Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

DE 260 à 275. - Gallien empereur. - Les Trente Tyrans. - Odenath. - Goths en Asie Mineure. - Palmyre. - Alamans en Italie. - Victorinus, Victorina, Marius, Tetricus en Gaule. - Salonine et Plotin. - Claude II empereur. - Goths refoulés. - Probus et l’Égypte romaine : Architecture. - Romains et Égyptiens. - Les Blémyes. - Aurélien empereur. - L’empire palmyrénéen : Wabalat. - Zénobie et Longin. - Paul de Samosate et le pape Félix. - Victoires d’Aurélien. - Hormisdas et Varane, Rois des rois. - Agitations religieuses en Asie. - Martyre de Manès. - Deux christianismes. - Les Juifs. - Manichéens. - Triomphe d’Aurélien à Rome. - La Gaule historique, indépendante.

 

VALÉRIEN étant prisonnier des Perses, son fils Gallien gouverna l’Empire. Son règne de huit années ne fut qu’une série de complots, d’usurpations, de calamités, de catastrophes, au milieu desquelles le prince tâcha de sauvegarder, au moins, les apparences du prestige impérial. Zosime a vanté la prudence et l’activité de Gallien, qui protégea les orateurs, les poètes et les artistes, s’entoura d’une cour brillante, et ne réussit qu’à résumer, dans son palais, une société d’optimistes se hâtant de vivre, auprès de lui, en une ivresse savante, non sans éclat, les derniers jours de Rome, comptés. L’empereur ne pouvait songer à délivrer son père, car lés Perses occupaient la Syrie, où Macrianus — dont la trahison paraissait avoir causé la perte de Valérien, — s’arrogeait le titre d’auguste. D’ailleurs, Gallien affichait l’impuissance de la Rome guerrière, en interdisant aux sénateurs l’usage de l’épée, ce qui était à la fois avilir les fonctions militaires et rendre le sénat suspect.

Malgré la défection de Macrianus, le préfet Balista, en Asie, tenait encore la campagne contre Sapor, et le maître de Palmyre, Odenath, arrivait à Ctésiphon (261). La réputation de Gallien hors de Rome était telle, qu’une vingtaine d’ambitieux se partagèrent l’Empire. Par analogie avec l’histoire des Grecs, les historiens, peu soucieux de précision, dénommèrent cette anarchie : Période des Trente Tyrans. Les usurpateurs eurent cependant le mérite — chacun organisant sa part d’Empire, — de continuer une sorte de géographie romaine, une fédération impériale : Posthumus, Lollianus, Victorinus, Marius, Ingénuus, Memor-Celsus, Trebellianus, Valens, Pison, Saturninus, Émilianus, Balista et Auréolus portèrent la pourpre simultanément (260-268), quelques-uns s’associant leur fils, d’autres leur mère, ou leur femme.

Memor-Celsus avait l’Afrique. L’ancien chef de pirates Trebellianus, Empereur en Isaurie, le proconsul Valens en Achaïe, Pison en Thessalie, furent égorgés par leurs soldats, après quelques jours de règne. Saturninus, recevant la pourpre, avait dit aux légionnaires : Camarades, vous vous privez d’un bon général pour faire un mauvais empereur ; les soldats le tuèrent à cause de sa sévérité. A Alexandrie, Émilianus, vaincu par un général de Gallien, mourut étranglé. Balista, qui avait battu les Perses, poursuivi comme traître par Odenath, fut impitoyablement égorgé.

Le prince de Palmyre, Odenath, — qui avait été l’allié de Sapor contre les Romains (256), puis des Romains contre Sapor (260), — contraignit les Perses à repasser l’Euphrate (264). Qualifié d’auguste par Gallien, bourreau des usurpateurs Quiétus et Balista, Odenath adoptait l’attitude d’un vice-empereur guerroyant pour l’Empire, sans rien abandonner de son indépendance royale en Palmyrène, augmentant sans cesse son armée de légionnaires et d’indigènes incorporés.

