Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE IX

 

 

DE 19 Av. J.-C. à 14 Ap. J.-C. - Politique d’Auguste. - Finances et armée. - Soulèvement des Germains. - Agrippa en Asie et Auguste en Gaule. - Tibère et Drusus. - Paix de douze ans. - Naissance de Jésus. - Soumission des Pannoniens et des Dalmates. - Marbod et Arminius. - Désastre de Varus. - Tactique de Germanicus. - Deuils et isolement d’Auguste. - Conspiration de Cinna. - Mort d’Auguste : son œuvre.

 

A la mort de César, l’Empire s’étendait sur trois continents ; mais l’Italie n’était pas constituée, et Rome devenait, envahie d’étrangers, comme une cité exceptionnelle. Auguste rompit avec la tradition, ne voulut pas accroître ses difficultés en cherchant à augmenter l’Empire. Tandis en effet que l’influence romaine se développait dans les provinces, Rome, croyant communier des Grands-Grecs, prenant la suite d’Athènes, s’hellénisait, à l’exemple pernicieux d’Alexandrie.

Auguste, se préoccupant d’abord de sa propre sécurité, s’assura de l’armée et organisa les finances. Aux anciens revenus du Trésor — taxes directes consacrées, — il en ajouta de nouveaux, soit le 1/100e de tout ce qui se vendait aux enchères, le 1/20e de tous les héritages, le 1/50e du prix des esclaves. Les 300 ou 400 millions qu’il préleva ainsi lui suffirent, car les provinces pourvoyaient à leurs propres dépenses. En dehors du Trésor public, très prudemment, Auguste eut son Trésor particulier (fiscus) pour le paiement des soldats et des fonctionnaires. Il inaugura la commode substitution des impôts en argent aux impôts en nature.

L’armée, pour- l’entretien de laquelle Auguste imposait durement les provinces, ainsi que les Italiens d’ailleurs, ne lui inspirait pas une grande confiance. Les camps étaient comme des villes où l’homme libre et l’esclave, le Romain et l’Étranger, se confondaient. L’arbitraire qui présidait aux nominations des chefs, comme aux services, désaffectionnait, et chez les soldats, enfin, le calcul froid des bénéfices à recueillir de la guerre avait succédé à l’instinct de gloire qui animait jadis les légions, alors que pour reprendre son bouclier ou son glaive le légionnaire se précipitait dans la mêlée, tant était redoutée la honte de rester sans armes.

Pour tenir ces masses, on humiliait les coupables, en faisant désigner par le sort ceux qui seraient battus de verges, ou on les décimait cruellement, ou encore les laissait-on exposés hors des camps en face de l’ennemi, ce qui eût été comme une glorification au temps de la Rome héroïque. On conçoit qu’Auguste se défiait d’une telle armée, qu’il voulût avoir auprès de lui une garde spéciale, — les prétoriens — et des cavaliers bataves chargés de veiller à la sécurité de l’Imperator.

Auguste avait donc pris toutes les précautions, réglé sa politique, restreint son ambition au dehors, affirmé son omnipotence dans Rome, imposé la paix à l’intérieur et à l’extérieur. L’armée, dont il disposait, comprenait 25 légions, 400.000 hommes installés en camps permanents, en face des barbares hostiles. Des flottilles sillonnaient le Rhin, le Danube et l’Euphrate ; 4 flottes — à Ravenne, à Fréjus, à Misène et au Pont-Euxin, — faisaient la police des mers. Voici qu’un long cri de guerre se fit entendre aux bords du Danube ; des Germains venaient de battre la cavalerie romaine, d’enlever à Lollius l’aigle de la 5e légion. Les Sicambres, les Usipiens et les Tenctères, en armes, bravaient Rome ; des supplices atroces étaient publiquement infligés à des marchands romains. Agrippa étant en Syrie, pour y contenir les Asiatiques, Auguste partit pour la Gaule, très menacée (16). Les lieutenants d’Auguste rejettent les barbares au delà du Danube ; les Sicambres repoussés rentrent dans leurs forêts ; Tibère et Drusus soumettent les Rhétiens et les montagnards des Alpes ; la Rhétie est pacifiée par un dépeuplement systématique, et l’Italie respire enfin, se croyant garantie.

