Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

Salluste. - Cornélius Nepos. - Tite-Live. - Trogue Pompée. - L’Histoire. - Auguste écrivain et réformateur. - Rhétorique gréco-romaine. - Érudition. - Hygin et Flaccus. - Vitruve. - Manufacture de chroniques. - Panégyriques et pamphlets. - Livre brûlé.

 

A l’œuvre littéraire de César, toute action, s’oppose, comme un contraste, celle de Salluste, toute dogmatique, pourrait-on dire, et singulière, en ce sens que l’auteur y paraît argumenter de son indignité personnelle pour appuyer sa leçon de droiture et d’honnêteté. Sorti complètement déshonoré de son gouvernement d’Afrique, souillé de toutes les hontes possibles, Salluste, tranquille, philosophant, homme de loisir, prétendit moraliser. Si sa concision parfois le laisse obscur, et si son hellénisme l’affadit, il se corrige par l’emploi fréquent, souvent hasardeux, de mots latins vieillis, abandonnés, et qu’il fait revivre. Mais il prétend à la connaissance des hommes, tend à expliquer leurs œuvres par leurs passions ; il n’échappe donc pas à la faute de chercher, et de découvrir par conséquent, dans de petits faits l’explication des grandes causes, sauf à laisser au Destin la responsabilité des événements illogiques. La philosophie d’un tel écrivain, à peine esquissée, ne pouvait être, ne fut qu’une attitude.

Dès l’assassinat de César, qu’il avait souvent conseillé, Salluste se retira des affaires publiques. Vénal et débauché, sans retenue, mais sans hypocrisie, il dépensa largement les richesses qu’il s’était appropriées en épuisant la province dont il avait été le gouverneur, tâchant de se rendre utile à ses concitoyens, par ses travaux, et aussi par son exemple. Sa nature et son éducation plaident pour lui ; il avait été trop chétif pour supporter ces occupations d’armes, de chasse et de chevaux qui entretenaient la vigueur de la jeunesse romaine, et la contagion des oisifs l’avait de très bonne heure flétri. Horace lui reproche, comme un acte d’impudique vanité, son mariage avec la fille de Sylla, femme de Milon ; qui sait si Fausta ne fut pas la coupable ? Au sortir de la maison, dit saint Jérôme, où Fausta aurait dû puiser la sagesse dans sa plus pure source, elle n’eut pas honte d’aller se jeter dans les bras de Salluste, son ennemi... Questeur, tribun, valet de Clodius en ses fureurs, chassé du Sénat, tentateur de César, accusé de concussion, scandaleusement acquitté, osant ensuite faire bâtir un palais luxueux et dessiner un jardin magnifique sur le mont Quirinal, Salluste ne fut en somme qu’un Romain ordinaire, plus en vue que d’autres, et favorisé.

Cornélius Nepos compensa-t-il, aux âmes romaines, l’influence qu’y exerça la lecture des conseils de Salluste ? Il faudrait, pour en juger, que l’œuvre de Cornélius Nepos nous fût connue entière et textuelle. Il innova, en ses compilations, l’idée d’une Histoire synchronique, universelle, et se plut à former une collection générale de biographies. En des récits rapides, courts, suffisants, il tâcha d’instruire et d’impressionner. Agésilas est le modèle qu’il semble préférer, et en quelques traits, sous forme d’éloge, il critique courageusement, directement, les mœurs de ses contemporains : Agésilas, écrit-il, trouva qu’il était plus glorieux de se soumettre aux lois de sa patrie que de conquérir l’Asie... Ce qu’on doit admirer en lui, c’est qu’il ne garda jamais rien des dons magnifiques que lui faisaient les rois, les dynastes et les villes... Plût aux dieux que nos généraux eussent suivi cet exemple.

Mais ce Pomponius Atticus, dont les lâchetés s’excusent de philosophie, qui se contente pendant toute sa vie du titre de chevalier, fuyant Rome au moment difficile des rivalités de Sylla et de Cinna, n’aidant Marius que de loin, — car il avait eu soin d’emporter la plus grande partie de sa fortune, de peur que son patrimoine ne fût compromis au milieu de tous ces troubles, — et qui ne revient à Rome, secourir Cicéron, que lorsque le calme y est rétabli, que Cornélius qualifie de Sage, déconcerte : En politique, sa règle était d’embrasser toujours le parti le plus juste et de mériter l’estime publique, mais sans s’abandonner aux tempêtes civiles... ne consultant pas moins les intérêts de son repos que le soin de sa dignité.

