Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

DE 303 à 321. - L’édit de Dioclétien contre les Chrétiens : persécution violente. - Influence des songes. - Abdication de Dioclétien et de Maximien. - Administration de l’Empire ruiné. - Courtisans. - Galère et Constance Chlore, augustes. - Daia (Maximin) et Sévère, césars. - Constantin et Maxence, augustes. - Les six satrapes de l’Empire morcelé. - Maxence et Maximien à Rome. - Licinius, auguste. - L’usurpateur Alexandre. - Constantin au pont de Milvius : apparition de la croix lumineuse. - Victoires de Constantin sur les Barbares. - Licinius et Constantin seuls empereurs. - Force du Christianisme. - Barbares dans les légions. - Constantin protecteur des Chrétiens, empereur unique. - Édits de Milan. - Conversion de Constantin.

 

L’ÉDIT de Dioclétien contre l’association des Chrétiens (303) visait légalement toute manifestation publique, scandaleuse au point de vue romain. La paix accordée à l’Église avait conduit aux abus. L’empereur interdit aux Chrétiens l’accès aux fonctions publiques, aux tribunaux, ordonna la fermeture des chapelles, prohiba les signes par lesquels les associés se reconnaissaient. Ces mesures, générales, pouvaient être une suffisante satisfaction donnée aux Romains ; mais voici qu’à Nicomédie un Chrétien déchira l’édit impérial, et l’empereur dut diriger contre les personnes la loi qui ne devait atteindre que les réunions.

Un incendie qui éclata dans le palais déchaîna la persécution. On reprochait aux Chrétiens, athées, d’être les adversaires de tous les cultes, de renverser les idoles sans les remplacer, de prétexter leurs scrupules religieux pour ne pas servir dans les armées. Les Chrétiens, en effet, allaient, par protestation contre la guerre, jusqu’à s’interdire la gravure d’un arc ou d’une épée sur une pierre de bague.

Cyprien et Tertullien estimaient et disaient que les persécutions consolidaient l’Église ; et ils ne craignaient pas de provoquer contre les fidèles les plus atroces rigueurs, de préparer les victimes vouées aux bourreaux. Les Romains s’émerveillaient, avec une méprisante pitié toutefois, de l’inintelligence des martyrs, se livrant eux-mêmes, pour ainsi dire, aux persécuteurs ; ne se prêtant à aucune indulgence. Car on ne les accusait plus de sacrilège, — crime irrémissible, — on leur demandait seulement s’ils faisaient partie, ou non, d’une association illicite ou s’ils possédaient des livres magiques. Au lieu de répondre avec habileté, évasivement, de fournir au juge l’occasion d’une sentence favorable, les Chrétiens se déclaraient coupables immédiatement, hautement, se réjouissaient de leur condamnation, et mouraient. Les plus dures persécutions finirent ainsi par ne plus intéresser ; les chroniqueurs en parlèrent peu, puis plus du tout.

Parfois, pour l’exemple, de solennelles exécutions avaient lieu, — celles des évêques Nestor et Hilaire ; — mais les Romains, pas plus que les Chrétiens, n’en revenaient impressionnés.

Les Chrétiens étaient convaincus que le martyre — ce baptême de sang, — rachetait toutes les fautes, ouvrait le ciel au pécheur, et les Romains commençaient à se demander si, véritablement, les persécutions n’augmentaient pas le nombre des sectateurs du Christ. — Nous multiplions, disait l’apologiste, à mesure que vous nous moissonnez. Le sang des Chrétiens est une semence... Il n’est point de péché que le martyre n’efface. Constantin, criminel, voudra bientôt mériter cette absolution.

