Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XXII

 

 

DE 378 à 388. - Peuples en Europe : Traditions historiques. - Les Sarrasins (Arabes). - Gratien et Théodose. - La nation gothique. - Athanaric à Constantinople. - L’Église et Théodose. - Grégoire de Nazianze. - Arius et Apollinaire condamnés. - Le pape Damase réorganise l’Église. - Prestige de Rome. - Empire théocratique. - L’usurpateur Maxime. - Grande-Bretagne ravagée Pictes, Scots, Frisons, Saxons. - Justine et Valentinien II. - Saint Ambroise. - Catholicisme persécuteur. - Religion d’État. - Orthodoxes et hérétiques. - Droit ecclésiastique. - Procès, condamnation et exécution de Priscillien

 

LES peuples qui maintenant occupaient l’Europe, groupés en nations, — sauf les Alamans toutefois, — pouvaient, en invoquant des faits consacrés, appuyer leurs prétentions d’une sorte de droit historique. Par la manière dont ils avaient combattu les Barbares, négocié et traité avec eux, les Empereurs, successivement, s’étaient faits les collaborateurs imprévoyants et maladroits de la Puissance qui se révélait.

Après Marc-Aurèle, la Nouvelle Germanie comprenait : des Gépides et des Slaves, entre la Vistule et l’Oder ; des Goths, touchant au sud les frontières de la Dacie, le Bas-Danube et la nier Noire, — Ostrogoths à l’orient, Visigoths à l’occident ; — des Hérules, aux environs des Sudètes ; des Burgundes, sur le Mein ; des Vandales, sur la Saale, et des Lombards (Langobards), aux pieds des monts géants ; des Quades, des Hermundures, des Marcomans et des Iazyges, assemblés entre le Danube et le Mein ; et partout, disséminés, les hommes de toute race et de toute langue (dissoui), ou Alamans. Des Cattes, des Sicambres, des Chamaves et des Tenctères, confédérés sous la dénomination de Francs, avec des chefs héréditaires, étaient sur la rive droite du Rhin ; des Chauques, des Frisons et des Chérusques, confondus avec les Saxons, sur les rivages de la mer du Nord et du Weser ; des Angles et des Jutes, sans rois ni princes, pirates, dans le Jutland.

Au temps de l’empereur Valérien (253-259), des bandes franques, après avoir parcouru la Gaule et l’Espagne, s’étaient égarées le long des côtes méditerranéennes, pendant qu’une horde de Goths, entrée en Asie Mineure, y brûlait Nicomédie et Éphèse, y détruisant peut-être la vieille Troie ?

Sous Gallien (260-268), — la Dacie déjà perdue pour l’Empire, — 300.000 Barbares franchissaient les Alpes, battaient les murs de Rome terrorisée, tandis que, se disputant l’avenir en Europe, les Saxons guerroyaient avec les Thuringiens, les Goths avec les Gépides. Les Alamans s’avançaient au sud-ouest, traversaient la Forêt Noire ; prenaient les Champs décumates, cultivés par la charrue romaine. Les Francs, passant l’Yssel, se répandaient en Batavie et du côté de Cologne. Claude II (268), vainqueur des Alamans, effrayé de leur nombre, écrivait au sénat : Trois cent vingt mille Barbares sont sur notre territoire, et nous manquons de boucliers, d’épées, de javelots.

Sous Probus (276-282), la politique romaine renonça à exterminer ces ennemis, tâcha de les affaiblir en les dispersant, ou en les absorbant ; on en incorpora 32.000 dans les légions, par groupes de 50 à 60 ; on en transporta des colonies : des Burgundes et des Vandales en Grande-Bretagne ; des Gépides et des Grutunges — 100.000 — en Pannonie, sur la rive droite du Danube ; des Francs et des Gépides ailleurs, c’est-à-dire au hasard, sans assignation fixe, raisonnée au préalable. Ce fut là ce que les Romains appelèrent sérieusement la soumission de la Germanie.

