Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XV

 

 

DE 37 A 41 Ap. J.-C. - Caligula. - Chéréas. - Claude. - Le prix de l’Empire. - Judée. - Rome et Jérusalem. - Pharisiens, Saducéens, Zélotes, Esséniens. - Nabis et scribes. - Hillel et Schammaï. - Jean le Baptiseur. - Le Messie annoncé. - Émigration juive. - Philon. - Bible nouvelle. - L’idée messianique. - Hérode le Grand. - Archélaüs. - La Judée en révolte. - Juda le Galiléen, de Gamala. - Les procurateurs. - Antipas et Philippe. - Décapitation de Jean le Baptiste. - Attente du Sauveur.

 

LE seul fils vivant, épargné, de Germanicus et d’Agrippine, Caligula, succède à Tibère. Par un testament, Tibère avait prescrit que le fils de Drusus, âgé de dix-sept ans, aurait sa part de l’héritage impérial ; mais le Sénat, débarrassé du monstre de Caprée, ne tint aucun compte de cet ordre, donna tous les pouvoirs à Caligula, qui achevait sa vingt-cinquième année.

Le jeune empereur délivra des prisonniers, rappela des bannis, multiplia les largesses au peuple et aux soldats, diminua les impôts, rétablit les comices d’élection et interdit les accusations de lèse-majesté. D’autres mesures, sentimentales, inattendues, témoignèrent chez Caligula d’une disposition à étonner. Il nomma son oncle Claude consul et fit prince de la jeunesse, en l’adoptant, ce Gemellus qui aurait dû partager le gouvernement, si le Sénat avait respecté le testament de Tibère. Il fit ensuite brûler tous les documents laissés par l’empereur, et qui devaient être compromettants pour la plupart des Grands de Rome, presque tous suspects, comme délateurs au service de Tibère. Caligula semblait se jouer en artiste, dès son début, des dangers qu’il allait courir, prenant plaisir à se montrer imprudent, et désarmé. Les premiers mois de ce règne furent une ère d’apaisante tranquillité.

La joie romaine dura peu. Vers le huitième mois, tout à coup, mais irrémédiablement, Caligula, fou, se mit en guerre avec les dieux et avec la nature... Triomphes pompeusement célébrés pour des victoires imaginaires, palais ouvert à des prostituées, violences incestueuses, jugements iniques dictés pour s’emparer légalement des biens confisqués, ventes aux enchères des reliques impériales, absurdes dilapidations, incidents ridicules, successifs... La légende de Caligula, toujours grossie, échappant à toute critique, en faisait un insensé misérable. On dit qu’en deux années il épuisa le trésor amassé par Tibère, 300 millions ?

D’Auguste à Caligula, la folie impériale suivait sa naturelle gradation. Maîtres disposant de toutes les forces, s’appropriant d’un mot toutes leurs convoitises, dispensant d’un geste toutes les morts, ayant osé, pour jouir totalement de leur puissance, rompre avec les traditions romaines, faire de l’Empire guerrier une Monarchie asiatique, les Césars avaient tout désiré et tout obtenu, sauf leur propre sécurité. Ils ne vivaient que dans la crainte perpétuelle des complots, incapables de se garantir, l’illusion de leur maîtrise s’épuisant chaque jour, énervée, inassouvie, désespérante, et leur existence n’étant en réalité qu’une lente agonie : ils mouraient de peur. Caligula ne fut que l’exaspération visible de l’agonie impériale, démente, commencée sous Octave Auguste.

Caligula fit deux expéditions, en Germanie et en Grande-Bretagne ; sa légende l’y suivit, impitoyable, lâche, pourrait-on dire, car il est certain que si l’empereur promena partout sa folie furieuse, donnant aux peuples le spectacle des pires insanités, cruelles ou honteuses, pas une seule tentative de sédition ne témoigna de l’effroi ou du dégoût qu’il eût dû inspirer. Ce fut un tribun des prétoriens, Chéréas, qui égorgea l’empereur (24 janvier 41), le Sénat étant las de lui fournir des victimes.