Le spectacle de la persécution faisait l’éducation sociale des Romains : Riches et pauvres, hommes libres et esclaves, tous les condamnés marchaient ensemble à la mort, confondus, comme ils avaient coutume de se rendre ensemble aux chapelles, témoignant ainsi de la parfaite égalité chrétienne, de la force de résistance acquise, de la puissance de l’association dirigée. Il est vrai que les Chrétiens montraient, d’autre part, en leur obéissance absolue, l’anéantissement de la personnalité dans la communauté soumise, le mépris de la vie terrestre, l’aspiration unique vers le ciel, leur véritable patrie, le désir perpétuel de la mort, — nous n’avons pas d’autre intérêt en ce monde que d’en sortir au plus tôt, — le dédain des honneurs publics et de la fortune, et enfin, considération grave pour les Romains, la conception nouvelle d’une nationalité embrassant tout l’univers, idée fatale à Rome. Le monde, disait Tertullien, voilà notre république.

Et ensuite, assemblés dans une sorte de patrie restreinte aux plus minimes proportions, — la chapelle, — les Romains voyaient les Chrétiens chétifs, plutôt indolents, croire à la domination universelle de leur Église. C’était un contraste étrange, singulier, que l’ardeur virile des prédicants au milieu de ces conventicules d’efféminés, dont l’inaltérable douceur, la charmante gaieté, l’extraordinaire modération en toutes choses, ne se pouvaient comparer qu’à l’inconcevable intrépidité avec laquelle ces amollis marchaient à la mort, — non seulement les hommes, trais les femmes, — sacrifiant leur vie pour expier, disaient-ils, les désordres du monde païen. Ce miracle de charité, seul, eût suffi pour conquérir au Christ, peu à peu, toutes les âmes, comme les persécutions suffisaient à prouver catégoriquement l’impuissance de la Force contre l’Idée, contre la volonté, contre la foi.

Des penseurs cependant — des stoïques surtout, — expliquaient ces héroïsmes par l’affaiblissement quasi maladif de la pensée chez les Chrétiens, obstinément et uniquement occupés à gagner le ciel, se laissant conduire, aveuglément, à la réalisation future de leur rêve. On croyait aux visions de la nuit, aux avertissements des songes ; dans leurs surexcitations d’hallucinés, les Chrétiens voyaient leur paradis, et ils se dictaient à eux-mêmes, inconsciemment, les strictes et dures conditions de cet avenir. Saint Jérôme rêvera que des anges le flagellent, à cause de son grand amour pour Cicéron et pour Virgile ; saint Cyprien, l’évêque de Carthage, verra d’avance tous les détails de son martyre ; une vierge chrétienne affirmera que, pendant son sommeil, on l’a crucifiée comme Jésus... Et saint Jérôme montrera ses chairs meurtries par les coups de fouet, saint Cyprien décrira exactement son supplice, la chrétienne ouvrira ses mains encore stigmatisées de la crucifixion... Il y a du mystérieux et même du fantastique dans les conceptions : Le Christ d’alors — ainsi qu’en témoignent les images contemporaines, — était un géant ; les fresques des catacombes disent le Paradis à conquérir : jardins merveilleux, bois peuplés d’oiseaux aux plumages splendides, murailles de pierres précieuses ; blanches clartés, tentes et pavillons somptueux, séjour éblouissant...

Une maladie soudaine de Dioclétien, en Dalmatie, coïncidant avec le zèle des persécuteurs, fit croire à quelque châtiment céleste. Guéri, le dégoût du pouvoir lui étant resté, l’empereur dicta son abdication (1er mai 305). Le même jour, Maximien déposait le diadème, à Milan. Dioclétien vécut encore huit années dans sa villa de Salone (Spalatro), loin du bruit des armes et des affaires, sourd ou insensible aux appels réitérés et intéressés des courtisans.

L’obscur Dalmate avait exercé la dictature et aucune de ses œuvres ne paraissait devoir lui survivre ; son égoïsme, ou son inintelligence de l’avenir, avait ruiné à l’avance chacune de ses conceptions. Empereur adoré, absorbant tout le paganisme en sa personne divine, il laissa Rome sans religion et sans dieu ; persécuteur à outrance des Chrétiens, alors qu’il y en avait partout, il priva l’Empire de leur concours ; éloignant l’armée de la politique, il la composa de Barbares, confiant ainsi à l’ennemi même la défense de Rome ; réorganisant l’Empire administrativement — quatre préfectures subdivisées en 13 diocèses et 119 provinces, — il lui donna le caractère oriental de satrapies, provisoirement soumises au Roi des rois, mais devant aboutir fatalement à d’irrémédiables scissions, désastreuses.

