Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XX

 

 

DE 361 à 375. - Philosophes, devins et Chrétiens. - Luttes d’évêques. - Guerre en Asie. - Apostasie, paganisme et règne de Julien. - Jovien empereur. - Paix honteuse avec Sapor II. - Valentinien et Valens empereurs d’Occident et d’Orient, Milan et Constantinople capitales. - Barbares en Europe. - Révolte de Firmus en Afrique. - Procope, usurpateur. - Valentinien en Gaule. - Burgundes alliés des Romains. - Victoires sur les Alamans. - Théodose, pacificateur de la Bretagne et de l’Afrique, décapité. - Trajan et Vadomaire en Orient. - Règne et caractère de Valentinien. - Tolérance ; résistance des Chrétiens

 

LE paganisme n’était pas une religion ; or les esprits étaient devenus religieux. Les philosophes, accourus à Constantinople pour y jouir de l’évidente faveur de Julien, essayèrent, à l’aide du néo-platonisme de Numenius déterminé par Philon, d’une religiosité qui concilierait le paganisme et le Christianisme. Les devins, — arbitres éclairés en matière divinatoire, — les sacrificateurs et les augures, menacés, se liguèrent contre les philosophes, enclins à s’entêter sur les points qu’ils entendent le moins, et ils les gênèrent considérablement.

Pressés d’achever leur œuvre vaine, les sophistes, impatients et superficiels, n’aboutirent qu’à une sorte de mysticisme magique, déconcertant, où le désir de communiquer avec Dieu directement conduisit à l’extase, à l’évocation des âmes , aux pratiques d’une affolante superstition, à une psychologie diamétralement contraire à l’universel besoin. La philosophie échouait donc encore une fois, lamentablement. Il est vrai que Julien ne faisait rien qui pût encourager les philosophes, effrayer les Chrétiens ; il respectait la neutralité qu’il avait ordonnée : Je ne veux pas, avait-il dit, qu’on fasse mourir les Galiléens, ni qu’on les frappe injustement, ni qu’on les maltraite... L’empereur permit aux Juifs de rebâtir le Temple de Jérusalem.

Les événements ne tardèrent pas à justifier le scepticisme de ceux qui ne voyaient dans la tolérance impériale qu’une complaisance envers les querelleurs chrétiens. L’évêque d’Antioche, Mélèce, rappelé d’exil, vint prendre possession du siège épiscopal ; son successeur temporaire, Paulin, refusa de le lui rendre, et ce fut entre les deux rivaux orthodoxes une guerre terrible, qui dura longtemps encore après eux, divisant les fidèles. En Gaule, l’évêque de Poitiers, Hilaire, également réintégré sur son siège, convoqua aussitôt des conciles pour préserver l’Occident de l’hérésie arienne, ce qui déchaîna les hostilités.

A Alexandrie, l’évêque George, détesté, fils d’un foulon de Cilicie et parvenu à la dignité épiscopale par l’intrigue, dur au peuple, qu’il tourmentait avec l’acharnement d’une vipère, enlevé dès son retour, piétiné, périt écartelé, avec Draconce et Diodore, suspects d’avoir insulté aux dieux. Les Chrétiens, écrit Ammien Marcellin, auraient pu s’interposer et sauver ces malheureux d’une mort si horrible ; mais les deux partis exécraient George au même degré.

Julien voulut sérieusement réhabiliter le paganisme, en imposant des mœurs sévères aux prêtres des dieux, en fondant de charitables institutions aux alentours des temples. Il affectait de vivre en stoïque, après avoir chassé les officiers de bouche, les barbiers et les échansons, l’innombrable, inutile et ruineuse domesticité qui peuplait le palais. Il diminua les impôts d’un cinquième, fit comparaître en son tribunal de Chalcédoine les fonctionnaires, ministres et favoris prévaricateurs de Constance. Son infatigable et rapide sévérité permit de croire qu’il prononçait des sentences iniques, qu’il frappait des innocents. Il écrivait sans cesse, par goût, aussi pour offrir l’exemple de cette activité d’esprit, sérieuse et tournée au bien, qu’il ambitionnait pour Constantinople.

