DE A la mort d’Auguste, Rome considérait comme faisant partie
de son administration directe L’Illyrie du nord, pleine de Celtes, et Le dernier des rois thraces, Rhœmetalkes, fils de Kotys, avait été élevé à Rome ; cela suffisait pour que les Thraces indépendants fussent les adversaires de sa dynastie. Or ces barbares farouches résistaient au glaive et à l’or ; on ne pouvait rien contre eux ; et ils se répandaient, innombrables, jusqu’en Phrygie. C’était encore, comme au temps d’Hérodote, le plus grand peuple connu, après les Indiens, race quasi spéciale, déterminée, en possession de sa langue, de ses mœurs et de son armée, cavaliers redoutables et fantassins renommés. Placés entre Rome et les Grecs, les Thraces s’hellénisaient plutôt, jaloux cependant de leur caractère national. Au delà des Thraces il y avait les Scythes mystérieux : « Vers les régions hyperboréennes, écrit Virgile, vit dans sa liberté sauvage cette race d’hommes sans cesse battue par les vents de Riphée, et qui n’a, pour s’en défendre, que la peau des bêtes fauves... Les trois Gaules, — Gaule proprement dite, Bretagne et Espagne, — avec leurs soixante-quatre tribus, étaient aux yeux des Romains un vague territoire auquel Trèves fut arbitrairement donnée comme ville capitale, séjour des empereurs voyageant. Le successeur d’Auguste, Tibère, glorieux de vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures et autant de Triomphes, jouissait d’un réel prestige. Aucun général ne pouvait lui être comparé ; lui seul, après le désastre de Varus, avait rassuré l’Empire. Mais ce prestige ne s’exerçait pas sur les Romains de Rome ; les Républicains et les Prétendants y complotaient la perte de l’empereur. Tibère, très prudemment, dissimula son ambition, prépara sa royauté au dehors, s’appliquant à conserver l’appui des légions. Les légionnaires savaient trop, maintenant, combien l’Empire et l’Empereur dépendaient d’eux. Trois légions de Pannonie se soulevèrent, réclamant un denier par jour à titre de solde, le congé après seize ans et une indemnité fixe. Tibère désigna son fils Drusus, accompagné de son préfet du prétoire, Séjan, pour ramener à l’obéissance les légions mutinées. Ils y réussirent, une éclipse de lune ayant épouvanté les séditieux. Les 7 légions qui campaient sur les bords du Rhin se
soulevèrent à leur tour. Tibère leur envoya son neveu Germanicus, à qui les
soldats, après avoir massacré des centurions, offrirent l’Empire. Germanicus
refusa de trahir l’empereur, mais promit, au nom de Tibère, ce que les
légionnaires demandaient. Puis il leur fit oublier les engagements pris,
irréalisables, en les menant au pillage de Au printemps (15), Germanicus passa de nouveau le Rhin, après avoir
constaté, fomenté sans doute, les sanglantes querelles qui divisaient Cécina s’installa en défensive, sagement, fortement. Germanicus, assailli par une tempête, sa flotte abîmée, avait failli périr. Les Germains, surexcités par ces nouvelles, attribuant à de la crainte la tactique de Cécina, et croyant à la retraite définitive de Germanicus, fiers d’Hermann, accroissaient leurs forces, pendant que Rome restait stupéfaite et que les Italiens s’épouvantaient. Les provinces occidentales, redoutant l’invasion germaine, se cotisaient pour se procurer le matériel qui manquait à Germanicus. Mille navires portèrent 8 légions sur les bords du Weser (16). Les Germains
attendaient bravement leurs ennemis dans la plaine d’Idistavisus. Au premier
choc, Germanicus resta victorieux ; mais les pertes des Romains étaient
énormes, et le retour des légions vers Tibère, jaloux, soupçonneux, rappela Germanicus, en lui
offrant un second consulat et le Triomphe ; il renonçait à la conquête de Peu sûr de son autorité, Tibère affectait de repousser les honneurs dont on voulait l’accabler ; il dédaignait les basses flatteries du Sénat, refusait les temples qu’on lui dédiait, se montrait affable, simple, modeste, se levant devant les consuls, associant le Sénat à son gouvernement, assistant aux jugements des préteurs. Généreux et économe suivant les circonstances, il s’occupait surtout d’assurer la vie matérielle du peuple, sans condescendre à ses fantaisies, de même qu’il prenait soin des soldats, tout en imposant avec fermeté le respect de la plus stricte