La monarchie romaine, subrepticement instituée par Auguste, conduite à un nécessaire absolutisme par les Antonins, réglementée par Marc-Aurèle, tournée au despotisme viager et asiatique de Dioclétien, — créateur imprudent de quatre capitales, — avait finalement dissous l’Empire. Même imprévoyance, même aveuglement dans l’application du système adopté.

L’impôt foncier, perçu d’après un cadastre fixe, et indépendant des fluctuations de valeur — la Cité garante, — ne régularisait que la misère. Les impôts frappant les marchandises transportées — le 1/40e, — les denrées vendues — le 1/100e, — les esclaves achetés et les héritages — le 1/20e, — les prises d’eau, les patentes, la taxation des prolétaires (impôt de capitation), les revenus des mines, des carrières et des fabriques, les produits des propriétés de l’État affermées, tombaient dans le Trésor — avec les dons obligatoires des villes à l’Empereur, — sans autre emploi que des dépenses infructueuses. Les notables et les curiales étant responsables de la rentrée intégrale des impôts, mesure inique et sotte, les ruses des imposés et les exactions des percepteurs incitaient aux ingéniosités immorales, entretenaient une crainte permanente. La ruine de l’Empire était donc admirablement administrée.

Les courtisans de cette agonisante souveraineté se pavanaient, chargés de titres nobiliaires et de qualificatifs pompeux, — Honorés, Excellents, Perfectissimes, Clarissimes, Illustres, Nobilissimes, Seigneurs ! — pendant que des intrigues dangereuses, savamment ourdies, divisaient les Barbares et procuraient aux Romains la déplorable illusion d’une parfaite sécurité. On ne vit le gouffre creusé, béant, que lorsque Dioclétien et Maximien donnèrent la mesure de leur confiance, en renonçant au pouvoir. Galère et Constance Chlore s’arrogèrent chacun la dignité d’auguste, vacante. Galère, se croyant en possession du pouvoir suprême exercé sans contestation par Dioclétien, s’empara des deux héritages de Dioclétien et de Maximien, sans consulter son collègue, et il nomma césars son jeune parent Daïa — qui prit le nom de Maximin, — et Sévère. Maximin reçut le gouvernement de l’Égypte et de la Syrie ; Sévère, celui de l’Italie et de l’Afrique (305).

Pensant toutefois que le mécontentement de Constance Chlore pourrait lui susciter quelques embarras, Galère garda comme otage, auprès de lui, le fils de son collègue humilié, frustré, Constantin. Constance Chlore était alors en Bretagne, à York, souffrant d’un mal inguérissable ; Constantin s’échappa de Rome pour le rejoindre. A la mort de Constance, prévue (306), les légions de Bretagne décernèrent le titre d’auguste à Constantin. Galère s’était déjà fait détester par les cruautés de sa justice sommaire, implacable, et l’âpreté de ses exigences fiscales. Rome, abandonnée des Empereurs, vit les prétoriens ressaisir leur ancien pouvoir, saluer auguste Maxence, fils de Maximien (306), qui s’associa son père.

L’œuvre absurde et coupable de Dioclétien portait ses premiers fruits : l’Empire appartenait à six satrapes : Galère et Sévère, les deux augustes ; Constantin et Maximin, les deux césars ; Maxence et Maximien, les deux usurpateurs.

Sévère marcha sur Rome usurpée, qu’il trouva close, dévouée à ses deux empereurs, Maxence et Maximien. Ses troupes passèrent à l’ennemi ; il dut se réfugier dans Ravenne. Maximien l’y prit et le fit tuer (307). Galère, incapable d’agir, proclama auguste son ami Licinius, en lui assignant la succession de Sévère. Et voici que Maximin, à son tour, se déclara indépendant en Égypte, tandis qu’à Rome, supportant mal l’association de son père Maximien, Maxence l’éloigna, conservant seul le titre d’auguste. Maximien se rendit en Illyrie, puis auprès de son gendre Constantin, à Trèves, espérant y nouer des intrigues, se venger de son fils ; et il allait peut-être réussir, lorsque Fausta le trahit. Il s’enfuit de nouveau, et se retira dans Arles, pour y préparer une révolte des Gaules.

