Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE IX

 

 

DE 238 à 260. - Sapor Ier, Roi des rois. - Philippe empereur. - Goths et Carpi. - Jotapien, Pacatien, Marius et Dèce empereurs. - Le pape Victor et la célébration de la pâque : Rome, Ephèse et Lyon en désaccord. - Cniva, roi des Goths. - Gallus empereur. - Émilien. - Valérien empereur. - Barbares et Perses. - Persécution violente des Chrétiens. - Alamans. - Confédération des Francs. - Pirates. - Scythes. - Goths. - Suèves, Alains, Vandales et Saxons. - Gallien et Postume. - L’Europe contre Rome. - Valérien, prisonnier des Perses. - Palmyre : Odenath II roi. - Manès (Manichée) et Marcion. - Le pape Corneille et le prêtre Novatien. - Les Cathares. - École chrétienne d’Alexandrie. - Christianisme de Paul, juif

 

EN Perse, Sapor Ier (Chapour) avait succédé, comme Roi des rois, à Ardachir (238). Le nouvel empereur romain, Philippe l’Arabe, faisant la paix, céda la Mésopotamie à Sapor, et revint pour célébrer magnifiquement le millième anniversaire de la fondation de Rome. La paix religieuse qui caractérisa le règne de Philippe, permit à Eusèbe, plus tard, d’écrire que ce maître de l’Empire, seulement correct d’attitude en ce qui touchait le paganisme, était chrétien.

Les Goths ayant reçu des Romains un accueil qui n’avait été pour les Barbares attentifs que la preuve de la faiblesse romaine, les Carpi réclamèrent à leur tour des concessions. Philippe, accouru, les repoussa (245) ; mais il ne sut pas bénéficier de son succès, inespéré sans doute. Des Barbares, bientôt, rassurés par son inaction, franchirent le Danube (249), au moment où les armées de l’empereur se révoltaient partout contre l’impéritie, l’inutilité du prince. Jotapien en Syrie, Pacatien en Gaule et Marius en Mésie, prenaient la pourpre. Philippe envoya le sénateur Dèce, avec la mission de châtier l’usurpateur Marius et de chasser les Goths de la Pannonie. Les soldats proclamèrent Dèce empereur. Philippe partit, atteignit les rebelles près de Vérone, leur livra une bataille où il trouva la mort (septembre 249). On égorgea son fils à Rome.

Le Pannonien Dèce, pour justifier le choix des soldats, regagner la faveur des dieux, ordonna contre les Chrétiens la septième persécution. La tolérance d’Alexandre Sévère — Juif ? — et la neutralité de Philippe — chrétien ? — avaient enorgueilli les sectateurs de jésus, devenus arrogants et accapareurs ; on les accusait — avec une apparence de raison, puisqu’ils s’en faisaient un mérite, — d’avoir absorbé toutes les forces de l’Empire, politiciens, officiers, littérateurs, artistes. La civilisation antique et la civilisation naissante se disputant l’avenir, tous les soupçons étaient logiques, toutes les accusations acceptables ; la décadence de Rome avait certainement une cause, qu’il fallait dégager.

Les Chrétiens cependant éloignaient plutôt d’eux les esprits droits, par leurs contradictions, leurs discordes. Tandis que Tertullien condamnait le sacerdoce, — c’est à Dieu que nous adressons nos prières... sans ministre qui nous dicte les paroles que nous devons dire, — l’Église de Rome, au contraire, montrait un clergé omnipotent, des prêtres intermédiaires obligatoires entre les fidèles et la divinité. D’autre part, ceux que les subtilités helléniques agaçaient, et qu’attirait la simplicité des Évangiles, voyaient l’Église du Christ envahie des parasites grecs, impatientants : Les formules bizarres d’une fausse science, charlatanesque, à la fois pédante et puérile, servaient aux Pères pour expliquer naturellement des dogmes surnaturels, tel celui de l’Immaculée Conception, — Élien et Plutarque n’avaient-ils pas constaté qu’il n’y a pas de mâles dans l’espèce des vautours ? qu’il n’y a pas de femelles dans l’espèce des scarabées ? — La question de la célébration de la pâque enfin coupait en trois l’Église universelle. Les plus petites divergences se résolvaient en querelles énormes ; quelle confiance accorder aux chefs d’une religion si disputée, si turbulente ?