Voulant enfin donner de la gloire à son règne, venger l’Empire de tous les outrages trop longtemps supportés, il partit, avec une armée de 35.000 hommes, pour aller châtier les Perses. A Antioche, on se moqua de sa barbe inculte, de sa simplicité ; les railleries se firent insultantes, lorsqu’il chargea d’un impôt les cabaretiers. Il témoigna de sa philosophie sereine en dédaignant les injures, en se contentant d’écrire le Misopogon, plaisante satire des Antiochéniens.

Julien franchit le Tigre, incendiant ensuite sa flotte, pour indiquer sa volonté de vaincre. Perdu dans un pays dévasté par Sapor I1, abandonné du roi d’Arménie, qui devait l’appuyer, ne recevant aucun secours de ses généraux Procope et Sébastien, trahi peut-être, l’empereur se replia sur le Gordyène. Un premier combat, heureux, lui ouvrit sa route de retraite ; mais il périt dans une seconde bataille (26 juin 363). Il avait régné vingt et un mois seulement, n’ayant pas vécu trente-trois ans. Ses dernières paroles furent résignées : La philosophie m’a appris à reconnaître la supériorité de l’âme sur le corps ; et changeant ma condition pour une meilleure, j’ai lieu de me réjouir plutôt que de m’affliger. Il laissa tranquillement à l’armée le soin de désigner son successeur.

Pour l’Église, Julien mourut apostat. L’acharnement avec lequel on poursuivit sa mémoire devait d’autant plus troubler les historiens, que les contradictions de ses actes — préliminaires sans doute de projets que la mort ne lui permit même pas d’entamer, — déroutent le logicien. Il n’est pas certain, en effet, qu’il voulût vraiment livrer l’Église du Christ à ses propres dissensions, pensant la détruire en la faisant libre, car il témoigna constamment de son admiration pour les mœurs chrétiennes. Peut-être songea-t-il, simplement, à débarrasser le Christianisme d’un clergé qu’il considérait comme un danger public, et entendit-il, par la pratique d’une tolérance religieuse absolue, réagir contre l’imprévoyance de Constantin, qui avait fait de l’Église une institution d’abord rivale, ensuite maîtresse de l’État, et contre la maladresse de Constance, qui s’était trompé dans le choix impolitique d’une Église chrétienne officielle. La jeunesse de l’empereur explique ses tergiversations, surtout ses émotions sentimentales, littéraires. Qui sait, s’il eût vécu, s’il n’aurait pas réalisé clairement le rêve philosophique et obscur de Marc-Aurèle ? Saint Augustin reconnaîtra que les événements du règne de Julien modifièrent son heureux naturel.

Chaste et sobre, — ayant refusé les captives qui lui avaient été réservées dans le butin arraché aux Perses, — se nourrissant de la nourriture d’une cigale, dira Libanius, — laborieux et bienveillant, sincère et actif, Julien ne bénéficia pas de ses vertus devant ses contemporains. Ses condescendances n’étaient que faiblesses, aux yeux d’un monde habitué aux rigueurs despotiques, et on ne craignait pas de le plaisanter. Il encourageait ces irrespectueuses manifestations, nuisibles, riant lui-même des sobriquets dont on l’affublait, — chèvre, taupe babillarde, singe empourpré, Grec manqué, allusions à sa barbe taillée en pointe, à son goût hellénique pour les bavardages subtils, à sa préoccupation d’imiter Achille ou Alexandre, à sa prétention d’être un philosophe athénien, — ce qui ne l’empêchait pas quelquefois de sévir contre les moqueurs. Il fit payer cher aux Antiochéniens leurs sarcasmes, en leur envoyant pour gouverneur Alexandre d’Héliopolis, administrateur brouillon et méchant.

Resté superstitieux, malgré toute sa philosophie raisonneuse, Julien ne cessa d’interroger les entrailles des victimes et le vol des oiseaux, soit pour calmer ses inquiétudes, soit pour tâcher de connaître sa destinée, ou pour s’affermir en ses décisions. D’une sensibilité excessive, il pleura sur les ruines de Nicomédie ; et ne parvint jamais à effacer de sa mémoire les mélancoliques souvenirs de son enfance si malheureuse, victime des proscriptions déchaînées par la mort de Constantin, demeuré seul, orphelin ; il souffrit toujours de son isolement, redoutant l’imprévu. Sans croyance solide, on l’entendit parfois menacer les dieux qui tardaient à l’exaucer, ou braver avec résolution les avertissements des devins étrusques attachés à l’armée, lorsqu’ils le dissuadaient d’engager une action qu’il jugeait nécessaire.