Le meurtre de Caligula laissait Rome sans souverain. Il y eut trois jours de République. Claude, l’oncle de l’empereur assassiné, s’était caché en un coin obscur ; les soldats le découvrirent, tremblant, épouvanté, et le proclamèrent, exigeant de lui le paiement du pouvoir, dont ils disposaient, le prix de l’Empire (donativum) ; et ce fut une loi. Chéréas, sacrifié, fut mis à mort. Les Grands venaient donc de se montrer incapables d’utiliser le succès de leurs complots. Il n’y avait plus de Romains véritables, audacieux à visage découvert. Rome, détournée de ses voies, tombée en monarchie, était méconnaissable ; les destinées du monde lui échappaient ; c’est en Judée que l’humanité allait essayer de se ressaisir.

Les soldats de Pompée (63 av. J.-C.), victorieux, avaient profané le Temple de Jérusalem, pénétré dans le Saint des Saints, arraché à Hyrcan son titre de roi, rendu Jérusalem, la Judée, tributaire de Rome, détruit l’œuvre des Macchabées. Or Caligula venait de défaire l’œuvre politique de Pompée, en accordant aux Orientaux des chefs indigènes. Les juifs de Jérusalem se crurent dès lors d’intelligence avec l’Empereur, affichèrent avec insolence, devant les gouverneurs, leurs prétentions légitimes. Caligula en effet, à Rome, se révélait ouvertement favorable aux juifs, leur rendait le droit de se réunir, de s’associer, — esprit léger, sans cesse en opposition avec lui-même, écrira Tacite. — Mais lorsque l’empereur capricieux, fou, voulut se substituer à Jéhovah, dans le Temple même, Jérusalem devint, aux yeux des fanatiques, comme le champ de bataille où les deux divinités se mesureraient. Le poignard de Chéréas donna la victoire au Dieu d’Israël, vengeur.

Jérusalem, en ébullition, escomptait sa puissance, certaine. Les sectes et les partis, bruyants, y entretenaient une turbulence extraordinaire ; on s’y disputait le sacerdoce et le gouvernement. Les Parouschites (séparés), ou Pharisiens, prêchaient l’isolement de la Cité ; les Zadouqites (justes), ou Saducéens, tolérants, préconisaient l’idée d’une sorte d’Empire religieux, universel. Les poètes, Parouschites, étaient les adversaires des sacerdotaux, qu’ils accusaient d’avoir introduit en Israël les religions syriennes, d’adorer la déesse Seklhet ou la darne de Saïs, Neith. Les sophers (scribes), substitués aux nabis (prophètes) depuis la Captivité, formaient avec les hasidites (docteurs) la Grande Synagogue. Les sacerdotaux tenaient les emplois publics.

Les Grands et les Pontifes, instruits, imprégnés d’hellénisme, pure aristocratie, eurent pour antagonistes implacables les Hasidites, ennemis avoués des philosophies grecques. Les sacerdotaux étaient en relations avec les rois grecs de Syrie, qui songeaient — ainsi servis par des juifs puissants, — à saper la religion hébraïque. Antiochus Épiphane fut l’ouvrier de ce dur labeur. Mais les princes se trompaient ; le gros de la nation était avec les Hasidites, les religieux.

Les querelles, à Jérusalem, toujours, étaient sanglantes. Le chef des Pharisiens, Iosé-ben-Ioser de Céréda, en émeute, pris, avait été crucifié avec soixante de ses compagnons. Les Hasidites eurent, à leur tour, aussi, leur temps de persécution. On se frappait du fer et de la langue ; on violait la Loi pour compromettre ses défenseurs. Les discussions au Sanhédrin étaient des batailles. Parouschites et Zadouqites, Pharisiens et Saducéens, ne désarmaient à aucune condition. La dispute éloignait de la foi ; on n’argumentait que pour se froisser, s’exécrer davantage. Les Pharisiens n’admettaient un Être suprême que contenu par l’influence du Destin, et c’est par le renvoi au delà de la vie de l’attribution des récompenses et des peines, que l’idée d’une âme immortelle se formulait. Les Saducéens, eux, — aimant surtout les vases d’or et d’argent, — ne croyaient pas à une autre vie. Dans cette lutte, les alternatives de succès et de revers n’étaient que des alternatives d’abus. Hérode simplifia la discussion en supprimant le Sanhédrin.

