LE souverain maître de Rome, Auguste, avait tenté de réformer les mœurs, de limiter les excès des jeux publics en décidant que le Trésor en supporterait seul la charge ; il avait essayé de formuler des lois contre le luxe des festins, la passion des gladiateurs, la multiplication des devins et des astrologues. Ces lois, et d’autres de même nature, restèrent sans effet. La corruption romaine était inguérissable, insaisissable, profonde et généralisée. Incapable de réformer les mœurs, Auguste dut se prémunir
contre le désœuvrement du peuple, les exigences des Grands, les
mécontentements surtout de cette classe sociale intermédiaire, fluctuante,
variable, qui formait entre Jules César avait commencé le décor de Rome ; Auguste continua les grands travaux amorcés, déclarant qu’il laisserait toute de marbre la ville qu’il avait trouvée toute de briques. A l’exemple d’Auguste, par goût personnel et par imitation, et par courtisanerie, plusieurs grands personnages concoururent de leurs deniers aux constructions, voulues somptueuses. César et Auguste rendirent aux Romains une jouissance dédaignée ; Auguste y apporta une attention politique particulière. Les mœurs tournant les pensées vers la recherche d’une vie idéale, faite de sensualité et de tranquillité, il indiqua qu’il répondrait de la sécurité de tous, pourvu qu’on le laissât gouverner en roi ; et on lui abandonna tout. Autour du Champ de Mars principalement, — que les guerriers ne fréquentaient plus, — s’élevèrent les ouvres qui devaient magnifier le règne d’Auguste. Cette Cité toute neuve, monumentale, faite de temples, de théâtres, de portiques, dont Agrippa et Mécène dirigeaient la construction, réalisait le vœu du souverain. La ville proprement dite, divisée en quatorze quartiers, que surveillaient sept cohortes de gardes nocturnes, avec des inspecteurs des rues, restait un entassement de maisons formant des ruelles étroites, tortueuses, le carré, compact, de temps en temps coupé par un palais, l’arc d’un aqueduc, un temple... Au pied même des palais impériaux, le long du Forum
déserté, au flanc du mont Palatin, les habitations se serraient, jusqu’à étouffer, les unes contre les autres.
Çà et là des maisons énormes, très larges, très hautes, — de cinq étages, —
se dressaient, sortes de villes dans la ville, accaparant tout l’air et tout
le jour d’un quartier. Une population bruyante, nombreuse, pullulante, y
encombrait les bains voûtés, les
boutiques et les industries nécessaires à l’existence. Chacun entendait de
chez soi le baigneur qui se plonge dans la
piscine, le chanteur heureux de faire
résonner sa voix sous les voûtes, les joueurs de paume comptant leurs coups, les filous qu’on
arrêtait, les ivrognes qui se disputaient... l’épileur
qui attire la pratique avec des sifflements aigus, le pâtissier, le
charcutier, le confiseur, et tous ces marchands de taverne, criant chacun sa
marchandise avec une intonation différente afin d’être distingué des autres.
Ce contraste entre les magnificences artificielles de Surpris, et troublés, jaloux peut-être des sensations et des manifestations artistiques dont jouissaient visiblement dans Rome les intrus arrivés de toutes parts, notamment de Grèce, d’Égypte, d’Asie Mineure et de Syrie, les Romains tâchaient de les imiter, gauchement. Avant Auguste on collectionnait déjà les œuvres d’art, comme si leur possession suffisait. L’ostentation romaine favorisant cette manie, la richesse de quelques-uns en permit l’exagération. On croyait, en ceci, être Grec, — les Grecs amoureux d’antiquités, écrira Tacite... Collectionner fut en quelque sorte le premier acte artistique des Romains. On saccageait les tombes pour’ y chercher des bronzes et des poteries ; la dévastation d’Athènes, de Syracuse, de Cyzique, de Pergame, de Chio, de Samos, servait à embellir les maisons des Grands. Les matériaux indispensables à l’exécution du rêve d’Auguste, que ses successeurs voudront réaliser, seront pris aux sources, aux monuments étrangers, devenus la propriété de l’Empire. La guerre procurera, à titre de butin, les statues, les morceaux de sculpture, les riches revêtements ; et pour bâtir, on exploitera, on fera exploiter par les provinciaux les carrières du Domaine Romain, les marbres blancs de l’Attique, les marbres verts de Karystos, les granits rouges de Syrie, la brèche de Koser, le basalte, l’albâtre, le granit gris et le porphyre d’Égypte. Les forêts stériles du mont Caucase, éternellement agitées et rompues par le souffle puissant des Eurus, fourniront les sapins, les cyprès et les cèdres. A quelle école les architectes d’Auguste iront-ils