Le pape Victor avait fixé le jour de la célébration de la Pâque (196). Les évêques d’Asie ayant refusé de changer leur usage, le pape avait mis les Églises d’Asie au ban de la communion chrétienne : Rome contre Éphèse ! — L’évêque de Lyon, Irénée, adressa des remontrances à l’évêque de Rome : Oui, les anciens qui présidèrent avant Soter à l’Église que tu conduis maintenant... n’observèrent pas la Pâque juive et ne permirent pas à leur entourage de l’observer ; mais tout en ne l’observant pas, ils n’en gardaient pas moins la paix avec les membres des Églises qui l’observaient. L’Église des Gaules s’affirmait ainsi, presque autonome. La question resta suspendue, — le concile de Nicée la tranchera, — mais le spectacle de ces trois Églises dans l’Église universelle, et les réunions d’évêques groupés, ostensibles, qui discutaient avec l’évêque de Rome entouré de ses clercs seulement, démontraient que le Christianisme appartenait exclusivement au clergé, aux prêtres. Une aristocratie se créait donc, nouvelle, contraire au principe égalitaire de jésus. Une démoralisation profonde retenait l’Empire dans la boue et le sang ; des querelles fertiles et des ambitions passionnées retardaient l’avènement du Christianisme vrai.

L’empereur Dèce se dirigea vers le Danube. Les Goths et les Carpi, commandés par un prince goth, Cniva, occupaient Philippopolis (250-251). Plusieurs fois vainqueur de ces bandes organisées, — 70.000 guerriers, — Dèce dut cependant se cantonner et se préparer prudemment à une guerre de tactique. Il allait cerner les Barbares et comptait les affamer, lorsqu’il périt dans un combat, en Mésie (octobre 251).

Les Goths, jadis perdus au nord, ignorés aux bords de la Vistule, plus au nord encore, en Scandinavie, installés maintenant sur la frontière de l’Empire, obéissaient à un monarque, stratège conduisant une véritable armée, exécutant un plan régulier de conquête. Ces Barbares avaient envahi la Dacie, puis la Mésie, et leur roi trônait à Philippopolis, ville capitale. Rome, qui avait répandu en Germanie ses soldats, ses juges, ses trafiquants et ses financiers, qui avait civilisé la Gaule et la Bretagne, ne trouvait, pour repousser les envahisseurs, aucun secours chez ceux — Germains, Gaulois, Bretons, — que les Scandinaves redoutables devaient pourtant effrayer. C’est que Rome n’avait semé chez ses vaincus que les germes de ses vices, et qu’au moment du danger, son œuvre de corruption se manifestait : Bientôt, écrit Tacite, on vit les Bretons se parer de notre costume et porter la toge. Insensiblement, ils adoptèrent toutes les délicatesses d’une vie dissolue, les bains, les portiques, les repas somptueux. Leur ignorance appelait civilisation le complément de leur esclavage. Quant aux Germains : Auguste, dit Florus, voulut faire de la Germanie une province romaine ; il y serait parvenu, si les Barbares avaient pu supporter nos vices comme notre domination.

Dèce mort, Rome abandonna l’Orient. Gallus, empereur choisi par les troupes, crut se débarrasser des Goths en leur promettant de nouveaux tributs annuels, en leur laissant repasser le Danube. Le sénat accepta que la pourpre revêtît celui qui venait de commettre, lâchement, une pareille faute ; il exigea toutefois que Gallus prît pour collègue Hostilianus, le fils de Dèce. Pour compenser cette influence, Gallus nomma césar son fils Volusianus. Pendant que ces intrigues accaparaient à Rome toute l’attention, les Barbares se rapprochaient, lentement, pesamment, et l’Empire perse s’agrandissait, enthousiaste : Sapor occupait l’Arménie. Le Maure Émilien, envoyé contre les Germains-Goths, remporta sur eux une victoire imprévue, retentissante. Fiers de ce succès, les soldats du général victorieux lui donnèrent la pourpre. Les Perses pénétraient en Syrie. Les Goths, débordant à l’est, se répandaient en Asie Mineure, jusqu’à Éphèse, pendant qu’à l’ouest ils s’appropriaient l’Illyrie, jusqu’aux rives de l’Adriatique.

