Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

DE 275 à 303. - Tacite, Florianus et Probus empereurs. - Germains et Germanie. - Burgundes, Francs, Goths et Saxons. - Gaule et Gaulois. - Celtes. - Proculus et Bonosus usurpateurs. - Narsès, Roi des rois. - Transportations de peuples. - L’usurpateur Saturninus. - Carus empereur ; Carin et Numérien césars. - Dioclétien empereur. - Révolte des Bagaudes gaulois. - Carausius empereur en Bretagne. - Dioclétien s’adjoint Maximien ; Galère et Constance Chlore césars. - Partage de l’Empire. - Barbares en Gaule. - Julien et Achillée usurpateurs. - Maures soulevés. - L’Afrique romaine. - L’Égypte. - Traité de Nisibe avec les Perses. - Calédoniens : Picti et Scots. - Politique de Dioclétien. - Barbares et Empire.

 

AURÉLIEN mort, les légions qu’il avait menées contre les Perses refusèrent de reconnaître son successeur ; le sénat, surpris et soupçonneux, ne voulut pas, non plus, désigner un Empereur. Vers le huitième mois de cet interrègne, une agitation menaçante chez les Barbares (septembre 275) détermina les sénateurs à choisir un chef ; ils revêtirent de la pourpre un vieillard, Tacite, parce qu’il était seul assez riche pour payer de ses deniers la solde des troupes, due. Le malheureux, qui ignorait tout de l’art des batailles, envoyé à l’armée, y fut accueilli sans murmures. Les légions chassèrent de l’Asie Mineure les Goths et les Alains. La campagne contre les Perses s’interrompit par la mort de l’empereur (12 avril 276), assassiné aux environs du Caucase. Le sénat élut, pour le remplacer, son frère Florianus. Trois mois après, apprenant que les légions avaient acclamé Probus, ceux qui soutenaient Florianus l’abandonnèrent, puis le firent tuer.

L’empereur Probus vint à Rome recevoir l’investiture du sénat ; il se rendit ensuite en Gaule, où les Alamans se répandaient depuis la mort de Postume, depuis surtout l’impuissance constatée d’Aurélien. Probus expulsa vigoureusement les Barbares des soixante villes qu’ils occupaient, et les rejeta au delà du Rhin, au delà du Neckar. Des camps aussitôt installés, et des fortifications réédifiées ou construites sur les bords du Rhin et du Danube, intimidèrent les envahisseurs, qui demandèrent la paix, livrant à l’empereur 16.000 jeunes guerriers qu’il dispersa dans les légions. Au même moment, les lieutenants de Probus, au nord, infligeaient aux Francs une mémorable défaite, leur enlevaient des masses de prisonniers, dont ils formèrent des colonies en Gaule et en Bretagne. L’empereur et ses officiers, victorieux, semaient ainsi de leurs mains, et dans l’armée romaine, et dans les deux grandes provinces de l’Empire, les plus actifs ferments de désagrégation.

Il est vrai que Probus, autant que ses prédécesseurs, était incapable de discerner, dans la foule des Germains — car cette désignation générale, commode, persistait à comprendre à peu près tous les Barbares, — les races diverses qui commençaient pourtant à se distinguer assez clairement les unes des autres, en Europe.

Il y avait des Germains insociables, toujours en mouvement, toujours en marche, toujours menaçants, nomades, et des Germains réunis, au contraire, en des centres communs, créant des villes prospères, indépendants, amis de l’ordre, policés. Le pays où ces communes se multipliaient le mieux se qualifiait de pays des Celtes.

Au temps de jules César, la Celtique était limitée par le Rhône, la Garonne, l’Océan, la Seine, la Marne et le Bas-Rhin. Les Celtes s’étaient répandus, plus nombreux, plus pressés, vers le Haut-Rhin, en Gaule, en Grande-Bretagne, en Irlande, en Espagne. Les marchands venus à la suite des armées romaines, et les vétérans laissés après les batailles, concouraient, avec les Celtes, au peuplement des villes fondées près des camps, s’y germanisaient plutôt, préparant, en ces communautés élargies, populeuses, les capitales des Mats futurs, des royaumes qui devaient civiliser l’Europe en terminant le cycle du brigandage romain dominateur.