Parmi les Hasidites, un certain nombre, doux, excellents, fourvoyés dans la Jérusalem tumultueuse, dans le bruit malgré eux, se retirèrent pour aller vivre, sauvages et recueillis, en En-Gueddi ; ce furent les Esséniens. D’autres, au contraire, vrais juifs, affirmant avec véhémence que Dieu seul est le maître, et pour lui obéir, prétendirent au triomphe de leur doctrine par l’emploi de tous les moyens, jusqu’à l’insurrection et l’assassinat ; ce furent les Zélotes (Qenaïm), les sicaires, les hommes au poignard, ainsi qu’ils se qualifièrent eux-mêmes par la suite. Les quatre partis formés — plutôt que sectes, Pharisiens, Saducéens, Esséniens et Zélotes, ne devaient plus cesser d’agiter Jérusalem.

Cependant deux docteurs — Hillel et Schammaï, — atteignirent à la réputation autrement que par l’action brutale, seulement par l’influence de leurs idées, l’opposition de leur enseignement, et ce fut une révolution. Hillel, venu de Babylonie à Jérusalem trente-six ans avant Jésus, pauvre et doux, est auréolé d’une légende bizarre. Tombé à Jérusalem, un jour, las, transi, mourant, et ramené à la vie bien qu’on fût en sabbat, Hillel aussitôt devint sympathique, puis recherché, à cause de l’élégance de sa parole, de la subtilité de ses discussions, du charme de sa petite voix grêle, de l’étrangeté de sa modestie, malgré son goût pour les disputes et la saleté repoussante de son corps. On ne parvenait pas à le mettre en colère ; il ne condamnait que les trafiquants ; il n’admettait, à titre de connaissance, que la Thora ; il ne tenait à rien, — n’ayant ni biens, ni femme, ni famille, — sauf à étudier. Il avait dit que toute la Loi se résumait à ceci : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit à vous-même. Son influence s’étendit rapidement ; on le nomma Chef de l’Assemblée. Hérode consentit à ce choix, pourvu que l’Essénien Menahem siégeât à côté de l’élu. Or Hillel n’était pas favorable aux sacerdotaux ; il allait jusqu’à exiger qu’un médecin fût auprès du Grand Prêtre pour l’application exacte des lois de pureté. Hillel mourut en conseillant aux juifs de se soumettre définitivement aux Romains.

Schammaï, qui survit à Hillel, son contraire, aussi dur que le doux docteur était bienveillant, et qui exaspérait, dédaignant le peuple, prêchant que pour la gloire de Jérusalem il ne fallait compter que sur les Riches et les Intelligents, appuyé (?) des Saducéens rangés autour de lui, défendait le sacerdoce en ses plus minutieuses et ses plus ridicules prescriptions. Hillel avait réconcilié un instant les Pharisiens et les Saducéens ; Schammaï rompit l’accord, sépara les deux sectes ennemies. Après Hérode, l’École d’Hillel et l’École de Schammaï restèrent en antagonisme décisif. Hillel avait expliqué toute la loi par l’équité ; Schammaï avait tout subordonné à la lettre des traditions. Jésus poursuivant les hypocrites et les prêtres sera le parfait disciple de Hillel.

A l’oasis d’En-Gueddi, les Esséniens étaient comme une assemblée d’Hillels voués au soulagement des misères, guérisseurs vivant en communauté, pauvrement, sans armes, ni femmes, ni statues, dédaigneux des huiles et des parfums, vêtus de blanc, agriculteurs, recevant en symbole, le jour de leur admission, une bêche, le méteil blanc et le perizoma, la ceinture iranienne. Soumis à leur chef par une obéissance absolue, un renoncement total, leur joie était de se réunir en un repas silencieux, en une Cène religieuse, la table commune, fraternelle, étant leur autel.

