Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

Triomphe du Christianisme. - Les philosophes et le droit. - Histoire, éloquence, science, poésie, théâtre. - Impôts. - Curiales, colons et industriels. - Crédit foncier. - Plèbe, bourgeoisie, noblesse. - Sénateurs. - Cités, villes, provinces. - Assemblées provinciales. - Fin de Rome : religion superstitions, divinités, famille, mœurs. - Organisation de l’Église. - Évêques représentants du peuple. - Clercs et laïques. - Corps sacerdotal privilégié par Constantin. - Rome siège de l’autorité ecclésiastique. - Catholicisme conquérant. - Hérésies : Cécilien, Donat et les traditeurs. - Guerre religieuse. - Arius et les manichéens. - Le Christianisme et les Barbares

 

TOUT ce que l’on opposait au Christianisme accélérait son triomphe. La purification du paganisme, entreprise par les philosophes, en avait surtout montré les défectuosités ; les miracles bizarres d’Apollonius de Tyane et la sagesse laborieuse d’Épictète, faisaient ressortir la divinité du Christ, la simplicité des Évangiles. Le peuple, d’ailleurs, ne connaissait ni Épictète, ni Sénèque, et l’aristocratie romaine, usée, incapable du moindre effort intellectuel, ne pouvait même plus essayer de la vertu. Caton et Marc-Aurèle prêtaient à rire, tandis que l’interprétation allégorique des mythes — tentée pour satisfaire la raison devenue critique, sceptique, — accentuait la déchéance des dieux. La poétique imagination des Grecs faisant défaut aux Romains, la théologie païenne s’effondrait en réalisme grossier.

Les jurisconsultes, codifiant en quelque sorte la philosophie, énoncèrent une formule pratique d’unité morale qui, un instant rassura les esprits inquiets, tourmentés ; mais la brutalité et la partialité des juges appliquant ce Droit le compromirent aussitôt ; et la désillusion, navrante, laissa les Romains dans une désespérante incertitude. Alors que les Chrétiens, avec leurs Épîtres et leurs Évangiles, paraissaient maîtres de la vérité, possesseurs du secret de la paix profonde.

En multipliant les professeurs, mal choisis, — cupides et vains, — les chefs de l’Empire avaient plutôt retardé le mouvement vers la lumière. Dédaignant la science, les Romains lui accordaient cependant un intérêt de curiosité superstitieuse qu’on ne sut pas utiliser. On appelait mathématiciens les astrologues et les sorciers. Galien lui-même croyait à Esculape, aux guérisons miraculeuses, aux songes avertisseurs ; la thérapeutique enregistrait sérieusement l’effet de paroles récitées par une vieille femme. Pétrone dira que le médecin n’est bon qu’à tranquilliser le moral. L’art oratoire, Pétrone encore le constate, n’était plus qu’un jeu de phrases artificielles, un puéril cliquetis de mots, énervant. Et si quelques traits d’héroïsme se racontaient encore par l’écriture, les écrivains les rabaissaient au thème d’un discours théâtral, excessif, ampoulé, pendant que l’Histoire retombait dans le fabuleux. Ainsi, les trois principales sources vivifiantes, l’Histoire, conservatrice des traditions expérimentales, l’Éloquence, nourricière des vitalités intellectuelles, et la Science, préparatrice des destinées meilleures, manquaient aux Romains, complètement.

La poésie, cette gymnastique idéale, consolatrice des attristés, pain sacré des purs esprits, maintenant repue du venin asiatique, n’était plus qu’un ouvrage appris, un mystère dévoilé, une ivresse à la portée de tous : Une feuille de laurier mâchée ou infusée procurait l’enthousiasme poétique ! — Accaparée en des cénacles officiels, dans le palais des Empereurs, retirée du peuple, et se privant ainsi d’idées et de passion, la littérature s’égarait, se perdait dans la recherche fastidieuse des bizarreries, des ingéniosités de forme, multipliait les déclamateurs, ne produisait plus de poètes.

