Le Christianisme (de 67 av. J.-C. à 117 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Après Sylla. - Origines et destinées de Rome. - Mœurs. - La famille : père, enfants, épouse, mère. - Le mariage. - Esclaves et courtisanes. - Les jeunes filles. - La femme romaine. - Le parasite. - Le luxe. - Débauche et cruauté. - Superstitions. - L’urbanité.

 

EN perdant Sylla, Rome perdit le dernier maître qui lui convînt. Tout concourra désormais à la dissolution de la Cité violente. Florus, évoquant en son histoire la légende consacrée des origines, écrira : Remus, le premier, aperçoit six vautours ; mais Romulus en voit ensuite douce ; vainqueur par cet augure, il presse les travaux de sa ville, plein de l’espoir qu’elle sera belliqueuse ; ainsi le lui promettaient ces oiseaux habitués au sang et au carnage. — Qu’est-ce, dira Cicéron, que la vraie cité ? Est-ce toute réunion, même de bêtes féroces ? Est-ce toute multitude, même de fugitifs et de brigands rassemblés en un même lieu ?

Figé dans sa morgue, inintelligent de l’avenir, le Romain se laissera conduire jusqu’aux plus extrêmes absurdités ; et il s’étonnera du mépris qu’il provoque, de l’isolement où il se perd, exterminant ses ennemis, saccageant son propre territoire, dilapidant ses butins. Artisan de sa ruine, en usant avec les vaincus comme le Sénat en use avec le peuple, il ne verra pas que sa puissance déserte l’impériale Cité pour se transporter dans les camps. Tandis que Marius recueillait des voix sur la place publique, Sylla, devant Nole, mieux avisé, haranguait ses légions.

Jaloux de tous les pouvoirs, il n’accordera pas de dignes prêtres à ses dieux, pourtant conservés, et l’invasion désordonnée des divinités étrangères préparera, par réaction, l’avènement de l’unique Dieu devant lequel la religion romaine disparaîtra.

Seulement discipliné, le peuple romain croit s’élever, s’étendre, et il se disperse, dans le monde. Sur le théâtre même de sa bruyante et banale apothéose, il tombe accablé du poids de sa propre grandeur. — C’est par l’audace, c’est par la perfidie, c’est en semant guerre sur guerre, que les Romains se sont faits si grands, dit le Mithridate de Salluste... avec cette coutume, ils anéantiront tout ou succomberont. Rome a tout anéanti ; puis, elle a succombé.

Après Sylla, Rome revint à ses origines ; des chefs de brigands s’y disputèrent un pouvoir dictatorial. Des haines atroces sépareront les Romains, les réactions deviendront abominables, une anarchie perpétuelle favorisera toutes les prétentions, et la République romaine, platement, glissera jusqu’à l’hypocrite monarchie d’Auguste.

 

Les mœurs des origines ne s’étaient modifiées que par grossissement : une exagération des sentiments et des actes. L’omnipotence du père de famille était devenue un despotisme odieux ; son autorité, démesurée, ne s’exerçait plus que mécaniquement. L’enfant ne recevait un nom à sa naissance, processionné devant les dieux lares, que si le père y consentait. Les jouets retrouvés, nombreux, caractéristiques, — épées d’or, serpes et faucilles d’argent, breloques figuratives, — ne sont guère que des armes ou des images grossières. Les fils des patriciens exerçaient leur cruauté, en guise de jeu, sur des animaux vivants, — chouettes, canards, cailles, — qu’ils faisaient se battre jusqu’à la mort, ou martyrisaient.

Épouse, mère, la femme, un instant relevée par la Loi des douze tables, était retombée dans une sorte de servilité. Couronnée de la marjolaine odorante , cachée sous le voile couleur de feu, chaussée de brodequins jaunes, la fiancée n’est livrée aux mystères sacrés de l’hymen que pour donner des guerriers au Sénat. La cérémonie de l’union, si tristement décrite par Catulle, dénonce l’obligation sociale ; la vierge désignée pleure les chants fescenniens, pendant qu’un esclave distribue des noix, symbole odieux de la mésaventure.

