DE CONSUL d’une république finie, impossible, Pison se signale par le cynisme de ses déprédations, les atrocités de ses fantaisies gouvernementales. Rome agonisait entre l’école des Gracques revendiquant toutes les libertés et l’école de Sylla réclamant tous les despotismes. Des vétérans en proie à d’injustes misères, victimes de la plus monstrueuse des ingratitudes, ou ruinés par leur propre insouciance, des sicaires multipliés et des paysans affairés, chassés de leurs terres, n’attendaient qu’un appel pour former tout naturellement l’armée de la révolution. La révolte était inévitable ; tout l’annonçait. Un Romain, Catilina, connu de tous, dont on citait avec terreur, mais non sans un sentiment particulier d’admiration, les férocités commises sous Sylla et l’indépendance de la morale, concussionnaire, impitoyable, incestueux, capable de tous les crimes et de toutes les hontes, d’une bravoure folle, élève accompli de cette pédagogie du vice dont Rome s’enorgueillissait presque alors, Catilina voulut être consul. Le Sénat raya son nom de la liste des candidats. Dissimulant mal sa fureur, excité sans doute par des ambitieux, — Crassus et César peut-être ? — Catilina résolut d’expulser le Sénat. Deux fois dénoncée, deux fois la conspiration avorta ; mais le conspirateur, bravant ses adversaires, venant siéger parmi eux, démontrant ainsi, publiquement, leur lâche bassesse, continuait son ouvre, recrutait des complices, préparait son avènement. Cicéron ose enfin se déclarer contre Catilina, l’apostrophe
devant les sénateurs. Le révolutionnaire démasqué, forcé d’agir, quitta Rome,
prédisant la ruine prochaine de Cicéron, ce brillant disciple des Grecs, pour qui Démosthène était le modèle parfait, se trouvait donc à la tête des politiciens d’affaires, se croyant apte au gouvernement des hommes, pensant qu’il suffisait de savoir leur parler pour les diriger. Il dénonce, poursuit, traque les complices de Catilina, n’ayant pas remarqué l’astucieuse habileté avec laquelle César avait demandé contre le révolté la détention perpétuelle dans un municipe, n’ayant entendu que Caton vociférant un cri de mort. Et le voici, entraîné, étourdi, esclave de sa propre parole, plus que victorieux, tenu de surveiller lui-même le massacre des condamnés, de diriger les bourreaux, d’assister à l’égorgement des victimes, de se compromettre. Le peuple, en effet, terrorisé par Cicéron, cessa d’appuyer Catilina. Expulsé, abandonné du peuple, rejeté dans la foule
inconsistante des mécontents et des misérables, Catilina ne pouvait plus
réussir. Acculé en Étrurie, seul point où la résistance était encore
sérieuse, le scélérat fut frappé à
Pistoia, malgré l’héroïsme de ses derniers complices et les miracles de sa
bravoure personnelle. Cicéron, seul, et par ses discours, avait vaincu le
révolutionnaire ; les armes avaient
cédé à la toge. Mais Catilina mort,
son vainqueur devenait inquiétant ; car s’il rêvait, lui, d’être un
Démosthène, d’autres songeaient à la succession de Cyrus, à l’héritage d’Alexandre,
et cet orateur puissant les gênait.