Passionné de lettres, Cornélius Nepos dédaigne et diminue les conquérants, car il ne croit pas à leur mérite : Le tumulte de la mêlée, dit-il, laisse si peu de place aux combinaisons des chefs, que tout dépend du courage et du nombre des combattants... La fortune y a plus de part à la victoire que l’habileté de ceux qui commandent. Et il méprise les philosophes : Je suis loin de regarder la philosophie, écrit-il à Cicéron, comme la règle de la vie et la source du bonheur. Je crois au contraire que ceux qui s’en occupent ont plus besoin de guides que personne ; et ce qui me fait penser ainsi, c’est que je vois la plupart de ces raisonneurs de l’École, avec leurs préceptes raffinés de pudeur et de continence, vivre dans une soif perpétuelle de toutes les voluptés.

Plus compilateur qu’historien, moraliste laconique, sincère, Cornélius Nepos sera la joie des lettrés. Catulle vantera son « élégance» ; Cicéron l’a qualifié de divin. Les panégyries helléniques — qui ont rempli l’histoire de mensonges, a dit Cicéron, — lui sont un prétexte d’écritures, comme une série d’écrins où il insérera ses propres pensées. Il puise partout, accepte tout, sans discernement critique, pourvu que sa curiosité y trouve de l’agrément ; l’invraisemblable ne le rebute point, la contradiction ne l’inquiète pas, la partialité lui est un moyen d’action ; et il range ses œuvres, ainsi que des camées finis, satisfait, sans se préoccuper des ressemblances, heureux d’avoir çà et là ciselé des figures qui paraissent avoir réellement vécu. A moins que nous ne possédions, en réalité, que des réductions de l’œuvre plus ample du prétendu Biographe, rhéteur, artiste.

Tite-Live, l’ami d’Auguste, l’éducateur du jeune Claude, écrit son Histoire, dont la magnificence du style, l’imposante ordonnance du sujet, l’éloquente expression des pensées et les tendances aristocratiques — on le surnommait le Pompéien ! — portèrent l’éclat de son nom aussi loin que les armes romaines étaient allées. On venait de Gaule et d’Espagne pour le voir. Tite-Live professe d’admirer Pompée, Cicéron et Caton, victimes à ses yeux de la grandeur romaine un instant éclipsée. Auguste, magnanime, laissa publier cette critique flagrante de son pouvoir. Or Tite-Live n’était qu’un poète, un écrivain mal instruit, et son Histoire est une épopée en prose, seule définition qui permette de la louer. Sources préférées, fables traduites, géographie descriptive, tout y est arbitraire, tout y est utilisé — vrai ou faux, — pour l’effet qui en résultera dans l’écriture. Cet Homère du peuple romain n’est au fond qu’un Hérodote pompeux, d’un talent soutenu, fort de soi, capable de tout mélanger — pure langue romaine et provincialisme bas, faits héroïques et puériles anecdotes, — en un récit d’une mâle élégance, où s’encadrent de solides discours, partie la plus historique peut-être de l’œuvre complet. Tite-Live n’inspire pas la foi ; on sent qu’il ne croit pas à ce qu’il raconte ; on a l’impression d’un artiste préférant les prodiges aux faits réels, même les plus certains.

Trogue Pompée, son contemporain, venu de la Gaule, de Massalia, écrit une Histoire Universelle où Rome n’apparaît que comme un incident, sorte de protestation contre l’omnipotence prétentieuse de l’impériale Cité. Les quelques fragments qui nous restent de l’œuvre écrite, avec le résumé qu’en fit Justin, ne permettent que de reconnaître la sagacité profonde et la hardiesse pénétrante de l’auteur : Trogue Pompée voit clairement l’importance relative de Rome dans le développement successif des choses vraiment grandes et vraiment belles de l’humanité. En proscrivant de son récit ces harangues étranges prêtées aux héros, et qui semblaient jusqu’alors inévitables à l’historien, Trogue Pompée témoigna de son indépendance d’auteur.