Son inaltérable patience était volontaire, exercée. Son naturel, plutôt violent, irréfléchi, se trahissait dans la partialité de sa justice trop sommaire, — qualifiée de révoltante, — l’appréhension que ses jugements hâtifs inspiraient. Incident singulier, et caractéristique de l’époque, la peur du juge souverain multiplia autour du prince les concussionnaires, chacun songeant d’abord à s’assurer une protection préventive auprès de lui, à payer son repos à prix d’argent.

Il y eut une contradiction remarquée entre les termes du bel édit de tolérance proclamant le libre exercice de tous les cultes, et par conséquent l’égalité de toutes les religions dans l’Empire, et l’interdiction faite aux Chrétiens d’enseigner la grammaire et la rhétorique, jalousie de philosophe, traditionnelle, que saint Augustin signalera : L’élève des muses... nourri comme Érechthée dans le giron de Minerve et sous les pacifiques ombrages de l’Académie, détestait, ou, pour mieux dire, craignait les philosophes chrétiens, dont le charme était puissant et la véhémence attirante.

Comme Néron jadis, l’empereur Julien permit que l’on attribuât faussement aux Chrétiens l’incendie fortuit du temple d’Apollon à Daphné, allumé par la flamme des cierges que l’on avait oublié d’éteindre autour de la statue du dieu. Comme Héliogabale jadis, il remplissait parfois des fonctions sacrées, prenant part, quasi divinisé, aux processions solennelles. Frappé du complet abandon des autels à Antioche, il y rétablit, mais avec exagération, les sacrifices aux divinités, et l’on vit sa soldatesque envahir les temples, y étaler le scandale permanent d’ignobles scènes de voracité et d’ivrognerie. Avec la même légèreté, sans en prévoir les conséquences économiques, il abaissa d’un coup, arbitrairement, le prix des denrées, édictant ainsi la famine, malgré les objections prudentes des magistrats municipaux.

Il rêva à son tour d’un paganisme chrétien, ne voulant pas laisser plus longtemps aux Galiléens le monopole des bonnes œuvres, parlant aux prêtres des antiques divinités le langage d’un évêque chrétien, les exhortant à mener une vie pieuse, à fuir le théâtre et les cabarets, publiant de véritables lettres pastorales, où des citations d’Homère remplaçaient les versets bibliques. Le malheureux philosophe, dévoyé, traitait de la religion en littérateur. Il serait trop honteux, écrivait-il à Arbace, que nos sujets fussent dépourvus de tout secours de notre part, tandis qu’on ne voit aucun mendiant, ni chez les juifs, ni même parmi la secte impie dis Galiléens, qui nourrit non seulement ses pauvres, mais souvent les nôtres. Il faisait ainsi, avec une touchante imprudence, une sincérité naïve, pour le plaisir d’écrire une phrase artistique, le plus bel éloge du Christianisme qu’il voulait condamner, la plus dure critique du paganisme dont il rêvait une renaissance splendide, — de même que par dilettantisme, il louait le philosophe Musonius Rufus d’avoir employé sa philosophie à construire des fortifications utiles dans l’île de Gyaros où Néron l’avait exilé.

De sa première éducation, asiatique, Julien avait gardé une sorte de dédain pour la réflexion lente ; à l’école d’Athènes il devait cette infatuation philosophique, cette certitude insolente de la supériorité de sa raison, qui l’amenait à des décisions trop précipitées, aux révoltes brutales devant l’obstacle rencontré. Une susceptibilité d’artiste, un peu, l’incitait à des manifestations hasardées. Parce qu’on le qualifia, un jour, du diminutif moqueur de Victorin, malgré ses exploits militaires, réels, il entreprit, sans l’avoir préparée, son expédition contre les Perses, — ces redoutables cavaliers emboîtés dans le fer, qui bravaient et humiliaient les Empereurs depuis soixante ans. Il mourut pendant cette guerre, sans avoir été vaincu, comme Crassus, gloire personnelle stérile, et dont les conséquences furent désastreuses pour l’Empire.

