Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XII

 

 

Dioclétien et le Christianisme. - Les augustales. - L’Église d’Afrique. - Christianisme d’Occident, aryen. - Collèges chrétiens pour les funérailles : cimetières, catacombes. - Christianisme d’Asie : Ébionites et Nazaréens. - Épictète et Papias. - Numenius d’Apamée. - Éclectisme alexandrin. - Juifs : La Cabbale et le Talmud. - Influences iraniennes et bouddhiques. - Juifs isolés : la Mishna. - Christianisme militant. - Mithra. - Carthage rivale de Rome. - Traduction de la Bible en latin. - La religion de Jésus faussée.

 

TOUT concourait, surtout la dictature de Dioclétien, aux progrès du Christianisme. L’empereur qui avait ruiné son œuvre de sa propre main en supprimant le droit d’hérédité dans la transmission de la pourpre, devait, avec le même illogisme, ordonner la persécution générale des Chrétiens, — ce fut l’ère des martyrs, longue et sanglante (303-313), — auxquels il avait en quelque sorte abandonné Rome, en même temps qu’il composait de Barbares l’armée destinée à défendre l’Empire. Les dernières victoires étaient dues à la fidélité capricieuse de ces mercenaires, désormais dispensateurs de la gloire. Les Chrétiens étaient donc, maintenant, les principaux ennemis de l’Empire romain ? Or, depuis les Apôtres, dira Dion Cassius, il y avait des sectateurs du Christ partout, à Rome jusque dans la maison de l’empereur, dans la famille impériale : le comte Flavius Clemens, martyrisé sous Commode ; sainte Domitille, exilée par Domitien, etc.

En édictant la dixième persécution, Dioclétien lui donna le caractère nouveau d’une manifestation exclusivement politique : l’adoration des augustes, exigée, considérée comme la prestation d’un serment de fidélité. L’empereur ne poursuivait que l’association illégale des Chrétiens ; il suffisait de répondre non à cette question : Êtes-vous Chrétien ? pour être absous. On nous absout si nous nions, écrit Tertullien, parce qu’on ne fait la guerre qu’à notre nom.

Dioclétien s’était trompé. Les Chrétiens confessaient leur foi avec une calme intrépidité, marchaient à la mort en exaltant leur Foi, et ce spectacle ébranlait les consciences romaines doutant de leurs divinités multipliées, surtout depuis la traditionnelle divinisation des Empereurs. Les dieux vivants, connus, appréciés en leurs faiblesses, — débauchés, criminels ou stupides, — ramenaient les anciens dieux aux proportions restreintes des divinités d’Evhémère, héros ou rois adorés.

Les prêtres de ce paganisme compromis, vus de près eux aussi, courtisans privilégiés, fonctionnaires d’une administration soumise au pouvoir personnel du prince, ne disposaient plus que d’une autorité relative, n’imposaient pas le respect. Du culte des Empereurs était résulté notamment, dans les principales villes, un corps sacerdotal d’augustules, formé de marchands riches, affranchis presque tous, et qui, privés des honneurs politiques, avaient trouvé le moyen de se constituer en aristocratie, de s’assurer, par cette voie, la protection de leurs trafics et de leurs biens.

Sans dogme et sans morale, se résumant en cultes matériels divers, compliqués, la religion des Romains, tout utilitaire, contrastait avec la religion des Chrétiens, unis par le lien d’une même foi, d’une même doctrine, d’une même espérance, d’un rite simple, d’une piété douce. Et tandis que l’Empereur, au nom des dieux de Rome, innombrables, traquait inhumainement, martyrisait les sectateurs de Jésus, la sainte conjuration des Chrétiens, au nom d’un Dieu unique, priait ostensiblement pour les Empereurs, pour leurs ministres, pour les puissances, pour l’état présent du siècle, pour e repos et la durée du monde.

