Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

Démoralisation romaine. - L’Art. - Rome bâtie. - Littérature. - Alexandrinisme. - Poésie et théâtre. - Acteurs et danseuses. - Musique et danse. - Spectateurs. - Décoration et figuration. - Études méprisées. - Athlètes et gladiateurs. - Philosophie. - Sciences. - Médecine.

 

PEU de Romains songeaient à combattre leur désœuvrement. Ni sciences, ni arts ; aucun goût des choses intellectuelles ; on empruntait à l’étranger, on lui enlevait les œuvres qui n’étaient à Rome, ensuite, que des objets de luxe, curieux, rares, témoignages de victoires ou moyens de vaniteuse ostentation. Scipion détruisit entièrement Carthage, sans songer à sauver un seul manuscrit ; Mummius, pillant Corinthe, crut que les Corinthiens allaient immédiatement remplacer, refaire les chefs-d’œuvre de sculpture qu’il emportait. Le sens des joies artistiques échappait à cette bande d’aventuriers : Te voilà sottement en extase devant un tableau d’Échion ou une statue de Polyclète, dira Cicéron, et je te tiens pour l’esclave de ces bagatelles... Que toutes ces beautés demeurent des jouets d’enfants ! On abandonna aux Grecs, sans regrets, la prééminence de l’esprit : L’Italie ne peut être vaincue dans la guerre, ni la Grèce dans les arts ! A quoi bon lutter ? L’accumulation des merveilles prises aux Grecs — ce qui en déshonorait la richesse, objecte Salluste, — ne relevait pas la Cité mal construite, entassement de maisons serrées les unes contre les autres, bâties en briques brunes, blocs laissant entre eux des passages sombres, sinistres, favorables aux guets-apens ; les palais formant des îles massives dans l’enchevêtrement des habitations populeuses.

La première invasion vraiment artistique fut peut-être celle de musiciens venus d’Orient, avec leurs instruments et leurs mélodies. Les censeurs (115 av. J.-C.) les expulsèrent, n’admettant que le joueur de flûte latin. Les écritures, autre invasion, semblable, touchèrent mieux le Romain, parce qu’elles excitèrent sa curiosité latente ; elles auraient pu le distraire, l’améliorer, l’élever, l’inciter à la recherche des choses, mais l’exercice de la science ne fut jamais à Rome qu’un labeur servile, et il y avait de l’humiliation à se consacrer à l’étude de quoi que ce fût ; les scribes ou secrétaires des Grands, choisis parmi les esclaves, restèrent toujours une classe inférieure. Cependant l’harmonie grecque écrite, la poésie, séduisait, et cette séduction permit de distinguer, dans Rome, les descendants grossiers des premiers pirates, les émules des Asiatiques despotes et jouisseurs, les partisans, des lubricités africaines et les Aryens aptes à apprécier les joies de la pensée. Les grossiers l’emportèrent : Rends aux Grecs leur harmonie, mot emprunté aux lois harmonieuses de l’Hélicon... Quel que soit le mot, qu’ils le gardent ! Les Grecs gardèrent la chose et le mot.

L’harmonie grecque en partie admise, l’Hellénisme pouvait apporter ses concessions et ses habiletés. La philosophie, ou sagesse athénienne, devenue loquace, et la rhétorique des parleurs de Rhodes et d’Asie Mineure, s’installèrent dans Rome grâce aux éléments pernicieux qu’elles contenaient. L’esprit hellénique, — l’Alexandrinisme maintenant, — si contraire à tout esprit national, amalgame de formes et de sentiments disparates, avait au moins l’avantage de ne pas humilier les Romains, car ce n’était pas une littérature franche, attestant et glorifiant un groupe d’hommes appartenant à une société supérieure déterminée. Le cosmopolitisme d’Alexandrie ne froissait l’orgueil de personne. Et puis, ces petits poèmes, semi héroïques, semi érotiques, ces élégies où l’amour chantait de plaintives éruditions, ces épigrammes piquées à l’occasion passante, cette dextérité technique de style et ce vague sensualisme du fond, qui signalaient l’existence de professeurs vicieux, attiraient, sans exciter trop les jalousies.

La résistance romaine, caractéristique, toujours prête à repousser l’innovation, se dressa bien un peu contre cet Hellénisme importé ; mais l’adversaire était insaisissable, il s’insinuait, il s’emparait de l’attention : il fallait le subir. De même que les Grands, dans Rome, avaient cru nuire à Plaute et à Térence en les considérant comme de populace, ainsi essayèrent-ils de dédaigner les Hellénistes ; mais ceux-ci s’imposèrent, Rome étant saturée d’asiatisme, les promiscuités de toutes sortes ayant mis des appétences nouvelles, des impatiences irrésistibles, des ferments actifs dans le sang romain jusqu’alors si lourd. Les imitations des œuvres alexandrines révélèrent l’intensité de l’émotion ressentie, l’impérieux des besoins nouveaux. Les poètes se multiplièrent, qui se mirent à chanter, à publier leurs propres sensations, et ils devinrent insupportables, incommodes, ne parlant que d’eux-mêmes.