Sous Dioclétien et sous Constantin (285-336), Rome se vit débordée. L’Empire, pour résister, se disloqua. Quatre capitales, instituées, témoignèrent d’une incertitude de l’avenir bien faite pour encourager les Barbares. Constantinople, capitale grecque, parut assez couverte par les Balkans ; Sirmium, sur la Save, sorte de ville-camp, d’arsenal, devait protéger la rive droite du Danube, tenir en respect les Goths de l’ancienne Dacie ; Milan, autre place d’armes, surveillait la haute vallée du Danube, fermait l’Italie au nord ; Trèves devait défendre le Rhin.

L’Empire ainsi fortifié, et par conséquent délimité pour la défense, s’ouvrit de lui-même à ses ennemis, se livra aux Barbares.

Constance, le collègue de Dioclétien, transporta des Francs — comme colons, ou letes, — aux environs de Trèves, et des Alamans aux environs de Langres. Constantin prit à sa solde un chef alaman, Éroch, dissémina de nombreux fédérés dans les légions, en installa des quantités en Gaule... au même moment, d’ailleurs, où il affectait, publiquement, de considérer les Barbares, Alamans ou Francs, comme à peine dignes de servir à la nourriture des fauves, qu’il fatiguait les lions de l’amphithéâtre de Trèves avec les prisonniers qu’il leur jetait. Il enrôla 40.000 Goths, pour sa grande guerre projetée en Orient.

Valens consacra la nationalité des Goths, en acceptant de traiter en égal leur chef Athanaric, qui n’avait pas voulu, pour négocier de la paix, mettre le pied sur le sol romain. L’empereur s’était astreint à se rencontrer avec le roi barbare au milieu du fleuve. A la mort de Valens, les Goths, maîtres de tout le plat pays autour de Constantinople, menacèrent la capitale de l’Empire d’Orient. L’impératrice Dominica défendit glorieusement la cité impériale, à l’aide de quelques troupes de Sarrasins, guerriers du désert d’Arabie, renommés pour leur bravoure et leur noblesse. Ces buveurs d’eau, suivant l’ironique expression de l’empereur Pescennius Niger, avaient depuis longtemps une grande réputation.

Cicéron reconnaissait déjà aux Arabes toutes les qualités des Parthes, avec lesquels, dit-il, on pourrait les confondre. Pline, le premier peut-être, nomma les Arabes Sarrasins (Sarracini), Arabes Scénites, ou Assanites, d’Ammien Marcellin, brigands fameux, extraordinairement rusés, alliés des Perses, auxiliaires excellents pour les coups de main.

Ces Sarrasins s’étendaient, alors, de l’Assyrie aux cataractes du Nil, aux confins du pays des Blémyes ou Éthiopiens. Ils avaient l’instinct de la guerre, vivaient et combattaient mi-nus, couverts seulement d’une casaque courte, bigarrée. Toujours en mouvement, montant d’agiles coursiers ou de maigres chameaux, ils dédaignaient les terres fertiles, ne travaillaient qu’à de sommaires cultures, parcouraient constamment, infatigables, sobres et vaillants, sans foyer, sans pays, sans loi, les solitudes vastes, et consentaient parfois à se dévouer pour de la gloire, comme ils venaient de le faire à l’appel de l’impératrice Dominica.

