DE 275 à 303. - Tacite, Florianus et Probus empereurs. - Germains et Germanie. - Burgundes, Francs, Goths et Saxons. - Gaule et Gaulois. - Celtes. - Proculus et Bonosus usurpateurs. - Narsès, Roi des rois. - Transportations de peuples. - L’usurpateur Saturninus. - Carus empereur ; Carin et Numérien césars. - Dioclétien empereur. - Révolte des Bagaudes gaulois. - Carausius empereur en Bretagne. - Dioclétien s’adjoint Maximien ; Galère et Constance Chlore césars. - Partage de l’Empire. - Barbares en Gaule. - Julien et Achillée usurpateurs. - Maures soulevés. - L’Afrique romaine. - L’Égypte. - Traité de Nisibe avec les Perses. - Calédoniens : Picti et Scots. - Politique de Dioclétien. - Barbares et Empire. AURÉLIEN mort, les légions qu’il avait menées contre les
Perses refusèrent de reconnaître son successeur ; le sénat, surpris et
soupçonneux, ne voulut pas, non plus, désigner un Empereur. Vers le huitième
mois de cet interrègne, une agitation menaçante chez les Barbares (septembre 275)
détermina les sénateurs à choisir un chef
; ils revêtirent de la pourpre un vieillard, Tacite, parce qu’il était seul assez riche pour payer de ses deniers la solde
des troupes, due. Le malheureux, qui ignorait tout de l’art des batailles,
envoyé à l’armée, y fut accueilli sans murmures.
Les légions chassèrent de l’Asie Mineure les Goths et les Alains. La campagne
contre les Perses s’interrompit par la mort de l’empereur ( L’empereur Probus vint à Rome recevoir l’investiture du sénat ; il se rendit ensuite en Gaule, où les Alamans se répandaient depuis la mort de Postume, depuis surtout l’impuissance constatée d’Aurélien. Probus expulsa vigoureusement les Barbares des soixante villes qu’ils occupaient, et les rejeta au delà du Rhin, au delà du Neckar. Des camps aussitôt installés, et des fortifications réédifiées ou construites sur les bords du Rhin et du Danube, intimidèrent les envahisseurs, qui demandèrent la paix, livrant à l’empereur 16.000 jeunes guerriers qu’il dispersa dans les légions. Au même moment, les lieutenants de Probus, au nord, infligeaient aux Francs une mémorable défaite, leur enlevaient des masses de prisonniers, dont ils formèrent des colonies en Gaule et en Bretagne. L’empereur et ses officiers, victorieux, semaient ainsi de leurs mains, et dans l’armée romaine, et dans les deux grandes provinces de l’Empire, les plus actifs ferments de désagrégation. Il est vrai que Probus, autant que ses prédécesseurs, était incapable de discerner, dans la foule des Germains — car cette désignation générale, commode, persistait à comprendre à peu près tous les Barbares, — les races diverses qui commençaient pourtant à se distinguer assez clairement les unes des autres, en Europe. Il y avait des Germains insociables, toujours en mouvement, toujours en marche, toujours menaçants, nomades, et des Germains réunis, au contraire, en des centres communs, créant des villes prospères, indépendants, amis de l’ordre, policés. Le pays où ces communes se multipliaient le mieux se qualifiait de pays des Celtes. Au temps de jules César, Le désastre de Varus, sous Auguste, avait été un avertissement. Drusus et Tibère furent dupes de l’erreur ancienne, lorsqu’ils crurent avoir réduit tout le pays germanique. Tacite, pourtant, avait bien vu qu’en triomphant des Germains on ne les avait pas vaincus. A Rome, on simplifiait cette difficulté en dénonçant, en bloc, la barbarie germanique comme à détruire systématiquement, donc inutile à étudier. Ces Francs alliés aux Saxons étaient-ils les mêmes que ces Francs ou Celtes d’outre-Rhin, — Tertullien les désignait ainsi, d’après Dion Cassius, — qui avaient occupé Turonum (Tours) à l’époque des Trente Tyrans ? Or ces Francs, dès leur apparition (258), s’étaient signalés par l’ingéniosité et la précision de leur science militaire, et il n’était pas plus possible de les comprendre dans l’ensemble des Germains, qu’il n’était permis de considérer comme des Germains, un seul instant, les Goths de l’est de l’Europe. Une autre confusion persistait, que les événements allaient
sinon complètement dissiper, du moins modifier dans le sens d’une
appréciation plus conforme à la réalité des faits contemporains : il s’agit de
De là, après jules César, cette division de l’Europe en Germanie, Gaule et Bretagne. L’introduction de la civilisation romaine en Gaule, en Bretagne et, dans une certaine mesure, en Germanie, excluait — substitution volontaire — la civilisation et par conséquent la nationalité celtique. Il n’y eut plus de Celtes, mais des Germains, des Gaulois et des Bretons. En Gaule, le mot Gallo-romains s’appliqua assez exactement à la société instaurée. En Germanie, les peuplades, les groupes divers — se nommant eux-mêmes, ou se particularisant, — troublaient, au fur et à mesure de leurs manifestations ethniques spéciales, le travail que Rome faisait pour les maintenir dans la commode généralisation de Germains. C’étaient les Celtes qui avaient employé les premiers le mot de Germains, en parlant de la masse d’hommes grouillante autour d’eux au centre de l’Europe. Et les Romains compliquaient l’erreur — paroles, écrits ou actes, — en attribuant tantôt aux Gaulois, tantôt aux Germains, tantôt aux Bretons, et plus tard aux Goths, les anecdotes qui leur arrivaient, qu’ils accueillaient et qu’ils enregistraient, sans aucune espèce de classement critique. Parce que les druides, en Gaule, avaient offert des
victimes humaines à leurs dieux, Tertullien écrira : Les anciens Gaulois sacrifiaient des hommes à Mercure.