discipline. Administrateur excellent, sa politique hésitante, craintive, se masquait de bonhomie. Ne pouvant quitter Rome pour aller visiter les provinces, il leur envoyait des gouverneurs bien choisis, habiles, qu’il soutenait et surveillait, leur ordonnant de ménager les provinciaux, de les secourir dans leurs misères, de mesurer les sacrifices à leur imposer : Un bon pasteur, disait-il, tond ses brebis et ne les écorche pas. Le débonnaire empereur n’évita pas cependant l’explosion du complot qui s’était noué contre lui dès son avènement. Prévenu à temps, il le déjoua avec énergie. Le meneur des Grands conjurés, Libon, découvert, se suicida. La bonté faible de Tibère n’avait donc été qu’une comédie ? Les désordres de sa propre famille, à Rome, autour de lui, les rivalités de femmes qui troublaient sa vie de fils et d’époux, les prétentions haineuses de Livie et d’Agrippine, attisées par l’intervention constante des courtisans, n’étaient donc pas l’effet de son caractère, le fruit de son indifférence ? On attendait, surpris. Que ferait-il de Germanicus rappelé, honoré d’un Triomphe, et dont la présence seule favorisait les conspirations ? En Asie, les Parthes, hostiles aux intentions de Rome,
avaient chassé le roi qu’ils tenaient du Sénat, Vonon, et couronné l’Arsacide
Artaban. Les dissensions des Germains répondaient exactement aux
vues de l’empereur. Drusus devait assister à ces déchirements,
les accentuer, en faire naître de nouveaux (16). Deux ligues principales recherchaient
la prépondérance en Germanie : les Chérusques, au Nord, conduits par
Inguiomer et son neveu Hermann ; les Marcomans, au Sud, avec Marbod pour
chef. On accusait Marbod de vouloir être roi, et les patriotes républicains de Germanie se
révoltaient — telle est du moins l’explication de Tacite, — contre cette
prétention. L’intervention de Drusus fit que les Suèves abandonnèrent Marbod,
mais en restant neutres. Inguiomer, par contre, trahit Hermann pour se
joindre à Marbod. Ainsi, dans les deux camps, étaient mélangés les divers peuples se disputant La défection de Marbod et la dispersion des Marcomans, qui
en fut la conséquence, ne réussirent pas aux Chérusques, leur chef Hermann
ayant été assassiné par-ce qu’il avait voulu, disait-on, se faire proclamer roi. La politique de Tibère
triomphait ; les intrigues romaines avaient eu raison de Toutes ces choses, humiliantes, étaient connues en Orient beaucoup mieux qu’à Rome ; et les Asiatiques méprisaient presque, déjà, cette « nation guerrière » qui venait de reculer devant les Germains, qui se contentait du Rhin comme frontière des Gaules, et ne comptait, au Danube et au nord du fleuve, que sur les querelles des peuples pour y conserver une relative influence. Voici que l’héritier de l’Empire, Germanicus, arrive en Asie pour y organiser la nouvelle province de Cappadoce. Germanicus, en effet, venait pour établir partout la justice et la paix. Rome n’était donc plus conquérante ? Germanicus, habilement, donna la couronne d’Arménie au fils du roi de Pont, en récompense de sa fidélité à l’Empire, et cela produisit une grande impression. Il constitua sans difficulté les provinces de Cappadoce et de Comagène et consacra l’alliance de Rome avec Artaban III, d’Arménie. La situation était particulièrement délicate en Judée ;
Germanicus devait s’y préoccuper des vues spéciales de l’empereur. Tibère s’inquiétait
beaucoup de l’émigration juive et égyptienne à Rome, continuelle. Il désirait
qu’on laissât tranquilles, heureux même si c’était possible, les juifs de En Judée, les procureurs ne saisissaient évidemment pas le
sens compliqué de la politique de Tibère, et contrairement au vœu de l’empereur,
ils exaspéraient plutôt les juifs de Palestine par mille vexations, par des
provocations même, contre la domination romaine. La brutalité officielle allait, quant aux Juifs, à
l’encontre des intentions de Tibère. Pour ne point paraître faible, craignant
l’empereur, — qui exigeait la paix des provinces,
— Pilate, maladroitement, croyait défendre sa
place en compromettant la double politique de son maître : Il se
roidissait trop contre ces fanatiques enthousiastes qui annonçaient, à
Jérusalem, l’humiliation des Romains ; tandis que Tibère, volontiers, eût