Les Goths, traversant l’Hellespont sur des navires, conduits par Respa, Veduco, Thuro et Varo, étaient entrés en Asie Mineure, avaient brûlé Nicée et Nicomédie, incendié le temple de Diane à Éphèse. Odenath eut raison des envahisseurs comme il avait repoussé les Perses, conservant l’Orient romain à l’Empire ; car il envoyait à Rome les officiers prisonniers, ainsi qu’une partie des butins. En réalité, Palmyre se développait en rivale de Rome, opposant l’insolence de ses richesses au spectacle des misères romaines, glorifiant son dieu Malach-Belos au détriment de Jupiter.

Les politiciens de Rome ne se laissaient pas prendre — sauf Gallien peut-être — aux démonstrations de vassalité du roi Odenath, qui préparait évidemment son propre Empire, comme le faisait Postume en Gaule. Des intrigues menaçaient déjà l’ambitieux trop rusé. Odenath fut soudainement assassiné à Émèse (266 ou 267), avec son fils Hérode, par son neveu Mœsnius, à l’instigation de la reine Zénobie (Bath-Zebina). La veuve du monarque réclama l’héritage royal pour son fils Wabalat, se débarrassa de Mœsnius, en le faisant tuer, et obtint de Rome la reconnaissance et la consécration de son pouvoir personnel.

En Mésie, Ingénuus mort, — vaincu par Gallien à Mursia, — l’empereur décima les légions rebelles, donnant l’exemple terrible de ce que l’impériale vindicte » pouvait accomplir. Malgré ce châtiment, les légions proclamèrent Régillianus, bientôt égorgé à son tour. En Illyrie, l’armée avait fait empereur Auréolus, le vainqueur de Macrianus en Syrie. Cette fois (260-261), Gallien négocia. Il feignit de croire qu’Auréolus avait subi la pourpre, et sanctionna les pouvoirs extraordinaires de l’usurpateur. C’est qu’Auréolus lui était alors nécessaire, pour arrêter le flot de Barbares de toutes races — les Alamans — qui débordait les frontières immédiates de l’Italie. Ensuite, il emmena Auréolus en Gaule pour y combattre Postume (262), en réalité pour l’y laisser aux prises avec cet autre usurpateur.

Un instant appelé à Byzance révoltée (265), Gallien dut partir pour la Gaule, où Postume paraissait conspirer avec Auréolus. L’Empereur de Rome s’attaqua deux fois à son compétiteur, dont la valeur et l’intelligence restèrent inutilisables, et qui fut tué par ses soldats (267), parce qu’il leur refusait le pillage de Mayence. Son meurtrier, lui succédant, perdit la pourpre et la vie dans une sédition. Victorinus, choisi, eut alors pour rival un armurier, Marius. Victorinus cependant, vainqueur de Gallien en une rencontre décisive, maîtrisa un instant la Gaule, l’Espagne et la Grande-Bretagne réunies. Sa mère Victorina, très aimée des soldats, qui la nommaient la mère des camps, se prononça pour Marius contre Victorinus, que sa férocité rendait odieux. Le nouvel Empereur périt trois mois après son usurpation, égorgé. Le sénateur Tetricus, encore désigné par Victorina, porta paisiblement la pourpre six années, ayant eu la sage prudence de se cantonner à Bordeaux, loin des légions.

Gallien avait dû interrompre sa campagne des Gaules pour affronter Auréolus qui, revenu en Illyrie, marchait sur Rome. L’empereur, accouru, le surprit, et il allait l’enfermer à Milan (268), lorsqu’un officier débarrassa l’usurpateur de son ennemi victorieux en l’assassinant. L’indignation des soldats, fiers de leur maître enfin, effroyable, ne fut apaisée que par une rapide et considérable distribution d’argent.