Dioclétien s’acharnait à la destruction des Chrétiens sujets de l’Empire, pendant qu’il livrait l’Empire, de plus en plus, aux Barbares, incorporés comme soldats ou installés comme colons ; alors que par un mouvement opposé, logique, — les Romains, vivandiers ou marchands, nombreux, passés avec les troupes victorieuses sur les territoires conquis, y demeuraient, et que les soldats revenant à Rome après de glorieuses expéditions en Asie, y introduisaient de nouvelles mœurs et de nouvelles divinités, Dolica, Jupiter de Baalbek... Dans cette confusion, ce non contentement des cœurs, le Christianisme eût dû promptement triompher ; il avait malheureusement perdu l’esprit évangélique, révolutionnaire si on veut, seul capable d’attirer, de séduire, d’enchaîner et d’enthousiasmer. L’Église du Christ, à ce moment, justifiait presque, par son attitude et par ses actes, les violences de Dioclétien ; elle continuait Jérusalem. Au premier christianisme, sans culte, sans prêtres, — le temple du vrai Dieu, disait encore Minutius Félix, c’est l’univers ; son image, c’est l’homme ; le sacrifice qui lui plaît, ce sont les bonnes œuvres, — avait succédé le christianisme juif de Paul, autoritaire et hiérarchisé, de foi aveugle, où les œuvres ne servaient de rien.

L’Église d’Afrique, inspiratrice de ce christianisme paulinien, était déjà suspecte aux Romains — qui n’oubliaient pas l’antique rivalité de Carthage, — et voici qu’elle apportait, culte et textes, un canon de la messe, une définition du paradis franchement orientale, — assemble-les, Seigneur, dans le lieu de verdure, près des eaux du repos, dans le paradis de la joie... — qu’elle concevait le millénaire, ce paradis sur terre, où pendant mille années les élus jouiraient seuls de tout, réalisation de la Jérusalem promise au peuple de Dieu, aux Juifs.

L’Église de Carthage, en rayonnant vers la Numidie et la Maurétanie, accentuait d’une énergie sauvage son insolent judaïsme, et cela intimidait l’évêque de Rome, qui se laissait diminuer. Mais le peuple, la foule, la multitude, gardait l’esprit évangélique, conservait sa naïve foi, sauvait inconsciemment l’œuvre de Jésus, menacée. Les fidèles qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, — ce qui stimulait les soupçons de l’autorité romaine, — n’y recherchaient que le souvenir du divin Maître, des Apôtres, et, réfractaires aux influences juive, phénicienne, carthaginoise, ils faisaient d’instinct, par leurs prières, leurs manifestations, la communion de leur espérance, ce christianisme d’Occident qui ne pouvait être qu’un christianisme aryen.

Détail caractéristique, c’est Tertullien lui-même, cet avocat véhément de l’Église d’Afrique, juive, qui rappela aux Romains aryens, pour les toucher et les amener au Christ, les pures joies religieuses de leurs commencements : Quoique vos superstitions remontent au temps de Numa, néanmoins vous n’aviez alors ni statues, ni temples ; la religion était frugale, les cérémonies, pauvres. Il n’y avait point de Capitole rival du ciel, mais des autels de gazon, dressés au hasard, des vases d’argile, une fumée légère... Et ces souvenirs, tout à coup réveillés, impressionnaient les âmes sœurs, qui se reconnaissaient à cette émotion commune, revivaient ensemble, en Christ, les temps védiques.