Julien mort, Salluste refusant la pourpre, on proclama Jovien empereur. Ce chef des protecteurs, à la physionomie ouverte, gaie, éclairée de beaux yeux bleus, était de si haute taille, qu’il fallut chercher, pour l’en vêtir, d’amples ornements impériaux. Il continua la retraite de Julien et négocia de la paix avec le Roi des rois. L’empereur abandonna à Sapor II la suprématie sur l’Ibérie d’Orient et l’Arménie, lui livrant, en outre, les cinq provinces transtigritanes. Les habitants de Nisibe n’ayant pas consenti à se soumettre, en ce qui les touchait, aux termes de ce traité honteux, ils furent transportés en masse à Amida. Cet acte monstrueux d’ingratitude — car depuis Mithridate Nisibe était restée fidèle à Rome, — détruisit radicalement le prestige romain en Asie.

Le tribun Constance reçut la mission d’ouvrir à Sapor les quinze places fortes cédées. Des otages mutuels devaient garantir l’exécution du traité, la trêve de trente années conclue. Revenu à Antioche, dévoré d’inquiétude, jovien se rendit aussitôt à Tarse, avec son armée, pour aller de là à Constantinople, rapidement, malgré les difficultés d’un hiver rigoureux. Il mourut en route, en Bithynie (février 364).

Jovien avait été baptisé ; mais sa foi chrétienne — douteuse d’ailleurs — ne l’exonérait pas des superstitions. A Ancyre, prenant le consulat avec son fils Varronien, encore presque au berceau, les cris de l’enfant, qu’on voulut asseoir suivant l’usage sur la chaise curule, demeurèrent, en son oreille et en son esprit, comme le présage d’un avenir terrible ; cette épouvante l’accompagna partout. Familier et paresseux, luxurieux et gourmand, jovien laissa l’impression d’un maître équitable, d’un philosophe sceptique, continuateur de Constance plus que de Julien.

L’armée choisit pour empereur un Pannonien sans instruction, un rude soldat, tribun des gardes, Valentinien. On qualifia son élection d’acte de bien public, universellement applaudi. L’empereur, couronné, revêtu des habits impériaux, commençait sa harangue, lorsque les soldats l’interrompirent — un violent murmure s’élevant de toutes les centuries, manipules et cohortes, — pour lui imposer immédiatement la désignation d’un collègue. Valentinien nomma son frère Valens, dont la subordination affectueuse et dévouée ne devait pas se démentir. Valens gouvernerait l’Orient pendant que Valentinien dégagerait le Danube et le Rhin, dont les Barbares infestaient les rives. Valentinien fit monter son collègue sur son char. Après l’entrée solennelle des deux empereurs à Sirmium, et la décision prise de constituer Milan en capitale de l’Empire d’Occident, Valens se rendit à Constantinople.

En Europe, les provinces romaines s’ouvraient toutes grandes aux Barbares, tranquillisés depuis le départ et surtout depuis la mort de Julien. Les Burgundes valeureux et les Alamans féroces — que l’on croyait apprivoisés par Constance, — avaient passé le Haut-Rhin ; les Francs avaient quitté leurs cantonnements du Rhin inférieur ; les Quades et les Sarmates traversaient le Danube ; les Goths ravageaient la Thrace ; les Pictes et les Scots, descendus de leurs montagnes, tourmentaient violemment les Bretons, en même temps que les Saxons de Germanie, sortis de leurs forêts, ayant franchi l’obstacle de l’Océan, désolaient les côtes septentrionales, pénétraient dans l’intérieur des terres, pillant, incendiant, égorgeant tout ce qui leur tombait sous la main. En Afrique, un chef maure, Firmus, prétendait arracher aux Romains cette possession si précieuse à leurs princes.

Ces dangers, graves, allaient susciter des généraux tels que Jovin, Sébastien et Théodose. Valentinien était l’Empereur qu’exigeait la situation ; son courage, sa brutalité et son ignorance répondaient aux nécessités d’une complication qu’un examen éclairé, décourageant, eût montrée inextricable.