La Germanie, inconnue encore, et pourtant dénommée, s’imposait à l’Histoire brutalement, mais sans origines, sans passé réel, sans traditions sensibles, sans religion précisée, masse d’hommes incompréhensible, — si bien, qu’il fallut, plus tard, chercher au nord, chez les Scandinaves, chez les Finnois, une mythologie, un paganisme germanique. L’erreur de cette fausse nationalité pesa sur les destinées de l’Europe, comme les mensonges de César et la littérature de Tacite trompèrent les Empereurs, quant à l’importance et au caractère des Germains.

Le désastre de Varus, sous Auguste, avait été un avertissement. Drusus et Tibère furent dupes de l’erreur ancienne, lorsqu’ils crurent avoir réduit tout le pays germanique. Tacite, pourtant, avait bien vu qu’en triomphant des Germains on ne les avait pas vaincus. A Rome, on simplifiait cette difficulté en dénonçant, en bloc, la barbarie germanique comme à détruire systématiquement, donc inutile à étudier.

La Germanie légendaire, à détruire, c’était cette terre informe de Tacite, au ciel dur, à l’aspect triste et sauvage, où vivaient des monstres ; tels ces Noriques de Florus, féroces, dont les femmes guerrières, lorsqu’elles manquaient de traits, écrasaient leurs propres enfants contre la terre et les lançaient ensuite à la tête des soldats romains ? Il fallait cependant connaître mieux et dénommer des adversaires devenus des rivaux dignes de l’Empire, et tâcher de les classer — par groupes distincts, — pour leur opposer des tactiques différentes, étudiées, raisonnées. Ces Germains, eux, se distinguaient, se particularisaient. Il arriva par exemple — Probus régnant — que des Barbares de Germanie se nommant eux-mêmes Burgundiones, quittant les bords de l’Elbe, marchant à l’ouest jusqu’au Mein supérieur, se heurtèrent, constitués, à la frontière des Gaules ; tandis que des Saxons, alliés des Francs, — bien connus ceux-ci, — assaillaient par mer, au nord, la Gaule et la Bretagne romaines.

Ces Francs alliés aux Saxons étaient-ils les mêmes que ces Francs ou Celtes d’outre-Rhin, — Tertullien les désignait ainsi, d’après Dion Cassius, — qui avaient occupé Turonum (Tours) à l’époque des Trente Tyrans ? Or ces Francs, dès leur apparition (258), s’étaient signalés par l’ingéniosité et la précision de leur science militaire, et il n’était pas plus possible de les comprendre dans l’ensemble des Germains, qu’il n’était permis de considérer comme des Germains, un seul instant, les Goths de l’est de l’Europe.

Une autre confusion persistait, que les événements allaient sinon complètement dissiper, du moins modifier dans le sens d’une appréciation plus conforme à la réalité des faits contemporains : il s’agit de la Gaule et des Gaulois. Four les Romains, il y avait eu des Gaulois avant que la Gaule fût constituée. Jules César, par sa conquête même, avait inspiré aux habitants de la Gaule l’idée d’unité, et la réunion annuelle des députés des soixante cités celtes à Lyon, autour de l’autel d’Auguste et de Rome, avait fondé et cimenté, comme dans sa capitale, la nationalité celtique en Gaule. Les Celtes de la Gaule, ou Gaulois, furent dès lors regardés comme un groupement particulier, dont la domination des druides avait été, si on peut dire, l’unique lien, unité morale ou religieuse seulement.

De là, après jules César, cette division de l’Europe en Germanie, Gaule et Bretagne. L’introduction de la civilisation romaine en Gaule, en Bretagne et, dans une certaine mesure, en Germanie, excluait — substitution volontaire — la civilisation et par conséquent la nationalité celtique.

Il n’y eut plus de Celtes, mais des Germains, des Gaulois et des Bretons.

En Gaule, le mot Gallo-romains s’appliqua assez exactement à la société instaurée. En Germanie, les peuplades, les groupes divers — se nommant eux-mêmes, ou se particularisant, — troublaient, au fur et à mesure de leurs manifestations ethniques spéciales, le travail que Rome faisait pour les maintenir dans la commode généralisation de Germains. C’étaient les Celtes qui avaient employé les premiers le mot de Germains, en parlant de la masse d’hommes grouillante autour d’eux au centre de l’Europe. Et les Romains compliquaient l’erreur — paroles, écrits ou actes, — en attribuant tantôt aux Gaulois, tantôt aux Germains, tantôt aux Bretons, et plus tard aux Goths, les anecdotes qui leur arrivaient, qu’ils accueillaient et qu’ils enregistraient, sans aucune espèce de classement critique.