Les meurtriers de Gallien n’épargnèrent pas Salonine, à qui sa réputation de vertu, de science et de courage avait fait décerner le titre d’impératrice, malgré l’union singulière contractée par Gallien, librement — et suivant les rites barbares, — avec cette fille d’un roi des Marcomans, chef vassal d’une partie de la Dacie et de la Pannonie. Salonine, disciple de Plotin, représentait à la cour, au palais impérial, cette exaltation de soi, ce mysticisme orgueilleux par lequel l’âme humaine s’unit intimement, sans intermédiaire, avec l’être divin, au moyen de la contemplation et de l’extase. Plotin affirmait, lui, qu’il avait vu Dieu plusieurs fois. On disait que Gallien, influencé par Salonine, avait permis à Plotin de construire en Campanie une ville où il réaliserait la république idéale de Platon ? L’impératrice Salonine avait éprouvé la séduction du néo-platonisme de Plotin, que son disciple Malchus ou Porphyre de Tyr professait, notamment en Syrie.

Cette invasion d’un mysticisme actif, nuisible aux progrès d’un christianisme sain — à supposer que les chefs de l’Église l’eussent voulu ainsi, — coïncidait avec l’invasion nouvelle et pacifique des Barbares. Les usurpateurs — empereurs au même titre que l’Empereur de Rome, — étaient déjà pour la plupart des empereurs de Barbares. C’est l’Empire qui se donnait, par morceaux, et non les Barbares qui s’emparaient de l’Empire. Ingénuus s’appuyait sur un corps de Roxolans, comme Postume, en Gaule, commandait à des Francs enrôlés : On ne savait plus où était l’Empire ; on ne savait pas davantage — philosophie, religion, métaphysique, théologie, etc., gnostiques, montanistes, manichéens, Église de Rome, Église d’Afrique, etc., — où se trouvait la vérité religieuse, quel dieu était Dieu.

L’Église de Rome capitulait avec l’Église de Carthage, comme Gallien — en traitant avec un chef germanique des bords du Rhin, qui s’engageait à tenir en respect les envahisseurs, — avait capitulé avec les Barbares. L’Empire perdait la rive droite du Rhin, définitivement. Des Barbares ne tardèrent pas à saccager des villes florissantes, parce qu’elles étaient de vie romaine. La Rhétie cessa également d’appartenir à l’Empire sous Gallien. Les Goths s’établissaient solidement le long de la mer Noire et sur le Bas-Danube, dirigeant de là, vers la Thrace, la Grèce et l’Asie Mineure, des expéditions. Les îles de la mer Égée avaient été ruinées par les Hérules, venus de la mer d’Azof sur une flotte de 500 navires. Athènes, Corinthe, Sparte et Argos désolées, Byzance se protégea de murailles. Bientôt, une victoire des Athéniens amena, à titre de représailles, le pillage systématique de la Béotie, de l’Épire, de la Thrace et de l’Illyrie.

Agonisant, Gallien avait désigné pour lui succéder le Dalmate Claude, que la renommée proclamait le plus vaillant des généraux romains. Claude II inaugura son règne en condamnant à la mort par décapitation l’instigateur du complot contre Auréolus. Les Alamans franchissant la frontière de l’Italie, Claude, par une action rapide, leur infligea une sanglante déroute. Ces deux faits, successifs (268), accrurent la légitime réputation du souverain. Le successeur de Postume en Gaule, le sage Tetricus, négocia avec l’empereur les conditions d’un partage d’autorité. L’irruption soudaine de 320.000 Goths en Macédoine ne permit pas à Claude de discuter l’offre de Tetricus. Déjà Cassandrie et Thessalonique, bloquées, demandaient grâce.

Claude dégagea Thessalonique, refoula devant lui les Goths, dans la vallée de l’Ardar, les harcelant, les poursuivant jusqu’auprès de Naïssus, dans la vallée de la Morawa, où il les écrasa : 50.000 Goths restèrent sur le champ du combat. Le gros de l’armée vaincue, en désordre, traversant la Macédoine, la Thrace, se dirigea vers l’Hémus. La Thrace et la Mésie reconquises, le Danube, rapidement fortifié, apparut de nouveau comme la frontière de l’Empire.

Pleinement victorieux des Goths, Claude, le gothique, s’apprêtait à marcher contre Zénobie, la reine de Palmyre, — qui portait le titre de Reine de l’Orient, et dont le royaume s’étendait de l’Euphrate à la Méditerranée, des déserts de l’Arabie au centre de l’Asie Mineure, — lorsque la peste, qui sévissait dans son armée, l’atteignit à Sirmium et l’emporta (avril 270). La garnison d’Aquilée choisit, pour succéder à Claude II, son frère Quintilius ; mais celui-ci, apprenant que les légions du Danube avaient revêtu de la pourpre Aurélien, sur un avis de Claude mourant, se fit ouvrir les veines.