Gratien avait battu les Alamans près de Colmar ; mais n’osant pas, malgré cette victoire retentissante, s’emparer de la succession de Valens, il appela auprès de lui le fils du comte Théodose, alors en Espagne, et le proclamant auguste (19 janvier 379), il lui confia les deux préfectures d’Orient et d’Illyrie. Théodose recueillait le lourd héritage de Valens, c’est-à-dire la mission de réparer le désastre d’Andrinople, de vaincre les Goths. Aucune entente n’était plus possible, en effet, entre les deux Empires rivaux, la défaite des Romains ayant enhardi la nation gothique, et l’ordre, donné par Valens, de faire massacrer les otages que les Goths avaient dû livrer à l’issue des premières négociations, ayant mis une haine féroce au cœur des victorieux. Avec une imperturbable patience, Théodose se contenta de harceler l’ennemi, de ranimer, par des succès rapides et indéniables, relativement faciles, le courage de ses soldats. Il réussit, en mille petits combats toujours sûrement risqués, à ranger de nouveau la victoire sous les enseignes romaines. Les Goths, très impressionnés des résultats de cette tactique déconcertante, sans doute travaillés aussi par des intrigues, demandèrent à traiter.

Fritigern étant mort, son successeur, Athanaric, se rendit à Constantinople. Il décida son peuple (octobre 382) à accepter les offres de l’empereur. Guerrier temporisateur et politicien compliqué, Théodose fut la dupe de la fausse naïveté du chef des Goths. Athanaric feignit d’être ébloui du spectacle de cette cité impériale, merveilleusement située, aux fortifications imprenables, à l’activité prodigieuse, dont les vaisseaux nombreux amenaient continuellement, et de toutes parts, des peuples de diverses contrées, comme on voit de divers côtés sourdre les eaux dans une source... Il admira l’empereur, véritable dieu sur la terre, et il l’endormit à ce point, par ses louanges, ses flatteries, l’expression de son enthousiasme tremblant, que Théodose lui accorda, en somme, sans inquiétude, tout ce que les Goths souhaitaient : la Thrace et la Mésie, avec la singulière promesse de défendre contre les Barbares, pour l’Empire, le passage du Danube.

En incorporant 40.000 Goths dans les troupes impériales, Théodose acheva cette mémorable négociation, où l’Empire romain fut, autant qu’il pouvait l’être, la dupe du roi des Goths. L’accueil joyeux fait à ce traité ridicule montra que l’Empire avait en Théodose l’Empereur qu’il méritait ; on lui sut gré d’avoir installé en Thrace, en Mésie et en Asie Mineure une force capable d’arrêter les Huns !

L’Église agit envers Théodose exactement comme venait de le faire Athanaric. Elle acclama l’empereur avec enthousiasme, et elle voulut qu’aussitôt il se manifestât tel qu’un nouveau Constantin, en délivrant l’Église occidentale de l’arianisme oriental. Théodose, séduit, rappela d’exil tous les évêques. Grégoire de Nazianze obtint le siège épiscopal de Constantinople ; un concile, aussitôt réuni, y condamna l’hérésie d’Arius (381), et celle d’Apollinaire, qui ne reconnaissait pas la nature humaine de Jésus, et celle de Macédonius, qui contestait la divinité du Saint-Esprit ; le Symbole de Nicée recevait donc une officielle confirmation.

L’évêque de Rome, Damase, si ridiculisé au temps de Valentinien, — que l’on qualifiait de cure-oreille des femmes, parce qu’on l’accusait de s’insinuer auprès des matrones riches pour capter leur fortune, — reprit de l’autorité, réorganisa l’administration de l’Église, institua les vicaires du Saint-Siège, sorte de gouverneurs provinciaux, auxquels il subordonna les évêques, et chargea saint Jérôme de traduire définitivement les Saintes Écritures pour la Catholicité.

Cependant Théodose ne put laisser Grégoire de Nazianze sur le siège épiscopal de Constantinople. Il tâcha de compenser ce tort fait à l’Église — que des nécessités politiques imposaient, — par un grand déploiement de zèle chrétien, orthodoxe, contre le paganisme et contre les sectateurs d’Arius. il chassa violemment les hérétiques de Constantinople, envoya le préfet du prétoire en Égypte et en Syrie pour y briser les idoles, fermer les temples, les dépouiller, et en remettre les revenus aux églises catholiques.