Parce que les druides, en Gaule, avaient offert des victimes humaines à leurs dieux, Tertullien écrira : Les anciens Gaulois sacrifiaient des hommes à Mercure. Saint Jérôme affirmera qu’il a vu en Gaule des hommes appartenant à un peuple de la Grande-Bretagne — les Atticoliqui se nourrissaient de chair humaine, — et l’on y reconnaît les Lestrygons d’Homère, imaginés par les Phéniciens pour éloigner les Hellènes, leurs concurrents, des monopoles fructueux qu’ils exerçaient aux îles Cassitérides.

Les Romains s’obstinaient paresseusement dans leurs erreurs, leurs préjugés ethniques, leurs fausses désignations. Caligula, en son Triomphe, voulant montrer au peuple les prétendus prisonniers qu’il ramenait de Germanie, et n’ayant sous la main que des Gaulois bruns, fit teindre en rouge leurs cheveux. De même en Orient, quel que fût leur type, les ennemis de Rome étaient toujours bruns, — bien que dès les temps les plus reculés (3.200 ans av. J.-C.), les hommes blonds du peuple de Gutti fussent connus à l’est, au delà de l’Euphrate, aux bords de l’Oxus.

Quels étaient en réalité ces Gaulois que dénonce Cicéron : Doutez-vous, Romains, que ces peuples ne soient au fond du cœur et ne se montrent au dehors des ennemis de notre nom ? Voyez-les parcourir le Forum, la tête haute et avec un air de triomphe : ils voudraient nous épouvanter des sons horribles de leur barbare langage. Ces Gaulois parlaient-ils le celte ? — Probus, délivrant la Gaule des Alamans, des Francs et des Saxons, fut qualifié de Vainqueur des Germains. — Rome ne voulait pas détailler la Germanie.

Probus eut facilement raison des deux compétiteurs qui lui disputaient la Gaule, — Proculus à Lyon, Bonosus à Cologne ; — il battit les Sarmates en Illyrie, les Gètes en Thrace ; il chassa les brigands qui infestaient l’Isaurie et la Pamphylie, les Blémyes installés à Coptos et Ptolémaïs d’Égypte ; il provoqua ensuite le roi des Perses, Narsès, qui demanda la paix. Dans sa marche glorieuse, l’empereur transplantait les peuples vaincus ; des Francs furent ainsi transportés en masse au Pont-Euxin. On raconta, en Germanie, que ces Francs audacieux, s’étant saisis de quelques barques, traversant le Bosphore, ayant pillé Athènes, Syracuse, Carthage, visité les côtes océaniques de l’Espagne et de la Gaule, et revenus aux Bouches du Rhin, avaient ainsi prouvé que l’on pouvait traverser impunément le grand Empire. Enhardis par ce témoignage, les pirates saxons et frisons décidèrent alors, et organisèrent, leurs désolantes incursions.

Probus avait interné des Germains en Grande-Bretagne. Il établit sur les terres de l’Empire 100.000 Bastarnes, dont la fidélité resta exemplaire. L’empereur voulait-il, en la dirigeant, régulariser l’inévitable invasion des Barbares ? jugeait-il nécessaire de rajeunir par le sang les populations de l’Empire ? Soldat inexpérimenté, mais vaillant, conçut-il — à cause même de cette inexpérience, et malgré les victoires remportées, — une sorte d’Empire idéal, utopique, sans armée et sans ennemis ? En absorbant les Barbares, disséminés sur le territoire impérial, il tentait peut-être de constituer l’Empire pacifique rêvé.

