Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

La Rome d’Auguste. - Cosmopolitisme. - Luxe. - Collections. - Villas et musées. - Le goût de l’ancien. - Influences artistiques. - Architecture. - Sculpture et statuaire. - Peinture. - Mosaïque. - Gravure. - Déclamation, musique et danse. - Penseurs et écrivains.

 

LE souverain maître de Rome, Auguste, avait tenté de réformer les mœurs, de limiter les excès des jeux publics en décidant que le Trésor en supporterait seul la charge ; il avait essayé de formuler des lois contre le luxe des festins, la passion des gladiateurs, la multiplication des devins et des astrologues. Ces lois, et d’autres de même nature, restèrent sans effet. La corruption romaine était inguérissable, insaisissable, profonde et généralisée.

Incapable de réformer les mœurs, Auguste dut se prémunir contre le désœuvrement du peuple, les exigences des Grands, les mécontentements surtout de cette classe sociale intermédiaire, fluctuante, variable, qui formait entre la Plèbe et la Noblesse une masse avec laquelle il fallait compter. Au peuple, nous l’avons vu, Auguste offrit des jeux extraordinaires ; aux Grands et à ceux qui préparaient déjà visiblement, dans Rome, la classe spéciale nouvelle, intelligente, active, avide des plaisirs de l’esprit, il donna la préoccupation de l’embellissement de la Cité.

Jules César avait commencé le décor de Rome ; Auguste continua les grands travaux amorcés, déclarant qu’il laisserait toute de marbre la ville qu’il avait trouvée toute de briques. A l’exemple d’Auguste, par goût personnel et par imitation, et par courtisanerie, plusieurs grands personnages concoururent de leurs deniers aux constructions, voulues somptueuses. César et Auguste rendirent aux Romains une jouissance dédaignée ; Auguste y apporta une attention politique particulière. Les mœurs tournant les pensées vers la recherche d’une vie idéale, faite de sensualité et de tranquillité, il indiqua qu’il répondrait de la sécurité de tous, pourvu qu’on le laissât gouverner en roi ; et on lui abandonna tout.

Autour du Champ de Mars principalement, — que les guerriers ne fréquentaient plus, — s’élevèrent les ouvres qui devaient magnifier le règne d’Auguste. Cette Cité toute neuve, monumentale, faite de temples, de théâtres, de portiques, dont Agrippa et Mécène dirigeaient la construction, réalisait le vœu du souverain. La ville proprement dite, divisée en quatorze quartiers, que surveillaient sept cohortes de gardes nocturnes, avec des inspecteurs des rues, restait un entassement de maisons formant des ruelles étroites, tortueuses, le carré, compact, de temps en temps coupé par un palais, l’arc d’un aqueduc, un temple...

Au pied même des palais impériaux, le long du Forum déserté, au flanc du mont Palatin, les habitations se serraient, jusqu’à étouffer, les unes contre les autres. Çà et là des maisons énormes, très larges, très hautes, — de cinq étages, — se dressaient, sortes de villes dans la ville, accaparant tout l’air et tout le jour d’un quartier. Une population bruyante, nombreuse, pullulante, y encombrait les bains voûtés, les boutiques et les industries nécessaires à l’existence. Chacun entendait de chez soi le baigneur qui se plonge dans la piscine, le chanteur heureux de faire résonner sa voix sous les voûtes, les joueurs de paume comptant leurs coups, les filous qu’on arrêtait, les ivrognes qui se disputaient... l’épileur qui attire la pratique avec des sifflements aigus, le pâtissier, le charcutier, le confiseur, et tous ces marchands de taverne, criant chacun sa marchandise avec une intonation différente afin d’être distingué des autres. Ce contraste entre les magnificences artificielles de la Rome monumentale décrétée et le désordre assourdissant de la Rome vivante, traditionnelle, se compliquait des goûts divers, disparates, que valait maintenant à l’antique Cité de Romulus son cosmopolitisme de plus en plus mélangé. Un mot nouveau — hybrida, — désigna d’abord les enfants nés d’un Romain et d’une étrangère ; il s’appliqua ensuite aux enfants nés de parents de différentes nations.