Gallus, ne se préoccupant ni des Barbares ni des Orientaux, marchait vers son rival Émilien, lorsque ses troupes l’égorgèrent (253). Valérien, qui gardait le Rhin, accourut pour venger Gallus, entra dans Rome au bruit des acclamations, pendant que les légions du Danube faisaient Émilien empereur. Les troupes qui surveillaient le Rhin partirent pour aller défendre leur empereur à Rome. Les Francs, jusqu’alors tenus en respect, se soulevèrent (253).

Émilien l’emporta d’abord sur Valérien, puis fut vaincu (254). L’héritage impérial ainsi réglé, la Dacie se trouva détachée de l’Empire, en fait. La peste décimait les provinces. Le Rhin, le Danube et l’Euphrate étaient franchis par les Barbares et les Perses. La rage romaine s’acharnait sur les Chrétiens, que l’on rendait responsables de tous les malheurs, de tous les fléaux, de toutes les hontes. Il est vrai que la confiscation légale des biens des martyrs — coupables de lèse-majesté, — entretenait le zèle intéressé des Empereurs. Les ironistes se moquaient de la Résurrection, de la doctrine du Verbe, du dogme de la Trinité, — car les disputes étaient maintenant théologiques, — et la fureur du peuple provenait de cette croyance, que les Chrétiens avaient reçu de l’Égypte des formules au moyen desquelles ils bravaient impunément les tortures et la mort : Ces malfaiteurs pouvaient être livrés aux bêtes pour l’amusement de la foule, puisqu’ils n’en souffraient pas dans leur chair.

Le déchaînement contre les Chrétiens était aussi, pour les maîtres de Rome, une diversion aux préoccupations graves qui résultaient des nouvelles, chaque jour plus désastreuses, transmises des frontières du nord et du nord-est. Lors de la dernière expédition en Rhétie (213), l’armée romaine s’était heurtée à un groupement de Barbares — les Alamans, — dont nul ne pouvait dire l’origine. Venu du côté de l’est, pensait-on, ce mélange de toutes sortes d’hommes apportait une force imprévue aux Germains, que Rome croyait avoir domptés. Beaucoup de Lemnones — si puissants jadis aux bords de l’Elbe, — paraissaient être le noyau de cette bourdonnante agglomération ; on y distinguait des Chérusques, des Suèves, des Marcomans. Cela constituait une horde audacieuse et aimant les combats. Jusqu’alors, la Germanie n’avait été qu’une expression géographique ; maintenant, les qualificatifs y désignaient, sinon des peuples, au moins des groupements réels, compacts, disciplinés et gouvernés.

Au nord des Alamans, entre le Weser, lé Rhin et le Mein, des confédérés, où l’on rencontrait des Chauques, des Ansibares, des Chérusques, des Chamaves, des Bructères, des Cattes, des Attuariens et des Sicambres, se nommaient Francs, — Franci, — les indépendants, les libres. Ces Francs menaçaient le Bas-Rhin comme les Alamans menaçaient le Haut-Rhin et la Rhétie. Des anciennes ligues de Chérusques, de Marcomans et de Suèves, il n’était plus question.

Sur le Danube, les Goths remplaçaient — et bien autrement redoutables, car ils obéissaient à un dynaste, — les Daces de Trajan. Ces Goths, comprenant des Barbares que les Romains avaient déjà combattus, formaient déjà une nation. Ce n’était ni un conglomérat d’hommes de toutes races comme les Alamans, ni une confédération de groupes libres comme les Francs, mais une masse ethnique spéciale, à type dominant, dans laquelle se seraient rapidement fondus les annexés, tels que les Bastarnes et les Carpi.