En Orient, un soldat de la parenté de Julien, Procope, héros déjà légendaire, mélancolique, taciturne, de mœurs rigides, et parvenu aux premiers rangs dans l’armée, avait été proclamé Empereur, déclaré invincible devant Jupiter. A cette nouvelle, Valens voulut renoncer à la pourpre ; on ne lui permit pas cette lâcheté ; il partit donc, mais défiant, craintif, et réussit pourtant à dompter les rebelles. Deus compagnons de Procope, le trahissant, livrèrent l’usurpateur, surpris et garrotté, à Valens. Procope et les deux traîtres — Florence et Barchalba — eurent la tête tranchée. Valens envoya la tête de Procope à Valentinien, qui combattait les Alamans en Gaule.

A Lutèce (365), Valentinien s’était principalement consacré au rétablissement de la discipline dans les légions ; il dégrada les corps qui avaient perdu leurs drapeaux. Il justifia ensuite sa maîtrise par une belle victoire remportée sur les Alamans, près de Châlons (366). Deux ans après, le roi alaman Rando ayant surpris Mayence, enlevé des prisonniers, un riche butin, Valentinien prépara une nouvelle expédition, décisive. Il s’assura le concours des Burgundes belliqueux — dont la vaillante et inépuisable jeunesse était l’effroi de tous voisins, — en leur rappelant leur origine romaine ? en leur signalant les convoitises des hordes alamannes, visant leurs salines notamment.

Les Burgundes aidèrent Valentinien à chasser de la Gaule les Alamans innombrables, nation tellement accrue qu’elle semblait avoir joui de plusieurs siècles de paix, et dont le caractère, décidément antipathique, inspirait une répulsion furieuse. On haïssait et on méprisait à la fois ce turbulent voisinage d’ennemis sans cesse renaissants, las qu’on était de se voir tenu perpétuellement sur le qui-vive par cette nation, humble tantôt jusqu’à la bassesse et tantôt poussant aux dernières limites l’insolence de ses déprédations. Valentinien franchit le Rhin, vainquit de nouveau les Alamans, près de Salzbach (368), releva les fortifications protectrices du passage du fleuve, et se jeta résolument en pleine Germanie, dans la vallée du Mein. Le roi alaman Macrien sollicita la paix. Valentinien triompha à Trèves (369). Le poète Ausone, de Bordeaux, et Symmaque, dirent la gloire du vainqueur et la reconnaissance de la Gaule.

En Grande-Bretagne, le comte Théodose dispersait les Pictes (369), consolidait dans la province la domination romaine, en réorganisait l’administration, et réussissait, en même temps, à éloigner des rivages, qu’ils saccageaient, les Saxons envahisseurs, rois de la mer. Il se rendit ensuite en Afrique, où il réprima la révolte de Firmus (371). Le pacificateur de la Bretagne et de l’Afrique devait mourir bientôt, décapité à Carthage, victime d’une intrigue, probablement innocent.

Contre le roi des Perses, enflé de ses précédents succès, dont l’armée était maintenant très forte, et qui venait d’ouvrir la campagne à la tête de ses cataphractes, de ses archers et d’autres troupes à sa solde, le comte Trajan et Vadomaire — qui avait été roi chez les Alamans, — eurent l’ordre de s’en tenir à une tactique défensive stricte. Valentinien, en attendant, marchait contre les Quades menaçant l’Illyrie, déjà envahie sur quelques points. Les Quades envoyèrent des députés à l’empereur, qui ne consentit à les recevoir qu’après avoir ordonné un pillage systématique et impitoyable de leur pays, à titre d’exemple. Il reprocha ensuite aux députés, dont l’humble attitude l’indigna, les méfaits des Quades, mais avec un tel emportement, qu’un vaisseau se rompit dans sa poitrine et qu’il expira devant les ambassadeurs (375).

L’Empire, sous Valentinien, avait reconquis son prestige. L’extrême sévérité du prince, connue et subie, répondait à la nécessité de réagir contre les amollissements de toutes sortes. La légende renchérissant encore sur la rigueur de ses châtiments, — la mort étant presque l’unique peine qui sanctionnât ses condamnations, — on racontait qu’il vivait avec deux ourses affamées, auxquelles il livrait les criminels passés sous sa justice. Son caractère, ses actes, et jusqu’à ses intentions supposées, alimentèrent dès sa mort la verve facile des chroniqueurs. On remarqua, seulement après son agonie, que sous sa chevelure blonde ses yeux bleus avaient un regard oblique et dur ; robuste, musculeux, de haute stature, on en fit une espèce de brute énorme, au corps pesant. Les critiques passionnées, excessives, démesurées, dont on accabla sa mémoire, effacèrent si bien ses mérites, pourtant réels, qu’on a pu, non sans raison, croire que ses biographes l’avaient confondu souvent avec Valens.