Constantin vint assiéger Maximien à Marseille, le vainquit (310) et le força à s’étrangler. Galère mourut en pleine débauche (311). Maximin et Licinius se partagèrent ses provinces. Les quatre empereurs survivants se disputeront le pouvoir suprême, l’héritage personnel de Dioclétien. Maxence, dont les plaisirs abominables et la cruauté crapuleuse faisaient oublier les hontes de Galère, s’était illustré en chassant d’Afrique un usurpateur, Alexandre, qui y exerçait sa tyrannie depuis trois ans. Il provoqua Constantin, qui accourut aussitôt en Italie affronter son beau-frère, lui infligea plusieurs échecs et le battit finalement près du Tibre, au pont Milvius. Maxence, en fuyant, se noya dans le fleuve (23 octobre 312).

C’est au cours de cette expédition, que Constantin, avec une clairvoyante audace, osa placer la croix sur ses étendards. Les Chrétiens enthousiastes saluèrent la victoire de l’empereur, et la légende s’imposa — recueillie par Eusèbe, — d’une croix lumineuse apparue à Constantin la veille du combat décisif, avec ces mots fulgurants, prophétiques, au centre du signe sacré : Hoc signo vinces. Maître de Rome, l’empereur ne célébra pas son Triomphe au temple païen du Capitole rival du ciel, portant ainsi le dernier coup à la conception impériale de Dioclétien.

Débarrassé de toute la famille de Maxence, impitoyablement sacrifiée à la quiétude de l’empereur nouveau, Constantin partit pour la Gaule, que les Francs tourmentaient. Il arrêta les envahisseurs, les refoula ensuite, et il livra aux bêtes, dans l’amphithéâtre de Trèves, leurs chefs prisonniers. Il jeta un pont en pierre sur le Rhin, devant Cologne, qu’un camp fortifié protégeait, et continua son œuvre libératrice en battant les Bructères sur la Lippe, faisant réparer les brèches du retranchement des Terres décumates. Pour s’assurer le concours de Licinius, maître de Milan, — lorsqu’il marchait contre Maxence, allié de Maximin, — Constantin lui avait donné sa sœur pour femme. Licinius, confiant en l’amitié de Constantin victorieux de Maxence, entreprit une expédition contre Maximin, qu’il défit près d’Andrinople. Maximin se suicida à Tarse (août 313). L’Orient s’offrit à Licinius, qui inspirait de la terreur : il avait fait tuer tous les amis de ses adversaires vaincus, sans exception, la veuve et la fille de Dioclétien parmi les victimes.

Deux empereurs seulement se partageaient l’Empire. Licinius conspira contre Constantin, qui lui déclara la guerre et le battit deux fois, à Cibalis de Pannonie et à Andrinople. Constantin, victorieux, se fit céder la Pannonie, la Dalmatie, la Dacie, la Macédoine et la Grèce (314). Disposant de l’Empire, il fit césars en Occident ses deux fils Crispus et Constantin ; en Orient, Lucianus, le fils de Licinius vaincu. Sans rival désormais, l’empereur prépara son règne.

La puissance du Christianisme s’augmentait maintenant de l’idée exagérée, et légendaire, que l’on se faisait de sa mystérieuse universalité. On était convaincu que de l’Atlantique au Gange sans doute, mais sûrement de la Grande-Bretagne à l’Euphrate, un Chrétien muni d’une seule lettre de son évêque trouvait, sur toute la route, des Frères prêts à le secourir ; qu’au moyen d’un signe, les Chrétiens se reconnaissaient partout. On admirait — et pas seulement à Rome, — leur discipline, leur administration, l’impeccable uniformité de leurs actes et de leurs sentiments, de leur culte et de leur foi. Une minorité énergique, une élite de conducteurs, hiérarchisés, obéis, semblait avoir accaparé toute la vie intellectuelle, et gouvernait ce monde nouveau, cette Société toujours accrue. Constantin pensa qu’en garantissant la paix aux Chrétiens, les Chrétiens lui donneraient l’Empire.