Rome ayant abandonné la police des mers, surtout depuis la mort de Sévère, des pirates ravageaient les côtes. On attribuait cette guerre maritime organisée — car ces bandits avaient des stratèges, une manière de descendre et de piller, — aux Scythes dont Tyra, à l’embouchure du Dniester, était la ville principale. Conduits par le Grec Chrysogonos, ces Scythes saccagèrent épouvantablement la Bithynie, et les Barbares applaudirent. L’invasion pressait donc l’Empire de toutes parts, sur terre et sur mer. Pendant vingt années (250-269), les expéditions des Scythes et des Goths ne frirent que des incursions, des razzias, et l’on nomma temps de la guerre des Scythes cette période où Scythes et Goths, ensemble ou séparément, bataillèrent en vue des butins plutôt que des conquêtes. Bientôt tous les ennemis de l’Empire, Germains ou non Germains, furent des Scythes, ou des Goths, confondus. Rome ne combattit pas ces Barbares, simplement parce que les Empereurs soupçonnaient un usurpateur dans tout officier victorieux ; c’est ainsi que Valérien laissa sans secours d’abord et sans vengeance ensuite la Bithynie ruinée.

Il y avait encore des Suèves au centre de la Germanie, mais ils ne participaient aux expéditions que temporairement, à titre d’auxiliaires. L’ignorance romaine faisait cependant, alors, des Suèves, des Alains et des Vandales, les héritiers des Teutons et des Cimbres. Au nord-est, de la frontière des Chérusques jusqu’à la péninsule cimbrique, les Saxons avides, à qui la confédération des Francs masquait la Gaule, qu’ils convoitaient, devaient l’aller assaillir par le nord, en longeant les côtes, entassés dans leurs barques massives. Les Vandales occupaient les bords de l’Oder et les rives de la Baltique. Les Barbares menaçaient Rome moins directement que les Francs, les Alamans et les Scythes-Goths, et pourtant les Empereurs s’en alarmaient peut-être davantage, en souvenir classique évidemment.

La situation des Barbares — très compliquée d’ailleurs, les dénominations purement géographiques se mêlant aux désignations de tribus, consacrées, anciennes, faussées, et aux qualificatifs nouveaux nécessaires, — échappait aux Romains, qui en étaient encore aux fables, aux légendes, aux erreurs que la rhétorique, la pédanterie ou l’intérêt avaient accumulées, notamment sur la Germanie. Il suffit de rapprocher ce que Tacite, Horace et César ont dit des Suèves, pour juger de la fantaisie qui dispensa les notions historiques au peuple le plus grossièrement crédule qui fût, tant sa paresse d’esprit était invétérée et son intelligence critique obstruée. Les élans des forêts germaniques sont, pour Jules César, des chèvres aux jambes sans jointures ni articulations... et qu’on chasse en coupant les arbres sur lesquels ils s’appuient pour dormir ?... Et il décrit sérieusement la licorne, ce bœuf ayant la forme d’un cerf et portaint au milieu du front une seule corne... Et il prête aux Germains, qu’il ignore, les mœurs des Spartiates, qu’il a lues. — Il en fut ainsi jusqu’à Dion Cassius, le copiste, qui parla des Celtes et des Galates sans savoir ce qu’il écrivait.

L’empereur Valérien comprit qu’il fallait agir contre les Barbares. Il envoya son fils Gallien et Postume, le Gaulois, combattre les Francs. Vainqueur, Postume reçut en récompense le commandement supérieur de toute la Gaule (257). Or, pour les Gaulois, les Francs n’étaient déjà plus des Barbares. De la Grande-Bretagne à l’Euphrate, à travers la Germanie, des échanges à la fois psychiques et matériels préparaient l’union des Européens contre les Brigands de la Rome antique. Les Germains — pour employer le terme générique encore usité, — avaient adopté la braie des Gaulois et le fer des Scythes ; l’esprit d’indépendance et le goût de changement, qui entretenaient en Gaule l’animosité contre la domination romaine, assuraient un accueil favorable à ceux qui délivreraient les Gaulois. Un oracle, attribué aux druides, avait annoncé que les temps de Rome étaient accomplis ; l’incendie du Capitole avait témoigné de la condamnation ; un évêque chrétien enfin, Commadien, affirmait sa sympathie pour les Barbares qui devaient infliger à l’Empire le châtiment suprême, inévitable, décisif.

Valérien, dont les intentions étaient excellentes, mais l’intelligence bornée, se rendit en Asie, comme s’il était encore possible d’y enrayer le progrès des Perses. Pris à Antioche (259 ou 260), cette cité, la plus grande et la plus riche de l’Orient, fut affreusement ravagée. Tarse et Césarée subirent le même sort. Pressé par les Barbares et par les Perses, tandis que ses généraux : étaient divisés et ses légions insubordonnées, l’Empire se débattait dans les troubles d’une misérable anarchie.