Surpris, et troublés, jaloux peut-être des sensations et des manifestations artistiques dont jouissaient visiblement dans Rome les intrus arrivés de toutes parts, notamment de Grèce, d’Égypte, d’Asie Mineure et de Syrie, les Romains tâchaient de les imiter, gauchement. Avant Auguste on collectionnait déjà les œuvres d’art, comme si leur possession suffisait. L’ostentation romaine favorisant cette manie, la richesse de quelques-uns en permit l’exagération. On croyait, en ceci, être Grec, — les Grecs amoureux d’antiquités, écrira Tacite... Collectionner fut en quelque sorte le premier acte artistique des Romains. On saccageait les tombes pour’ y chercher des bronzes et des poteries ; la dévastation d’Athènes, de Syracuse, de Cyzique, de Pergame, de Chio, de Samos, servait à embellir les maisons des Grands.

Les matériaux indispensables à l’exécution du rêve d’Auguste, que ses successeurs voudront réaliser, seront pris aux sources, aux monuments étrangers, devenus la propriété de l’Empire. La guerre procurera, à titre de butin, les statues, les morceaux de sculpture, les riches revêtements ; et pour bâtir, on exploitera, on fera exploiter par les provinciaux les carrières du Domaine Romain, les marbres blancs de l’Attique, les marbres verts de Karystos, les granits rouges de Syrie, la brèche de Koser, le basalte, l’albâtre, le granit gris et le porphyre d’Égypte. Les forêts stériles du mont Caucase, éternellement agitées et rompues par le souffle puissant des Eurus, fourniront les sapins, les cyprès et les cèdres.

A quelle école les architectes d’Auguste iront-ils s’instruire ? Quel art imiteront-ils ? L’Égypte, mal connue, visitée seulement jusqu’à Memphis, peut-être jusqu’à Thèbes, semble n’avoir montré, à l’œuvre, que ses ouvriers du moment, sculpteurs malhabiles taillant leurs personnages comme on fabrique les différentes pièces d’une machine. Athènes, la première ville du monde, cette nourrice de la Grèce, attirait, mais éveillait une susceptibilité particulière : Rome, jalouse du passé, ne voulant pas continuer la Cité de Pallas, préférait tourner son regard vers l’Asie Mineure, encore vivante d’ailleurs, n’ayant pas cessé pour ainsi dire de pratiquer la joie des Beaux-Arts, quoique industriellement un peu, — l’Asie Mineure où s’était élevée la Troie antique ! — Car Rome, redoutant la supériorité d’Athènes, oubliant l’Étrurie qui l’avait initiée, et qui n’était plus que la belliqueuse Étrurie, entendait plus que jamais, de toutes ses forces, se rattacher aux Troyens comme à d’incontestables ancêtres.

A Rome, la maison d’un Grand se distinguait par le couronnement d’un dôme, sur le carré bâti, sorte d’illustration accordée ; et c’est là peut-être la seule idée architecturale romaine originale. Le Temple, sous Auguste, devait abriter des dieux bienfaisants et pacifiques, nouveaux par conséquent, la Fortune et la Paix. Parmi les dieux anciens, les gardiens de l’État et de la Famille, les Vesta et les Lares, furent les plus honorés : culte laissant à l’esprit une double impression de calme et de force.

Le Théâtre, déchu, fini, simple spectacle, — en Gaule, Quintus Cicéron, pour conjurer l’ennui des quartiers d’hiver, écrit quatre tragédies en seize jours, — dut contenir le plus grand nombre possible de spectateurs, toute la plèbe, toute la foule, la multitude, et ce fut le Cirque, le Colisée, médité par Auguste, commencé par Vespasien, achevé sous Titus. Les funérailles conservèrent longtemps une allure de Théorie, un caractère processionnel. Dans toutes les villes que traversèrent les cendres de Germanicus, le peuple en deuil, les chevaliers en trabée brûlèrent solennellement, selon la richesse du lieu, des étoffes, des parfums et d’autres offrandes funéraires ; mais les Romains n’enterraient plus leurs morts, ayant emprunté aux Grecs l’usage de brûler les cadavres. La tombe n’étant dès lors qu’un froid simulacre, un témoignage, un monument quelconque, l’idée de piété, de respect, de tristesse, ne pouvait émouvoir l’architecte.