Les passions religieuses, déchaînées, firent d’Antioche, et surtout d’Alexandrie, les théâtres de scènes abominables. Ammien Marcellin avait écrit : Alexandrie est ornée de temples magnifiques, au milieu desquels se distingue celui de Sérapis. Aucune description ne pourrait en donner une idée. Les portiques, les colonnades, les chefs-d’œuvre de l’art qui respirent dans ce monument, composent un ensemble qui ne le cède qu’à ce Capitole, orgueil éternel de la métropole de l’univers. L’évêque d’Alexandrie, Théophile, fit détruire le temple de Sérapis, qui contenait une précieuse bibliothèque. Les idolâtres sauvèrent les statues en les enfouissant.

Dans ce désordre, Rome conservait malgré tout son prestige de Ville éternelle, de Cité dont la durée devait égaler celle du genre humain. Rome et l’Italie bénéficiaient encore de droits particuliers, — les immeubles, par exemple, distincts de ceux des provinces, — auxquels on n’osait toucher. Constantinople n’était capitale que parce qu’elle avait reçu des Empereurs les mêmes privilèges que Rome. On pressentait l’imminente conquête des Barbares, la chute de l’Empire ; on voyait Rome, grâce au Catholicisme, rester probablement seule, sinon intacte au moins continuée, au milieu du bouleversement général, inévitable. Rome, c’était le siège de Pierre. Les lois qui interdisaient aux citoyens de se vêtir de la pourpre — réservée aux Empereurs — toléraient, en unique et caractéristique exception, que les prêtres du Christ, officiant, portassent la dalmatique de pourpre, semblable au vêtement impérial. Cela, au moment où l’empereur Gratien renonçait à la robe pontificale, ordonnait que l’on renversât l’autel de la Victoire dressé près de la salle du sénat, monument que les Romains considéraient comme attaché au sort de l’Empire.

Le triomphe du Catholicisme était donc complet. L’entreprise avortée de julien avait été le dernier, l’irrévocable échec du paganisme. L’Empire théocratique de Théodose réalisait tous les rêves du Christianisme de Rome, juif, autoritaire. L’appel au bras séculier pour la défense brutale de la vérité religieuse, ne tardera pas à se faire entendre, logiquement ; un incident grave, de pure politique, fournira à l’insolent enthousiasme du gouvernement catholique romain l’occasion de se développer jusqu’en ses conséquences extrêmes.

L’empereur Gratien, moins clairvoyant encore que Théodose, et dont l’éloquence, la raison, la clémence et la bravoure, incontestables, aimaient surtout à se faire applaudir ; qui donnait volontiers en spectacle la grâce vigoureuse de son adolescence toujours en action, passait en chasses difficiles et dangereuses, inutiles, le temps que d’autres consacraient avec fruit aux intrigues d’un complot tramé contre sa personne souveraine. Les légions de Bretagne blâmèrent hautement l’empereur de ne s’entourer que d’archers alains, et, sous ce prétexte, proclamèrent à sa place leur chef Maxime.

Gratien, surpris, abandonné, — la Gaule lui reprochait aussi l’insécurité des routes, infestées de bandits depuis Valentinien, — s’enfuit du côté des Alpes. Atteint près de Lyon (25 août 383), il fut tué. Maxime, déjà maître de l’Espagne, sa patrie, disposait de la Grande-Bretagne et de la Gaule. La Bretagne cependant, privée des légions que Maxime avait dû emmener, fut aussitôt ravagée par les Pictes et les Scots, ensuite par les Frisons et les Saxons descendus à terre.

Théodose, très préoccupé, et qui venait de renouveler prudemment son traité de paix avec les Perses, reconnut la maîtrise de Maxime sur la préfecture des Gaules, à la condition que l’usurpateur laisserait la préfecture d’Italie et d’Afrique au jeune Valentinien II, frère de Gratien. La mère de Valentinien, Justine, passionnée d’arianisme, bannit l’évêque orthodoxe Ambroise dès son entrée à Milan. Le peuple, ameuté, repoussa les soldats barbares que Justine avait envoyés pour expulser les mauvais Chrétiens. Maxime accourut comme le protecteur populaire de la religion vraie menacée. Valentinien II se réfugia à Thessalonique (387), auprès de Théodose, vainqueur des Goths aux bords du Danube.