A Rome, pacifiée, Auguste prit le Grand Pontificat, Agrippa confirmé pour cinq ans dans la puissance tribunitienne. Une révolte des Pannoniens (13), due à la légitime exaspération d’un peuple tyrannisé, — les Romains font garder leurs troupeaux non par des chiens et des bergers, mais par des loups, dira Tibère, — fut réprimée par Agrippa, qui mourut victorieux (mars 12), irréparable perte pour Auguste. Ami sûr, collègue nécessaire, et accepté par tous les ambitieux, modeste, dévoué, donnant toute sa gloire à son prince, ouvrier principal de la Rome nouvelle, Agrippa laissait cependant Auguste aux prises avec deux problèmes : La succession du pouvoir, la fixation des frontières de l’Empire, du Danube au Rhin.

En Gaule, Drusus, sûr des Gaulois, qui redoutaient encore les Germains, et qui lui avaient dressé, à Lyon, une statue colossale entourée de soixante images des Cités gauloises reconnaissantes, commençait sa campagne de Germanie. Il fit creuser un canal du Rhin au lac Flevo, pénétra deux fois jusqu’au Weser, entra dans le pays des. Chauques, et, mal renseigné, se mit en très critique situation. Des barbares, qui étaient pour lui, le sauvèrent. Pendant ce temps, le frère de Drusus, Tibère, écrasait les Pannoniens (11). Drusus, très prudent, heureux de ses succès, un instant compromis, se replia, sentant qu’à s’éloigner trop de la Gaule le risque certain dépasserait le gain douteux. Auguste, instruit, fit bâtir cinquante forts commandant le passage du Rhin, afin que Drusus pût reprendre sa campagne au moment opportun, avec sécurité.

Des troubles graves en Germanie, accentués, obligèrent pour ainsi dire Drusus à recommencer son expédition. Conduit par la victoire jusqu’à l’Elbe, il surprit et terrifia les ennemis, alors en proie à de grandes discordes, occupa le pays qu’il désirait, repoussant une dernière attaque, furieuse : ce dernier succès dû surtout à la présomption des Germains qui n’avaient pas utilisé toutes leurs forces. Les Cimbres ayant imploré l’amitié de Rome, Drusus revint à ses cantonnements pour y passer l’hiver. Il mourut d’une chute de cheval, accidentelle (9). Rome perdait son héros le plus pur. Tibère, qui était à Pavie, accourut remplacer Drusus, avec l’intention de conquérir la Germanie. Les Marcomans isolés, il battit les Sicambres (8), en transporta 40.000 sur la rive gauche du Rhin. Cette démonstration suffit à Auguste, qui fit fermer le temple de Janus pour la troisième fois. Douze années d’une paix forcée, toute de lassitude chez les vaincus, d’écœurement chez les vainqueurs, justifièrent la politique du maître.

Rome paraissait dominer le monde ; nul n’osait plus tirer une épée ; les peuples renonçaient à eux-mêmes, impuissants ou corrompus. La gloire des armes, accaparée, épuisée peut-être par le Grand César, n’ayant abouti qu’à l’assassinat du triomphateur, n’était plus une tentation. La violence, mentant à ses promesses, n’avait donné à personne ce qu’il en avait espéré. L’illusion de la tyrannie militaire se dissipait. Et ceux qui voyaient de trop près la grandeur romaine, prenaient en pitié la Ville impériale, ses maîtres autant que ses esclaves, sinon plus. L’esprit se dégageait de la matière, pour ainsi dire ; le mépris de la force, même glorieuse, s’insinuait. Il se produisait ce phénomène, parfaitement humain, qu’à sonder le vide profond des jouissances rêvées et obtenues, l’homme se demandait si, tout au contraire de ce qu’il s’était imaginé, la victime désignée n’éprouvait pas dans les sacrifices une jouissance supérieure à celle du sacrificateur ? si braver le méchant, l’exaspérer au spectacle de la faiblesse victorieuse, se venger en se livrant, ôter au cruel tout le bénéfice de sa cruauté par une soumission complète, n’était pas une force autrement grande que la puissance brutale du porte-glaive, et si l’Amour enfin, souriant et bon, invulnérable, ne l’emporterait pas sur la Haine féroce, déchaînée ? Un souffle de pureté, délicieux, venu d’Orient, passait sur Rome, faisait fléchir les flammes de la fournaise ; les suppliciés, tous, l’aspiraient doucement, rassérénés. On sentait qu’au poids perpétuel de la cuirasse ensanglantée l’homme s’écrasait inutilement, et qu’une robe blanche, immaculée, légère, flottante, serait préférable ; qu’en se dépouillant on s’allégeait, qu’en se donnant on se délivrait d’une insupportable vie, qu’en se sacrifiant on dominait le bourreau, on se vengeait de lui, presque, en le privant de la joie qu’il s’était préparée. Dans les chairs avilies, saturées, insensibles, les cœurs se prenaient à battre noblement, en une communion de fraîcheur aryenne, inattendue. A ce moment, Jésus naissait en Galilée.