La nécessité d’assainir Rome y fit construire des égouts superbes ; l’absence d’eau potable y fit concevoir et exécuter ces merveilleux aqueducs, ruisseaux suspendus sur des voûtes aériennes, dit Rutilius, à une hauteur où Iris porterait à peine ses eaux pluviales. Les constructions vastes, et nécessairement logiques, des fermes conçues pour répondre aux besoins, donnèrent un certain sentiment d’équilibre : La maison n’est point une œuvre d’art, remarque Varron, mais un architecte y apprendrait la symétrie. Cependant, comme il fallait surtout distraire, étonner, captiver le peuple, les artistes romains et leurs protecteurs dédaignèrent les origines nationales, s’appliquèrent à faire de l’exotisme. Je ne pourrais pas satisfaire la curiosité du peuple, dit Cicéron, au point de vue de l’art oratoire qu’il enseigne, si je n’offrais à ses regards que des productions du pays, des objets qu’il peut voir tous les jours.

La caractéristique romaine fut de traîner un esprit peu inventif et de s’approprier les idées et les découvertes des autres nations, marque sûre d’intrusion phénicienne. Les Étrusques furent à la fois les premiers artistes et les premiers ouvriers des Romains ; les Grecs de la Grande-Grèce — de Tarente, de Sybaris, de Cumes, de Rhegium, de Métaponte et de Possidonie (Pestum), — devinrent comme leurs premiers maîtres. Cette double influence, — utilitaire d’un côté, idéale de l’autre, — tyrannisée par la nature des matériaux à employer, donna l’arc romain, spécial. La voûte, substituée dans les constructions aux plates-bandes, à cause des briques légères reliées par le ciment, força l’architecte à imaginer des arcades de toutes lignes ; les coupoles furent la réunion de plusieurs arcs ; les arcs coupés, croisés, tourmentés, conduisirent à la coupole polygonale. Les piliers se changèrent en colonnes, une architrave fictive dissimula l’arc primitif, et c’est ainsi que le modèle grec dévia jusqu’au contraire de la ligne droite, jusqu’à l’angle aigu du toit.

Sous les premiers rois, les ouvriers étrusques édifièrent à Rome des temples et des fortifications, des maisons de Grands et des tombes. Les temples étaient de simples édicules, — des oratoires, — précédés de portiques. La conquête de la Grande-Grèce, la vue de la Sicile après la Guerre punique, le spectacle de l’architecture hellénique, ennoblirent l’idée de bâtir ; l’art grec intervenait. Le temple de l’Honneur et de la Vertu, avec ses deux cellas, construit par Marcellus ; les travaux du temple périptère dirigés par Caïus Mutius ; la basilique fondée sous la Curie par Porcius Caton ; le Temple à la Pitié de Glabrion, étaient déjà de l’architecture hellénique. La deuxième basilique, et les marchés entourés de portiques de Fulvius Flaccus, furent des œuvres grecques d’intention, pleinement.

La seconde Guerre macédonienne et le pillage de Corinthe ouvrirent, par les emprunts directs et par l’imitation formelle des œuvres, la voie architecturale romaine. La nature des matériaux à la disposition de l’architecte romain rendirent son imitation lourde, massive, son mauvais goût natif ne lui suggérant aucune pensée, aucun désir de correction. Un stuc couvrit les colonnes et les entablements. Quintus Metellus bâtit les premiers temples en marbre, — à Jupiter Stator et à Junon ; — Hermadore, de Salamis, Sauras et Batraccus, de Lacédémone, conduisirent les travaux. Les architectes hellènes remplaçaient les bâtisseurs étrusques. On eut alors les somptueux portiques de Scipion Nasica sur le Capitole et de Cnéius Octavius près du cirque. Des chapiteaux en bronze de Corinthe, des marbres de prix, des pavements en mosaïque de pierres étrangères, enrichirent les monuments. Lucius Crassus employa le marbre à la construction des édifices privés.