Rome méprisait l’ouvrier et le paysan ; le Christianisme s’occupait peu du paysan, mais honorait l’ouvrier, le bon travailleur vivant de son salaire : il y avait parmi les dignitaires de l’Église des orfèvres et des potiers. Rome n’appréciait que la fortune, n’exaltait que les riches ; le Christianisme plaçait le pauvre au premier rang, considérait le riche comme un recéleur, un détenteur du bien d’autrui. Or les pauvres étant le nombre, le Populaire s’agrégeait en sorte d’aristocratie aux allures assurées, ayant conscience de sa valeur intrinsèque, ses mœurs, son langage, et ses ambitions, affichées, presque arrogantes.

Les Chrétiens n’étaient donc plus un État dans l’État, une insulte permanente aux lois fondamentales, une minorité coupable, mais presque une majorité qui, sans rien rabattre de ses prétentions principales, condescendait toutefois à se réunir à l’ancienne société, à en subir certaines conditions, à renoncer notamment à l’anarchie évangélique ; ils revendiquaient le titre de citoyen. De ce changement, il résultait que les Chrétiens n’étaient plus les ennemis de l’Empire, mais seulement les adversaires d’un paganisme déconsidéré.

Au fond, à Rome et en Orient, les sectateurs de Jésus — on le voyait aux cérémonies des funérailles, — étaient restés païens, dans le sens traditionnel du mot. Si on cessait de les persécuter, librement religieux, ils se montreraient sans doute moins scandalisés, moins intransigeants, moins exclusifs ? Leurs évêques et leurs apologistes n’avaient-ils pas préconisé l’idée de l’hérédité en ligne directe dans la transmission du pouvoir impérial ? Paul n’avait-il pas dit : Toute puissance vient de Dieu ; celui qui tient l’épée la tient de Dieu pour le bien ? L’association chrétienne devait évidemment obéir aux chefs spirituels qui professaient ainsi la légitimité de l’omnipotence impériale ; alors, pourquoi ne pas admettre cette association dans l’ensemble du peuple romain ?

Galère, qui fut d’abord si cruel pour les Chrétiens, avait fini par les ménager, révoquant les édits de persécution de Dioclétien. Maxence avait exprimé un désir de tolérance... Mais les Chrétiens ne croyaient ni à la puissance ni à la sincérité des Empereurs de Rome, et ils regardaient, tous, du côté de Trèves, où Constance Chlore les avait protégés, où vivaient l’impératrice Fausta, sa mère Eutropia, et la mère de Constantin, la pieuse Hélène. En faisant tracer le signe du Christ sur ses étendards ; en exigeant que sa statue dressée à Rome le représentât la croix à la main, en publiant enfin l’édit de tolérance, écrit à Milan (313), par lequel il restituait aux Chrétiens leurs biens confisqués non encore occupés, le droit de remplir des fonctions publiques et de construire des églises, Constantin justifia l’opinion que les Chrétiens avaient eue de son caractère et de son intelligence. Ils ne cherchaient pas, dans ces manifestations démonstratives, ce qu’il pouvait y avoir d’habileté politique, d’intérêt personnel, de sympathie forcée, peut-être même de souveraine dissimulation. Dès l’avènement du prince, et jusqu’à la fin de son règne, et après sa mort, les maîtres du Christianisme triomphant ne voulurent voir que les services rendus à l’Église par l’empereur chrétien.

Constantin continua l’administration de Dioclétien, avec cette même défiance des soldats qu’avait manifestée le gouvernement de son glorieux prédécesseur ; il accentua même leur élimination, en créant des dignités et des charges qui élevaient des magistrats et des citoyens au-dessus de la classe militaire, dans la noblesse de l’Empire. Les comtes (comes), accompagnateurs de la cour, eurent le pas sur les ducs (dux), guerriers. Il introduisit également, comme Dioclétien, des quantités de Barbares dans les légions. Tandis, écrira Ammien Marcellin, que beaucoup d’Alamans ravageaient la Gaule, une troupe nombreuse de la même nation était aux gages de l’Empire et cantonnée dans la Bretagne. A la bataille du pont de Milvius, Constantin dut son succès à une armée principalement formée de Germains. Après une éclatante victoire remportée sur les Goths (323), Constantin prendra à son service 40.000 soldats barbares.