Cependant Marbod, le Marcoman, fondait un grand royaume en Germanie (9), appuyé d’une armée de 70.000 fantassins et 4.000 cavaliers disciplinés à la romaine ; les Suèves, les Serions et les Lombards acceptant sa suzeraineté. Auguste, préoccupé, et pour en finir d’un coup, réunit plus de légions qu’il n’était nécessaire, pensait-il, et il allait agir, lorsqu’une révolte soudaine des Pannoniens et des Dalmates le surprit. Rome parut vraiment en péril. Des princes thraces envoyèrent des troupes aux Romains ; mais les Sarmates et les Daces étaient menaçants ; en dix jours ces barbares pouvaient être aux portes de Rome.

Auguste négocia, d’abord. Marbod ayant consenti à traiter avec les Romains, Tibère pouvait exterminer les rebelles ; il partit donc avec son neveu Germanicus, menant 15 légions. Il soumit les Dalmates et les Pannoniens en trois campagnes, des trahisons ayant singulièrement préparé ce résultat. Les Romains accueillirent la nouvelle de cette victoire par de formidables démonstrations de joie. Germanicus triomphait. Or, cinq jours avant la victoire de Germanicus, un chef des Chérusques, Hermann (Arminius), — un Germain élevé à Rome, un ami d’Auguste, — anéantissait les trois légions de Varus, leur chef tué. Près du Rhin, les tribus barbares, qui connaissaient la force des légions, demeuraient tranquilles ; mais dans l’intérieur de la Germanie, les Chérusques, les Chatti, les Marses, les Bructères s’agitaient. Le parti belliqueux avait trouvé son chef irrésistible en cet Arminius, ce chevalier romain de vingt-six ans, qui connaissait bien les armées romaines, puisqu’il avait servi sous Tibère avec son frère Flavius, et qui enthousiasmait.

Arminius avait préludé par quelques actions où ne participèrent ni les Suèves, ni Marbod, jaloux de son rival sans doute, ni les Bataves, ni les Chauques de la côte, ni les Frisons ; mais sa complète victoire sur Varus, exclusivement due à l’incapacité du général romain, — fonctionnaire lourd et sans intelligence, promu au commandement parce qu’il était le mari fastueux de la nièce d’Auguste, — assura la renommée du triomphateur. La Germanie tout entière, debout, frémissait d’orgueil. Marbod persistant dans sa neutralité, Auguste envoya Tibère en Gaule, fit fortifier les châteaux du Rhin, discipliner et exercer l’armée. Tibère, lentement, risqua quelques affaires peu importantes de l’autre côté du fleuve, évitant toute bataille, tâtant l’ennemi, ne recherchant pas de lauriers inutiles, préparant ses troupes à l’action décisive. Par la volonté d’Auguste, Tibère ne se départit jamais de sa tactique prudente, même dans les journées sanglantes qu’il ordonna, et il put ainsi, avec ses 8 légions, venger suffisamment Varus. Mais Marbod ne bénéficia pas de sa conduite ; l’ingratitude romaine l’oublia. Saturninus, remontant le Rhin, s’aidant de la hache et du feu, traversa les forêts germaines : guerre sans gloire, suite de marches faciles, sans plan raisonné, sans but pratique. Agrippa manquait à Auguste.

Le très puissant et très malheureux Auguste, à Rome, isolé, — la mort lui ayant enlevé tous ses amis, presque toute sa famille ; sa fille Julie et Tibère, fils de l’impératrice Livie, lui restant seuls, — comme accablé de sa propre gloire, comme perdu dans l’éblouissement de son rêve réalisé, se tourmentait maintenant à résoudre un problème d’apparence insoluble : Comment, en république, léguer une souveraineté ? Car c’était le chef-d’œuvre embarrassant d’Auguste d’avoir constitué sous la forme républicaine le despotisme monarchique le plus absolu.