Rentré dans Rome — après avoir renversé le malheureux Saturninus, que les Alexandrins avaient fait Empereur malgré sa résistance et ses larmes, — Probus ordonna d’achever la longue muraille défensive, commencée par Auguste, qui barrait le pays entre le Rhin et le Danube, de Mayence à Neubourg, et il triompha pour ses victoires sur les Germains et les Blémyes. Mais les soldats, auxquels l’empereur faisait exécuter, dans l’intervalle des batailles, de pacifiques et utiles travaux, tels que le dessèchement des marais de Sirinium, les plantations de vignes multipliées, — les vignobles du Rhin et de Hongrie sont de lui, et non ceux des Gaules, qui existaient, — se révoltèrent, humiliés. Probus périt misérablement dans le désordre de cette sédition sanglante (282).

Les légions donnèrent la pourpre au préfet des gardes, Carus ; choix justifié par la valeur du général. Carus fit césars ses deux fils : Carin, dont la bravoure s’épandait en turbulence, et Numérien, instruit et doux. Numérien battit les Goths et les Sarmates, rejoignit son père qui ravageait la Mésopotamie. Carus réduisit Séleucie et Ctésiphon, franchit le Tigre et mourut inopinément (25 décembre 283), frappé de la foudre, dit-on. Il avait, en un an, rendu à l’Empire les limites du temps de Sévère. Numérien se hâta de traiter avec les Perses. Son beau-père, Arius Aper, le tua (12 septembre 284) pendant qu’il ramenait les légions vers le Bosphore. L’armée acclama le Dalmate Dioclétien qui, de sa main, soudainement, devant les troupes, égorgea le meurtrier de Numérien. Carin, protestant contre l’usurpateur, partit pour le combattre. Pendant l’action, en Mésie, un de ses officiers l’assassina.

Brutal ou patient, irascible ou dissimulé, magnanime ou cruel suivant les circonstances, très habile, d’une modération redoutable généralement, parfait monarque oriental, d’apparence condescendant et violemment despote en réalité, Dioclétien répondait aux nécessités du moment. Il abolit sans hésitation tout ce qui rappelait l’État républicain, et gouvernant, comme un Roi des rois sassanide, il entendit résumer en soi tous les pouvoirs. Il osa laisser Rome en proie à sa décrépitude, voulant que la capitale de l’Empire fût désormais la ville où l’Empereur résidait. Nicomédie, Milan, Trèves, Arles et Sirmium seront successivement capitales. La déchéance de Rome, consacrée par l’avènement de ce fils d’esclave revêtu de la pourpre — qui ne permettait pas qu’on lui parlât autrement qu’à genoux, — livrait la cité de Romulus, abandonnée, à la seule autorité y demeurant : la papauté.

Couvert de soie, d’or et de pierreries, imprimant à l’étiquette impériale le caractère de l’adoration, dissimulant sa tyrannie sous l’illusion d’une imperturbable douceur, Dioclétien prévint et suspendit les effets de l’indignation romaine, en abolissant le droit d’hériter de l’omnipotence ; le diadème qu’il portait n’était donc que le symbole d’une dictature temporaire imposée par les événements. Il sépara le pouvoir militaire du pouvoir civil et remplaça la garde prétorienne par un corps d’Illyriens dévoués. Il établit quatre préfets du prétoire, porta de quatre-vingt-sept à cent vingt le nombre des provinces, soumit tout l’Empire à la même gestion financière.

Cette révolution, cette installation d’un empire asiatique en Europe, ces mesures radicales, ne supprimèrent ni la misère profonde, généralisée, corrosive, ni l’audace des Barbares encouragés par la déplorable et continuelle succession d’empereurs assassinés. Les Alamans ravageaient la Rhétie et les contrées de la rive gauche du Rhin ; les Saxons pillaient les côtes de la Gaule et de la Grande-Bretagne ; les Francs, descendus jusqu’en Sicile, y laissaient Syracuse ruinée. Et voici qu’en Gaule, des bandes de paysans (bagad) — les Bagaudes, — en insurrection depuis 270, prenaient et saccageaient Autun, furieux qu’ils étaient du peuplement et de l’enrichissement des villes, au détriment des campagnes exploitées, sacrifiées. Cette révolte avait l’allure d’un mouvement national. Ces Gaulois, comme au temps de Vercingétorix, revendiquaient — selon les termes caractéristiques de Florus — leur légitime et ancienne liberté ; ils secouaient l’humiliation de la domination romaine, écrit Velleius Paterculus.