Le théâtre, ouvert au peuple, montrait l’état de l’esprit public. Les atellanes avaient déjà profondément subi l’influence hellénique ; le genre luxurieux était maintenant le genre préféré ; en ridiculisant la morale, l’auteur était certain de plaire à ses auditeurs. L’absurde prenait les proportions du sublime ; la plaisanterie, abaissée au niveau très bas des compréhensions, s’attifait de sottise ; on riait beaucoup lorsque, sur la scène, un personnage demandait de l’eau à Bacchus et du vin aux nymphes des sources ? L’extravagance reliait le théâtre au Forum, la littérature à la politique. Les sénateurs se drapaient et évoluaient comme des comédiens ; les acteurs s’entouraient d’une pompe scénique toujours augmentée. Au goût désordonné de la décoration s’ajoutèrent de nouvelles exigences : on couvrit de fleurs les gradins, puis, au moyen de tuyaux dissimulés, on fit suinter partout des parfums liquides ; les places ruisselaient d’eau de safran. Sur la scène, la figuration tendait à l’impossible ; de véritables armées défilaient. On cite, comme accessoire, dans une pièce, un convoi de 600 mulets ! Nulle littérature. Par accident, les mimes de Laberius nous donneraient un recueil d’œuvres intéressantes.

Le Théâtre n’était plus, à titre de jeu, que l’aliment de la plèbe qu’il fallait distraire et flatter. Les Romains teintés d’hellénisme trouvaient à ces spectacles excessifs, et favorisés sans doute par le déploiement de ces excès mêmes, un plaisir particulier. Les acteurs et les danseuses, dont la liberté de mœurs était provocante en leur mystère, devenaient pour le monde romain un attrait. L’acteur Ésope et l’acteur Roscius, — par l’effet d’un paradoxe social commun, — frappés d’indignité, méprisés presque, virent leurs mérites personnels portés très haut, leur talent, leur génie vanté, leurs leçons et leur fréquentation recherchées. La danseuse Dyonisia, de même, jouit d’une célébrité dominante. Le métier d’acteur était extraordinairement lucratif. Par pure fantaisie, un instant, le public du théâtre se prit de goût pour les auteurs anciens. On applaudit aux tragédies d’Euripide ; on représenta des pièces d’Ennius, de Pacuvius, d’Accius, mais diminuées, allégées ; on n’osait pas, semble-t-il, ne pas s’intéresser à ces représentations classiques, mais encore fallait-il qu’elles ne fussent pas trop longues.

La déclamation, d’une mesure sévère d’abord, s’écarta des règles par la fantaisie de l’acteur récitant et par l’entraînement de la flûte qui le soutenait. Roscius dut beaucoup de sa renommée aux effets imprévus de sa diction ; on citait les vers que ce comédien faisait valoir, les modulations cadencées, les brillants et capricieux artifices de sa voix. La virtuosité l’emportait sur la rythmique. Cicéron lui-même trouva cette mélodie plus flatteuse qu’un chant exact et régulier. La musique subit la décadence de la déclamation, ou ne parvint pas à relever l’art de dire. La danse, posée, grave, quasi religieuse, s’emporta à la mesure accentuée du virtuose accompagnateur ; elle obéit aux excitations du publié, se fit lascive, et la danseuse finit par se dépouiller de ses derniers ornements, par se donner elle-même aux regards, toute nue.

Mais ce n’étaient là encore que des jeux restreints, faits pour une élite, un groupe, et qui, noblement exploités, eussent pu conduire doucement à quelque grande manifestation artistique. Le peuple ne permit pas cette évolution ; nombreux, il réclama de vastes emplacements où l’exagération des gestes, de la voix et des sentiments s’imposèrent. Les plates plaisanteries des bouffons, les scènes chargées des mimes, les déclamations outrées, les figurations bruyantes, les harmonies saccadées et les danses obscènes, voilà ce qu’il désirait, ce qu’il voulait. Dans les salles restreintes, provisoires, où l’on brûlait des parfums de Cilicie, aussi bien qu’aux vastes amphithéâtres, de plein air, couverts d’un velum magnifique, aux gradins pavoisés, où flottaient, faisant bouillonner la vague de leurs plis tremblants, des voiles jaunes, bruns et rouges, baignant les spectateurs de teintes riantes, chaudes, le peuple — 40.000 au premier théâtre de pierre que fit construire Pompée, 50.000 à l’amphithéâtre de Vérone, — n’applaudissait qu’aux œuvres violentes, grossières, rapides.