Les victoires de Sapor en Asie privaient Rome des revenus douaniers que lui rapportaient les trafics de Palmyre. L’antique Tadmor des juifs de Salomon, la ville des palmes, toute de marbre, prodigieusement ornée, s’enrichissait — si bien située, entre Damas et l’Euphrate, — des échanges de l’Europe avec les entrepôts de Vologasias, cette Babylone des Parthes, de Forath et de Charax Spasinou, au fond du golfe Persique. Palmyre, fière de sa fortune et de son luxe, ne dédaignait pas ceux qui servaient sa grandeur : les chefs de caravanes y constituaient une noblesse très respectée, très honorée, glorieuse de ses aïeux.

Colonie romaine, jouissant du droit italique depuis Tibère, la capitale de la Palmyrène, visitée par Adrien, avait reçu le nom d’Hadrianopolis. Organisé à la grecque, avec sa municipalité prépondérante, — un esprit républicain qui ne lui permit pas de frapper une monnaie d’or à l’effigie impériale, — le peuple de la cité, mélange d’Hellènes, d’Hébreux, de Perses, parlait un langage gréco-romain. La splendeur de ses monuments, les belles colonnades entourant ses marchés publics, la magnificence de ses tombeaux, l’ampleur extraordinaire de ses réservoirs alimentant une culture très étendue, faisaient de Palmyre, au monde, une merveilleuse curiosité. La corporation de ses ouvriers en or et en argent était célèbre. Le puissant maître de Palmyre, Odenath II, avait aidé les Perses dans leurs entreprises contre les Romains. Les victoires du Roi des rois montrèrent à Odenath l’imprudence de sa conduite ; il se déclara contre Sapor aussitôt qu’il eut appris la défaite de Valérien (260) : ces deux fautes, irréparables, commises avec une étrange légèreté.

Le mal intellectuel qui troublait le monde n’épargnait pas le Christianisme, en proie aux idées les plus extravagantes, quelques-unes baroques. L’Empire iranien lui-même, si récemment restauré au nom de Zoroastre, et qui venait d’offrir le plus parfait spectacle d’une union politique et religieuse en une nationalité très pure, aura en Manès son novateur, son martyr, son faux Christ, légendaire. L’Arabe Curbicus, fils d’un mage peut-être, vendu à l’âge de dix-sept ans à une vieille femme de Ctésiphon, — de laquelle on fit plus tard le disciple de l’hérésiarque Térébenthe ? ou Bouddha ? — avait lu les livres des Chrétiens. Prenant le nom de Manès, ou Manichée — consolateur, Paraclet, — il se donna comme le véritable Christ ?

Dans l’épaisse obscurité des controverses que Manès suscita — pas toutes de bonne foi, certes, — et qui cachent ses commencements, ses intentions réelles, on le voit cependant ébaucher une conciliation du Zoroastrisme et du Christianisme. Les disciples de Manès, ou Manichée, croyaient à deux principes coéternels et indépendants, créateurs du Bien et du Mal ; c’était l’idée de Montan, qui avait d’abord séduit Tertullien. Combattre le mal par toutes sortes de purifications, résumait ce que l’on pourrait appeler le culte zoroastrien des manichéens ; cela, jusqu’à ne laisser intact, en la créature, que la partie qu’elle a — dont elle est un morceau, suivant l’expression de saint Augustin, — du corps lumineux et immense de Dieu. Le manichéisme plut aux Orientaux ; les pratiques des sectateurs de Manès et l’ostentation de leur chasteté les rapprochaient des sectateurs de Jésus. Par le manichéisme, le gnosticisme, éteint, rejaillit en vives clartés.

En Europe, Marcion, le prêtre orthodoxe de Sinope, très ardent et très curieux, touché de zoroastrisme, cherchant la vérité, découvrit l’opposition formelle qui existait entre l’Ancien et le Nouveau Testament, trouva le principe du mal dans la Bible hébraïque, le principe du bien dans l’œuvre des Évangélistes, et il le déclara hautement. L’Église du Christ chassa Marcion de son sein. Les marcionistes expulsés s’unirent dès lors aux manichéens. On accusait les excommuniés de magie, d’astrologie ; on éludait les controverses, délicates, en les calomniant. Marcion fut convaincu, à tort, d’avoir faussé les Saintes Écritures.