Les Chrétiens de Rome résistaient donc, malgré des appels réitérés, à l’influence de l’Église d’Afrique. L’usage de l’enterrement des morts, pratiqué par les premiers Chrétiens, — et non pas importé à Rome par les Juifs baptisés, — préparait les catacombes, premier asile, premier temple, premier champ, première propriété des sectateurs de Jésus, œuvre originale de foi, de communion et de patriotisme. A Rome, le droit de sépulture était sacré, superstitieux ; les associations pour les funérailles disposaient de la ferme garantie des lois. Des collèges funéraires, institués pour l’enterrement commun des Chrétiens, riches et pauvres confondus, égaux, furent le moyen légal que les Chrétiens employèrent pour s’associer. Les premiers cimetières chrétiens — première propriété de l’Église, — pouvaient réclamer la protection de l’État ; ouvertement, le pape Zéphyrin en confia l’administration au diacre Calliste. Cependant, comme pour ne négliger aucune précaution, des champsarea — consacrés aux morts furent enclavés dans les propriétés de Romains de marque, — Lucine, Domitille, Priscille, Prétextat, — nobles matrones, patrons de frères chrétiens, quelques-uns parents de l’empereur. La loi romaine couvrait obligatoirement cette audace.

Les funérailles processionnelles, publiques, — car, alors, les monuments funéraires longeaient les routes, — éveillaient une sympathique attention. On remarquait la flagrante profession d’égalité des assistants mélangés, — le plus pauvre coudoyant le plus riche dans le cortège, — la rayonnante sérénité des parents du mort, convaincus du retour de l’exilé à sa vraie patrie, et le caractère normal de la cérémonie, encore toute païenne : fleurs et libations parfumées jetées sur la tombe, repas (agape) dans le triclinium proche, réunissant les frères, membres de l’Église.

Ces manifestations légales, correctes, — quelquefois, d’apparence au moins, un peu moqueuses, au moment des persécutions par exemple, les Chrétiens paraissant y braver, sous la sauvegarde de la loi, le Jupiter régnant, — fournirent à l’empereur le moyen trop facile de reconnaître les ennemis de l’État, de les compter, de les saisir groupés. Le cimetière de la communauté cessa dès lors d’être un asile inviolable ; il fallut se prémunir contre la volonté du prince, supérieure aux lois. Du pape Zéphyrin (202-218), qui y fut enterré, jusqu’à Valérien (257), qui les ferma, les cimetières chrétiens, ou catacombes, furent les lieux de réunion pour la célébration des mystères, l’administration des sacrements ; les leçons de catéchisme.

L’histoire tragique des premiers Chrétiens est racontée avec éloquence par les seules entrées des catacombes, visibles, ouvertes, libres, jusqu’à la persécution de Dèce ; obscures, dissimulées, tortueuses, compliquées ainsi que des labyrinthes, à mesure que l’Église du Christ est poursuivie, décimée, interdite. A l’avènement de Dioclétien, l’empereur sembla se soucier si peu de Rome, dépouillée de sa prérogative de capitale, que les Chrétiens rouvrirent leurs cimetières, les agrandirent, en construisirent de nouveaux, changeant les chapelles en églises, utilisant avec promptitude une liberté qui pouvait être conforme aux vœux de l’empereur. L’édit de persécution de Dioclétien (303) surprit les Chrétiens, et leurs monuments funéraires, avec les meubles, les livres et les archives qu’ils contenaient, furent livrés à la sape et au feu ; les cimetières, confisqués. — Le cimetière de Priscille, propriété de Pudens, respecté, reçut les dépouilles mortelles des papes Marcellin et Marcel.

A Rome, quarante-deux cimetières chrétiens ont été reconnus comme creusés avant la fin du IVe siècle, dans un rayon relativement restreint. Naples, Syracuse, l’Espagne, la Gaule, la Germanie, l’Égypte, la Palestine et surtout la Syrie eurent leurs catacombes. En ces églises souterraines, en ces oratoires sombres, improfanés, la religion véritable du Christ, simple, égalitaire, — dans la crypte, le banc de l’évêque et la chaire du catéchiste y étaient, avec l’autel de l’officiant, les seules distinctions, — se développait selon les lois évangéliques, pendant que l’Église d’Afrique s’agitait en un prophétisme tapageur, et que les Églises d’Asie, sectes flottantes en contact avec la réaction judaïque affirmée et l’hellénisme bavard, allaient délibérément expulser Jésus, même de la Galilée.