s’instruire ? Quel art imiteront-ils ? L’Égypte, mal connue, visitée
seulement jusqu’à Memphis, peut-être jusqu’à Thèbes, semble n’avoir montré, à
l’œuvre, que ses ouvriers du moment, sculpteurs malhabiles taillant leurs personnages comme on fabrique les
différentes pièces d’une machine. Athènes, la première ville du monde, cette nourrice de A Rome, la maison d’un Grand se distinguait par le
couronnement d’un dôme, sur le carré bâti, sorte d’illustration accordée ; et
c’est là peut-être la seule idée
architecturale romaine originale. Le Temple, sous Auguste, devait abriter des
dieux bienfaisants et pacifiques, nouveaux
par conséquent, Le Théâtre, déchu, fini, simple spectacle, — en Gaule, Quintus Cicéron, pour conjurer l’ennui des quartiers d’hiver, écrit quatre tragédies en seize jours, — dut contenir le plus grand nombre possible de spectateurs, toute la plèbe, toute la foule, la multitude, et ce fut le Cirque, le Colisée, médité par Auguste, commencé par Vespasien, achevé sous Titus. Les funérailles conservèrent longtemps une allure de Théorie, un caractère processionnel. Dans toutes les villes que traversèrent les cendres de Germanicus, le peuple en deuil, les chevaliers en trabée brûlèrent solennellement, selon la richesse du lieu, des étoffes, des parfums et d’autres offrandes funéraires ; mais les Romains n’enterraient plus leurs morts, ayant emprunté aux Grecs l’usage de brûler les cadavres. La tombe n’étant dès lors qu’un froid simulacre, un témoignage, un monument quelconque, l’idée de piété, de respect, de tristesse, ne pouvait émouvoir l’architecte. La nécessité d’assainir Rome y fit construire des égouts superbes ; l’absence d’eau potable y fit concevoir et exécuter ces merveilleux aqueducs, ruisseaux suspendus sur des voûtes aériennes, dit Rutilius, à une hauteur où Iris porterait à peine ses eaux pluviales. Les constructions vastes, et nécessairement logiques, des fermes conçues pour répondre aux besoins, donnèrent un certain sentiment d’équilibre : La maison n’est point une œuvre d’art, remarque Varron, mais un architecte y apprendrait la symétrie. Cependant, comme il fallait surtout distraire, étonner, captiver le peuple, les artistes romains et leurs protecteurs dédaignèrent les origines nationales, s’appliquèrent à faire de l’exotisme. Je ne pourrais pas satisfaire la curiosité du peuple, dit Cicéron, au point de vue de l’art oratoire qu’il enseigne, si je n’offrais à ses regards que des productions du pays, des objets qu’il peut voir tous les jours. La caractéristique romaine fut de traîner un esprit peu inventif et de s’approprier les idées et les découvertes des autres
nations, marque sûre d’intrusion phénicienne. Les Étrusques furent
à la fois les premiers artistes et les premiers ouvriers des Romains ; les
Grecs de Sous les premiers rois, les ouvriers étrusques édifièrent
à Rome des temples et des fortifications, des maisons de Grands et des
tombes. Les temples étaient de simples édicules, — des oratoires, — précédés
de portiques. La conquête de La seconde Guerre macédonienne et le pillage de Corinthe ouvrirent, par les emprunts directs et par l’imitation formelle des œuvres, la voie architecturale romaine. La nature des matériaux à la disposition de l’architecte romain rendirent son imitation lourde, massive, son mauvais goût natif ne lui suggérant aucune pensée, aucun désir de correction. Un stuc couvrit les colonnes et les entablements. Quintus Metellus bâtit les premiers temples en marbre, — à Jupiter Stator et à Junon ; — Hermadore, de Salamis, Sauras et Batraccus, de Lacédémone, conduisirent les travaux. Les architectes hellènes remplaçaient les bâtisseurs étrusques. On eut alors les somptueux portiques de Scipion Nasica sur le Capitole et de Cnéius Octavius près du cirque. Des chapiteaux en bronze de Corinthe, des marbres de prix, des pavements en