Claude II laissait l’impression d’un second Trajan, juste, bon, valeureux, véritablement sauveur de l’Empire. Il était mort trop tôt pour accomplir ses projets sur l’Égypte, qu’il voulait maîtriser. L’énergie avec laquelle son général, Probus, noya dans le sang la révolte des Alexandrins ne fut pas une solution. L’importance de l’Égypte était considérable pour Rome ; un sanctuaire à Portus, près d’Ostie, construit sur le modèle du Sérapeum, avec un collège de navigateurs, en témoignait. Le trafic entre Alexandrie et le Tibre était aux mains d’armateurs italiens ; un double intérêt d’approvisionnement et de négoce obligeait donc les Empereurs à tenir l’Égypte en tutelle. Les Alexandrins, riches et corrompus, dont le seul dieu était l’argent, ne s’expatriaient pas volontiers ; tandis qu’une colonie italienne, installée déjà aux Bouches du Nil au temps des Lagides, s’accroissait. Les immenses richesses de l’Égypte étaient légendaires. Rome voyait en Alexandrie une annexe de l’impériale cité.

L’Égypte romaine monumentale ne continuait l’Égypte des Ptolémées que pour en précipiter la décadence. La colonne de Pompée à Alexandrie, Antinoë, la ville bâtie par Adrien, le tombeau d’Antinoüs précédé de sphinx et d’obélisques, les temples édifiés le long du Nil, de Kalabscheh à Phile, Edfou, Esneh et Dendérah, donnaient à l’architecture égyptienne l’aspect d’une décrépitude fardée.. L’écriture hiératique disparaissait au temps de Dèce ; les caractères démotiques ne se conservaient qu’à titre d’imitation, de copie.

L’Égypte et Rome ne se liaient d’aucune sympathie, quelconque. Les Égyptiens méprisaient les Romains exploiteurs, ignorants, et les Romains s’irritaient de la vantardise hellénique autant que de la placidité résignée des Égyptiens. Philon constatait que les Grecs d’Égypte se montraient fiers d’être bâtonnés, parce qu’on fouettait les indigènes ! Mais Hellènes, Juifs et Égyptiens s’unissaient en un même sentiment d’opposition à Rome, dans cette Alexandrie bruyante dont l’insécurité était proverbiale. Il est plus difficile, dira l’évêque Dionysos, d’aller d’un quartier d’Alexandrie à l’autre, que d’Orient en Occident.

La maladresse lourde des Romains exaspérait à. bon droit les Égyptiens lettrés et patriotes ; le caractère spécial de la soumission égyptienne, d’apparence complète, inerte, définitive, et secouée brutalement, d’un coup, par d’épouvantables révoltes, impatientait les Romains. Les Égyptiens, Grecs ou indigènes, semblaient toujours prêts à suivre, à servir ceux qui — usurpateurs ou conquérants — se déclaraient contre la puissance romaine. On croyait que les indigènes supporteraient le joug étranger tant que le dominateur respecterait le bœuf sacré, participerait aux frais énormes des funérailles de l’Apis mort ; et cependant on ridiculisait ces adorateurs d’ibis, de chats, de crocodiles, de singes ; on signalait l’extravagance de superstitions imaginées ; on dénonçait — après Strabon, — sans les connaître, les débordements orgiaques de Canope. C’est que les Romains, là comme partout, ne consentant pas à s’instruire, confondaient la turbulence cosmopolite des Alexandrins avec la douce impassibilité des Égyptiens, responsables, de la perfidie et de la cruauté des Grecs et des Juifs du Delta.