Les Esséniens ne rompaient pas avec Jérusalem ; ils ne s’isolaient pas du monde ; leur vie de travail et de prière, strictement chaste, ils ne l’imposaient pas à ceux des leurs qui ne se groupaient pas en communauté ; ils respectaient le jour du sabbat ; ils envoyaient des présents au Temple de Jérusalem, sans y aller toutefois. Ils subissaient l’influence orientale répandue en Judée, où les nazirs et les réhabites, les anachorètes, se multipliaient, plusieurs — sortes de gourous brahmaniques, — instruisant les jeunes juifs des choses de l’Inde, les initiant aux surprises intellectuelles de la méditation, aux jouissances inconnues de la solitude volontaire, à la vie extatique des mounis.

Babylone était maintenant un centre bouddhique ; Boudasp, qualifié de sage Chaldéen, y était considéré comme le fondateur du Sabisme, cette religion du baptême, des purifications par les eaux sacrées que Jean le Baptiste adoptera. Et il y eut ainsi, à ce moment, aux environs du Jourdain, entre le Judaïsme disputeur, ambitieux, sanguinaire, de Jérusalem et le Bouddhisme brahmanisé des Asiatiques de Chaldée, hiérarchisé, autoritaire et exploitant, un néo-Védisme, communiste et simple, dont le Baptisme et le Sabisme accomplissaient les rites et que les Esséniens pratiquaient aux bords de la mer Morte.

Les foules iront au Baptiste Jean, parce qu’il s’élèvera contre les prêtres, contre les riches, contre les Pharisiens, contre les Docteurs, contre le judaïsme officiel, révolutionnaire décidé, héroïque, attirant. Jésus et sa petite École, naissante, lui demanderont le baptême. Les Galiléens partageront les espérances et les haines du Baptiseur. Jésus n’oubliera jamais ce que lui fit éprouver la fraîcheur de la purification par l’eau, l’influence positive de l’acte baptismal, la puissance de l’opinion publique centralisée et prêchée ; et il sera, en ceci, le disciple direct de Jean : ses premiers mots au peuple seront des paroles de Jean, exactement répétées. Mais Jean était intraitable ; Antipas ne pouvait supporter, décemment, les invectives de l’austère censeur. Hérodiade, qui exécrait le judaïsme, violente, ambitieuse et passionnée, et qui prenait le Baptiseur pour un pur juif, — alors, au contraire, que les prêtres et les scribes de Jérusalem s’effrayaient de cette renaissance du prophétisme, enthousiaste, — le fit saisir, emprisonner et décapiter.

Le martyre de Jean-Baptiste confirma le peuple dans cette opinion, que le prophète véhément, sacrifié, avait été Élie ressuscité, le Messie, le Sauveur d’Israël ! Les Zélotes, prêts à tout, croyaient avoir entendu la voix du Libérateur, qui du souffle de sa bouche devait renverser l’empire romain ; les Esséniens, silencieux, recueillant la doctrine consolante, étaient un exemple des petites Églises, des communautés heureuses, aryennes, inaugurant sur la terre la paix du royaume des cieux. Le livre de Daniel, empruntant à la Perse iranienne l’idée du Sosiosch, ou grand prophète chargé de préparer le règne d’Ormuzd, donnera l’expression du Messie fils de l’homme, surnaturel, et d’apparence humaine, ni roi, ni théocrate, chargé de juger le monde et de présider à l’âge d’or.