L’épreuve est donc faite, décisive, de Polybe à Trogue Pompée, — et ces deux noms méritent qu’on les rapproche, car ils furent l’un et l’autre aussi courageux que bien intentionnés ; — Rome n’aura pas d’historien véritable, par absence de sens critique et d’honnêteté. L’épopée, le drame, la poésie lyrique, pouvaient à la rigueur s’accommoder de la double influence, en antagonisme, de l’esprit hellénique et de l’esprit latin ; l’historiographie, tiraillée entre le roman grec et l’utilitarisme romain, le mensonge et la spéculation, devait manquer à la fois de précision et d’intérêt. La vanité romaine entendait reculer toutes les légendes des Origines jusqu’à la guerre de Troie, afin que Rome succédât à l’antique cité de Priam. Il deviendra historique, indéniable, démontré, qu’Énée a rapporté la statue de Pallas, — le palladium, — transférée de Lavinium à Albe, déposée ensuite, à titre de preuve irrécusable, à Rome même, dans le temple de Vesta ?

Auguste avait écrit des Mémoires, perdus ; son testament fut gravé, en grec et en latin, sur les murs du temple d’Ancyre. Des lettres et quelques épigrammes, conservées, permettent de lui accorder un talent d’écrivain, modeste. Prince du Sénat, Imperator, réellement roi, victorieux par ses généraux, conduit par Mécène, Auguste, timoré, ne jouit pas de sa puissance. Monarque paradoxal d’un peuple d’aventuriers, il rêva d’une paix perpétuelle, traçant des frontières restreintes, substituant aux conquêtes des voyages d’organisation, faisant réviser les Livres sibyllins, élevant des temples à des dieux nouveaux, pourvu qu’ils fussent pacifiques et bienfaisants. Ses générosités politiques, si proches des égoïsmes de ses débuts, ne firent ressortir que la faiblesse de ses sentiments. Ses tolérances religieuses résultaient de sa profonde incrédulité, ou peut-être de pusillanimes superstitions. Craignant les Juifs et les Égyptiens à Rome, il évitait de les approcher ; dans Alexandrie, un jour, il s’était détourné de sa route pour ne pas rencontrer le Bœuf sacré processionné ; et il félicita son fils Caïus qui n’avait pas osé entrer dans Jérusalem. Le successeur de César, et par conséquent d’Alexandre ; finissait en satrape rusé, amolli.

Auguste avait assez régné, cependant, pour fausser les destinées romaines, étendre la funeste contagion du dégoût, presque de l’abandon, ayant ainsi favorisé dans la Rome des Agrippa, des Virgile, des Horace et des Pollion, la multiplication des adulateurs et des lâches, des déclamateurs et des avaricieux, des improvisateurs et des faiseurs de discours sur tous sujets, — éloge de la maladie et des bêtes rampantes, dissertations sur la poussière et sur la fumée, — échos encore affaiblis, plus que jamais caractéristiques, des leçons de cette rhétorique grecque que Rome s’était flattée d’avoir conservée pour l’enseignement du monde et qu’elle avait compromise en la dénaturant. Le goût des Romains pour les dogmes arrêtés et les proses plates, risquait d’empêcher qu’un grain de poésie ne fit lever ce pain quotidien, lourd, trop copieusement prodigué.

Hygin et Flaccus, après Varron, grammairiens-astronomes, soutinrent la tradition des œuvres scientifiques ; c’étaient des affranchis. Vitruve, plus savant qu’écrivain, nerveux et concis, donnant son exposé De l’Architecture, qui touche à l’hydraulique, à la mécanique, à la gnomonique, employa, pour exprimer si pensée, tous les mots lui venant, impropres ou barbares, sans méthode, sans ordre. Il atteignit pourtant à une certaine grandeur, tant est franche et saine son élocution abrupte, naïve.

Une sorte de manufacture de chroniques, plus tard falsifiées, approvisionnait le inonde romain. La courtisanerie et la peur, ou la haine, et les basses rancunes, dicteront des Histoires. Les biographies impériales seront des panégyriques éhontés ou des pamphlets abominables. Auguste, le premier, condamna au supplice du feu l’ouvrage d’un factieux obscur, dont il était mécontent. Après avoir imposé le silence à ses orateurs, dédaigné ses savants, découragé ou corrompu ses écrivains, relégué ses prêtres, étouffé ses dieux sous la masse des divinités de tous genres multipliées, encombrantes, par quel phénomène Rome aura-t-elle de grands poètes ?