Cette fausse Égypte, mal connue, s’étendait, aux yeux des Romains, de la Méditerranée à Syène, — l’entrée de l’Égypte pour Juvénal, la porte de l’Orient pour Stace. — Au delà, c’était l’Éthiopie, qui boit les eaux du Nil à sa source, écrit Martial. L’Éthiopien crépu, monté au nord, avait conquis la Nubie, et ce furent ces Blémyes fantastiques, sans tête, sans cou, avec les yeux et la bouche sur la poitrine, qui épouvantèrent les contemporains. On assimilait encore, à Rome, ce peuple sauvage, d’une effroyable cruauté, aux Égyptiens pris en finasse. C’est alors que Probus reçut de Claude II la mission de ressaisir l’Égypte, qui s’était livrée à Zénobie.

La nature seconda Probus. La peste se répandit, et le Nil, refusant ses eaux, laissa l’Égypte en proie à la famine. Le général de Claude châtia la population d’Alexandrie à ce point, qu’un chroniqueur écrivit : Le nombre des citoyens de la cité est maintenant inférieur à celui des vieillards qui y vivaient. Les derniers émeutiers, les partisans de Zénobie, et la majorité des membres du conseil de la ville, se réfugièrent, obstinés, dans la forteresse de Prucheion. Probus les ayant affamés (270), les malheureux se rendirent ; la forteresse fut rasée, ainsi que les remparts de la cité. Mais les Blémyes ne quittèrent pas la Moyenne-Égypte. Les massacres de Probus ne donnaient pas de résultat.

Aurélien succédait à Claude II, désigné par ce dernier, acclamé par les légions du Danube, au moment où la reine de Palmyre, maîtresse d’Alexandrie, se disposait à conquérir l’Asie Mineure, tenait Ancyre, menaçait Byzance. Le fils de la reine conquérante, Wabalat, portait le titre d’empereur. Probus ayant dompté les Égyptiens (270), Aurélien se promit d’en finir avec cet empire naissant, quasi chrétien, deux fois rival de Rome en conséquence. En Asie, en effet, un vif mouvement vers le Christianisme se dessinait ; la Syrie, l’Égypte et la Phrygie envoyaient des sectes religieuses diverses, mais animées d’un désir d’entente fraternelle ; des Touraniens même, adorateurs du Serpent, se joignaient aux émigrés, voulant fonder ou adopter une Église. Le prosélytisme tolérant des gnostiques avait accoutumé les intelligences à l’idée commune d’une fraternité religieuse, et le libéralisme des Empereurs syriens avait fait concevoir comme possible une union, en Dieu, des Occidentaux et des Orientaux, les premiers apportant à l’association l’esprit de règle, de discipline, les seconds, le goût de la littérature et des rites.

La reine Zénobie, favorable à cette bienfaisance, appela auprès d’elle le rhéteur et philosophe Longin, qui professait à Athènes ; elle écouta ses leçons et le fit ensuite son conseiller, son ministre. Dernier disciple de Platon, esprit vigoureux et sain, Longin, au style incorrect mais à l’émotion sincère et communicative, éloquente, choquait les mystiques de l’école de Plotin. Les orthodoxes — religieux ou politiciens — s’effrayaient de ses hardiesses ; Nous, disait-il, qui avons été comme emmaillotés par les mœurs et les usages de la monarchie, lorsque nous avions l’imagination encore tendre et ouverte à toutes les impressions, ce qui nous arrive, c’est de devenir de grands et magnifiques flatteurs... La servitude est une espèce de poison où l’âme .décroît et se rapetisse.

Zénobie, déjà suspecte par le choix de son conseiller, se compromit davantage en protégeant l’évêque Paul de Samosate, patriarche d’Antioche, qui était en discussion avec le pape Félix au sujet du dogme de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ. L’excommunication des paulinistes (270) atteignait Zénobie, qui maintenait le patriarche sur son siège. La politique romaine, en cette circonstance, se trouva d’accord avec l’Église de Rome pour combattre, à la fois, l’ambitieuse reine de Palmyre et l’audacieux Longin.