La Guerre civile interrompit cette activité. Sylla cependant rebâtit le Temple du Jupiter Capitolin ; Lucullus entassa des objets d’art de toutes sortes dans sa maison luxueuse ; Pompée fit construire un théâtre de pierre en souvenir de celui qu’il avait vu à Mitylène, flanqué d’un temple à la Vénus Victorieuse, qui s’élevait au centre de la cavea et auquel les sièges mêmes du théâtre servaient d’escalier. Des tombeaux magnifiques, — ceux de Cécilia Métella et de Pompée ; — des palais richissimes, à Tusculum, Savinium et Fidène ; le Temple rond de Tivoli, édifié par le consul Lucius Gellius, d’ordre corinthien, purement grec, et les deux basiliques de Paul Émile, témoignent de grands efforts individuels, non d’un sentiment d’art généreux. C’est un hellénisme agrandi, énorme, riche, surchargé, où 1a somptuosité détruit la grâce, la juste mesure, l’équilibre, le bon sens. Ainsi dévoyée, l’architecture helléno-romaine devint grossière, resta sans originalité, s’étala en des constructions d’apparat, gardant l’impression étrusque avec un accent latin, spécial, de conception logique dans la formule et de solidité massive dans l’exécution, tous travaux utiles et d’appropriation déterminée.

Presque détruite par les guerres civiles, la Rome refaite de César avait déjà l’allure monumentale ; Auguste l’embellit. Des aqueducs, des thermes, des temples, des arcs de triomphe surgirent de toutes parts, à Rome et dans les provinces, en Europe, en Afrique, en Asie. Les formes se fixent ; une architecture romaine se définit. Statilius Taurus achève dans le Champ de Mars le premier amphithéâtre de pierre ; on restaure les « grandes voies » ; l’Arc de triomphe de Rimini et celui de Fano glorifient Auguste. Le Panthéon d’Agrippa et le théâtre de Marcellus prouvent d’une volonté ne s’arrêtant qu’après l’accomplissement des choses.

Les largesses d’Auguste, d’Agrippa et de Mécène faisaient des miracles. Et cependant, tous ces prodiges n’étaient que des brutalités irréfléchies, des sortes de décrets inopportuns imposant une éclosion artistique, alors que les intelligences venaient à peine de recevoir le germe du sens émotionnel. Vitruve s’élève contre l’altération des lignes grecques empruntées, et Suétone attribuera au goût personnel de Mécène, timoré, mais dominant, que tous s’efforçaient de contenter, l’affadissement, l’efféminisme du style. Les ouvriers bâtissent certes avec beaucoup de précision, mais les pierres bien taillées, et les cordons de briques, et les marbres aux tons divers, ôtent aux monuments toute unité, toute grandeur. L’art architectural romain s’inaugure par une décadence. Chose singulière, l’art est plus large, parce qu’il est plus libre sans doute, dans les provinces. En Asie, des villes monumentales sont fondées, telle Césarée ; en Gaule, un art gallo-romain se manifeste, puissant. Lyon, avec son Temple à Rome et à Auguste, et ses statues, sert de modèle. Strabon accorde aux Marseillais le mérite d’avoir mieux conservé que les Italiens la pratique de l’art hellénique.