Saint Jérôme affirmera qu’il a vu en Gaule
des hommes appartenant à un peuple de Les Romains s’obstinaient paresseusement dans leurs erreurs, leurs préjugés ethniques, leurs fausses désignations. Caligula, en son Triomphe, voulant montrer au peuple les prétendus prisonniers qu’il ramenait de Germanie, et n’ayant sous la main que des Gaulois bruns, fit teindre en rouge leurs cheveux. De même en Orient, quel que fût leur type, les ennemis de Rome étaient toujours bruns, — bien que dès les temps les plus reculés (3.200 ans av. J.-C.), les hommes blonds du peuple de Gutti fussent connus à l’est, au delà de l’Euphrate, aux bords de l’Oxus. Quels étaient en réalité ces Gaulois que dénonce Cicéron :
Doutez-vous, Romains, que ces peuples ne soient
au fond du cœur et ne se montrent au dehors des ennemis de notre nom ?
Voyez-les parcourir le Forum, la tête haute et avec un air de triomphe : ils
voudraient nous épouvanter des sons horribles de leur barbare langage.
Ces Gaulois parlaient-ils le celte ? — Probus, délivrant Probus eut facilement raison des deux compétiteurs qui lui
disputaient Probus avait interné des Germains en Grande-Bretagne. Il établit sur les terres de l’Empire 100.000 Bastarnes, dont la fidélité resta exemplaire. L’empereur voulait-il, en la dirigeant, régulariser l’inévitable invasion des Barbares ? jugeait-il nécessaire de rajeunir par le sang les populations de l’Empire ? Soldat inexpérimenté, mais vaillant, conçut-il — à cause même de cette inexpérience, et malgré les victoires remportées, — une sorte d’Empire idéal, utopique, sans armée et sans ennemis ? En absorbant les Barbares, disséminés sur le territoire impérial, il tentait peut-être de constituer l’Empire pacifique rêvé. Rentré dans Rome — après avoir renversé le malheureux Saturninus, que les Alexandrins avaient fait Empereur malgré sa résistance et ses larmes, — Probus ordonna d’achever la longue muraille défensive, commencée par Auguste, qui barrait le pays entre le Rhin et le Danube, de Mayence à Neubourg, et il triompha pour ses victoires sur les Germains et les Blémyes. Mais les soldats, auxquels l’empereur faisait exécuter, dans l’intervalle des batailles, de pacifiques et utiles travaux, tels que le dessèchement des marais de Sirinium, les plantations de vignes multipliées, — les vignobles du Rhin et de Hongrie sont de lui, et non ceux des Gaules, qui existaient, — se révoltèrent, humiliés. Probus périt misérablement dans le désordre de cette sédition sanglante (282). Les légions donnèrent la pourpre au préfet des gardes,
Carus ; choix justifié par la valeur du général. Carus fit césars ses deux
fils : Carin, dont la bravoure s’épandait en turbulence, et Numérien,
instruit et doux. Numérien battit les Goths et les Sarmates, rejoignit son
père qui ravageait Brutal ou patient, irascible ou dissimulé, magnanime ou cruel suivant les circonstances, très habile, d’une modération redoutable généralement, parfait monarque oriental, d’apparence condescendant et violemment despote en réalité, Dioclétien répondait aux nécessités du moment. Il abolit sans hésitation tout ce qui rappelait l’État républicain, et gouvernant, comme un Roi des rois sassanide, il entendit résumer en soi tous les pouvoirs. Il osa laisser Rome en proie à sa décrépitude, voulant que la capitale de l’Empire fût désormais la ville où l’Empereur résidait. Nicomédie, Milan, Trèves, Arles et Sirmium seront successivement capitales. La déchéance de Rome, consacrée par l’avènement de ce fils d’esclave revêtu de la pourpre — qui ne permettait pas qu’on lui parlât autrement qu’à genoux, — livrait la cité de Romulus, abandonnée, à la seule autorité y demeurant : la papauté. Couvert de soie, d’or et de pierreries, imprimant à l’étiquette impériale le caractère de l’adoration, dissimulant sa tyrannie sous l’illusion d’une imperturbable douceur, Dioclétien prévint et suspendit les effets de l’indignation romaine, en abolissant le droit d’hériter de l’omnipotence ; le diadème qu’il portait n’était donc que le symbole d’une dictature temporaire imposée par les événements. Il sépara le pouvoir militaire du pouvoir civil et remplaça la garde prétorienne par un corps d’Illyriens dévoués. Il établit quatre préfets du prétoire, porta de quatre-vingt-sept à cent vingt le nombre des provinces, soumit tout l’Empire à la même gestion financière. Cette révolution, cette installation d’un empire asiatique
en Europe, ces mesures radicales, ne supprimèrent ni la misère profonde,
généralisée, corrosive, ni l’audace des Barbares encouragés par la déplorable
et continuelle succession d’empereurs assassinés. Les Alamans ravageaient Dioclétien envoya d’abord le Ménopien Carausius (286), avec une
flotte, pour délivrer les côtes de Pour garder les provinces reconquises et tenir en respect
les Barbares pressés aux frontières, Dioclétien — à Nicomédie — nomma deux
césars : Galère, dont la grossièreté égalait le courage, et Constance Chlore,
moins inculte, moins brutal. Il les
contraignit, croyant ainsi les intéresser à la défense du trône impérial, à se séparer de leurs femmes,
pour épouser les filles des empereurs.