Accusé, obligé de se défendre, Cicéron jura qu’il avait sauvé Pompée, qui se considérait presque comme un monarque, — tant étaient considérables les services qu’il avait rendus et solide son apparente popularité, — et Crassus, jaloux simplement, ou poussé par César, tourmentaient le triomphateur, le poursuivaient, le harcelaient. Cicéron tâcha de les apaiser : il accabla Pompée de compliments lourds, flatta la vanité sotte du conquérant heureux et s’assura ou crut s’assurer la faveur de Caton. Puis, s’armant de cette éloquence qui, dit-il, agit puissamment sur les ignorants, sur la multitude et sur les barbares eux-mêmes, il osa tout à coup provoquer ses adversaires, se plaçant en face d’eux. L’effroi rétrospectif des violences récemment évitées, des dangers courus, et qui pouvaient renaître, le murmure des luttes sourdes d’influence qui préparaient évidemment d’atroces représailles, firent désirer une sorte de paix, de conciliation. On imagina de créer un parti nouveau, le Parti des honnêtes gens, à la tête duquel on placerait Caton, l’incorruptible ; comme s’il y avait eu assez d’honnêtes gens à Rome, alors, pour former un pareil parti ! Le premier effet de cet essai fut le sacrifice de Crassus — du richissime Crassus, — à César, très habilement calme, lui, tranquille, et d’apparence détaché de toute ambition. Les derniers politiciens encore capables de penser sainement, pris d’un dégoût profond, pressentant des troubles horribles, et l’impossibilité de les éviter, se retiraient, s’éloignaient de Rome, un à un, tous. Caton, censeur vigilant, réformateur maniaque, brouillon, assourdissant, d’une inintelligence rare pour les choses de l’État, jouissant d’une réputation d’intégrité que nul n’aurait osé combattre, mais que personne n’aurait pu justifier, était comme l’image, comme le symbole du gouvernement nouveau que les Romains rêvaient, vaguement. Jamais illusion plus décevante ne fut tissée avec plus de soin. Certes Caton, spectacle vivant et bizarre, se distinguait des autres par son langage et par son costume ; fatigant et excentrique, il était dans Rome comme une distraction ambulante favorable aux vues des Grands : son avènement apaisait les esprits, leur imposait le silence d’attente d’une curiosité provoquée, à la veille d’être satisfaite. En réalité, le Caton expulseur de Metellus, adversaire de César, accusateur de Clodius, implacable ennemi de Pompée, ne devait être qu’une ombre passante, ridicule, donnée au peuple en sorte de comédie. Les trois hommes
vraiment en scène c’étaient Pompée, Crassus et César : Pompée, à qui la fortune ne refusait rien, dont la chance extraordinaire
exaspérait, qui cueillait les fruits lui tombant
dans la main ; — Crassus, spéculateur heureux, créancier d’un très
grand nombre de Romains, qu’il tenait ainsi ; — J. César, le charmeur
émérite, jouissant déjà d’un immense crédit. Ce débauché
à la ceinture lâche, à la fois dissipateur et mesuré, intrépide et
doux, élégant et rude, avait séduit Pompée, — qu’il détacha de Édile curule (65), César avait étonné, avait ébloui les Romains par la magnificence de ses prodigalités. Aux fêtes données en mémoire de son père, 320 couples de gladiateurs avaient paru, revêtus d’armures dorées ; les cages des bêtes offertes au peuple en spectacle, d’argent massif. Gendre de Cinna et neveu de Marius, pontife, se réclamant de Vénus et d’Anchise, ses ancêtres, le charme personnel de César s’auréolait d’une origine céleste. Le peuple forgeait lui-même, au jour le jour, avec joie, avec zèle, avec passion, la légende si nécessaire à l’ambitieux. Ayant réconcilié, dans son intérêt propre, Pompée et Crassus (60), et formé cette association dont il comptait s’approprier les bénéfices, César revêtit la robe blanche des candidats, brigua et obtint le titre de consul. Cependant, en lui imposant son ennemi Bibulus comme collègue, ses adversaires osèrent l’avertir. Comme réponse à cet avertissement, et sous le prétexte de relever l’agriculture, de repeupler l’Italie, César proposa de distribuer aux pauvres les terres du Domaine public. Si l’on manque de terres, on s’en achètera ! Caton, alors, se dresse et fulmine. César fait emprisonner Caton (59). Ce jour-là, Pompée, stupide, frappé d’admiration, mit son épée au service de César. Caton, subjugué, prit part au serment que César fit plébisciter. L’année du consulat de César étant terminée, le peuple lui
donna pour cinq ans, au mépris d’un solennel sénatus-consulte, Jadis très nombreux, les Gaulois, querelleurs, s’étaient combattus, s’étaient affaiblis considérablement. Il restait en Gaule environ cinq à six millions d’hommes à peine, mal équipés, guerriers chargés de boucliers lourds, ne leur laissant l’usage que d’un bras, mal instruits de l’emploi de leurs propres armes, téméraires, mais luttant à poitrine découverte... Les légionnaires auront vite raison de ces audacieux. Habiles cependant en l’art des sièges, follement courageux, d’une incomparable agilité, les Gaulois auront pour eux leur valeur personnelle, sur un sol admirablement disposé pour la défensive ; ils auront contre eux la lenteur de leurs déplacements, l’incertitude de leurs marches, l’imperfection de leur organisation guerrière, la défectuosité de leurs armes, disparates, et surtout les impedimenta de leurs attroupements, ces longs convois, ces chariots innombrables, ces femmes à la suite, ces dispersions d’approvisionnements, cette absence, en un mot, de science militaire qui les caractérise. Trois Nobles, à ce moment, complotaient la destruction des