Aurélien, très aimé des soldats, à cause de ses origines et de sa vaillance, — il était Pannonien de basse extraction et il avait vaincu les Francs ; on le nommait, depuis lors, Aurélien fer-en-main, — releva le prestige de Rome en reprenant la tactique offensive. Il marcha droit aux Barbares qui infestaient la Pannonie (270), Scythes, Marcomans, Juthunges et Vandales. Une invasion d’Alamans, venus jusqu’à Plaisance après avoir détruit une armée romaine, obligea l’empereur à couvrir Rome, terrifiée. Aurélien consulta les livres sibyllins, sacrifia aux dieux des victimes humaines et partit. Il rencontra les Alamans sur le Métaure, les battit, délivra l’Empire. Moins rassuré que les Romains, il entoura la cité de Romulus d’une forte muraille, en déplaçant les limites de l’enceinte sacrée.

Infatigable, tout à sa politique d’action, l’empereur se tourna contre les Goths. Une sanglante bataille ayant laissé la : victoire indécise, il négocia, abandonnant aux Barbares la Dacie, après en avoir transporté les habitants en Mésie, et ce fut désormais la Dacie d’Aurélien. L’empereur pensa que cet arrangement satisferait les Goths, garantirait la frontière du Danube, et il se dirigea vers l’Orient. Une série de franches victoires rendit à l’Empire la Syrie, l’Égypte, une partie de l’Asie Mineure et enfin Palmyre, assiégée, prise. Longin mis à mort, la reine Zénobie, prisonnière, fut envoyée à Rome pour figurer au Triomphe d’Aurélien. Le Victorieux se montrait doux aux peuples soumis. Une révolte immédiate des Palmyrénéens épargnés souleva sa colère ; il détruisit la ville après en avoir fait massacrer les habitants. Le magnifique temple du Soleil, disloqué, transporté pierre à pierre et réédifié à Rome, devait y témoigner de la gloire de l’empereur.

Aurélien n’osa cependant conduire ses légions au delà de l’Euphrate, contre les Perses, qui paraissaient d’ailleurs s’appliquer maintenant à étendre leur Empire plutôt du côté de l’Asie. Il lui tardait de se faire reconnaître Empereur par les Gaulois et par les Bretons. En Iran, Sapor ayant été assassiné par les satrapes (271), son fils Hormisdas lui avait succédé comme Roi des rois. La Perse, la Syrie et la Palmyrène étaient secouées d’une agitation religieuse violente, depuis que Manès y avait déposé le germe d’un christianisme tendant à remplacer l’œuvre de Jésus, imparfaite ou corrompue par ses disciples. Ce protestantisme oriental, combattu par la corporation des mages menacée, — corporation si nombreuse qu’elle atteignait aux proportions d’un peuple, dira Ammien Marcellin, — résista mal, parce qu’il s’affaiblit en tâchant de lier l’avenir au passé, de concilier le Dieu Jésus avec la double divinité d’Ormuzd et d’Ahriman, le monothéisme simple au dualisme compliqué du Bien et du Mal.

Protégé par Sapor, puis par Hormisdas, Manès eut en Varane (Varades, Bahram) — troisième Roi des rois de la dynastie nouvelle, — son persécuteur et son bourreau. Succombant à la double hostilité des Chrétiens, pour qui le manichéisme était une hérésie abominable, et des mages, qui ne voyaient en Manès que le propagateur de la religion du Christ, le novateur fut condamné à périr par écorchement, parce qu’il enseignait l’erreur des Saducéens. Ainsi, pour les Perses, le Christianisme n’était qu’une renaissance du Judaïsme, alors que les manichéens, au contraire, accusaient les Chrétiens de Rome d’avoir introduit la Loi des Juifs dans la foi des Chrétiens, en falsifiant les Saintes Écritures, en y insérant les livres hébraïques, l’Ancien Testament. De même, haïe pourtant des talmudistes, la reine Zénobie était aux yeux des Orientaux la protectrice du monothéisme juif. C’est que les Juifs, en effet, groupés sous l’autorité d’un ethnarque, plus opiniâtres que jamais, tourmentaient de nouveau les peuples, et qu’on les voyait partout, insinuants ou prétentieux, selon les circonstances, reconstitués, pleins d’espérance, inquiétants.