Dans les temples, les statues, entièrement étrusques, de bois ou d’argile, faisaient une mélancolique figure comparées aux ouvres grecques importées, prises à titre de butin d’abord, achetées ensuite. Les sculpteurs d’Hellénie et d’Asie Mineure, accourus, se multipliaient à l’infini, dit Cicéron. De même que les Corinthiens, au temps de leur splendeur, avaient peuplé leurs villes des images de leurs généraux, — des escadrons de statues, — ainsi les Romains voulurent s’immortaliser. Auguste, pour relever les gloires nationales, favorisa cette manifestation. La statue de Pompée même fut érigée sous une arcade de marbre, devant le théâtre qu’il avait fait bâtir. La Voie Sacrée, la plus fréquentée, devint l’emplacement que tous ambitionnèrent.

En attendant que les sculpteurs de Rome, copiant les Anciens, pussent créer pour les Romains un monde de marbre et de bronze, les statues grecques et les bustes — le buste de Démosthène à Tusculum, la statue de Platon à Rome même, dans un jardin, — se mêlaient aux images des ancêtres et des vivants. Les Thespiens ayant dédié des statues à Sylla, à Agrippa et aux membres de sa famille, les Romains ne pouvaient être moins patriotes que les provinciaux. Volée, transportée, ou imitée, la statuaire resta nécessairement grecque. Elle continua, à Rome et dans les provinces, la décadence hellénique. L’allégorie subtilisait.

Mais l’allégorie avait l’avantage de stimuler la pensée, d’ajouter du raisonnement à l’admiration. L’artiste s’impressionnait de philosophie : Une pierre funéraire devait donner une leçon de stoïcisme ; un squelette humain, jouant de la double flûte, conduisant une danse, était une représentation épicurienne de la mort. Suscité par ce goût nouveau, l’art industrieux des statues, suivant l’expression de Lucrèce, ne fut bientôt plus qu’une industrie.

En peinture, les Grecs classiques étaient Zeuxis, Polygnote, Tymanthe, qui n’avaient employé que quatre couleurs, dont on appréciait le dessin et la pureté des formes ; puis Aétion, Nicomaque, Protagène et Apelle, parfaits. Pour surpasser les maîtres, les peintres de la Rome moderne augmentèrent le nombre des tons employés ; et aux critiques s’insurgeant on répondit : Mettez-vous donc la peinture antique, bornée à un si petit nombre de couleurs, au-dessus de la peinture moderne enrichie de tant de perfectionnements ! On assortissait les tons, on les multipliait, et ce fut un bariolage.

Ces exagérations ramenèrent aux Anciens. Combien dans les peintures nouvelles le coloris n’est-il pas plus éclatant, plus fleuri, plus varié que dans les anciennes ! Cependant, après quelques moments de séduction le charme a disparu, et notre œil revient se fixer avec complaisance sur ces vieux tableaux dont il aime les teintes rembrunies et l’antiquité sévère. Deux Écoles existaient : les artistes au faire brut, aux touches heurtées, aux tons lourds et chargés ; les peintres aux effets lumineux, aux tons gais, au coloris éclatant. On distinguait, parmi les praticiens, ceux qui étendaient et unissaient finement la couleur — Pour que certaines images soient caressantes au regard, écrit Lucrèce, leurs éléments doivent être polis, — et ceux qui peignaient rudement, laissant les effets venus au hasard du pinceau : Les images blessantes et rudes ne sont produites que par les aspérités de la matière.

Il y avait un commerce de peintures. Arellius vendait beaucoup d’images, parce qu’il représentait les déesses sous les traits de Romaines ou d’étrangères connues par leurs amours faciles... De même que la sculpture concourait aux surexcitations : — Voyez, s’écrie Lucrèce, ces riches statues qui tiennent de leur main droite des lampes étincelantes et jettent des flots de lumière sur la débauche des nuits, — ainsi la peinture condescendait aux dévergondages. A l’époque d’Auguste déjà, l’art de la peinture était en pleine déchéance. Un paysagiste, Ludius, préparait une renaissance en substituant la fresque à l’encaustique.