Communes démocratiques chez les Helvètes, les Séquanes et les Éduens. Aux
rivalités de Communes s’ajoutaient des rivalités de Peuples ; de continuelles
petites guerres décimaient les
Gaulois. Les Éduens, menacés un instant, ayant appelé Rome à leur aide, les
Arvernes et les Séquanes s’étaient aussitôt tournés vers Arioviste, accouru à
leur secours avec ses Suèves. Les Éduens avaient été battus, mais Arioviste,
victorieux, était resté en Gaule avec son armée, grossie
huit fois d’émigrants réclamant des terres. Les Éduens et les
Séquanes s’étant révoltés et ayant été de nouveau battus, Arioviste augmenta
ses prétentions. Les Éduens, devenus frères et
alliés de Rome, supplièrent le Sénat romain de les délivrer de
cette bande d’aventuriers, de ce
mélange d’envahisseurs, de ces Allmen — Alemani — presque
nus, affamés, dévorant Les Helvètes ayant fui devant l’invasion, César arrive à
Genève, poursuit les fuyards, les rejoint aux bords de Devant une levée formidable de Belges — 290.000 hommes ? —
César forme deux nouvelles légions et disperse les
barbares sur les bords de l’Aisne, en une seule charge de
cavalerie. Ce massacre sans péril confirma
César dans cette opinion juste qu’il avait eue de la facilité de ses
victoires en Gaule. Seuls les Nerviens résistaient derrière César, parti, tranquille, insoucieux, était chez les
Illyriens, lorsque la nouvelle lui parvint d’un soulèvement en Armorique. Il
accourt aussitôt, attaque les Vénètes de Vannes, en un combat naval, sur la mer vaste et orageuse, et détruit la
flotte des Armoricains. L’emploi de faux par les guerriers de Rome avait
terrifié les marins gaulois. Sabinus au nord, Crassus au En Germanie, les Suèves ayant refoulé les Usipiens et les
Tenctères, ceux-ci franchirent le Rhin. César, malgré les neiges qui
obstruaient le passage des Alpes, surprit les Germains envahisseurs, les
accula entre Il est remarquable qu’après avoir, par sa seule présence, fait reculer les Germains, César s’appliqua désormais plutôt à les satisfaire qu’à les combattre. Il fit rebâtir par les Helvètes les villages détruits, et sa politique fut telle, en effet, que les Germains, dès lors, ne lui refusèrent plus leur concours. A Rome, la légende grossissait les monstres de Germanie ; on ne voyait que leur taille gigantesque, leurs cavaliers chevauchant sans selle des bêtes énormes, rapides, emportant, suspendus à la crinière, des fantassins cruels... Laissant les Germains rejetés au delà du Rhin, César, pour
s’assurer de César ne s’y trompait pas : son départ était une retraite
; Rome le comprit ainsi. Une seconde expédition, mieux préparée, s’imposait.
Elle débuta par une franche victoire. Une effroyable tempête ayant encore
détruit la flotte romaine, César se hâte, force le passage de César tint les États de Pour connaître ses ennemis, César convoque les États. Les Sénons, les Carnutes et les Trévires refusent de venir. Leurs terres, aussitôt envahies, sont systématiquement dévastées, à titre d’exemple. Les Éburons, — que César détestait, nation criminelle, dit-il, race de brigands, — cernés avec Ambiorix, pris, sont cruellement exterminés. Et, comme Ambiorix, échappant à César, était allé mourir ignoré, mais libre, écrira Napoléon, la fureur de César s’exerça sur les vaincus. D’abominables exécutions, inutiles, épouvantèrent les Gaulois, qui en conçurent contre le bourreau une inextinguible haine. César parti, un nouveau soulèvement fut décidé. Cette fois, sur les drapeaux, sur les enseignes réunies, tous les députés jurèrent d’ex-pulser les Romains. L’insurrection débuta chez les Carnutes par l’égorgement
de tous les Romains de Genabum (Orléans). La nouvelle
fut criée dans toute Ce miracle donnant
à César un grand prestige, il attaque aussitôt et prend Genabum, au milieu de
la nuit, marquant son succès par un horrible carnage. Tous, à Genabum, ayant
été ou tués ou vendus sur le pont,
César passe Au printemps (51), César dirigea Labienus contre les Sénons et les Parises,
se chargeant des Arvernes. Vercingétorix repousse, ou du moins rend
infructueuse l’action violente de César, qui rejoint alors Labienus. Cette fuite exalte les Éduens, qui massacrent sans
pitié non seulement les recrues romaines, mais les marchands italiotes,
émigrants. C’est une guerre nationale. César est inquiet. Une seule défaite
serait maintenant pour lui, à Rome, une sentence de proscription. Follement,
il s’enfonce au Nord, cent mille
Gaulois laissés entre lui et Au Nord commande Camulogène, chef
de la ligue, ayant son quartier général à Lutèce, la capitale des
Parisis, — Lutèce l’audacieuse, toujours prête aux entreprises. — Labienus
attaque Lutèce en vain ; il ne peut franchir les marais de Une assemblée générale des Gaulois, à laquelle tous se
rendirent, sauf les Longons, les Rèmes et les Trévires, confirma les pouvoirs
de Vercingétorix. César s’était adressé aux Germains pour avoir d’eux une cavalerie.