La femme répudiée de Constance Chlore c’était la pieuse
Hélène, mère de Constantin ; la fille adoptive de Maximien, qui
prit la place d’Hélène, c’était Théodora. L’Empire fut donc partagé : Le
césar Constance eut Chacun des quatre princes ayant sa capitale, et sa cour, le sénat disparut. Dioclétien accomplit ce miracle, d’entretenir entre ses collègues, et à son profit, une parfaite concorde ; mais ce prodige était le dernier coup porté à l’Empire, correctement morcelé, disloqué, incapable de survivre à l’inventeur du système ; d’autant que les dépenses énormes de chacune des quatre cours étaient payées par les provinces. La politique de Dioclétien, outrageusement égoïste, régularisait les usurpations par crainte des usurpateurs. La personne du souverain était maintenant au-dessus de l’État. Quant au Peuple, il disparut à son tour, grâce à la constitution de 294 qui supprima la procédure formulaire, dernière intervention du jury. L’Empire, perdu, agonisait dans une lueur de gloire
guerrière. Maximien avait repoussé les Barbares, franchi le Rhin, dévasté En Orient, les Perses insultaient Rome, en renversant du trône d’Arménie un prince ami de l’Empire, tandis que deux usurpateurs — Julien en Italie, Achillée en Égypte, — bravaient Dioclétien. Maximien eut promptement raison de julien. Dioclétien châtia cruellement Achillée et ses amis. Une révolte des Maures exigeait de plus délicates exécutions. L’Afrique, avec ses deux Numidies, créées par Septime Sévère, devenait de plus en plus difficile à contenir. On n’y voyait pas de nationalité distincte ambitieuse, et la haine qui semblait quelquefois diviser irrémédiablement ce ramassis de petites peuplades, cessait, d’apparence au moins, lorsqu’il s’agissait de mettre en échec la volonté romaine. La fertilité africaine, persistante, due à la domination impériale, excitait l’impatience des protégés au lieu d’éveiller leur gratitude. Rome n’avait pas su prendre ni même exploiter avec intelligence les Africains. Une invasion, dite des cinq
tribus, commencée au temps de Gallien et continuée, grossie,
contraignit Maximien à courir lui-même à la frontière de Galère, tout à sa mission, faisait sentir le poids des
armes romaines aux Barbares établis le long du Danube. Il se rendit ensuite
en Orient (294),
pour y frapper les Perses. Une première défaite fut glorieusement réparée. Narsès céda finalement à
son vainqueur Les hésitations politiques de Dioclétien, exclusivement préoccupé de la gloire de son règne, acquise, et compromettant l’Empire — peut-être sans y songer — pour ne pas courir un risque, se manifestèrent surtout en Espagne — la belliqueuse Espagne pacifiée par Auguste ? — qu’il dédaigna, et en Grande-Bretagne, où l’usurpateur Carausius avait été assassiné par son ministre Alectus. Constance Chlore infligea au meurtrier de Carausius une défaite décisive, et, sur l’ordre de Dioclétien, se contenta de relever le mur d’Adrien, de cantonner en défensive l’armée romaine victorieuse, pour arrêter les incursions des Calédoniens, c’est-à-dire les Picti (tatoués) et les Scots. Une poussée d’Alamans rappela Constance en Gaule, à Langres, où, quoique blessé pendant l’action (301), il battit les envahisseurs. Partout victorieux, Dioclétien célébra à Rome l’un des derniers Triomphes impériaux. Et, tranquille, il médita de se délivrer des Barbares en les divisant, en les armant les uns contre les autres. Il réussit à mettre aux prises les Goths, les Gépides et les Vandales (301-303), multipliant, pour se protéger, les fortifications bâties le long des frontières, jetant des ponts stratégiques sur les fleuves. Il ne vit pas qu’il travaillait à la meilleure organisation guerrière des ennemis de Rome, qu’il les constituait en nationalités compactes, en face d’un Empire inconsistant, sans esprit religieux, sans idée de patrie, où l’Empereur exerçait un despotisme viager, précaire, emprunté aux pires traditions asiatiques, donc condamné, perdu. |