Sûr de son armée, Constantin eut hâte d’en finir avec son rival. Il rompit donc la trêve, en se déclarant le protecteur des Chrétiens que Licinius persécutait. Licinius, qui avait prévu l’attaque, s’était retranché dans une forte position, près d’Andrinople ; il y fut complètement battu (3 juillet 322). En retraite vers Byzance, passé en Chalcédoine, poursuivi, atteint, de nouveau vaincu, Licinius se livra à son vainqueur dans Nicomédie. Constantin, magnanime, parut se contenter de lui avoir enlevé la pourpre ; il ne tarda pas à le faire tuer, à Thessalonique.

Cruel et perfide, Constantin avait le génie de ne laisser à personne le temps de l’examiner, de le juger, tant la rapidité de ses actes et la succession de ses aventures, toutes heureuses, déconcertaient les esprits. Stratège, il égalait l’activité prodigieuse de Jules César. La mise en œuvre de ses volontés inébranlables, pour le succès desquelles rien, absolument rien, ne le rebutait, — pas même le crime, — lui valait cette impunité bienveillante que le peuple accorde aux hommes d’État résolus. Son extraordinaire patience masquait admirablement son caractère soupçonneux et vindicatif. On justifiait par la raison d’État, ou l’exercice nécessaire d’une justice mystérieuse, sa conduite criminelle envers Licinius, l’abominable démonstration de ses premières victoires sur les Barbares, — alors qu’il fit jeter aux bêtes, dans le cirque de Trèves, les prisonniers Bructères et les princes francs, Ascaric et Regais, — le meurtre de son beau-frère Maximin, de son propre fils Crispus, de l’impératrice Fausta.

On raconta cependant — Zosime et Sozomène l’ont écrit, — que l’empereur s’était fait Chrétien parce que les remords de ses crimes le tenaillaient, la religion chrétienne disposant seule de l’absolution ? Il est peu probable que Constantin, à la fois sanguinaire et flegmatique, actif et rusé, violent et raisonnable, ait connu les affres de la peur ; s’il réclama des prêtres chrétiens et obtint d’eux l’effacement de ses péchés, c’est qu’il lui importait de paraître absous aux yeux des prêtres, et que ce pardon lui était indispensable ; car, les Romains ne voyant guère en lui qu’un Néron, il ne comptait que sur les Chrétiens pour le soutenir. Et avec quelle dextérité il utilisa les forces du Christianisme, désormais compromis dans les choses de la politique, sans livrer le pouvoir à l’Église, dont il entendait être le protecteur, et se croyait le maître, par conséquent.

Les deux édits de Milan (312 et 321) autorisaient l’exercice public du culte chrétien ; l’Église, tirée des catacombes, pouvait recevoir des dons, posséder, s’enrichir ; les associations de fidèles cessaient d’être illégales. Le Protecteur, qui voulait que sa protection, bien ostensible, concourût à sa propre puissance, se garantit des ambitions d’un clergé trop libre en assistant à des réunions de l’Église mais en y occupant la plus haute place. Il figurera, à titre d’évêque du dehors, au concile de Nicée.

Et les Chrétiens, dans leurs basiliques, prodigueront à Constantin les encensements, pendant que les païens continueront à l’adorer dans leurs temples, en qualité de césar. Jusqu’alors, l’Église du Christ, en opposant un pape souverain à la souveraineté impériale, avait tâché de créer un pontificat indépendant ; le grand œuvre de Constantin fut, par sa conversion solennelle et sa politique persévérante, d’absorber l’Église dans l’État, en laissant croire aux Chrétiens qu’ils absorberaient l’Empire, ou que l’Empire serait à leur merci.