donné toute Des querelles royales, en Thrace, fournirent à Tibère l’occasion d’y expédier Titus Trebellenus Rufus (19) à titre de tuteur des princes. En Afrique, l’indifférence du Sénat favorisait de perpétuelles dissensions. L’un des héros de ces hostilités, le Berbère Tacfarinas, Numide, déserteur des légions, força le proconsul à le vaincre ; car il fallait conserver le grenier de Rome, la province frumentaire. Le triomphateur — le dernier des Camille, — était assez médiocre pour que Tibère supportât les honneurs excessifs qui lui furent décernés. Germanicus, en Asie, réussissait trop ; sa réputation, sa gloire offusquaient l’empereur. Rome vivant en pleine prospérité, aucun capitaine n’étant nécessaire, Tibère pouvait travailler à la perte de celui qu’il considérait comme son rival dangereux. Il envoya Pison, le patricien violent et fier, en Syrie, et lorsque Germanicus, revenu d’Égypte après une courte absence, reprit son gouvernement, il trouva modifié ou détruit tout ce qu’il avait fait. Une vive querelle sépara les deux envoyés ; Germanicus ressentit presque aussitôt les premières atteintes du mal qui devait l’emporter. Il mourut à Séleucie, empoisonné. Agrippine, ramenant ses restes, débarqua à Brindes, portant elle-même l’urne sépulcrale. Le peuple manifesta sa douleur, profonde. Pison, partout accusé de la mort de Germanicus, ayant
déchaîné la guerre civile en Syrie pour se défendre, capturé, fut traîné à
Rome. L’empereur, impassible, chargea le Sénat de le juger. Et lorsque Pison
vit assis parmi les sénateurs, le seul qui pouvait le sauver, Tibère, muet,
impénétrable, l’abandonnant, il se donna la mort, emportant son secret. Pour
dissiper les soupçons du peuple, Tibère honora avec ostentation les mânes de
Germanicus, exagérant les témoignages de sa sensibilité, adoucissant les lois
trop sévères, s’appliquant aux détails du gouvernement, refusant les pouvoirs
nouveaux qu’on lui offrait, limitant le droit d’asile, poursuivant
impitoyablement les délateurs dans Une insurrection en Gaule le servit (21). Les ennemis de la suprématie romaine se déclarèrent trop tôt. Florus, qui avait essayé de soulever les Belges, surpris et vaincu dans les Ardennes, se tua. L’Éduen Sacrovir, menant 40.000 hommes, fut écrasé par les 2 légions du Rhin. Au même moment (21-22), Tacfarinas, en Afrique, bravait encore les Romains ; Blésus le battit, sans le prendre. Mais ce ne fut pour l’empereur qu’un court répit. L’aristocratie romaine, que le peuple soutenait en mémoire de Germanicus, voulait en finir avec un souverain méprisable. Tibère ne s’y trompait pas. Jamais un aristocrate n’avait été admis auprès de lui ; il ne fréquentait et n’écoutait que de petites gens ; son principal favori, Ælius Séjan, n’était qu’un chevalier qu’il avait revêtu de toutes les dignités. Or Séjan, convaincu de l’inévitable perte de son maître, aveuglé par son infatuation, rêvait de le supplanter. Il se défit d’abord du fils de l’empereur, Drusus, qu’il fit empoisonner ; et Tibère, effrayé, se vit seul, sans héritier, obstacle unique, désormais, à l’ambition des Grands. Il jeta le masque, s’arma de l’ancienne Loi de majesté et défia ses ennemis. Autour d’Agrippine, un parti se forma, nombreux ; Séjan livra ses partisans à la colère de l’empereur ; et l’empereur permit à Séjan d’agir en son nom, juge et bourreau. Séjan, débarrassé de Drusus, visait maintenant le vainqueur de Sacrovir, Silius. Accusé de concussion et de lèse-majesté, Silius n’échappa que par le suicide à la haine de son adversaire tout-puissant. Sa femme fut exilée. La chute de Silius — accablé du poids de sa gloire, dira Tacite, — marquait l’effondrement des lois ; d’autant que Tibère, complice de Séjan, avait exigé du Sénat l’accomplissement de fictions légales couvrant le crime. Une parente d’Agrippine, Claudie, fut condamnée à son tour, légalement, sous prétexte d’adultère. Et lorsque le parti d’Agrippine lui parut suffisamment frappé, Séjan, impitoyable, s’en prit au parti républicain. Crémutius Cordus, que son Histoire des guerres civiles fit poursuivre, tenta vainement de se défendre, se laissa mourir de faim. Tibère avait peur ; il ne se sentait plus en sécurité ; il quitta Rome, se retira dans l’île de Captée. Une pensée l’obsédait : son petit-fils n’était âgé que de huit ans, tandis