Les Juifs mosaïques dispersés, Judéens, Alexandrins, Cyrénaïtes, Élyméens, Asiates, partout querelleurs et infatués, et partout détestés, — jusqu’en Parthyène, où leurs passions et leurs meurtres les signalaient, — ne pouvaient réaliser cet idéal. Ceux d’Égypte, hellénisés, s’appropriant Homère et Platon, étaient les adversaires de ceux de Jérusalem, des Hébreux de la Palestine. La colonie des Samaritains d’Égypte étant riche, Jérusalem, jalouse et rancunière, subissait parfois sa dure maîtrise ; mais lorsque la persécution eut frappé les juifs du Delta, et que Josèphe intervint pour les défendre, les justifier, sous Caligula, — dénoncés par Apion, — et que la fureur des Alexandrins eut ruiné Alexandrie même, en brûlant les navires apportant aux Juifs les objets de leur commerce, Jérusalem applaudit à la chute de sa rivale, irréconciliable désormais. L’ambassade que les persécutés envoyèrent à Caligula, conduite par Philon, ne recueillit que les sarcasmes de l’empereur, retourna humiliée, redoutant toutes les catastrophes. L’avènement de Claude rassura cependant les juifs d’Alexandrie ; l’empereur délivra l’alabarque Alexandre, frère de Philon, et rendit aux juifs le droit de cité ; les juifs, par l’écriture, reprirent leur rêve de domination.

Chaque écrivain juif, sauf Philon, s’abritait sous un nom grec, le plus souvent illustre, au moins consacré, pour divulguer ses pensées, prêcher sa foi, servir son prosélytisme : Ce fut la Sibylle d’Érythrée qui proclama le Dieu unique, sans fin et éternel ; Sophocle enseigna les croyances d’Israël ; la philosophie aristotélienne procéda de Moïse ; Pythagore dut énormément, sinon tout, aux juifs ; Platon n’avait fait que se conformer à la Loi d’Israël ; Orphée, Homère, Hésiode, Linus, pillant la Bible, n’étaient le plus souvent que des plagiaires ! Ces effronteries, sérieuses, tendaient à faire admettre la Bible nouvelle, la Bible des Septante, grecque, comme Livre unique, résumant, contenant toutes les traditions. Il est vrai que les rédacteurs de la Bible nouvelle, définitive, n’avaient rien négligé, — en la corrigeant, l’expurgeant, l’amplifiant, — de ce qui pouvait la faire adopter ; en v glissant, à peine dissimulées, des attaques sournoises contre Caligula, le persécuteur, et les divinités égyptiennes. Les textes gênants conservés, devinrent, à l’interprétation, des allégories acceptables.

Philon, juif, fils de juif, s’inspirant de Platon, emprunta aux Grecs — les dépouillant au profit du Pentateuque, source de tout, révélée, — la raison par laquelle il prétendait dominer l’Hellénisme ; mais son infatuation, agaçante et irritante, subit l’influence de l’esprit qu’il avait voulu subjuguer, et troublé, il secoua sa chaîne, la rompit, s’affranchit de son propre esclavage. Il écrivit son livre Sur l’humanité ; s’échappa du Judaïsme étroit ; conçut une confraternité universelle, un Dieu possible, suffisamment vague, philosophique, essence inaccessible et active, contradiction supérieure à l’affirmation brutale d’un Jéhovah. Son Adonaï-Élohim, fort et bon, énoncé, Philon revint à sa prétention d’expliquer les origines des choses, et, conciliant, tâcha de combiner les anges de la Bible avec les bons démons des Grecs, afin d’avoir un intermédiaire entre les hommes et la divinité.

Manquant d’imagination, Philon crut résoudre le problème d’un mot : le Logos, raison divine agissante ? sagesse, esprit de Dieu distinct de Dieu et pourtant Dieu, par lequel s’élèvent ou s’abaissent les peuples ou les individus. De ce verbiage d’un Juif embarrassé, platonisant, on peut extraire une possibilité de l’immortalité de l’âme, un stoïcisme contemplatif, une résignation apaisante, une raison d’adoration, une idée de justice ; nobles tendances, certes, mais compensées, amoindries, par l’intervention nécessaire de la divinité, que l’on connaîtra par l’extase, qui se manifestera par le don prophétique. Philon nous a laissé l’exemplaire achevé des prétentions helléniques que les Juifs d’Alexandrie affichaient.