Théodose, victorieux, juge des prétentions également ardentes des deux Églises, hésita pendant une année à prendre une décision, pourtant nécessaire. Il avait épousé la fille de Justine — la belle Galla — et cédait volontiers aux arguments des partisans de l’arianisme, amis de l’Empire d’ailleurs, adversaires irréconciliables du christianisme romain. Mais devait-il abandonner à l’usurpateur Maxime le soin de défendre la Catholicité, déjà bien puissante, au risque d’en livrer les forces à un compétiteur ? La dureté du gouvernement de Maxime en Italie et le soulèvement des populations contre sa tyrannie, indiquèrent sa voie à Théodose. Il partit (388), non sans avoir affaibli Maxime en lui suscitant le grave embarras d’une poussée de Francs et de Saxons en Gaule. De son côté, Maxime intrigua pour débaucher les troupes de Barbares qui composaient les légions de Théodose ; il y échoua. Vaincu sur les bords de la Save, trahi par ses soldats, Maxime fut mis à mort à Aquilée.

Les deux Empereurs se disputant l’omnipotence, commandaient, l’un et l’autre, une armée de Barbares. Après son Triomphe dans la Ville éternelle, Théodose donnera pour ministre à Valentinien II le Franc Arbogast, qui partagera le pouvoir, par la confiance de l’empereur, avec l’évêque de Milan, saint Ambroise. Les Barbares et l’Église disposaient de l’Empire.

Le règne de Maxime — ce prince un instant protecteur du christianisme romain, et peut-être plus que Théodose, — avait illustré les fastes du gouvernement catholique d’un événement dont les conséquences immédiates furent considérables. La religion du Christ était devenue persécutrice, fatalement, logiquement. Tout l’arsenal, si on peut dire, des armes employées jadis contre les Chrétiens, pour les combattre, les anéantir, se trouvait maintenant trop à la main des triomphateurs — que l’arianisme impatientait — pour qu’ils pussent résister à la tentation de s’en emparer et d’en abuser. Ils étaient encore sous l’émotion des calomnies stupides, atroces, dont ils avaient été les victimes : n’avait-on pas été jusqu’à les accuser, jusqu’à les convaincre d’anthropophagie ? Il ne suffit pas, écrivait Tertullien, que le Chrétien s’avoue homicide, sacrilège, incestueux, ennemi de l’État, pour me servir des qualifications que nous donnent nos accusateurs. Quelle gloire en effet pour un magistrat qui convaincrait un Chrétien d’avoir mangé sa part de cent enfants ! Les mêmes folies se reproduiront, mais dans l’Église du Christ.

L’avènement du Christianisme officiel, à Rome, avait modifié le droit des personnes, en ce sens qu’il était maintenant relatif à la religion professée. On avait été proscrit, torturé, supplicié, parce qu’on était Chrétien, parce qu’on pratiquait une religion autre que la religion d’État, et c’était le Droit ! Lorsque le Christianisme fut, à son tour, religion d’État, ce droit consacré subsista contre le paganisme.

De Constantin à Théodose, surtout sous Valens, l’application duce droit fut terrible, abominable, odieuse, contre, les magiciens d’abord, contre certains païens ensuite. Et voici que, le christianisme officiel s’étant divisé, — les sectateurs d’Arius étant de véritables hérétiques, — ces dissidents, ces mauvais Chrétiens, ces hérétiques en un mot, bien plus coupables, bien plus sacrilèges que les magiciens et les païens, devaient tomber sous les coups de la loi protégeant la Religion d’État. Il y eut, d’un côté, les Chrétiens orthodoxes, ou catholiques (orthodoxi, catholici), soumis aux dogmes que les synodes œcuméniques avaient formulés ; de l’autre, — hors la loi, — les hérétiques (hœretici), c’est-à-dire ceux qui ne reconnaissaient pas ces dogmes. Qui jugera ? l’Église, et despotiquement.