Dioclétien envoya d’abord le Ménopien Carausius (286), avec une flotte, pour délivrer les côtes de la Belgique et de l’Armorique bloquées par les pirates. L’expédition se prolongeant trop à son gré, l’empereur soupçonna Carausius de s’entendre avec les Barbares et le condamna à mort. Carausius, averti, se fit proclamer Empereur de Bretagne, s’alliant aux Saxons et aux Francs. Justement effrayé de la multiplicité des résistances, Dioclétien s’adjoignit comme collègue Maximien, l’un de ses compagnons d’armes, éprouvé, jeune, vaillant, et il lui confia la mission de rendre la Gaule à l’Empire, d’en finir avec les Alamans, les Francs et les Burgundes, tandis qu’il marcherait, lui, contre les Perses. Les deux augustes, dieux vivants — Dioclétien-Jupiter et Maximien-Hercule, — réussirent chacun en son entreprise. Maximien écrasa les Gaulois, les Bagaudes, dans leur camp de Saint-Maur-les-Fossés, et Dioclétien enleva la Mésopotamie aux Perses.

Pour garder les provinces reconquises et tenir en respect les Barbares pressés aux frontières, Dioclétien — à Nicomédie — nomma deux césars : Galère, dont la grossièreté égalait le courage, et Constance Chlore, moins inculte, moins brutal. Il les contraignit, croyant ainsi les intéresser à la défense du trône impérial, à se séparer de leurs femmes, pour épouser les filles des empereurs. La femme répudiée de Constance Chlore c’était la pieuse Hélène, mère de Constantin ; la fille adoptive de Maximien, qui prit la place d’Hélène, c’était Théodora. L’Empire fut donc partagé : Le césar Constance eut la Gaule, l’Espagne, la Maurétanie et la Grande-Bretagne ; le césar Galère, la Thrace et les provinces du Danube ; l’auguste Maximien, l’Italie, l’Afrique et les îles ; l’auguste Dioclétien, l’Orient et l’Égypte. L’Empire conserverait son unité par l’application générale des ordonnances que chaque prince émettrait en force de loi. Cette conception baroque se résolvait, au fond, eh l’absolue omnipotence de Dioclétien donnant des ordres à ses collègues.

Chacun des quatre princes ayant sa capitale, et sa cour, le sénat disparut. Dioclétien accomplit ce miracle, d’entretenir entre ses collègues, et à son profit, une parfaite concorde ; mais ce prodige était le dernier coup porté à l’Empire, correctement morcelé, disloqué, incapable de survivre à l’inventeur du système ; d’autant que les dépenses énormes de chacune des quatre cours étaient payées par les provinces. La politique de Dioclétien, outrageusement égoïste, régularisait les usurpations par crainte des usurpateurs. La personne du souverain était maintenant au-dessus de l’État. Quant au Peuple, il disparut à son tour, grâce à la constitution de 294 qui supprima la procédure formulaire, dernière intervention du jury.

L’Empire, perdu, agonisait dans une lueur de gloire guerrière. Maximien avait repoussé les Barbares, franchi le Rhin, dévasté la Germanie, écrasé les Bagaudes. On put croire qu’il en avait fini avec les Gaulois, parce que leurs chefs avaient péri, tous, dans leurs villes fortifiées prises ; mais les révoltés, dispersés, non vaincus, couraient les campagnes, prêts à se rejoindre. Les maîtres de l’Empire croyaient aussi qu’en installant des Barbares parmi les Gaulois ils étoufferaient l’esprit d’indépendance, tumultueux, que rien ne devait réduire. Depuis Probus (277), qui avait établi des Francs en Gaule, des Bataves, des Teutons et des Suèves y avaient reçu des terres létiques, à la condition que ces Barbares y seraient à la fois auxiliaires de l’armée romaine et cultivateurs.

En Orient, les Perses insultaient Rome, en renversant du trône d’Arménie un prince ami de l’Empire, tandis que deux usurpateurs — Julien en Italie, Achillée en Égypte, — bravaient Dioclétien. Maximien eut promptement raison de julien. Dioclétien châtia cruellement Achillée et ses amis.