Auguste avait adopté les fils aînés de Julie, Caïus et Lucius César, malgré les lois. Tibère, que cette adoption lésait, dissimulant son ennui, quitta Rome, disparut, oublié à Rhodes pendant sept années. Auguste perdait ainsi son unique général. Et voici que dans sa maison les débordements des siens empoisonnèrent les derniers jours du monarque. Il dut exiler Julie à Pandataria à cause de ses désordres honteux ; Lucius mourut à Marseille, subitement ; Caïus périt en Cilicie, frappé par un Arménien (4 ap. J.-C.). Le troisième fils de Julie n’étant âgé que de quatre ans, le retour de Tibère s’imposait. L’empereur l’appela. Mais Livie, abusant de la vieillesse d’Auguste, lui fit adopter le fils de Julie, Agrippa Posthume, et Tibère dut adopter lui-même son neveu Germanicus. Ces intrigues détruisaient le prestige d’Auguste, ces inconséquences le diminuaient. Cinna, le petit-fils de Pompée, put logiquement songer à faire assassiner l’empereur.

Le complot de Cinna, découvert, ayant avorté, Livie conseille à Auguste d’accabler le coupable d’un magnifique pardon. Plus tard, Auguste fit Cinna consul. Ni la clémence, ni la sévérité du monarque ne purent arrêter la rapide déchéance royale. Agrippa Posthume, étalant ses débauches, se rendant odieux, fut relégué dans l’île de Planasia ; un an après, accusée des mêmes crimes que sa mère, la seconde Julie fut chassée. Agé de soixante-dix ans, le maître du monde restait seul, découragé. Il partagea ses prérogatives avec Tibère, qu’il prit pour collègue, et il mourut en Campanie le 19 août de l’an 14. On l’ensevelit dans le tombeau qu’il s’était construit à Rome.

Le règne d’Octave Auguste avait été comme une surprise. Reprenant le rôle de Sylla, et comédien parfait, il sut dès l’origine dissimuler ses ambitions, abdiquant la dictature le jour où 10.000 gardes et 120.000 vétérans à ses ordres lui répondaient de l’exécution de sa volonté. Héritier du prestige militaire de César devant le monde, il éluda sagement toute comparaison en n’acceptant que les guerres inévitables, les batailles qu’aucune négociation préalable n’avait pu empêcher. Vaincre par des trahisons chez l’ennemi fut pour Auguste une tactique ; il détruisit ainsi l’esprit guerrier, pour n’avoir pas à en souffrir. Il réduisit les provinces par le dépeuplement, ou la ruine ; ou bien, comme en Gaule et en Espagne, il apporta savamment un tel trouble dans la vie nationale — par le remaniement des circonscriptions, la confusion des pouvoirs, la diversité des privilèges accordés et des charges imposées, l’influence exercée sur les choses de la religion, — que l’anarchie morale des esprits lui fut une garantie d’obéissance. Homme d’État, il calcula que Rome devait être nourrie un tiers de l’année par l’Égypte, un autre tiers par l’Afrique, le troisième tiers par la Sicile, — oubliant que la Sicile était dévastée, — la Sardaigne et la Bétique ; et il concentra pour ainsi dire tout l’Empire dans la Cité pourvue, n’aboutissant, en somme, qu’à faire du gouvernement impérial une magistrature municipale veillant aux destinées de l’Empire. Jamais peut-être, dans l’histoire, une œuvre plus grande — l’œuvre de jules César, si largement ébauchée, — ne fut ramenée à de plus mesquines proportions. Et cette Rome dominatrice était un fantôme de république ! Voici bien le Sénat, les consuls, les préteurs, les tribuns, les questeurs et les édiles ; le peuple se réunit correctement aux Comices, par tribus et par centuries ; le Prince, respectueux des légalités républicaines, vient voter, se mêle au peuple souverain, exerce son droit, rien de plus... Mais à côté du Sénat, il y a le Conseil privé du monarque ; et le monarque, mieux que personne, sait ce que valent, sait ce que coûtent les votes d’un peuple qui n’est qu’un amas de mendiants. L’intelligence pénétrante d’Auguste, pour employer le qualificatif de Tacite, ne vit pas que cette comédie, cette omnipotence dissimulée, cette politique spéciale, personnelle, subordonnant tout à la paix intérieure, débilitait le caractère national, supprimait l’idée de patrie.

Peut-être Auguste eut-il le sentiment de son erreur, car il s’appliqua constamment, sinon à diminuer, au moins à ne pas agrandir l’Empire. L’impulsion qu’il donna, non sans énergie, à cette politique de satisfaction limitée fut telle, que jusqu’à Trajan on la respectera, on la suivra. Ayant abandonné réellement la Germanie, il la conserva nominalement dans la nomenclature écrite des provinces romaines ; et il imagina cette solution littéraire des deux Germanies, — la Supérieure et l’Inférieure, — qui lui permettrait, suivant les cas, d’étendre ou de restreindre son champ d’action de ce côté. Il négligea la Grande-Bretagne, ruinée d’ailleurs par l’occupation romaine, qui coûtait plus qu’elle ne rapportait, remarqua-t-il ; et il se trompait, car ce sacrifice ne payait pas trop cher les soldats vaillants et rudes que la Bretagne lui envoyait.