Il y avait une législation ecclésiastique, excessive, cruelle, justifiée sans doute par la nécessité de réagir énergiquement contre des mœurs dissolues : la mort sur le bûcher flambant comme expiation de l’adultère ; le supplice du plomb fondu versé dans l’oreille comme châtiment du stupre d’une vierge... Et sous Constance, sous Valens, au point de vue de l’orthodoxie, combien d’évêques expulsés, traqués et brutalisés ? de prêtres emprisonnés, battus, affamés ? de moines ignominieusement fouettés ? de couvents mis à sac ?

Les sectateurs d’Arius avaient évidemment inauguré cette persécution intestine ; mais le code existait, et les Nicéens, vindicatifs, l’appliquaient à leur tour, avec passion, avec haine, contre les négateurs de la consubstantialité. En investissant les évêques du droit de juger, — bien que limité, comme obligatoire, à l’égard de certaines personnes, et pour des affaires concernant le culte et les Églises, facultatif dans les autres cas, — l’empereur Constantin avait parfaitement constitué la juridiction épiscopale. Il était fatal, dès lors, que les juges, un jour, en appelleraient à la force publique pour l’exécution de leurs sentences.

L’évêque d’Avila, l’Espagnol Priscillien ; l’un des plus vaillants adversaires du manichéisme, dont la saine popularité était une critique trop vivante pour les clercs, et que ses prédications signalaient au monde comme un apôtre autorisé, un censeur sévère, fut accusé d’hérésie, puis de sorcellerie, puis de débauche. Invité à se justifier — ce qui était assez déjà pour le compromettre — devant un concile, à Saragosse, Priscillien se rendit auprès du pape Damase, comparut devant un autre concile réuni à Bordeaux et dut finalement aller à Trèves, pour y être entendu par l’empereur Maxime.

L’hérésie priscillianiste est encore à préciser. Saint Jérôme, alors qu’il n’avait pas pris parti dans la lutte, écrivit impartialement : que l’on soupçonnait l’évêque d’Avila de suivre les doctrines gnostiques de Basilide et de Marcion... Mais si les uns accueillirent cette allégation, les autres n’y ajoutèrent aucune foi. Lorsque l’Église, toute, et avec quelle fureur ! s’acharna à la perte de Priscillien, saint Jérôme, qui connaissait peu — il l’avouera — la vie et les œuvres de l’évêque traqué, l’accabla cependant de ses invectives, déclara que le monde entier l’avait condamné pour avoir fondu dans son système les impiétés gnostiques et manichéennes, affirma que ses disciples étaient coutumiers des vices les plus honteux... qu’ils s’enfermaient seuls avec des femmes et se livraient à toutes les orgies, en chantant les beaux vers des Géorgiques où Virgile célèbre la terre fécondée par la pluie... joignant ainsi l’immoralité à l’impiété, à l’exemple de tous les hérétiques depuis Simon ! ...

L’empereur Maxime inaugura son règne, à Trèves, par ce grand procès de Priscillien, qui suspendit l’attention de toute la catholicité ; tandis que l’usurpateur, lui, y trouvait l’occasion de profits considérables, en même temps que la démonstration de son autorité universellement obéie. Sulpice Sévère attribua, en effet, l’indigne conduite de l’empereur et des magistrats qui connurent du procès, aux bénéfices que valaient au trésor impérial les condamnations capitales entraînant de droit la confiscation des biens des suppliciés.