Et lorsque le spectacle paraîtra languir, des milliers de voix, imposant le silence à l’acteur et au musicien, s’élèveront, réclamant, multitude brutale, tout de suite, un ours ou des gladiateurs ! Le goût pour les histrions et les chevaux se tourna vers la lutte sanglante : disposer de la vie d’un homme, du Samnite descendu dans l’arène, athlète ou gladiateur, fart la jouissance suprême du Romain. Les Samnites qui, les premiers, vinrent couverts de leurs armures égayer les repas des Romains, en simulant des duels atroces, finirent, réalisant leur jeu, par s’entre-tuer devant le peuple, se donnant la mort lentement afin que le spectacle durât. L’art de mourir fut peut-être le seul art véritablement romain : Voyez l’athlète ou même le gladiateur, jusque dans l’impétuosité de l’attaque et les précautions de la défensive, dessiner tous ses mouvements suivant certaines règles de la gymnastique. Toutes ses poses, si admirablement calculées pour les chances du combat, ne coûtent pourtant rien à la grâce. Tel est le modèle que Cicéron propose aux orateurs.

Sans littérature nationale, sans arts originaux, Rome avait reçu de Sylla, dans le butin d’Athènes, la bibliothèque d’Apellicon de Téon, où étaient les œuvres d’Aristote et de Théophraste. Les Scipion, les Lélius et les Furius avaient eu des Sages auprès d’eux. Mais les sophistes et les rhéteurs, discutant fort au long sur toutes sortes de sujets et soutenant également le pour et le contre, prirent la place des philosophes. Ces premières impressions firent mal classer les philosophies, diverses. On reconnut aux Pythagoriciens le mérite d’étudier la nature et de s’exprimer avec élégance ; aux Socratiques, admis comme d’habiles discoureurs s’appliquant à prouver que nul ne sait rien, on opposa les Académiciens, ne cherchant qu’à nier ce qu’on affirme ; aux Stoïciens, ces architectes en paroles, on reprocha leurs arguments subtils, leurs questions captieuses et l’enveloppement de leurs filets ; les Péripatéticiens furent qualifiés de bavards prétentieux. Les Romains, en masse, ne comprenaient rien aux divergences des écoles philosophiques, n’entendaient pas ce langage spécial. Comme la littérature alexandrine, et par les mêmes raisons, la philosophie hellénique s’insinua : Rome s’impressionna de deux systèmes principaux ; il y eut les Stoïciens obscurs et les Épicuriens dilettantes. La philosophie fut donc reléguée au rang des choses amusantes : — L’attention qu’on apporte à ces recherches fait naître chaque jour quelque question nouvelle, le plaisir de la résoudre charme la curiosité paresseuse de l’esprit.

Pour apaiser, pour occuper, distraire ces intelligences troublées, pas la moindre science, rien qui pût écarter l’idée fixe ; au contraire, le mépris tombait sur le studieux préférant l’ombre favorable aux études à la pleine clarté du Forum bruyant. Le jeune Romain n’apprenait, par de longs calculs, qu’à couper un as en cent parties. Le Savoir était inutilisable dans cette organisation où tout dépendait des masses ignorantes

Est-il besoin qu’un savant vienne dire son avis, ici où les suffrages du peuple doivent entraîner ceux des savants ? Avare de son temps comme de sa fortune, — Il est difficile d’acquérir un vaste savoir, dit Cicéron, avec la vie que nous menons à Rome, au milieu de toutes les occupations qui nous accablent, — le Romain n’avait ni le loisir, ni le désir de s’instruire. Et comme, chez les Romains vaniteux, on n’aimait pas à voir le même homme exceller dans plusieurs genres à la fois, tous se décourageaient immédiatement, impatients de jouir d’eux-mêmes, lorsqu’une tentation d’apprendre, quelconque, les prenait.

La géographie n’était guère qu’une collection de récits fabuleux ; l’astronomie, une astrologie sommaire apportée d’Alexandrie avec les poèmes d’Aratus. La médecine, toute empirique, grecque et juive, restait aux mains des esclaves et des affranchis. Les bizarreries thérapeutiques de Lucrèce sont un témoignage navrant des crédulités, continuées malgré les répugnances et les révoltes du bon sens. L’hygiène, l’attention médicale, l’observation, le choix de remèdes appropriés, une médecine réellement scientifique ne commencent à Rome qu’au temps d’Auguste. C’est que César avait accordé le droit de cité à toute personne libre exerçant la médecine, et que de l’Athènes des Gaules, de Marseille, des médecins célèbres étaient accourus. Les déplacements, les eaux, avec leurs soufres apaisant les maladies des nerfs, les repos à Baïa, près des sources de Clusium, remplacèrent les médications puériles. L’esprit, moins favorisé que le corps, dut attendre encore longtemps un traitement approprié au mal dont il souffrait, et dont il se mourait.