Au théâtre, cet unique et dernier sanctuaire éducateur du peuple, — car on murait les bibliothèques comme des tombeaux, dira Ammien Marcellin, — l’énorme avait remplacé le délicat ; le chœur s’enflait comme un torrent ; la lyre accompagnatrice, jadis si douce, y était la rivale de la trompette ; l’acteur récitait son rôle sur le ton des oracles de Delphes. Pourvu que les costumes fussent brillants, imprévus, luxueux, que l’on étalât sur la scène des merveilles exotiques, des cortèges guerriers, des troupeaux de fauves, des chars où s’entassaient des chairs de femmes, les spectateurs étaient satisfaits, ne réclamant pas d’œuvre écrite... Ou bien fallait-il débiter des plaisanteries scabreuses ou ineptes, déclamer avec emphase des morceaux d’un style factice : Allons ! allons ! crie Apulée, baisse le rideau, plie-moi tout ce bagage de théâtre, et parle un peu comme tout le monde !

Une diction à la fois molle et bruyante, languissante et efféminée, contagieuse, abêtissait les acteurs et les chanteurs : Il n’y a que deux choses au monde, écrit Pétrone, qui me fassent grand plaisir à voir : les danseurs de corde et les corneilles ; les autres bêtes, chanteurs et acteurs, sont vraiment des attrape-nigauds. La dernière ombre de la comédie grecque, suivant l’expression de Quintilien, passait sur le théâtre romain. Le public, grossier, ignorant, qui au temps d’Horace déjà interrompait l’acteur pour exiger, avec la brutale fureur de la canaille, des lutteurs et des ours, n’hésitait plus à préférer au plaisir fructueux de l’oreille la stérile curiosité des yeux ; à la comédie, le spectacle qui l’attendait au cirque, où de criminels combats l’enivraient d’une volupté sanglante. La Rome cosmopolite — où mille langues différentes se parlent, dit Martial, — succédait à Babylone et à Antioche, s’enlisait dans les boues de l’Euphrate et de l’Oronte, détournées, versées dans le Tibre.

L’histoire contemporaine de Rome était elle-même un spectacle, et un spectacle ruineux. Pour remplir son trésor toujours vidé, l’Empereur usait d’expédients. Un impôt exceptionnel, sous forme de don joyeux et reconnaissant, frappait les provinces lorsque, par une lettre au laurier, le souverain notifiait une victoire, quelquefois imaginée, quelquefois douteuse seulement, mais affirmée alors. A cette extorsion fructueuse, nécessairement intermittente, suppléait largement la confiscation des biens, source judiciaire qu’alimentait le brigandage des délateurs pullulant au forum ; où les juges prononçaient les condamnations, an temple de Saturne, où l’on déposait le trésor public.

Les impôts étaient écrasants. L’indiction, ou taxe foncière, souvent aggravée de superindiction — que l’Empereur décrétait arbitrairement, en un ordre signé de sa main en encre de pourpre, — épuisait systématiquement les provinces, en sus de l’impôt personnel (capitatio), de l’impôt grevant les industries (chrysargyre), des douanes (portoria), des péages exigés sur les routes et les ponts, dans les ports (telonea), des prestations en nature ; des corvées, des monopoles rigoureusement exploités. Disposant du droit de tout faire et de tout empêcher, prince, césar, auguste, grand-pontife, dieu futur par l’apothéose, dieu vivant par le caractère sacré de tout ce qui émanait de lui, et par l’adoration réelle, l’Empereur exerçait une tyrannie d’autant plus odieuse, que sa personne ni ses actes n’inspiraient le respect.

Le curiale, répondant de l’impôt, était attaché à sa condition, désespérante à ce point, que beaucoup de propriétaires quittaient le territoire impérial, se réfugiaient chez les Barbares. L’abus progressif des fiscalités et la diminution constante des possesseurs inquiétés, épouvantés, minaient l’Empire en ses bases mêmes. En voulant retenir de force, pour les pressurer, le curiale dans sa curie, le colon dans son colonat, Partisan dans sa corporation, l’Empereur paralysait par la peur, systématiquement, la finance, l’agriculture et l’industrie.

Le crédit foncier, institué par Tibère, ne fut qu’un instrument de plus pour consommer la ruine administrative, manié avec un extraordinaire aveuglement. Dans les campagnes, comme l’avait prédit Horace, le platane solitaire usurpait la place de l’ormeau. Rome et l’Italie improductives, l’Égypte dévastée, l’Afrique seule envoyait son blé aux Romains. Respecte ces robustes moissonneurs, s’écrie Juvénal, qui nourrissent notre ville vouée aux jeux et aux spectacles.