mosaïque de pierres étrangères, enrichirent les monuments. Lucius Crassus employa le marbre à la construction des édifices privés. Presque détruite par les guerres civiles, Les largesses d’Auguste, d’Agrippa et de Mécène faisaient des miracles. Et cependant, tous ces prodiges n’étaient que des brutalités irréfléchies, des sortes de décrets inopportuns imposant une éclosion artistique, alors que les intelligences venaient à peine de recevoir le germe du sens émotionnel. Vitruve s’élève contre l’altération des lignes grecques empruntées, et Suétone attribuera au goût personnel de Mécène, timoré, mais dominant, que tous s’efforçaient de contenter, l’affadissement, l’efféminisme du style. Les ouvriers bâtissent certes avec beaucoup de précision, mais les pierres bien taillées, et les cordons de briques, et les marbres aux tons divers, ôtent aux monuments toute unité, toute grandeur. L’art architectural romain s’inaugure par une décadence. Chose singulière, l’art est plus large, parce qu’il est plus libre sans doute, dans les provinces. En Asie, des villes monumentales sont fondées, telle Césarée ; en Gaule, un art gallo-romain se manifeste, puissant. Lyon, avec son Temple à Rome et à Auguste, et ses statues, sert de modèle. Strabon accorde aux Marseillais le mérite d’avoir mieux conservé que les Italiens la pratique de l’art hellénique. Dans les temples, les statues, entièrement étrusques, de
bois ou d’argile, faisaient une mélancolique
figure comparées aux ouvres grecques importées, prises à titre de
butin d’abord, achetées ensuite. Les sculpteurs d’Hellénie et d’Asie Mineure,
accourus, se multipliaient à l’infini,
dit Cicéron. De même que les Corinthiens, au temps de leur splendeur, avaient
peuplé leurs villes des images de leurs généraux, — des escadrons de statues, — ainsi les Romains
voulurent s’immortaliser. Auguste, pour relever
les gloires nationales, favorisa cette manifestation. La statue de
Pompée même fut érigée sous une arcade de marbre, devant le théâtre qu’il
avait fait bâtir. En attendant que les sculpteurs de Rome, copiant les Anciens, pussent créer pour les Romains un monde de marbre et de bronze, les statues grecques et les bustes — le buste de Démosthène à Tusculum, la statue de Platon à Rome même, dans un jardin, — se mêlaient aux images des ancêtres et des vivants. Les Thespiens ayant dédié des statues à Sylla, à Agrippa et aux membres de sa famille, les Romains ne pouvaient être moins patriotes que les provinciaux. Volée, transportée, ou imitée, la statuaire resta nécessairement grecque. Elle continua, à Rome et dans les provinces, la décadence hellénique. L’allégorie subtilisait. Mais l’allégorie avait l’avantage de stimuler la pensée, d’ajouter du raisonnement à l’admiration. L’artiste s’impressionnait de philosophie : Une pierre funéraire devait donner une leçon de stoïcisme ; un squelette humain, jouant de la double flûte, conduisant une danse, était une représentation épicurienne de la mort. Suscité par ce goût nouveau, l’art industrieux des statues, suivant l’expression de Lucrèce, ne fut bientôt plus qu’une industrie. En peinture, les Grecs classiques étaient Zeuxis,
Polygnote, Tymanthe, qui n’avaient employé que
quatre couleurs, dont on appréciait le dessin et la pureté des
formes ; puis Aétion, Nicomaque, Protagène et Apelle, parfaits. Pour surpasser les maîtres, les peintres de Ces exagérations ramenèrent aux Anciens. Combien dans les peintures nouvelles le coloris n’est-il pas plus éclatant, plus fleuri, plus varié que dans les anciennes ! Cependant, après quelques moments de séduction le charme a disparu, et notre œil revient se fixer avec complaisance sur ces vieux tableaux dont il aime les teintes rembrunies et l’antiquité sévère. Deux Écoles existaient : les artistes au faire brut, aux touches heurtées, aux tons lourds et chargés ; les peintres aux effets lumineux, aux tons gais, au coloris éclatant. On distinguait, parmi les praticiens, ceux qui étendaient et unissaient finement la couleur — Pour que certaines images soient caressantes au regard, écrit Lucrèce, leurs éléments doivent être polis, — et ceux qui peignaient rudement, laissant les effets venus au hasard du pinceau : Les images blessantes et rudes ne