Les contemporains ont cité des traits du caractère de Maxime, destinés à faire ressortir son aveugle et sauvage rapacité ; cependant, passé maître en l’art de séduire et de tromper, particulièrement habile aux secrètes intrigues, artiste et savant en fait de ruses, Maxime, en aucune circonstance, ne fut violent, ni cruel, encore moins sanguinaire. S’il condamna à mort Priscillien, et avec lui les disciples de l’évêque énumérés dans l’accusation, — malgré la promesse formelle d’une sentence indulgente, qu’il avait faite à saint Martin de Tours, — c’est, peut-être, qu’il avait vu en homme d’État l’importance qu’aurait, aux yeux du monde, ce premier sang versé par l’autorité impériale au nom du christianisme orthodoxe ? Il compromettait ainsi, deux fois, l’Église rivale de l’Empire, et par la persécution sanglante, et par la soumission du gouvernement ecclésiastique aux arrêts de l’Empereur, grand juge.

La procédure suivie avait été minutieusement correcte, sans doute pour frapper davantage l’imagination des fou-les, réglementer l’intervention du glaive de la loi dans le dénouement des conflits religieux, exactement traités, en droit, comme des causes ordinaires : instruction, question (torture), double action à trois jours de distance, déclaration de culpabilité, transmission des actes à l’Empereur, lecture de l’arrêt, exécution.

L’évêque d’Avila fut donc supplicié à Trèves, avec six de ses disciples, parmi lesquels une Gauloise, Euchrotia. Il resta de cette tragédie judiciaire, lentement conduite, soutenue avec perfidie, l’impression d’un clergé haineux, tenace, maladroit, d’une justice astucieuse, corrompue, subordonnée à l’intérêt matériel de l’État — l’Empereur disposant de la peine de mort comme d’une ressource financière, — hypocritement formaliste, cyniquement malhonnête. Un seul personnage, l’évêque Martin de Tours, n’avait pas varié en sa très belle attitude, courageuse certes, de défenseur de Priscillien.

L’Aquitaine et l’Espagne, où l’on apporta les cadavres des suppliciés, solennisèrent les funérailles des saints martyrs ; et les plus épouvantables discordes se déchaînèrent au sein de l’Église. On suspecta ouvertement et on honnit comme traîtres ceux qui ne se prononcèrent pas, prêts à l’action, ou pour le martyr Priscillien représentant l’indépendance personnelle de la foi, ou pour l’Évêque de Rome représentant l’autorité omnipotente, indiscutable, quoique protégé de l’Empereur : Une profonde tristesse accentuait le découragement qui s’était emparé des âmes honnêtes.

En réalité, la mort de Priscillien n’avait fait que sanctionner la condamnation d’un homme convaincu de maléfice et d’immoralité, accusations considérées, dès l’origine du procès, comme des calomnies puériles, mais auxquelles on était forcément revenu, pour motiver la sentence. La doctrine de l’évêque, non visée dans le jugement, demeurait donc intacte, et la secte des priscillianistes, non condamnée, s’affirma dans un irrésistible mouvement de réprobation et de propagande. D’autre part, la terreur judiciaire qui suivit le procès de Trèves, en Gaule et en Espagne, fit ressortir, avec l’abjecte servilité de l’épiscopat, le danger de confier à la juridiction romaine la connaissance et surtout la sauvegarde des vérités religieuses.

On ne manqua pas de remarquer, bientôt, que la plus grande culpabilité de Priscillien avait été, sans doute, sa richesse, convoitée, et que, précisément, les disciples entraînés dans sa chute avaient été, de même, expressément triés parmi ceux que leur fortune signalait à la cupidité de l’empereur, — à moins, et c’était plus grave, qu’on ne dût voir dans le déploiement de tant de colères, la haine féroce d’un clergé officiel, fidèlement servie par l’Évêque accusateur, que Sulpice Sévère, ce chroniqueur de bonne foi, déclare sans conduite, sans piété, hardi, impudent, bavard, fastueux, aimant la table et donnant tout à son ventre, jaloux de ce Priscillien très populaire, pratiquant le jeûne, l’abstinence de l’œuvre de chair et la libre inspiration, héros trop purement glorieux.