Comment réagir ? sur quelle valeur sociale s’appuyer ? Le peuple, ravalé au rang de multitude nourrie par l’État, n’existe plus ; les plébéiens sont une classe corrompue, méprisable, finie ; les esclaves sont Chrétiens. Les curiales — bourgeoisie provinciale, d’abord privilégiée, vaniteuse, — renoncent à leurs privilèges onéreux, abandonnent l’Empire dès qu’ils peuvent s’enfuir. Les sénateurs — noblesse romaine par excellence, et qui a absorbé la classe équestre abolie par Constantin, — sortent de Rome, car l’Empereur les y astreint à d’impossibles dépenses, et ils se dispersent dans les provinces, s’y installent en seigneurs, attendant l’occasion, en un avenir obscur, de recouvrer chacun son importance. Les conquérants barbares traiteront, en effet, avec ces maisons sénatoriales, représentant la noblesse romaine vraie dans l’Empire déchu.

La centralisation impériale, administrative, empruntée au système asiatique, est parfaitement ordonnée. L’Empereur a son prétoire, sa garde personnelle, son Conseil, ses Bureaux permanents, sa cour, l’apparence d’un sénat, l’illusion d’une magistrature. Hors de Rome, la Cité est un territoire ayant à son centre la Ville où siège un gouvernement responsable, choisissant ses juges, disposant du budget, du culte, de la police, mais strictement soumis à l’autorité suprême de l’Empereur, donc sous le joug. Entre les Cités et l’Empereur, comme division intermédiaire, il y a la Province, dernier vestige de l’organisation républicaine, précaution conservée en vue des velléités d’indépendance de la Cité, — arrière-pensée qui tourna contre les intentions du despote, mal inspiré.

Tous les agents de l’Empereur étaient des délégués, subissant la surveillance tracassière, soupçonneuse, d’agents spéciaux, financiers, contrôleurs des délégations en exercice. Pour contrôler ces contrôleurs, des Assemblées provinciales avaient le droit d’envoyer à Rome des députés, ce qui obligeait les gouverneurs à ne se point compromettre. Or ces assemblées furent le modèle des conciles nationaux, dont le fonctionnement libre marque le mieux l’existence d’une administration ecclésiastique rivale de l’Empire.

Constantin n’avait donc pas prévu toutes les conséquences de sa conversion. En n’interdisant le culte des idoles, la pratique de la divination et l’immolation des victimes que dans les provinces, il s’était rendu suspect aux Chrétiens de Rome et avait mécontenté les provinciaux ; d’autant qu’il gardait le titre païen de souverain-pontife et laissait l’empreinte d’une divinité sur les monnaies frappées au monogramme du Christ. Son édit pour la célébration du dimanche fut compensé par la loi sur les consultations des aruspices. Ce parallélisme de tolérance, les Chrétiens l’acceptaient, parce qu’ils n’oubliaient ni les récentes persécutions, ni les services de Constantin, mais il ne suffisait pas au catholicisme organisé, exigeant. L’empereur comptait dominer l’Église en la couvrant de sa protection ; l’Église, sachant qu’elle durerait plus que Constantin, attendrait.

Dans Rome, une lourde tristesse accablait les âmes, un vague effroi comprimait les cœurs, une angoisse mélancolique livrait le peuple au charlatanisme des prêtres d’Égypte et de Syrie, mendiants et danseurs, prédisant l’avenir ou égayant les festins pour de bonnes rétributions. Ce peuple, pour qui le bois sacré n’était plus depuis longtemps qu’une futaie, et qui applaudissait aux plaisanteries obscènes des acteurs, représentant des dieux et des déesses sur la scène, y figurant les célestes débauches par la mimique d’abominables lascivités, — ce peuple, à la fois stupide et cruel, peureux et imprudent, s’épouvantait de ses propres superstitions. Il croyait aux sortilèges, aux paroles magiques ; à la puissance des yeux arrachés aux corneilles avec les ongles, au sinistre présage d’un Éthiopien rencontré, à mille choses absurdes, sottes, et il se préoccupait des dieux, de l’existence desquels il doutait.

Aux courses, des joueurs croyaient fermement à la vertu merveilleuse d’un verset des Évangiles ; invoquaient, pour assurer la victoire du cocher préféré, le nom du Christ ; tandis que des amulettes antiques les garantissaient contre le génie qui effraye les chevaux. On ménageait, sans foi, toutes les puissances possibles, de même que l’on continuait, sans religion, le culte politique des aïeux.