Les discussions religieuses dégénéraient en joutes philosophiques ; les systèmes se disputaient la foi. On employait, pour se combattre, toutes les armes de la subtilité et de l’extravagance, le pédantisme puéril et la raison outrée. Une désespérante lassitude se serait emparée des esprits, si les ambitions personnelles, ouvertement, n’avaient rivalisé pour obtenir le pouvoir religieux à Ronce même, ce qui fouetta l’attention, donna un but pratique d’activité. Le pape Corneille étant évêque de Rome (251), le prêtre Novatien — premier antipape — réclama le siège de Pierre, parce que l’Église n’avait pas le droit, comme elle l’avait fait, disait-il, d’absoudre les Chrétiens un instant retournés au paganisme et revenus au Christ. C’était la grande querelle du moment. A Carthage, le diacre Novat démontrait que les Chrétiens retournés à l’idolâtrie par crainte de la persécution, devaient être admis à la communion sans pénitence. L’Église de Carthage, dirigée par Cyprien, se prononça pour le pape Corneille. Deux conciles, à Carthage. et à Antioche, condamnèrent et expulsèrent Novatien. — Ceux qui suivirent l’excommunié se nommèrent les purs ou Cathares.

Le Christianisme, voué aux subtilités, aux bavardages, héritait du discrédit qui avait frappé la philosophie Garde-toi des philosophes, écrivait Dion Cassius, il n’est pas de maux qu’ils ne fassent aux particuliers et aux peuples. Maintenant, les évêques philosophaient. C’est que le Christianisme avait eu son école à Alexandrie, la ville savante, école inaugurée sous Commode par saint Pantène, le Sicilien, pour que la jeunesse chrétienne cessât d’aller s’instruire auprès des philosophes païens.

Pantène expliquait les Saintes Écritures par le sens allégorique, appelait les sectes philosophiques à reconnaître que la Bible, livre révélé, avait tout dit suffisamment, tâchant surtout d’attirer les stoïques. Son successeur, Clément, dont l’érudition était considérable, appuyait son éclectisme bienveillant de citations, qu’il modifiait volontiers, dans le but de concilier Moïse et Platon. Après Clément, Origène, surenchérissant, tâcha de combiner les doctrines égyptiennes, grecques, juives et chrétiennes. Son zèle le conduisit à une sorte de platonisme, où la métempsycose s’affirmait en un gnosticisme mélangé de manichéisme : L’homme flanqué de deux anges, un bon et un mauvais, et ne risquant qu’un enfer temporaire ; Jésus fils de Dieu seulement par adoption ; l’âme convaincue de péché avant d’être unie au corps... formules que le concile de Nicée devra redresser. L’université chrétienne d’Alexandrie préparait, au plus, des demi chrétiens.

Aux excentricités d’Origène, comme à la rhétorique hellénisée de Clément — qui qualifia le corps du Christ de lait divin, — Tertullien opposa ses virulentes et retentissantes sorties contre tous les philosophes, sans exception, dont chacun imaginait un Dieu ! Tertullien, à ce point de vue, arrivait trop tard ; la manie qu’il combattait était insaisissable, car le Christianisme n’était plus, maintenant, qu’une espèce de philosophie occulte. Platon et Aristote devaient, par Plotin, collaborer à la dogmatique de saint Thomas d’Aquin. Le Juif Philon était bien le maître d’Origène et de Clément ; les idées du Verbe, de la Trinité, de la Grâce et de la Foi venaient de lui. Et on falsifiait jusqu’aux écrits évangéliques, afin que les textes ne pussent contredire les leçons des philosophes éducateurs. Pour que le Logos de Platon — le Verbe — l’emportât sur jésus, on mit le quatrième Évangile au-dessus des synoptiques ; le catholicisme judéo-hellénique rénové eut le Dieu de saint Paul, le Verbe fait chair.