Manès martyrisé (274), ses fidèles sectaires se répandirent dans le monde, dans tout l’Empire, jusque dans l’Inde, dépositaires de la parole consolatrice et de la vérité pure. Ce christianisme iranien, proscrit, condamné par l’Église de Rome, aurait peut-être prévalu sur le Christianisme judaïsé de Paul, si saint Augustin, d’abord manichéen, ne s’était pas prononcé contre sa première croyance.

Aurélien — dont l’attachement à la religion romaine se signalait par la persécution des Chrétiens (la neuvième), — se rendit en Égypte, où les Blémyes avaient donné la pourpre à un riche marchand d’Alexandrie. L’empereur eut facilement raison de cette révolte singulière (273). Il se dirigea ensuite vers la Gaule, où le pacifique Tetricus lui préparait un autre succès. Le gouvernement de la Gaule et de l’Espagne, nominalement réunies, pesant à Tetricus, il avait comme demandé à Aurélien de venir le déposséder. Lorsque les armées de Rome et des Gaules firent en présence, à Châlons-sur-Marne (274), Tetricus passa du côté d’Aurélien.

Au Triomphe de l’empereur victorieux, célébré à Rome, Zénobie et Tetricus figurèrent enchaînés, suivis de leurs enfants et d’une foule de prisonniers. Les chaînes de Zénobie étaient d’or. Le char du triomphateur, traîné par des cerfs, — des rennes sans doute ? — provenait du butin enlevé à un roi goth. Les chroniqueurs et les biographes tournèrent au merveilleux les victoires d’Aurélien, le règne de Zénobie et les intrigues de Tetricus. Il est certain, toutefois, que la reine de Palmyre, après le Triomphe de son vainqueur, vécut paisiblement, et honorée, avec ses enfants, dans une villa de Tibur, et que l’ancien maître des Gaules reçut le gouvernement de la Leuconie, vit son fils siéger parmi les sénateurs. Cette magnanimité de l’empereur contrastait avec l’inflexibilité de ses ordres pour réformer l’administration et discipliner l’armée, la rigueur de ses sentences. Une sédition ayant éclaté, parce qu’il voulut retirer de la circulation les monnaies altérées par ses prédécesseurs, il livra les mutins aux plus cruels supplices.

Dans les écrits de ses biographes, Aurélien a l’attitude d’un monarque oriental, capricieux, illogique, tantôt débonnaire et tantôt irascible, théâtral toujours. Il fut le premier empereur qui osa ceindre son front d’un diadème, et épargner, honorer même ses ennemis vaincus. Véritablement roi, maître absolu, incontesté, il partit pour l’Orient — peut-être pour occuper ses légions désœuvrées, exigeantes, — avec l’intention de venger sur les Perses la honteuse captivité de l’empereur Valérien. Son secrétaire Mnesthée l’assassina (janvier 275), entre Byzance et Héraclée.

Le sénat, qui haïssait Aurélien, se réjouit de la mort d’un prince dont il fallait constamment redouter les décrets, aussi sévères qu’imprévus. Les troupes regrettèrent le restaurateur de l’Empire. Les œuvres militaires d’Aurélien auraient en effet rendu au nom romain son ancien prestige, si Rome n’avait été aussi profondément atteinte, ayant perdu le sens de ses traditions, tari les sources de sa vie matérielle, et par ses folles prodigalités, et par le développement même de ses trafics d’apparence fructueux, — car Rome achetait et payait, sans réciprocité d’échange, tout ce dont elle s’approvisionnait au loin, ne produisant rien, et s’imaginant qu’un peuple peut vivre impunément sans agriculture et sans industries.

La Rome guerrière, en somme, n’avait pas anéanti les Barbares, tandis que la Gaule, délaissée par les Empereurs, — trahie finalement par Tetricus, — avait montré qu’elle se suffisait pour assurer son indépendance. Depuis Jules César, les Gaulois s’étaient fait une Histoire. De 261 à 273, les empereurs de la Gaule, Postume, Victorinus et sa mère Victorina, Marius et Tetricus lui-même, sans secours étranger, avaient successivement maintenu ou rejeté au delà du Rhin les Barbares envahisseurs.