On accusa Valentinien d’avoir favorisé l’arrogance des guerriers en leur prodiguant trop d’honneurs, surtout trop de richesses ; en se montrant impitoyable envers les soldats et partial envers les chefs, dont il lui plaisait, disait-on, d’ignorer les vices ? Ammien Marcellin attribue précisément à cette partialité coupable les troubles de la Bretagne, le soulèvement de l’Afrique et le désastre de l’Illyrie. Sa bienveillance et sa longanimité — si manifestes aux débuts de son règne — ne lui furent comptées que comme l’effet d’une dissimulation calculée, énergique certes, son naturel sauvage, vrai, le prédestinant aux colères impétueuses, atroces. Lorsqu’il était furieux, son teint frais pâlissait, l’altération de sa voix trahissait la violence de son émotion. On alla jusqu’à le taxer de pusillanimité ! ce qu’aucun acte de sa vie ne justifiait.

Sa rapacité resta proverbiale, cette passion effrénée accrue par l’âge ? Le soin remarquable, et sage assurément, qu’il mit à ne confier jamais de gouvernement à un banquier, ne s’expliqua que par la crainte qu’il aurait eue de voir détourner de son trésor la moindre source de profit. On ne put cependant méconnaître la prudence des lois qu’il édicta contre l’abandon des’ enfants et le désordre des écoles, l’entretien à Rome de médecins salariés, l’installation dans chaque province de patrons chargés de défendre les intérêts dés cités. Il eut le tort de donner des chefs alamans à son armée, et les défections qui s’ensuivirent exaspérèrent sa cruauté. Il fit notamment périr par le supplice du feu l’Alaman Hortaire, convaincu d’intelligences coupables avec les Barbares, traître envers l’Empire.

Sa justice, brutale, terrorisait. Une magicienne, qui prétendait avoir le secret de charmer par des incantations les accès des fièvres intermittentes, et un cocher du cirque, accusé d’avoir tenu des propos indiscrets, avaient été brûlés vifs. La torture sévissait en Gaule ; les protecteurs eux-mêmes y étaient soumis à la flagellation, contrairement à tout usage. On disait, enfin, que l’empereur se délectait au spectacle des souffrances humaines ; qu’il faisait parfois durer les supplices pour prolonger son plaisir. On constata, après sa mort, qu’il ne lui était pas arrivé de faire une fois grâce de la peine capitale. Mais en l’accusant d’avoir été sanguinaire par inclination et par principe, on reconnut cependant que sa justice avait répandu de la sécurité, en même temps qu’il avait imposé le respect de l’Empire à ces Barbares que ne liaient guère les conventions.

Chrétien orthodoxe, sa tolérance, universelle, demeura intacte — sauf pour les magiciens ; — on lui fit honneur des dix-huit années de paix religieuse qui marquèrent son règne. Il admettait indifféremment aux emplois les païens et les Chrétiens, n’appréciant que les aptitudes. On vit autour de lui, formant son conseil, des païens avérés, tels Symmaque et Ricomer, des Chrétiens fidèles, tels Probus et Mallius Théodorus, réunis pour le service de l’État et consultés.

Cette neutralité pratique, effective, montrée, n’était pas sans mérite, car les Chrétiens la supportaient mal, impatients de domination exclusive, se livrant à de continuelles et imprudentes manifestations. A Milan, Valentinien condamna à une mort ignominieuse le trésorier des largesses, — Dioclès, — coupable d’une faute relativement légère, un intendant d’Italie, — Diodore, — et trois appariteurs convaincus de peccadilles. Les Chrétiens s’emparèrent de ces victimes, — les considérant comme des martyrs pour justifier leur intervention, — établirent un culte sur le lieu de leur sépulture, osèrent enfin interpeller Valentinien : Écoutez davantage, prince, les conseils de la modération ! Ces mêmes hommes que vous faites périr comme des criminels, la religion chrétienne en fait des martyrs, c’est-à-dire des âmes agréables à Dieu. Malgré ces bravades, l’empereur Valentinien resta tolérant.