En Asie, un judaïsme, un christianisme, un baptisme et un Babisme se disputaient les âmes. Le Christianisme s’y organisait en aristocratie, raillant les Ébionites, parce qu’ils étaient pauvres, les Nazaréens, par tradition juive. Aux temps bibliques, les Nazaréens c’étaient ces Juifs qui observaient la chasteté, s’abstenaient de boisson fermentée, ne coupaient jamais leur chevelure, Samson, Samuel, Jean-Baptiste...

L’austérité du devoir et la jouissance en ce monde des biens promis au peuple d’Israël, se retrouvaient en antagonisme, la Bible appuyée d’enseignements philosophiques. C’était Épictète, le philosophe stoïque, que l’on critiquait, dont on se moquait, pour écouter avec satisfaction Papias annonçant les joies matérielles du millénaire. Les philosophes hellénistes et les Pères de l’Église du Christ se rapprochaient. Numenius d’Apamée, philosophe et Chrétien, démontrait que Platon avait beaucoup emprunté à Moïse, combinait un éclectisme alexandrin, composait une théologie avec des morceaux de brahmanisme, de judaïsme et de magisme, jetés dans une sorte de creuset égyptien surchauffé, complaisant. Cet éclectisme compliqua le culte catholique, en formation, d’une série de pratiques, de cérémonies, de fêtes et de sacrements, le plus grand nombre de ces derniers fournis par les gnostiques.

En cette tendance d’accord par compromissions, où le catholicisme s’aventurait, perdant la voie de Jésus, les Juifs seuls, volontairement isolés, à l’écart, se séparaient irrévocablement du Christianisme, pourtant judaïsé. Dans les synagogues, on prononçait trois fois par jour la malédiction des Nazaréens ; et c’est à Tibériade — lamentable ironie des événements, — que siégeait le Sanhédrin, centre obstiné et sombre du judaïsme. La Galilée sera le pays du Talmud !

Chassés de Jérusalem, mis hors de la politique, et durement, les chefs du judaïsme consacraient leur dévorante activité aux spéculations de l’esprit, retournaient aux doctrines mystérieuses, secrètes, du temps de la captivité, à la Cabbale, ce gnosticisme des Juifs, œuvre de l’ingénieux Aquiba et de son disciple Ben-Iohaï. La Cabbale était une doctrine mystique, vague, incohérente ; contenant le dogme de l’émanation divine et laissant à l’homme le pouvoir de dominer les puissances surnaturelles, d’accomplir certains miracles, par la prononciation de mots cabalistiques. Cette doctrine, tout hébraïque en son utilitaire conclusion, empruntait beaucoup d’écritures au Zend-Avesta.

Le judaïsme nouveau rejetait la Cabbale, commençait la rédaction du Talmud, ou, pour mieux dire, compilait, collectionnait, en recueil énorme, sous le titre de Talmud, un entassement de notes inachevées, singulières, bizarres, tantôt cruelles et tantôt comiques, triviales, mélange capricieux de jeux d’esprit et de conceptions abominables, présenté comme l’œuvre réfléchie de penseurs profonds, — avec des subtilités pratiques effrontément érigées en préceptes. L’usurier ne doit pas consentir des prêts aux non Juifs pendant leurs fêtes, mais il peut se faire payer d’eux à ce moment, parce que cela sera désagréable au débiteur ; l’industriel petit sculpter une idole qu’il vendra aux païens, parce que ce simulacre de la divinité n’est un objet de scandale qu’au moment où le païen l’adore...

Des textes de prières, insérés dans le recueil, s’appliquaient — chaque cas minutieusement détaillé — aux provocations miraculeuses, ce qui n’empêchait pas le médecin Juif de continuer à guérir au nom de Jésus... Ce qui était considérable, concluant et grave, c’est que la rédaction et la promulgation du Talmud consommaient, consacraient, en Israël, la suprématie du docteur sur le prêtre. Le docteur Juif, à la fois législateur et interprète de la Loi, — la Thora, — souverain juge, l’emportait sur le sacrificateur.

