre les Pharisiens, contre les Docteurs, contre le judaïsme officiel, révolutionnaire décidé, héroïque, attirant. Jésus et sa petite École, naissante, lui demanderont le baptême. Les Galiléens partageront les espérances et les haines du Baptiseur. Jésus n’oubliera jamais ce que lui fit éprouver la fraîcheur de la purification par l’eau, l’influence positive de l’acte baptismal, la puissance de l’opinion publique centralisée et prêchée ; et il sera, en ceci, le disciple direct de Jean : ses premiers mots au peuple seront des paroles de Jean, exactement répétées. Mais Jean était intraitable ; Antipas ne pouvait supporter, décemment, les invectives de l’austère censeur. Hérodiade, qui exécrait le judaïsme, violente, ambitieuse et passionnée, et qui prenait le Baptiseur pour un pur juif, — alors, au contraire, que les prêtres et les scribes de Jérusalem s’effrayaient de cette renaissance du prophétisme, enthousiaste, — le fit saisir, emprisonner et décapiter. Le martyre de Jean-Baptiste confirma le peuple dans cette
opinion, que le prophète véhément, sacrifié, avait été Élie ressuscité, le
Messie, le Sauveur d’Israël ! Les Zélotes, prêts à tout, croyaient avoir entendu
la voix du Libérateur, qui du souffle de sa
bouche devait renverser l’empire romain ; les Esséniens,
silencieux, recueillant la doctrine consolante, étaient un exemple des petites Églises, des communautés heureuses,
aryennes, inaugurant sur la terre la paix du royaume
des cieux. Le livre de Daniel, empruntant à Les Juifs mosaïques dispersés, Judéens, Alexandrins,
Cyrénaïtes, Élyméens, Asiates, partout querelleurs et infatués, et partout
détestés, — jusqu’en Parthyène, où leurs passions
et leurs meurtres les signalaient, — ne pouvaient réaliser cet
idéal. Ceux d’Égypte, hellénisés, s’appropriant Homère et Platon, étaient les
adversaires de ceux de Jérusalem, des Hébreux de Chaque écrivain juif, sauf Philon, s’abritait sous un nom
grec, le plus souvent illustre, au moins consacré, pour divulguer ses
pensées, prêcher sa foi, servir son prosélytisme : Ce fut Philon, juif, fils de juif, s’inspirant de Platon,
emprunta aux Grecs — les dépouillant au profit du Pentateuque, source de
tout, révélée, — la raison par
laquelle il prétendait dominer l’Hellénisme ; mais son infatuation, agaçante et irritante, subit l’influence de
l’esprit qu’il avait voulu subjuguer, et troublé, il secoua sa chaîne, la
rompit, s’affranchit de son propre esclavage. Il écrivit son livre Sur l’humanité ; s’échappa du Judaïsme étroit ; conçut une confraternité
universelle, un Dieu possible, suffisamment vague, philosophique, essence inaccessible et active, contradiction
supérieure à l’affirmation brutale d’un Jéhovah. Son Adonaï-Élohim, fort et bon, énoncé, Philon revint à sa
prétention d’expliquer les origines des choses,
et, conciliant, tâcha de combiner les anges
de Manquant d’imagination, Philon crut résoudre le problème d’un mot : le Logos, raison divine agissante ? sagesse, esprit de Dieu distinct de Dieu et pourtant Dieu, par lequel s’élèvent ou s’abaissent les peuples ou les individus. De ce verbiage d’un Juif embarrassé, platonisant, on peut extraire une possibilité de l’immortalité de l’âme, un stoïcisme contemplatif, une résignation apaisante, une raison d’adoration, une idée de justice ; nobles tendances, certes, mais compensées, amoindries, par l’intervention nécessaire de la divinité, que l’on connaîtra par l’extase, qui se manifestera par le don prophétique. Philon nous a laissé l’exemplaire achevé des prétentions helléniques que les Juifs d’Alexandrie affichaient. Hérode, le