Une révolte des Maures exigeait de plus délicates exécutions. L’Afrique, avec ses deux Numidies, créées par Septime Sévère, devenait de plus en plus difficile à contenir. On n’y voyait pas de nationalité distincte ambitieuse, et la haine qui semblait quelquefois diviser irrémédiablement ce ramassis de petites peuplades, cessait, d’apparence au moins, lorsqu’il s’agissait de mettre en échec la volonté romaine. La fertilité africaine, persistante, due à la domination impériale, excitait l’impatience des protégés au lieu d’éveiller leur gratitude. Rome n’avait pas su prendre ni même exploiter avec intelligence les Africains.

Une invasion, dite des cinq tribus, commencée au temps de Gallien et continuée, grossie, contraignit Maximien à courir lui-même à la frontière de la Numidie et de la Maurétanie, que les tribus de l’au-delà des Chotts tourmentaient, prenant des villes. Le moment était favorable à l’action romaine, parce que les Maures avaient vu avec inquiétude des Francs occuper leur territoire, ayant hardiment franchi le détroit d’Hercule (Gibraltar). Maximien donna de la sécurité aux Africains, en ramenant sous le joug cinq villes de Libye, en reconstituant cette Afrique vaguement limitée, allant de l’Océan maurétanien jusqu’aux Bouches tièdes du Nil, suivant la poétique géographie de Juvénal. Cependant, pour conserver à Rome les Bouches du Nil, Dioclétien avait conduit une armée en Égypte, bloquant Alexandrie, dont le siège dura huit mois. L’Égypte était à ce point misérable, que l’empereur (302) dut destiner aux habitants une partie du blé que les Égyptiens envoyaient à Rome.

Galère, tout à sa mission, faisait sentir le poids des armes romaines aux Barbares établis le long du Danube. Il se rendit ensuite en Orient (294), pour y frapper les Perses. Une première défaite fut glorieusement réparée. Narsès céda finalement à son vainqueur la Mésopotamie, cinq provinces du Tigre, acceptant en outre la vassalité de l’Arménie et de l’Ibérie caucasienne. Le Roi des rois avait dû fuir, sans son harem et son trésor ; il aurait tout sacrifié pour reprendre sa femme et ses enfants. Dioclétien, qui accorda la paix, s’appropria seulement les territoires conquis au nord-ouest de l’Empire des Perses. Cette fois encore, imprévoyant, ou insoucieux de l’avenir, l’empereur laissait subsister en Orient l’Empire rival de l’Empire romain, pour ne pas hasarder l’enjeu personnel d’une bataille. Il fortifia cette frontière nouvelle, — entre l’Arménie et la Médie, — notamment la citadelle d’Amida (Diarbékir), pour dominer le Tigre supérieur. Le traité de Nisibe donnait à l’Empire, du côté de l’Orient, des limites qui ne devaient plus être dépassées.

Les hésitations politiques de Dioclétien, exclusivement préoccupé de la gloire de son règne, acquise, et compromettant l’Empire — peut-être sans y songer — pour ne pas courir un risque, se manifestèrent surtout en Espagne — la belliqueuse Espagne pacifiée par Auguste ? — qu’il dédaigna, et en Grande-Bretagne, où l’usurpateur Carausius avait été assassiné par son ministre Alectus. Constance Chlore infligea au meurtrier de Carausius une défaite décisive, et, sur l’ordre de Dioclétien, se contenta de relever le mur d’Adrien, de cantonner en défensive l’armée romaine victorieuse, pour arrêter les incursions des Calédoniens, c’est-à-dire les Picti (tatoués) et les Scots.

Une poussée d’Alamans rappela Constance en Gaule, à Langres, où, quoique blessé pendant l’action (301), il battit les envahisseurs.

Partout victorieux, Dioclétien célébra à Rome l’un des derniers Triomphes impériaux. Et, tranquille, il médita de se délivrer des Barbares en les divisant, en les armant les uns contre les autres. Il réussit à mettre aux prises les Goths, les Gépides et les Vandales (301-303), multipliant, pour se protéger, les fortifications bâties le long des frontières, jetant des ponts stratégiques sur les fleuves. Il ne vit pas qu’il travaillait à la meilleure organisation guerrière des ennemis de Rome, qu’il les constituait en nationalités compactes, en face d’un Empire inconsistant, sans esprit religieux, sans idée de patrie, où l’Empereur exerçait un despotisme viager, précaire, emprunté aux pires traditions asiatiques, donc condamné, perdu.