L’école rabbinique, siégeant en sanhédrin, constituait le tribunal suprême, la maison de justice (Beth-dîn). La première partie du Talmud — Mishna — énumérait les lois hébraïques dictées par Dieu à Moïse avec le Décalogue, tuais non promulguées, conservées inédites, maintenant colligées. Ce code, repris, corrigé, amendé, subira plus d’un siècle de discussions. Le premier texte, informe sans doute, publié tel que Moïse l’entendit — mal peut-être ? — a le caractère sacré. C’est ainsi que, dès sa publication, ce livre monstrueux, tantôt ridicule, tantôt écœurant, puéril et lubrique, l’emporta sur la Bible. Il est instructif de voir, en lisant le Talmud parallèlement aux œuvres des Pères chrétiens, l’influence qu’exerçait alors sur les esprits surchauffés la manie hellénique des théologies.

Le panthéisme mystique des Alexandrins, œuvre de centralisation spéculative, croyait concilier, en les confondant dans son gnosticisme, le paganisme, le néo-platonisme et la Cabbale, pour les insinuer en l’Église d’Afrique, prépondérante. Par les gnostiques, Zoroastre — que Porphyre illustra en le voulant combattre — vivifia de son souffle iranien le Christianisme éclectique. La théologie brahmanique, qu’Ammien Marcellin déclarait la plus pure de toutes, c’était le culte de la divinité dans sa forme la plus épurée, trouvé dans le Zend-Avesta ; les féroüers de l’Iran devenaient les anges du Ciel, conducteurs des âmes, en attendant que classés, hiérarchisés, et armés, ils eussent chacun sa fonction devant le trône de Dieu. L’idée du péché originel, empruntée par les Juifs à la tradition chaldéo-iranienne, et insérée dans la Genèse, était maintenant le dogme chrétien essentiel.

Le Bouddhisme, également, par l’intermédiaire des Alexandrins, prêtait des matériaux aux constructeurs du monument catholique. Gnostiros signifiait (comme Bouddha) Celui qui sait, et les manichéens, peut-être héritiers directs du Bouddhisme initial, en rénovaient les principes. La métempsycose, l’idée de l’âme emprisonnée dans le corps et corrompue, explique l’ascète Papias. Le manichéisme babylonien était un gnosticisme principalement bouddhique. En Batanée, Jésus était un Bouddha arrivé à la dignité de Messie par la perfection ; d’autres bouddhas, d’autres messies, pouvaient se manifester. Ces gens de Batanée vivaient arec l’horreur de Paul, qu’ils qualifiaient d’apostat.

L’influence bouddhique, évidente en l’ascétisme se répandant, unie à l’influence philosophique des stoïciens, contrariait le christianisme nouveau, officiel, dont les allures plutôt juives, un peu romaines, — Carthage et Rome échangeant leurs passions et leurs mœurs, — se relâchaient des disciplines premières. On entendait disputer les théologiens, on comptait les coups qu’ils assénaient, on remarquait forcément, quelque troublé que l’on fût par la discussion, la facilité avec laquelle les lutteurs prônaient ou rejetaient tel document — pourtant sacré, — suivant qu’il était favorable ou défavorable à la thèse soutenue, ce qui scandalisait. Et d’autre part, — contraste inouï, — à côté de l’arène où les controversistes chrétiens luttaient bruyamment, on voyait l’assemblée des Juifs, paisible, compilant des textes, composer de nouvelles Écritures, au moment même où le Christianisme adoptait la Bible hébraïque, sinon oubliée au moins supplantée par l’œuvre récente du Sanhédrin, à l’heure où un autre code Juif, supérieur à la Thora, était promulgué.