Que sont devenus la joie aryenne des amours naissantes, le rire persistant des vierges aimées, la gloire joyeuse des fiançailles, l’émotion de l’époux choisi ? Ici le mariage est un renoncement, un sacrifice, et le pire, celui qui condamne la femme au silence, à l’abandon, à l’oisiveté : Ni aimée des jeunes gens, ni chérie des jeunes filles, elle doit être comme si elle n’était pas ; on ne parlera plus d’elle.

Sans épouse en réalité, presque sans enfants, le chef de famille ne s’occupera plus que de ses esclaves, parce que ses esclaves l’enrichissent et servent sa corruption. Le maître accouple ses serviteurs comme il fait de ses animaux de ferme ; il intervient dans l’œuvre fructueuse de la multiplication de son bien. Quelle différence y aurait-il, à ses yeux, entre la femme de son foyer et la femme de sa ferme ? L’une et l’autre sont également sa chose, comme son champ, son mur, sa gouttière, dira Cicéron. L’annulation de l’épouse avait sans doute détruit sa coquetterie. Le plat ennui du foyer devenu silencieux, inhabitable, prépara la femme émancipée, et la courtisane devint comme une institution d’État. Une loi lui ordonnait de se cacher, de disparaître seulement pendant les fêtes de Cérès et d’Isis, qui duraient trois jours.

Ces corruptrices, dont l’amabilité était à tout le monde, admises aux autels de Vénus et de l’Amour, — leurs offrandes cependant surveillées, — étalaient librement, avec complaisance, le luxe de leurs costumes variés, les grâces provocantes de leur beauté soigneusement entretenue. Leurs robes, de coupe savante, ornées de broderies, coloriées, — robe de safran, robe couleur de miel, ou couleur de fumée, — robes exotiques, robes laconiques, de gaze transparente, excitaient les curiosités. On vantait les vases d’argent et d’airain, les lits magnifiques, les armoires grecques, les tentures de Campanie, célèbres, les tapisseries d’Égypte, originaires de Babylone ou de Phrygie, toutes parsemées d’animaux, qui étaient dans leurs demeures ouvertes. Leurs parures et leurs bijoux faisaient de leurs maisons des musées. C’est pour toutes ces choses, remarque Plaute, que les hommes font vendre leur mobilier aux enchères. Ces scélérates peuplaient la Cité. Il y en a plus, dit simplement un personnage de comédie, que de mouches dans la canicule.

Esclaves affranchies, ou vendues, les courtisanes devaient s’inscrire sur les registres des édiles, choisir un nom dans la nomenclature de ceux qui leur étaient réservés. Elles vivaient, aux termes de conventions régulières, de pensions et de cadeaux ; on s’engageait à les approvisionner, surtout de vins. Des marchands très actifs et la misère romaine assuraient le continuel recrutement de ces malheureuses. Enlaidies, ou trouvées déplaisantes, elles allaient au peuple, crapuleusement, devenaient de vulgaires prostituées de rue, maîtresses des boulangers, rebuts des garçons fariniers, misérables parfumées de boue, sales délices des esclaves, sentant le fumier du repaire où elles croupissaient, filles à deux oboles, gibier de la canaille...

Les jeunes filles, élevées pour plaire, uniquement, mal instruites, et volontairement mal nourries, afin de leur conserver cette gracilité de taille qui passait alors pour un signe de noblesse, s’émaciaient, s’allongeaient comme des fuseaux, pendant que les vieillards, tombés dans la débauche, perdaient tout droit au respect : Que deviendra la République ! s’écrie Plaute, donnant ce spectacle au peuple, qui riait, et ne comprenait pas. Or l’éducation donnée aux jeunes Romains les enfonçait davantage dans l’ignominie, leurs précepteurs étant des esclaves ou des affranchis étrangers, leurs ennemis, souvent haineux. Dans la famille, le père manquait de prestige, parce qu’il n’était plus guère qu’un mari honteux de sa vie extérieure, et que l’épouse délaissée savait les amours immondes de son mari, ses défaillances, ses lâchetés.