Comme pour suppléer à l’Olympe bafoué, convaincu d’inanité, les Romains avaient divinisé Rome et les Empereurs. Romains, dit Tertullien, vous craignez plus l’Empereur que Jupiter ! Et ces jupiters vivants, à la fois obéis et adorés, voici qu’ils succombaient tous, successivement, rapidement, victimes de vulgaires assassins, ou de meurtriers artistes, ceux qui assassinent leur prince entre deux lauriers, et ceux qui trouvent, en l’étranglant, une occasion de faire briller leur adresse gymnastique.

L’antique famille romaine, aux vertus robustes, était désagrégée. Des pédagogues corrompus insinuaient leur corruption, même par les châtiments impudiques qu’ils infligeaient à leurs élèves, aux écoles et dans les maisons ; les jeunes filles, instruites des danses voluptueuses de l’Ionie, qui assouplissent les membres, rêvaient, dès l’enfance, de coupables amours ; l’eunuque, les tempes ceintes de la tiare phrygienne, ne quittait pas la matrone, aidant à ses dévergondages. La femme, méprisée, ne connaissait plus de frein. Le divorce était comme le fruit du mariage.

Les courtisanes de Syrie se rendaient aux jeux presque nues, pour y être ainsi distinguées des grandes Romaines, qui avaient pris aux prostituées leur costume alourdi du poids de l’or. Au palais des empereurs, les impératrices n’avaient-elles pas donné l’exemple des plus cyniques excentricités ? Le Romain grave, — père, frère, — vêtu de la toge grecque, laissait se distendre en dessous, et tomber presque, la ceinture de la tunique, fréquentant jusqu’à l’abus, oisif, désœuvré, les thermes amollissants, comparables pour l’étendue à des provinces.

En des festins interminables et meurtriers, surexcitant par des épices cette ardeur qu’apaise la boisson, vidant les amphores saturées de fumées contenant des vins précieux, vieillis, et dont le sceau marqué, intact, confirmait l’âge, leur goinfrerie savamment aiguisée, — l’huître de Circé le disputant à la cerise du Pont importée par Lucullus, — Rome offrait à Pétrone le modèle du Festin de Trimalcion, témoignage d’un art véritable, véritablement romain, ruineux et dégradant. Je vois, écrit Tertullien, l’argent des mines converti en vaisselle, je ne dis pas chez des sénateurs, mais chez des affranchis, chez des esclaves encore tout flétris de leurs fers. — Et les marchands de la terre se sont enrichis de son luxe ! s’était écrié Jean.

A cet Empire indestructible s’émiettant, vermoulu, l’Église opposait une organisation déjà solide. Les assemblées provinciales, régulièrement tenues, simulaient un régime représentatif, libéral, au sein de la tyrannie impériale ; or les évêques étant les défenseurs élus des municipes, se trouvaient y être les représentants du peuple devant l’Empereur. D’autre part, la hiérarchie ecclésiastique séparant les clercs des laïques, et les évêques choisis nommant leurs prêtres, le corps sacerdotal chrétien était correctement investi d’une haute fonction politique.

L’empereur Constantin ne s’émut pas, semble-t-il, de ces innovations ; il tâcha, au contraire — séduit ou entraîné, — d’assurer aux évêques du Christ, partout, une situation remarquablement privilégiée. Ils reçurent des honneurs exceptionnels, furent admis à concilier les parties devant les tribunaux, leur arbitrage ayant force de loi. L’empereur accorda ensuite aux prêtres chrétiens le droit d’asile dans les temples, l’exemption des corvées, des impôts et des charges publiques ; il interdit qu’aucun clerc fût mis à la question. L’évêque, les Anciens, les prêtres, les diacres et les sous-diacres formaient la part du seigneur, ou Clergé, dont l’empereur sanctionnait ainsi non seulement l’existence mais les droits.