Le Nouveau Testament d’Israël — la Mishna, première partie du Talmud, — rompait avec Hillel, par conséquent avec Jésus, fermait la synagogue, liait tristement à un code impraticable, inavouable en quelques-uns de ses feuillets, un peuple déjà trop enclin, par l’éducation biblique, à l’orgueilleux et farouche isolement, plus que jamais séparé du reste du monde, doté d’une littérature désespérante : Laboureurs, cessez de semer, s’écrie Baruch en son apocalypse, et toi, terre, cesse de porter des moissons ; vigne, que sert désormais de prodiguer ton vin, puisque Sion n’est plus ! Et ce fut le Juif talmudiste, acariâtre, vindicatif, dédaigneux de tout travail manuel, exploiteur, étranger partout, sans patrie, sans autre intérêt que celui de sa secte, fléau.

Le Christianisme, rivé à la Bible hébraïque, hélas ! subissait, dans une certaine mesure au moins, l’esprit talmudique. L’échange ininterrompu d’idées entre l’Iran et les Juifs — de Babylone et de Jérusalem, — si visible dans l’Ancien Testament refait, et remarquable en Perse sur les monuments du néo-magisme, — exorcisme par les coupes magiques notamment, — s’exerçait maintenant, actif, entre l’Iran judaïsé, le judaïsme talmudique et l’Église du Christ hébraïsée. Le millénaire, le règne de mille ans, attendu, c’était le chiliasme persan, l’un des règnes successifs de chaque prophète (bazar), de mille ans, destinés à préparer la cessation du mal, le règne définitif d’Ormuzd.

L’histoire du Christianisme, sortie du cycle juif asiatique après les Empereurs syriens, et entrée alors dans le cycle gréco-latin, européen, rétrogradait au judaïsme, prenait la suite de l’Histoire d’Israël, surtout par la création de la Bibliothèque chrétienne. Les Juifs convertis, changeant de nom, ne renonçaient pas à leurs livres ; en Syrie, sur les murs des villas, on mélangeait les sentences bibliques aux symboles chrétiens ; l’enseignement évangélique se basait sur les textes hébraïques des prophètes de l’Ancien Testament.

Cela froissait les âmes aryennes, attiédissait leur foi ; mais les prédicateurs dédaignaient ces âmes simples, honnêtes, droites, leur préférant même des âmes viciées mais ardentes, dont la conversion leur était un recrutement pour le combat. Il en résulta, cependant, de grands périls pour l’Église, ainsi belliqueuse : d’abord, l’animosité de l’Église d’Alexandrie, antijuive, dont l’Épître de Barnabé demeurait la formule d’hostilité ; ensuite, la renaissance concurrente du dieu Mithra, appelant à son autel relevé tous les Aryens qui avaient aimé ou adoré Agni, Ormuzd, Orphée, Apollon.

Les oratoires de Mithra, restreints, où le mystère de la coupe équivalait à la Cène chrétienne, — les femmes admises à la communion sainte, — et dont le culte matérialisé attirait les Romains eux-mêmes, arrachaient des fidèles à la fois à Isis et à Jésus. Le clergé de Mithra, nombreux, opulent, tonsuré, mitré, dispensateur généreux des sacrements-baptême, eucharistie, agapes, confession, pénitence, expiations et onctions, — disposant des initiations promises, attrayantes, et faisant de la fraternité pratique, éclipsait par son faste le clergé du Christianisme militant. Saint Justin et Tertullien s’en .préoccupaient à juste titre. A ce catholicisme iranien on ne pouvait opposer que le Christianisme vivant d’Afrique, muni de la Bible, traduite en ce latin vulgaire qui sera la langue romane, et que parlait le peuple. Carthage s’emparait de la maîtrise religieuse que Rome semblait décidément abandonner.

En Afrique, les villes italiques, substituées aux villes phéniciennes, étaient comme une extension de la capitale romaine, un début de déplacement. Carthage, déjà rivale heureuse d’Alexandrie, en réputation et en richesses, devenue le centre de la littérature latine exilée de Rome, pouvait se croire appelée à conduire le monde. Les cités militaires créées au voisinage des camps romains — telles que Lambæsis — avaient été délaissées après le départ des légions ; mais les villes purement africaines s’étaient développées, villes impériales, jouissant des droits les plus étendus, dignes et capables, chacune, de supplanter Rome.