La Bible nouvelle, surtout élaborée en vue de la délivrance, annonçait le Sauveur, le Messie, idée fixe des Juifs depuis Antiochus Épiphane. Avant la chute retentissante des Macchabées, Israël rêvait d’une Jérusalem, promise, rebâtie en saphirs et en émeraudes, se complaisait à la description naïve et fastueuse des mosaïques de bérylle, d’escarboucle et de pierre d’Ophir qui devaient retentir des alléluia de Tobie. Après la catastrophe, l’idée messianique se formula autrement, mieux, en prose, pourrait-on dire : Il s’agit de l’indépendance politique, de l’époque de joie et de gloire où Israël sera élevé par-dessus les aigles. — Le Mal précède l’Oint, le Maschiah est proche ; où se manifestera-t-il, le taureau d’Hénoch ? A Jérusalem ? à Bethlehem de Judée ? à l’entrée de Rome ? parmi les riches et les puissants ? ou bien parmi les pauvres et les malades ? Il sera violent, disent les Juifs, et il descendra de David, affirme la Bible, maintenant ; son règne commencera après qu’il aura massacré les rois et rougi de sang les montagnes.

Hérode, le Grand, eût été le roi qui convenait aux Juifs, si les juifs avaient eu le véritable désir d’être gouvernés, si les nabis, impolitiques, ne les avaient affolés d’espérances illimitées, chimériques ; ce qu’ils attendaient, c’était un bouleversement, un cataclysme, quelque chose qui anéantirait tout, sauf Jérusalem. Hérode avait l’absence de scrupules, le sang-froid et la raison, la finesse d’esprit et la largeur de pensée nécessaires pour organiser un royaume profane, en face de Rome. Mais les juifs, dès le commencement du règne d’Hérode, lui avaient en quelque sorte imposé l’obligation de les molester, de les contenir, et c’est du côté des Romains qu’il avait dû chercher sa sécurité. Il construisit alors Césarée, — la magnifique, — à la fois splendide et forte, avec son temple et les deux statues colossales de Jupiter-Auguste et de Junon-Rome ; et sûr de son maître, il sollicita auprès de l’empereur pour la paix des juifs. Auguste, à sa requête, ordonna de traiter comme sacrilèges ceux qui continueraient à ne point respecter les coutumes religieuses d’Israël. Hérode put croire qu’il succédait à Salomon.

Il réédifia richement le vieux Temple de Jérusalem, qu’il inaugura avec solennité, et on lui reprocha d’avoir laissé placer un aigle d’or, image romaine, au-dessus de l’entrée du Temple ! Ayant épousé la fille du Grand Prêtre, on l’accusa d’avoir voulu humilier le sacerdoce ! Rien ne lui ramena les Juifs, ingrats et sots, ni la splendeur de son règne, ni son inépuisable charité, ni même la sévérité cruelle de ses jugements. Il vieillit attristé, spectateur, dans sa propre maison, de scènes sanglantes, incessantes, et souverainement impopulaire, injustice flagrante qui le désolait par-dessus tout. C’est pourquoi il combla de ses faveurs le rhéteur Nicolas de Damas, venu de Rome à son appel, qui devait célébrer les fastes du roi calomnié.

Chaque jour, pour ainsi dire, de lamentables tragédies se dénouaient sous les yeux du misérable Hérode. Forcé de faire condamner à mort sa femme Mariamne ainsi que ses deux fils Aristobule et Alexandre, soupçonneux, se sachant menacé, des hallucinations commencèrent son agonie, atroce. Il vociféra contre l’ingratitude du peuple juif, et fit mourir, avant lui, Antipater. A la pompe de ses funérailles, préparées, répondit un bruit assourdissant de légendes horribles ; Hérode devint historiquement monstrueux. On l’accusera pendant des siècles d’avoir ordonné le massacre des enfants de Bethlehem, événement qui eut lieu quatre ans après sa mort. On conserva cependant le souvenir touchant de la solidité de ses amitiés.