La rencontre eut lieu non loin de Alésia, fondée par Hercule sur le plateau d’une colline escarpée, était réputée imprenable. Le camp gaulois, assis sur les coteaux, renfermait 80.000 fantassins et 10.000 cavaliers. César, froidement, calculait les chances d’une victoire absolument indispensable. Il constatait une fois de plus la différence de valeur militaire qui distançait les Gaulois de ses légions ; mais il avait aussi vu avec quel mépris de la vie, avec quelle impassibilité devant la mort les Gaulois défendaient leur liberté. Il résolut donc d’assiéger à la fois Alésia et le camp, et d’épouvanter les assiégés — ainsi que cela lui avait si bien réussi à Noviodunum, — par le spectacle de préparatifs formidables. En cinq semaines, l’armée romaine — César constamment au milieu des travailleurs, revêtu de son costume de bataille, — entoura les ennemis de travaux d’attaque et de défense prodigieux : 60.000 hommes creusèrent ou construisirent trois fossés, une terrasse crénelée, palissadée de troncs d’arbre fourchus, flanquée de tours, cinq rangées de chevaux de frise, huit lignes de pieux, de pointes cachées par des branchages, de chausse-trapes armées d’aiguillons acérés. Vercingétorix, impressionné, comme César l’avait prévu, avait renvoyé sa cavalerie, comptant sur les 60.000 frères qui devaient le délivrer, l’arracher à l’inexpugnable rempart des légions. Plusieurs fois Vercingétorix conduisit des assauts furieux contre les fortifications des assiégeants. Mais lorsque César jugea que ses ennemis, non secourus, subissaient cette crise d’abattement passager qui caractérisait les armées gauloises après chaque effort vaillant, il décida l’attaque et il la réussit. Cette victoire fut décisive. On distribua les prisonniers gaulois aux soldats. Pour apaiser son vainqueur, assouvir sa vengeance, épargner aux siens des atrocités, Vercingétorix se rendit auprès de César. Les licteurs l’emmenèrent. César, odieux, fit attendre longtemps au glorieux vaincu une mort qui lui était pourtant bien due. Maître des Gaules, enorgueilli d’un succès problématique, César annonça lui-même son triomphe aux Romains, qui ordonnèrent vingt jours de prières publiques. Il n’osait cependant quitter le territoire conquis. A l’imitation d’Alexandre, que tout le monde craignait, mais que tout le monde chérissait, César voulait maintenant terroriser ses derniers adversaires et ramener à lui ceux qui préféreraient la paix romaine, fructueuse, à la guerre gauloise, perpétuelle. Il poursuit et écrase les Bituriges, ravageant et
incendiant leur territoire, il massacre les Bellovaques, épouvante les
Belges, rejette encore Ambiorix au delà du Rhin, réclame des otages aux
Armoricains, sème l’effroi entre César laissait une Gaule dévastée et rançonnée (50). Il écrira que pour faire oublier leur défaite aux Gaulois, il ne
voulut les frapper d’aucun impôt onéreux, d’aucune vexation, mais seulement d’un
tribut de 40 millions de sesterces, laissant aux villes leur gouvernement,
faisant ainsi de |