La vie aristocratique des Africains, luxueuse, faisait une large part aux plaisirs de l’esprit. Dans chaque villa importante, pavée de superbes mosaïques, pleine d’objets d’art, il existait une vaste salle d’études où — les femmes participant aux causeries — on discutait, on renouait la tradition grecque, on réalisait ce que Rome n’avait pas su obtenir, on « traitait » des philosophies et des religions, avec d’autant plus de liberté et d’espérance, que le passage des divinités, diverses — Hercule, Isis, Mithra, Jupiter, — n’y avait laissé que des légendes poétiquement symbolisées par la massue, le sistre, le soleil et les bonnets des Dioscures.

La haine de Rome, universelle, ne nuisait certes pas à la réputation accrue de Carthage. L’Église d’Afrique se vantait d’être la dépositaire de la Bible d’Alexandrie, la Bible grecque des Septante, « fautive et suspecte » évidemment, mais consacrée. On ne doutait pas — les Orientaux en gardèrent longtemps l’impression, — que l’apôtre Pierre, Simon-Pierre, Simon le pur (Shimaunjus-sa fa), eût envoyé, par ordre d’Isa (Jésus), des missionnaires spéciaux en Afrique ? Les Juifs se trouvaient chez eux à Carthage. Les ennemis de l’Empire enfin, tous, ne renonçaient pas à l’idée de voir les Carthaginois — si féconds en stratagèmes, répète Florus, — l’emporter sur la cité de Romulus, ruinée à la fois par la violence stupide des Catilina et le conservatisme imbécile des Empereurs philosophes.

Carthage était, au monde, le point où se ferait le mieux, semblait-il, la république universelle destinée à rompre le cercle inflexible de la domination romaine. Ce concours des animosités donnait de la vie à Carthage, faisait de l’Église d’Afrique l’héritière non seulement de l’Église chrétienne de Jérusalem, — par Pierre, — mais encore du Sanhédrin antique, juif, en tant que puissance religieuse. Tertullien avait parlé avec émotion du dernier exemplaire de la Bible hébraïque enfermé dans le temple de Sérapis, où Ptolémée établit sa bibliothèque, les Juifs admis à le lire le jour du sabbat : Quiconque ira, dit Tertullien, apprendra à connaître Dieu ; et quiconque s’appliquera à le connaître, sera forcé de croire en lui.

La traduction grecque du Livre unique ne suffisant plus, on entreprit une traduction latine, d’après le texte hébreu, ou peut-être d’après les deux textes, hébreu et grec, rapprochés, traduction interprétée, ou sincèrement inexacte, la langue hébraïque n’étant presque plus comprise. Il y eut une différence notable entre la Bible originale, la Bible des Septante et la Bible des Chrétiens, quant aux livres formant l’ensemble de l’Ancien Testament, — le latin employé remarquablement vulgaire. La Bible latine, faite d’après une traduction défectueuse, ou même fausse en partie, n’en fut pas moins le Livre du Christianisme militant.

Le monde latin se séparait du monde grec, — le grec étant la langue universelle depuis la conquête macédonienne, — et il adoptait, en haine de la Rome impériale, le livre asiatique par excellence, la Bible des Juifs, décision absolument contraire à la volonté de Jésus. Il y eut, dès lors, deux esprits dans l’Église du Christ, l’esprit grec, qui hellénisera, subtilisera, et, dans les conciles, discutera à perte de raison sur les deux natures du Sauveur, la Trinité, etc., et l’esprit africain, biblique au fond, qui rabaissera l’homme pour le mieux tenir, et l’épouvantera, systématiquement, bien plus des incertitudes de la grâce divine, d’où tout dépend, que de la condamnation du pécheur aux flammes éternelles. La religion de paix et d’amour instituée par Jésus devenait une religion de disputes et de terreurs.