Peut-être Constantin pensa-t-il qu’en accroissant l’importance des évêques il éveillerait des ambitions personnelles et diviserait l’Église en paraissant la combler de faveurs ? Il est certain qu’au premier moment les évêques — chacun sur son territoire — se considérèrent comme les égaux de l’évêque de Rome ; il y eut même, en Gaule, des groupements d’évêques — la réunion des évêques gallo-romains à Arles, par exemple (314), — ébauchant une espèce de catholicisme fédératif. Mais privée, depuis Dioclétien, de sa prérogative de capitale unique de l’Empire, Rome, avec son passé glorieux et sa déchéance politique miraculeuse, était, devait être le siège de l’autorité ecclésiastique l’emportant sur l’autorité des Césars. Déjà la liste des évêques de Rome énumérait correctement les successeurs de Pierre, prince des Apôtres, et tous les Chrétiens du monde tournaient leurs regards, d’instinct, vers le siège de Rome que l’Évêque des évêques occupait, point central du catholicisme.

De plus en plus, l’Empereur s’appuyait sur les Chrétiens, leur confiant un grand nombre de places dans l’administration impériale, transformant en propriétés perpétuelles les dons et legs que l’Église pouvait légalement recevoir. Mais le Christianisme avait encore à conquérir les Romains. La violence d’un Tertullien — qualifiant les païens d’anthropophages, parce qu’ils s’exposaient à se nourrir de la chair des bêtes qui avaient dévoré des hommes au cirque, — ne valait pas, pour la conversion de ces brutes, le contraste continuellement visible des mœurs romaines et des mœurs chrétiennes, si dissemblables.

Le médecin envoyait l’épileptique, pour le guérir, sucer à l’amphithéâtre le sang des criminels égorgés, tandis que les prêtres du Christ rendaient la santé aux malades par la seule imposition des mains, ou l’onction d’huile sainte. Des païens exorcisaient au nom de Jésus, comme naturellement.

Le Christianisme bénéficiait, en outre, des institutions charitables créées par Trajan, développées par les Antonins, — enfants pauvres recueillis, distributions de vêtements et de vivres, asiles pour les veuves, les orphelins et les estropiés, hôpitaux, — que des clercs desservaient. On attribuait enfin à l’influence du Christianisme les édits par lesquels Constantin proscrivit les gladiateurs, interdit la flagellation des insolvables, ordonna de respecter la vie des prisonniers.

Alors que l’empereur Constantin affirmait son orthodoxie évangélique, — il donnait Lactance pour précepteur à son fils Crispus, — le Christianisme s’écartant de plus en plus de ses origines, conférait une autorité absolue à des évêques — gouverneurs, juges, aumôniers, — adoptait un système financier abusif, visait à l’enrichissement de l’Église aux dépens de la communauté, — les monastères et l’épiscopat thésaurisant, — appliquait enfin une politique d’absorption. L’Église préparait une Société civile avilie et méprisée, terrorisée par la menace de l’excommunication, ne laissant guère à l’Empereur que le cens et les salutations officielles, voulant imposer aux esprits, avides de connaissances ; l’omnipotence des traditions conservées dans les Églises par les évêques que les Apôtres ont institués et parieurs successeurs. L’Église, en somme, empruntait à Dioclétien son gouvernement asiatique, risquait à son tour de faire de ses évêchés des satrapies.

On en vit très vite les conséquences à Carthage : L’élection épiscopale y ayant désigné Cécilien (311), un évêque de Numidie, Donat, appuya sa protestation de la voix de soixante-dix évêques, prétendant que l’élu devait sa consécration à un prêtre indigne, un de ces traditores qui, dans la dernière persécution, pour sauver leur vie, avaient livré les vases sacrés et les livres saints. Devait-on accepter les traditeurs dans la communion de l’Église ? Tel fait le schisme des donatistes.

Constantin cita à Rome Cécilien et Donat, pour connaître de la Question qui divisait l’Afrique en deux partis, irréconciliables. Cette comparution (2 octobre 313) surexcita les adversaires. Au concile d’Arles, expressément convoqué (314), les donatistes condamnés en appelèrent à l’Empereur, qui se prononça contre eux ; et ce fût la guerre — une guerre religieuse — en Afrique. Il s’ensuivait, historiquement, que la religion chrétienne était une religion d’État, puisque l’Empereur intervenait dans ses querelles ; mais aussi, par le concile d’Arles notamment, un droit de sanction reconnu au Saint Siège, droit appliqué. Les deux puissances, ainsi armées, également autoritaires, seront bientôt en conflit.