sont produites que par les aspérités de la matière. Il y avait un commerce de peintures. Arellius vendait beaucoup d’images, parce qu’il représentait les déesses sous les traits de Romaines ou d’étrangères connues par leurs amours faciles... De même que la sculpture concourait aux surexcitations : — Voyez, s’écrie Lucrèce, ces riches statues qui tiennent de leur main droite des lampes étincelantes et jettent des flots de lumière sur la débauche des nuits, — ainsi la peinture condescendait aux dévergondages. A l’époque d’Auguste déjà, l’art de la peinture était en pleine déchéance. Un paysagiste, Ludius, préparait une renaissance en substituant la fresque à l’encaustique. La véritable peinture romaine de ce temps, et ensuite pendant tout l’Empire, ce fut la mosaïque, ouvrage intermédiaire entre la peinture et la maçonnerie. Les pierres de toutes sortes, — on venait de découvrir, en s’émerveillant, les marbres jaunes de Numidie, les marbres superbes de Luno (Carrare), — savamment combinées, enchevêtrées, donnant à la fois l’impression d’un labeur patient, extraordinaire, énorme, d’une grande dépense surtout, couvrirent comme des tapis le sol des monuments fréquentés, des maisons richement hospitalières. Cette prodigalité passait pour un art nouveau, peut-être national. Par un contraste singulier, à ce moment même où l’art — presque au lendemain, pourrait-on dire, de ses premières tentatives, — se perdait dans la fadeur ou la grossièreté, ce double courant qui entraînait l’esprit de Rome, la gravure — sur les monnaies par exemple, — s’améliorait. L’artiste s’y révélait soudainement délicat et soigneux. Les sceaux d’Asie et de Sicile, œuvres d’art véritables, étaient appréciés. La lourdeur romaine ne pouvait pas bien choisir, encore moins créer : Des ossements de grands animaux fossiles, qu’Auguste avait réunis dans sa villa de Capri, furent pour les Romains des os de géants et des armes de héros ; ainsi les œuvres les plus délicates et les plus belles de la statuaire antique, ramassées avec le butin, demeurèrent à Rome comme des ornements, ou les témoignages de la puissance romaine, ou le moyen d’étaler de la richesse. Les arts de la déclamation, de la peinture et de la musique tendaient à se rapprocher, comme pour former une sorte de bien commun, susceptible de procurer quelques jouissances élevées. Cicéron, dans ses leçons pour l’Orateur, signale avec exactitude les relations des tons entre les instruments, les voix et les couleurs ; il dit que l’art en doit régler et le choix et l’emploi, que toutes les inflexions diverses de la voix ont besoin d’être employées tour à tour avec ménagement, car elles sont pour l’orateur comme les couleurs qui servent au peintre pour varier ses tableaux,... le corps tout entier, le regard, la voix, résonnant comme les cordes d’une lyre, au gré de la passion qui ébranle. La passion romaine étant brutale, brutales furent les manifestations des arts sensuels. L’éloquence et la musique ne soutenaient l’attention que par l’habile variété des tons. Il eût été difficile d’émouvoir ces natures, à la fois violentes et concentrées, avec de simples mélodies, de charmer ces oreilles qui ne s’ouvraient et ne vibraient qu’au grondement et au sourd éclat des trompettes, et qui préféraient la conque recourbée des barbares aux lyres et aux flûtes... Le chant exact et régulier ne plaisait pas ; mais les brillants et capricieux artifices de la voix. Les déclamateurs asiatiques, les musiciens et les danseurs grecs, de l’Asie Mineure et de l’Hellénie, avaient apporté l’usage des orchestres et des chœurs, jouant et chantant pendant les festins. La musique et la danse furent surtout des moyens de surexcitation. Les Grands étudièrent la technique du chant pour participer aux excès de leurs propres fêtes ; les femmes, devenues très importantes dans la vie publique, s’adonnèrent à la danse pour n’être pas exclues sans doute des plaisirs nouveaux. On vit des consulaires et des concubines s’offrir en représentation. Les orages du Forum,
l’anarchie des rues et les combats des factions acharnées avaient fini par
écœurer les esprits pénétrants qui, dans des livres grecs, venaient de
découvrir une humanité différente. Les tristesses et les hontes de |