La littérature chrétienne succédait à la littérature hellénique donnant ses derniers auteurs. Dion Cassius, à peine historien, crédule et déclamateur, exact cependant lorsqu’il dit ce qu’il a vu ; Hérodien, exclusivement préoccupé du succès, sophiste se jouant — avec agrément d’ailleurs, — de la chronologie et de la géographie ; Élien, le compilateur infatigable, sans goût ni critique ; Diogène de Laërte, collectionneur de textes, à peine écrivain, mais curieux, et les deux Philostrate, l’Ancien, qui rédigea la Vie fabuleuse d’Apollonius de Tyane, inventeur malheureux de ce Christ païen, et le Jeune, qui pérora à propos de tout, et de rien.

Quelle mission eût pu remplir l’académie chrétienne d’Alexandrie, si elle avait secoué le joug philosophique, compris le christianisme de jésus, révolutionnaire ? Par Philon et Josèphe, rapprochés, le génie gréco-oriental avait donné la mesure de son inconsistance, de son éclectisme stérile Potamon, cherchant l’unité, avait échoué ; Ammonius Saccas, le maître d’Origène, et qui n’écrivit rien, avait laissé Hiéroclès, qui voulut harmoniser Platon et Aristote ; Plotin, qui reprit et développa cette tâche avec enthousiasme, coupant d’éclairs ses épaisses obscurités, en arrivait à reconnaître la faculté instinctive supérieure à la raison, s’égarant en un mysticisme confus, extatique, voyant Dieu ! — Porphyre rassembla tous ces travaux comme en un arsenal, où saint Basile et saint Augustin trouveront toute espèce d’armes offensives.

La théologie chrétienne, innovée, prouvait le triomphe de Paul. Pierre — qui n’aimait pas les Pharisiens — déplaisait aux purs orthodoxes ; Jacques — qui avait dit : A quoi bon parler de foi quand les œuvres manquent ? — devait être sacrifié. Les théologiens paulinistes s’appuyaient forcément de la Bible, — la Bible inspirée des Septante, dit Justin, — et le Dieu de Paul, le Dieu des Juifs, irascible, reconquit sa place, ses fonctions d’impitoyable justicier. La Loi, ce fut la Bible hébraïque, toute la Bible, et non plus seulement le Pentateuque : La Loi constitua le péché. Un concile, à Carthage, marqua au front les condamnés du Dieu des juifs, les apostats et les tombés (lapsi) ; saint Cyprien affirma l’obligation du baptême à cause du péché originel sanctionné dans le texte de la Genèse, et soixante-cinq évêques, assemblés en Afrique (256), déclarèrent enfin qu’il n’y avait pas de validité de baptême hors de l’Église catholique, qu’il n’y aurait de résurrection que pour les Chrétiens, selon la parole de Paul : Les adorateurs du vrai Dieu, revêtus de la substance de l’éternité, seront pour toujours unis à Dieu ; les infidèles, et ceux qui n’auront pas trouvé grâce devant Dieu, seront condamnés à des flammes éternelles ! Jérusalem était réédifiée en Occident, à Rome ; le rêve de Paul se réalisait.

Le christianisme juif, utilitaire, s’avouait avec un cynisme touchant : Je veux, dit Tertullien, que nos dogmes ne soient que faussetés et préjugés, ils n’en sont pas moins nécessaires ; que ce soient des absurdités, ces absurdités ne laissent pas d’être utiles. L’aveu de l’utilité justifiant les dogmes montre le changement accompli, radical. Il y avait aussi, maintenant, chez les Chrétiens, comme jadis en Israël, une haine pratique, attisée contre les adversaires de l’Église. Prisonnier de Sapor, qui lui infligeait toutes les humiliations, Valérien — auteur de la huitième persécution, — après avoir servi d’escabeau au Roi des rois son vainqueur, venait de subir une mort épouvantable, ignominieuse : écorché vif, sa peau, tannée, emplie, et peinte en rouge, avait été suspendue à la voûte d’un temple perse... Les Chrétiens disaient, sans causer de scandale, que ces tortures — dont ils se plaisaient à détailler les horreurs, — n’étaient que le juste châtiment d’un Dieu courroucé !

C’était bien l’esprit du Sanhédrin revivifié ; il semblait qu’on entendît la voix de Paul, aigre, vindicative, infatigable. L’ère des Évangélistes était close ; Jésus était trahi ; contrairement à la parole du Sauveur, le royaume de Dieu devait être de ce monde, ainsi que les prophètes d’Israël l’avaient décrété.