Les textes sacrés, les Évangiles, si apaisants en leur forme littéraire, naïve, leur charme idéal, et les Épîtres, mal traduites ou mal interprétées, sciemment tronquées parfois, furent des armes -terribles aux mains des querelleurs. Le judaïsme autoritaire, affirmatif, et l’hellénisme subtil, inconsistant, se trouvaient aux prises de nouveau, faisant écoles. Un prêtre d’Alexandrie, Arius, ambitieux et disputeur, logicien sincère, refusa d’admettre comme des vérités des choses qui ne lui semblaient pas raisonnables. Cette outrecuidance de la Raison voulant discuter était plus dangereuse, pour l’Église, que ne l’avaient été les opposants des premiers jours, vaincus. Discuter, réunir des conciles, c’était, en acceptant la controverse, vulgariser l’hérésie. Arius s’attaquait à la substance divine, disant que cette substance n’était pas une entre les trois personnes de la Trinité, que le Fils de Dieu n’était pas de la même substance que Dieu le Père ; il tendait en définitive à nier la divinité de Jésus-Christ.

Le Christianisme, en proie aux hérésies, — car le manichéisme se répandait rapidement en Perse, en Arménie, en Asie Mineure, en Thrace, en Macédoine, et l’ariénisme s’accentuait dès son début, — se manifestait, dans l’histoire, comme puissance terrestre extensible, belliqueuse. Les Barbares, civilisés, — Thulé parle déjà de gager un rhéteur, écrivait Juvénal, — étaient compris dans l’universalité du Catholicisme. La Germanie, qui épouvantait les Romains depuis le désastre de Varus, et qu’ils oubliaient volontairement, attirait au contraire le regard du gouvernement ecclésiastique. D’ailleurs, en traitant les Chrétiens de Barbares, Rome leur avait en quelque sorte indiqué l’avenir : Oui, c’est vrai, dit Méliton à Marc-Aurèle, notre philosophie (le Christianisme) a d’abord pris naissance chez les Barbares. Était barbare, pour Rome, tout ce qui n’était pas absolument romain.

Cette autre partie de l’univers qui existait au delà du Rhin et du Danube, valait la peine qu’on s’en occupât. L’Empire, sans sujets fidèles et sans institutions morales, n’offrait que peu de chose au catholicisme spirituel ; l’armée romaine, devenue lâche et molle, paresseuse et cupide, ne se recrutait même plus d’Italiens, qui se mutilaient — s’amputant le pouce — pour ne pas guerroyer ; l’aristocratie, ni indépendante ni populaire, ne représentait plus rien. Le peuple, donc, allait à l’aristocratie nouvelle, cléricale, dirigeante, et cette noblesse sans épée, forcée de chercher une armée vaillante, regardait au delà des frontières, nécessairement, du côté de la Germanie, du côté de la Gaule surtout L’épithète de poltron, écrivit Ammien Marcellin, est inconnue chez les Gaulois. Déjà ingrate envers Constantin, l’Église, ambitieuse, tournait son espérance vers les Barbares.

Tertullien avait eu raison de dire — en invoquant l’exemple de Pilate, Chrétien dans le cœur mais contraint d’obéir à Tibère, — qu’un homme ne pouvait être à la fois Empereur et Chrétien. En élevant l’évêque de Rome au-dessus de l’Empire, l’Église accomplissait ce que les Empereurs n’auraient pu faire. Constantin écarté, Jésus relégué, le Christianisme prit la forme d’un judaïsme renaissant. L’individualisme se fondit dans la solidarité mystérieuse ordonnée par les Prophètes, réglée par la Loi, astreignant à l’obéissance passive. Un culte officiel, intransigeant, farouche, comme à Jérusalem, s’imposait, et les nouveaux lévites devaient poursuivre le paganisme jusqu’à sa complète disparition : Les païens auront leurs martyrs. L’intolérance juive, dont le crucifiement de Jésus et la lapidation d’Étienne — que Paul dirigea — rappelaient les énergies pratiques, ne reculera pas devant la persécution jugée utile.

L’effacement et l’effarement de la Rome impériale vieillie — condamnée par les stoïciens eux-mêmes, qui s’étaient usés à la rénover, — démontreront la fin de la puissance romaine, de plus en plus restreinte, justifieront l’ascension du Catholicisme se développant de plus en plus. Des Barbares ont renversé des idoles, incendié des temples païens, témoigné de leur foi latente, de leur ardente jeunesse, sensible, malléable, toujours prête aux exploits et respectueuse des autorités établies... C’est parmi ces nations qu’il faut recruter l’armée du Christ.