S’appuyant sur l’armée, qu’il fit permanente, Auguste n’eut pas un seul capitaine ; après Agrippa et Drusus, et la retraite de Tibère, les troupes restèrent sans chef. Auguste redoutait-il un rival ? On le croirait, à voir le soin avec lequel il éloigna de Rome les grands commandements militaires. Maître unique des soldats, comme il était juge unique, — et par le droit d’édit et par le droit de grâce, — Auguste n’organisa ni la Force, ni le Droit. Pour régner, il troubla l’ordre social, le con fusionna, créant des classes, divisant Rome, et ensuite l’Italie en y insérant vingt-huit colonies, en y consacrant des inégalités, y semant à plaisir des germes de conflits. Ayant mis en antagonisme deux Peuples dans la patrie, — les Quirites et les Soldats, — les deux préoccupations principales d’Auguste furent d’occuper suffisamment l’armée sans l’exciter, de nourrir le peuple et de le distraire en l’amusant. Il se vantera des 10.000 gladiateurs, des 3.500 bêtes fauves, des 260 lions égorgés en un seul jour, qui furent donnés en spectacle.

Protecteur des arts, ou plutôt collectionneur, et désireux de fournir un aliment aux esprits désœuvrés, sa bienveillance tiède ne fit guère surgir que des fleurs pâles. Sauf en architecture, — Vitruve en écrira les règles, — la Rome d’Auguste ne s’émut que de sensations inférieures ; la mode y apparut plus que le choix. Asinus Pollion recueillit des objets d’art, rares et précieux ; les bibliothèques Palatine et Octavienne ne furent, de même, que des collections.

Cependant un plaisir d’écrire, un goût des lettres échauffait un peu ces têtes froides. Auguste, Germanicus et Tibère écrivaient ; Caligula, Claude et Néron écriront, en prose et en vers. Un écrit d’Auguste sur les forces et les ressources de l’Empire est perdu ; dans le Précis de sa vie, il se flatte d’avoir donné la paix au monde pendant quarante-quatre années ; il avait simplement bénéficié de la gloire de jules César et de l’étonnement admiratif qu’éprouvaient les lecteurs émus des Commentaires ; car la merveilleuse rhétorique du prétendu vainqueur perpétuel subjuguait le monde bien plus sûrement, alors, que la force des armes romaines. Auguste pouvait laisser impunément son glaive au fourreau.

Sage si l’on veut, d’esprit limité, étroit, son front bas ne contenant que des capacités restreintes, médiocres, mais tout à fait appropriées aux nécessités du moment, instrument de la destinée, trop méprisé d’abord, trop applaudi ensuite, proscripteur impitoyable au temps du Triumvirat, clément jusqu’à la sottise à la fin de son règne, Auguste n’eut qu’un but unique, son repos, et il déploya pour l’obtenir, pour le conserver, toutes les sagacités du politique le plus rusé, le plus sagace, le plus persévérant. Il sut tout maintenir, mais il ne fonda rien, pas même un gouvernement militaire. Ce tyran ne trouva pas la formule de la tyrannie.

Auguste avait eu l’idée d’une sorte d’Hellénisme romain, impraticable, où se fassent combinées la royauté intellectuelle d’Athènes, la grandeur de Sparte — illusion de lectures, — et la splendeur d’Alexandrie. Les richesses de l’Orient, que l’Égypte amassait et procurait, hantaient les imaginations. Auguste, voulant supplanter Alexandrie, déplacer le centre attractif des intelligences, flattait les écrivains.

L’histoire, l’ode et l’épopée fleurirent lorsque l’héroïsme et l’éloquence n’eurent plus même l’occasion de s’exercer. Sénèque échouera dans son essai de relèvement de l’art dramatique, — cette mâle manifestation des littératures, — et nul ne montera plus à la tribune aux harangues puisqu’elle a été renversée, puisque l’éloquence a été pacifiée. Mais les médecins seront exonérés de tout impôt, porteront l’anneau d’or des chevaliers, parce que l’affranchi Musa a pu guérir Auguste malade.