Servant ces hommes déchus, efféminés, et ces femmes démoralisées, les esclaves s’appliquaient à corrompre, car cela leur donnait de l’importance, autorisait leur familiarité, préparait leur fortune, leur émancipation. Précepteurs de plaisirs, serviteurs complaisants, proxénètes en tous genres, les esclaves ne corrompaient pas seulement ; leur insolence et leur effronterie dégradaient sciemment leurs maîtres. Et l’obligation où se trouvaient ceux-ci, parfois, de sévir avec dureté contre ce monde abject, servait et développait l’instinct de cruauté qui était au fond de toute âme romaine. En torturant leurs esclaves coupables, — que l’on fouettait avec des lanières de cuir de bœuf, que l’on suspendait par les pieds comme une grappe de raisin, que l’on crucifiait, — les maîtres s’habituaient au spectacle des souffrances humaines, finissaient par s’en faire un sujet de distraction.

La Romaine mariée recevait en dot un esclave spécial, sur lequel le mari n’avait aucun droit. L’esclave dotal devint un personnage quand la femme, révoltée, voulut être libre. Elle commença par user de sa fortune, puis elle prit plaisir à afficher des prétentions, à tourmenter et piller la famille de son mari ; enfin, l’ennui profond, le dégoût, la colère, la rage, firent qu’elle voulut rivaliser avec les courtisanes, surtout lorsque l’usage admit des relations entre la femme de haute naissance et la femme de tous. Ce furent ces Romaines qui jour et nuit se paraient, se lavaient, s’essuyaient, se polissaient la peau. Le luxe des coquetteries dépassa bientôt toutes limites ; les parures coûtèrent des fortunes. Les robes d’étoffes étrangères — la robe de Petite Grèce, ou de Phrygie, toute brodée, la robe de pourpre de Tyr, la robe garnie de fourrures du Pont, aux manches étroites, courtes, laissant à nu une partie du bras et les épaules, — s’évaluaient avec envie, et leur prix était le sujet principal des émulations féminines.

L’usage de recevoir des courtisanes chez soi, à la fin du repas, et d’aller chez les courtisanes célèbres dont la maison était le rendez-vous du plébéien et du chevalier, de l’honnête homme et du fripon ; l’audace incroyable des dépravés de tout rang qui affrontaient les suivantes des dames romaines — on achète d’abord la suivante quand on veut arriver jusqu’à la maîtresse, — et charbonnaient sur les murs des appels d’amour, grossiers, obscènes, firent de la vie romaine une sorte de saturnale ininterrompue. Si bien, que la pudeur faillit se réfugier chez les prostituées. Comme leurs rivales, les Romaines s’appliquèrent à éviter le fardeau du ventre, et voulurent apprendre par quels secrets les femmes habiles attiraient et retenaient ces hommes amollis par les bains répétés et les parfums violents. Vite vaincue, renonçant à la lutte, la femme légitime répondit par l’adultère aux manquements du mari, et ce ne fut point par vengeance, car les femmes de Rome étaient de même race que leurs époux. Malgré la sévérité de la loi, l’impudicité de la Romaine ne souleva pas les consciences : — Que dites-vous, Pontidius, de celui qui est surpris en adultère ?Je dis, réplique Pontidius, que celui-là est un maladroit. — Et c’est tout.

Cette plénitude d’un dévergondage maladif conduisit aux folles extravagances. La goinfrerie trompa la malefaim, les bains chauds donnèrent l’illusion du bien-être, l’ostentation d’un luxe outré satisfit ce besoin de se manifester qui est la caractéristique des hébétements sociaux. Flagorné à outrance par le parasite, ruiné par la courtisane, maintenu comme de force dans sa dépravation, le Romain tombé ne se relèvera pas. Lorsque l’Éthiopien noir a dressé les lits de la table, étalé le linge venu d’Ibérie, les étoffes brodées de Mélibée, que la Thessalie a baignées dans la pourpre de ses coquillages, les chaussures de Sicyone au riant éclat, les bijoux où s’enchâssent, emprisonnés dans un or lourd, les grandes émeraudes aux vertes lumières, le maître — plus esclave qu’il ne se l’imagine, esclave de son propre esclave, et souvent moins riche — vient, regarde, et désigne, parmi les richesses cataloguées, le cadeau vainqueur des femmes qui sera remis à la courtisane appelée ; et cela pour que l’on sache, dans Rome, les royales munificences du patricien. Lucrèce dit qu’à ce moment Rome se résume en orgueil, en débauche, en luxe et en paresse.