que les deux fils de Germanicus étaient capables, s’il mourait, de recevoir des Grands son héritage ? Séjan excita jusqu’à la folie le vieillard dont il convoitait la succession. L’ami d’Agrippine, Sabinus, fut jeté en prison (23), après avoir été espionné et dénoncé par des sénateurs. La loi accordait aux délateurs le quart des biens du condamné ; l’empereur, volontiers, en laissait la totalité aux lâches qui le servaient. La terreur planait, dit Tacite ; les parents se redoutaient ; inconnu ou non, on s’évitait ; tout était suspect, jusqu’aux murs, jusqu’aux voûtes inanimées et muettes. Agrippine eut son tour ; elle fut exilée, enfermée dans l’île de Pandataria ; et de ses trois fils, un seul, Caïus, trop jeune, fut épargné. Alors Séjan, aveuglé, se livrant à sa propre imprudence, demanda pour femme la veuve de Drusus, ce mariage devant le désigner comme héritier de l’empereur. Le Sénat, effrayé des conséquences de son refus, essaya de se soustraire à la vengeance de Séjan en le comblant d’honneurs, en décidant qu’une statue lui serait dressée auprès de celle de Tibère. Tibère alors comprit. Et il lui suffit de montrer qu’il ne protégeait plus son favori, pour que celui-ci subît à son tour les effets de la terreur qu’il avait inaugurée. Séjan fut arrêté en plein Sénat, par ordre de Tibère ; le peuple se rua sur la victime qu’on lui abandonnait ; son cadavre déchiré, mis en pièces, disparut. La cruauté de Tibère s’exerça ensuite, sans se lasser, sur les parents et les amis du conspirateur, très nombreux. Une soif brûlante d’exécutions, inextinguible, torturait Tibère ; sous ses yeux, à Caprée, on précipitait les condamnés du haut d’un rocher aux parois droites devant la mer. Aucune exagération — ni le roman de Tacite, qui complique cette fin tragique de sottes imaginations, voluptueuses, ni même le paradoxe historique des bienfaisantes organisations du despote, — ne saurait affaiblir l’horreur de ces derniers jours. Tibère complètement fou, épouvantablement logique, résumait bien, et jusqu’au bout, l’idée romaine de despotisme exclusif, d’omnipotence sans frein, de cruauté simple, légale. Le tyran cruel avait le droit pour lui. Le gouvernement de Tibère, en effet, resta irréprochable
en soi ; l’empereur évita qu’une personnalité quelconque éclipsât la sienne,
noble ou riche, et la paix des provinces fut le résultat de cette règle de
conduite. Il atténua l’erreur capitale d’Auguste, — qui maintint trop
longtemps les gouverneurs et crut, en les payant, les dispenser des exactions,
— par une surveillance personnelle des administrations. Il s’acquit ainsi la
sympathie des peuples gouvernés, tributaires ; et il est remarquable que sous
son règne les révoltes de provinces ne furent que des complots de Il s’appliqua, avec succès, à ne laisser aucune ville s’élever
en face de Rome. La colonie de Narbo, favorisée, en Gaule, nuisit à Marseille
et à Lyon. Continuant la politique d’Auguste, il se contenta d’un Empire
nominal, — abandonnant La bassesse des flagorneries romaines — parmi les Grands — et l’ampleur des adulations asiatiques devaient achever l’œuvre d’abaissement qu’Octave Auguste avait entreprise. Le successeur de César avait accepté qu’on le divinisât partout. Comment Tibère, dieu, et sentant bien, lui, son impuissance purement humaine, relégué à Caprée, chassé de Rome, pourrait-on dire, se serait-il résigné ? Il se vengea comme le savait faire un Romain triste et dur, froidement, abominablement. Son caractère le disposait aux excès ; son activité et sa fermeté cachaient mal ses hésitations et ses craintes ; son égoïsme extraordinaire — car Tibère, dit Tacite, tournait tout à sa gloire, les choses même les plus futiles, — grandissait démesurément, jusqu’à la monstruosité, ses moindres inquiétudes. Sa jalousie, native, et sa défiance, lui faisaient écarter irrévocablement tous ceux qui auraient pu le servir. Aimé et haï, sa conduite demeurait inconcevable. Plus illusionné que superstitieux, Tibère comptait sur l’imprévu pour l’arrangement des choses. Il consacra un temple à l’Espérance, et il mourut en s’imaginant, dupe de lui-même, qu’il avait assuré la paix dans tout l’Empire. L’exemple d’Auguste lui avait été funeste ; il avait cru l’imiter, il n’en avait été que la caricature. |