Grand, eût été le roi qui convenait aux Juifs, si les juifs avaient eu le véritable désir d’être gouvernés, si les nabis, impolitiques, ne les avaient affolés d’espérances illimitées, chimériques ; ce qu’ils attendaient, c’était un bouleversement, un cataclysme, quelque chose qui anéantirait tout, sauf Jérusalem. Hérode avait l’absence de scrupules, le sang-froid et la raison, la finesse d’esprit et la largeur de pensée nécessaires pour organiser un royaume profane, en face de Rome. Mais les juifs, dès le commencement du règne d’Hérode, lui avaient en quelque sorte imposé l’obligation de les molester, de les contenir, et c’est du côté des Romains qu’il avait dû chercher sa sécurité. Il construisit alors Césarée, — la magnifique, — à la fois splendide et forte, avec son temple et les deux statues colossales de Jupiter-Auguste et de Junon-Rome ; et sûr de son maître, il sollicita auprès de l’empereur pour la paix des juifs. Auguste, à sa requête, ordonna de traiter comme sacrilèges ceux qui continueraient à ne point respecter les coutumes religieuses d’Israël. Hérode put croire qu’il succédait à Salomon. Il réédifia richement le vieux Temple de Jérusalem, qu’il inaugura avec solennité, et on lui reprocha d’avoir laissé placer un aigle d’or, image romaine, au-dessus de l’entrée du Temple ! Ayant épousé la fille du Grand Prêtre, on l’accusa d’avoir voulu humilier le sacerdoce ! Rien ne lui ramena les Juifs, ingrats et sots, ni la splendeur de son règne, ni son inépuisable charité, ni même la sévérité cruelle de ses jugements. Il vieillit attristé, spectateur, dans sa propre maison, de scènes sanglantes, incessantes, et souverainement impopulaire, injustice flagrante qui le désolait par-dessus tout. C’est pourquoi il combla de ses faveurs le rhéteur Nicolas de Damas, venu de Rome à son appel, qui devait célébrer les fastes du roi calomnié. Chaque jour, pour ainsi dire, de lamentables tragédies se dénouaient sous les yeux du misérable Hérode. Forcé de faire condamner à mort sa femme Mariamne ainsi que ses deux fils Aristobule et Alexandre, soupçonneux, se sachant menacé, des hallucinations commencèrent son agonie, atroce. Il vociféra contre l’ingratitude du peuple juif, et fit mourir, avant lui, Antipater. A la pompe de ses funérailles, préparées, répondit un bruit assourdissant de légendes horribles ; Hérode devint historiquement monstrueux. On l’accusera pendant des siècles d’avoir ordonné le massacre des enfants de Bethlehem, événement qui eut lieu quatre ans après sa mort. On conserva cependant le souvenir touchant de la solidité de ses amitiés. Hérode n’étant plus, son ouvre s’écroula. Archélaüs, qui
eut Varus n’avait que 20.000 hommes à opposer aux Judéens révoltés. Les Arabes de Haréthath vinrent au secours des Romains, qui purent alors pénétrer dans Jérusalem. Varus y fit crucifier 2.000 insurgés. Désormais, une légion campera dans la cité. Archélaüs, confirmé par Auguste, puis détrôné, sans qu’il s’en plaignît, semble-t-il, roi temporaire, faible, s’en alla mourir en Gaule, paisiblement. Pendant l’émeute, l’attitude de Juda le Galiléen, de Gamala, avait été caractéristique : il avait crié qu’il était honteux aux juifs de reconnaître au-dessus d’eux un autre maître que le Seigneur Zebaoth ; il avait prêché l’expulsion des Romains. Peu de juifs ayant répondu à son appel, sa voix s’était perdue dans le bruit de la bataille. Pris, condamné et exécuté, sa mort devint un grand exemple. La résistance aux Romains avait maintenant, en Judée surtout, un caractère religieux. Province romaine incorporée à |