Après la destruction de Carthage et le sac de l’Hellénie, les Romains se crurent riches, définitivement, de la fortune du monde, inépuisable. Un luxe inconcevable transforma la Cité. Les jardins, les palais, les bains dallés de marbre, ornés de toutes les dépouilles apportées, — vases de Délos, statues de Corinthe, tableaux, bijoux, armes, etc., — se multiplièrent. La guerre se justifiait par ces résultats ; et elle s’imposait comme le moyen de se procurer les jouissances, de satisfaire les cupidités. Tuer pour prendre les biens du mort devint tout aussi simple que guerroyer pour s’enrichir. La fureur des prodigalités conduisit aux expédients. On paya des chevaux et des chiens au prix de 24.000 sesterces ; une table de cyprès d’Afrique, un million de sesterces (250.000 francs). Ces dépenses, d’une part, et d’autre part la séduction irrésistible de l’or dont parle Horace, firent les concussionnaires.

La débauche et la cruauté se développaient parallèlement : une cruauté sans exemple, féroce ; une débauche basse, lâche, rapportée de Carthage, au dire de l’historien C. Velleius Paterculus, qui vit Rome précipitée dans la carrière des vices. Les fiers et robustes Romains, c’étaient maintenant ces débauchés de Catulle, plus mous que le poil d’un lapin, dont il était, et qu’il stigmatisa en ses heures, rares, d’écœurement : Que tous les dieux vous écrasent, opprobre de la nation de Romulus et de Remus !

La peur — la peur de la mort surtout, — tenait maintenant ces hommes dont les aïeux ne se préoccupaient même pas de leur lendemain. Tandis que l’ébranlement continu des sens supprimait l’émotion, l’énervement résultant des abus de toutes sortes affaiblissait les intelligences, livrait le Romain aux plus sottes superstitions. La soif de l’or et la passion aveugle des honneurs, écrit Lucrèce, poussent les misérables humains à franchir les limites du droit, à se consumer nuit et jour en efforts immenses pour atteindre le faîte des richesses ; ces plaies de la vie ne sont presque alimentées que par la peur de mourir. Chez la femme, la superstition allait — c’est le mot de Térence, — jusqu’à la bêtise : Un chien noir entré dans la maison, un serpent tombé dans la cour, un chant de poule, le passage d’un corbeau ou d’un pivert, causaient de longues épouvantes. Une jeune fille qui, le jour de son mariage, heurtait du pied le seuil de la maison, profondément troublée, ne retrouvait plus le repos de son esprit.

Saturés de toutes les ignominies, lassés de toutes les jouissances, insatiables cependant, voués à des exigences de brutes, les Romains étaient maintenant inaccessibles à la pitié. Il ne faut pas, dira Cicéron, distribuant de pratiques conseils aux plaideurs, il ne faut pas s’arrêter sur les moyens de compassion, inutiles. L’abaissement est général. N’ayant plus jamais à converser avec sa femme, le Romain ne sait plus modérer son langage, parle sans réserve et sans pudeur ; la vie de famille et la moralité n’étant plus qu’un préjugé dans toutes les classes, aucun frein ne retient l’expansion d’un instinct violent. Il faut que ce déchaînement ait inquiété Rome, pour que Rome en vînt à se donner, sous le nom d’urbanité, ce vernis hypocrite de bienveillance universelle qui couvrit, mal d’ailleurs, les hideuses plaies d’une lèpre incurable.