La véritable peinture romaine de ce temps, et ensuite pendant tout l’Empire, ce fut la mosaïque, ouvrage intermédiaire entre la peinture et la maçonnerie. Les pierres de toutes sortes, — on venait de découvrir, en s’émerveillant, les marbres jaunes de Numidie, les marbres superbes de Luno (Carrare), — savamment combinées, enchevêtrées, donnant à la fois l’impression d’un labeur patient, extraordinaire, énorme, d’une grande dépense surtout, couvrirent comme des tapis le sol des monuments fréquentés, des maisons richement hospitalières. Cette prodigalité passait pour un art nouveau, peut-être national.

Par un contraste singulier, à ce moment même où l’art — presque au lendemain, pourrait-on dire, de ses premières tentatives, — se perdait dans la fadeur ou la grossièreté, ce double courant qui entraînait l’esprit de Rome, la gravure — sur les monnaies par exemple, — s’améliorait. L’artiste s’y révélait soudainement délicat et soigneux. Les sceaux d’Asie et de Sicile, œuvres d’art véritables, étaient appréciés. La lourdeur romaine ne pouvait pas bien choisir, encore moins créer : Des ossements de grands animaux fossiles, qu’Auguste avait réunis dans sa villa de Capri, furent pour les Romains des os de géants et des armes de héros ; ainsi les œuvres les plus délicates et les plus belles de la statuaire antique, ramassées avec le butin, demeurèrent à Rome comme des ornements, ou les témoignages de la puissance romaine, ou le moyen d’étaler de la richesse.

Les arts de la déclamation, de la peinture et de la musique tendaient à se rapprocher, comme pour former une sorte de bien commun, susceptible de procurer quelques jouissances élevées. Cicéron, dans ses leçons pour l’Orateur, signale avec exactitude les relations des tons entre les instruments, les voix et les couleurs ; il dit que l’art en doit régler et le choix et l’emploi, que toutes les inflexions diverses de la voix ont besoin d’être employées tour à tour avec ménagement, car elles sont pour l’orateur comme les couleurs qui servent au peintre pour varier ses tableaux,... le corps tout entier, le regard, la voix, résonnant comme les cordes d’une lyre, au gré de la passion qui ébranle. La passion romaine étant brutale, brutales furent les manifestations des arts sensuels. L’éloquence et la musique ne soutenaient l’attention que par l’habile variété des tons. Il eût été difficile d’émouvoir ces natures, à la fois violentes et concentrées, avec de simples mélodies, de charmer ces oreilles qui ne s’ouvraient et ne vibraient qu’au grondement et au sourd éclat des trompettes, et qui préféraient la conque recourbée des barbares aux lyres et aux flûtes... Le chant exact et régulier ne plaisait pas ; mais les brillants et capricieux artifices de la voix.

Les déclamateurs asiatiques, les musiciens et les danseurs grecs, de l’Asie Mineure et de l’Hellénie, avaient apporté l’usage des orchestres et des chœurs, jouant et chantant pendant les festins. La musique et la danse furent surtout des moyens de surexcitation. Les Grands étudièrent la technique du chant pour participer aux excès de leurs propres fêtes ; les femmes, devenues très importantes dans la vie publique, s’adonnèrent à la danse pour n’être pas exclues sans doute des plaisirs nouveaux. On vit des consulaires et des concubines s’offrir en représentation.

Les orages du Forum, l’anarchie des rues et les combats des factions acharnées avaient fini par écœurer les esprits pénétrants qui, dans des livres grecs, venaient de découvrir une humanité différente. Les tristesses et les hontes de la Politique, des intrigues sans pudeur et des luttes sans loyauté, répugnaient de plus en plus aux intelligences ouvertes, cultivées, qu’aucun art n’était capable de séduire encore. L’architecture échappant à la conception individuelle, la sculpture, la statuaire, la peinture, la déclamation et la musique étant tombées dans la profusion, dans la confusion des jouissances collectives démesurées, l’étude de la Philosophie et la pratique des Lettres, seules, restaient une nourriture spirituelle digne des affamés d’un pain de pur froment, des assoiffés d’une eau de source, et pour 1a première fois Rome vit s’écarter d’elle, s’éloigner de son bruit fatigant, et décevant, criminel, des Penseurs et des Écrivains.