Hérode n’étant plus, son ouvre s’écroula. Archélaüs, qui eut la Judée, effrayé des réclamations populaires, essaya de gagner du temps avec des promesses ; mais l’émeute se déchaînant, il reçut l’aide des Romains qui — un centurion ayant été maltraité, — frappèrent 3.000 rebelles. Archélaüs est dénoncé par toute sa famille à Auguste ; la Judée, soulevée, est à feu et à sang. Les Juifs et les Romains aux prises, les massacres, le pillage et l’incendie ravagèrent la Palestine. Des bandes d’incendiaires parcouraient le pays, avec eux les quatre frères — les quatre géants, — du berger Athrongès. Juda le Galiléen, de Gamala en Gaulonite, fils du patriote Hizqiya, terrorisait.

Varus n’avait que 20.000 hommes à opposer aux Judéens révoltés. Les Arabes de Haréthath vinrent au secours des Romains, qui purent alors pénétrer dans Jérusalem. Varus y fit crucifier 2.000 insurgés. Désormais, une légion campera dans la cité. Archélaüs, confirmé par Auguste, puis détrôné, sans qu’il s’en plaignît, semble-t-il, roi temporaire, faible, s’en alla mourir en Gaule, paisiblement. Pendant l’émeute, l’attitude de Juda le Galiléen, de Gamala, avait été caractéristique : il avait crié qu’il était honteux aux juifs de reconnaître au-dessus d’eux un autre maître que le Seigneur Zebaoth ; il avait prêché l’expulsion des Romains. Peu de juifs ayant répondu à son appel, sa voix s’était perdue dans le bruit de la bataille. Pris, condamné et exécuté, sa mort devint un grand exemple. La résistance aux Romains avait maintenant, en Judée surtout, un caractère religieux.

Province romaine incorporée à la Syrie, la Judée avait son procurateur à Césarée ; la haineuse rivale de Jérusalem disposait donc du Grand Cohénat. L’obéissance aux Romains était sacrilège, la Thora ne permettant pas le gouvernement d’un homme, quelconque, Dieu seul étant « chef» ! Trois procurateurs, en sept ans (7-14 ap. J.-C.), essayèrent en vain de recenser le peuple juif, de percevoir l’impôt en Judée. Tibère ne réussit pas mieux qu’Auguste ; son procurateur, Gratus, créa presque inutilement cinq Grands Prêtres en huit ans, Joseph Caïapha le dernier (36). Pontius Pilatus, qui succéda à Gratus, et demeura dix ans à son poste, tour à tour prudent et audacieux, fin politique, tantôt conciliant, selon les vues de Tibère, jusqu’à rapporter des décisions jugées blessantes, et tantôt féroce, alors que Séjan l’influençait, noyait dans des flots de sang les commencements de séditions. Rome ne savait pas, à cette heure critique, ce qu’il en adviendrait de la Judée, tant la résistance y était généralisée, résolue, fanatique, plutôt sourde, et de caractère nouveau, déconcertante.

La Galilée et la Pérée sous Hérode Antipas, la Batanée et la Trakhonite sous Philippe, étaient comme des districts autonomes ; Rome pouvait compter sur ces gouverneurs ; mais ces gouverneurs, eus, sentaient la population leur échapper de plus en plus. C’était, partout, une sorte de fièvre d’attente, et dont l’explosion s’annonçait. Jean le Baptiseur, l’homme vêtu de poils de chameau, avait affirmé que le Messie libérateur était proche ; les Zélotes, enthousiasmés, se préparaient à chasser les Romains ; les Esséniens, doucement, disaient pressentir l’avènement du Royaume de Dieu. On regardait et on écoutait, du côté de l’Orient, du côté de l’Égypte, parfois même du côté de Rome. Qui donc aurait osé songer à la Galilée, obscure, sinon ignorée, considérée au moins comme absolument en dehors du mouvement des Idées ?