DE 238 à 260. - Sapor Ier, Roi des rois. - Philippe empereur. - Goths et Carpi. - Jotapien, Pacatien, Marius et Dèce empereurs. - Le pape Victor et la célébration de la pâque : Rome, Ephèse et Lyon en désaccord. - Cniva, roi des Goths. - Gallus empereur. - Émilien. - Valérien empereur. - Barbares et Perses. - Persécution violente des Chrétiens. - Alamans. - Confédération des Francs. - Pirates. - Scythes. - Goths. - Suèves, Alains, Vandales et Saxons. - Gallien et Postume. - L’Europe contre Rome. - Valérien, prisonnier des Perses. - Palmyre : Odenath II roi. - Manès (Manichée) et Marcion. - Le pape Corneille et le prêtre Novatien. - Les Cathares. - École chrétienne d’Alexandrie. - Christianisme de Paul, juif EN Perse, Sapor Ier (Chapour) avait succédé, comme Roi des
rois, à Ardachir (238).
Le nouvel empereur romain, Philippe l’Arabe, faisant
la paix, céda Les Goths ayant reçu des Romains un accueil qui n’avait
été pour les Barbares attentifs que la preuve de la faiblesse romaine, les
Carpi réclamèrent à leur tour des concessions. Philippe, accouru, les
repoussa (245)
; mais il ne sut pas bénéficier de son succès, inespéré sans doute. Des
Barbares, bientôt, rassurés par son inaction, franchirent le Danube (249), au moment où
les armées de l’empereur se révoltaient partout contre l’impéritie, l’inutilité du prince. Jotapien en Syrie,
Pacatien en Gaule et Marius en Mésie, prenaient la pourpre. Philippe envoya le
sénateur Dèce, avec la mission de châtier l’usurpateur Marius et de chasser
les Goths de Le Pannonien Dèce, pour justifier le choix des soldats, regagner la faveur des dieux, ordonna contre les Chrétiens la septième persécution. La tolérance d’Alexandre Sévère — Juif ? — et la neutralité de Philippe — chrétien ? — avaient enorgueilli les sectateurs de jésus, devenus arrogants et accapareurs ; on les accusait — avec une apparence de raison, puisqu’ils s’en faisaient un mérite, — d’avoir absorbé toutes les forces de l’Empire, politiciens, officiers, littérateurs, artistes. La civilisation antique et la civilisation naissante se disputant l’avenir, tous les soupçons étaient logiques, toutes les accusations acceptables ; la décadence de Rome avait certainement une cause, qu’il fallait dégager. Les Chrétiens cependant éloignaient plutôt d’eux les esprits droits, par leurs contradictions, leurs discordes. Tandis que Tertullien condamnait le sacerdoce, — c’est à Dieu que nous adressons nos prières... sans ministre qui nous dicte les paroles que nous devons dire, — l’Église de Rome, au contraire, montrait un clergé omnipotent, des prêtres intermédiaires obligatoires entre les fidèles et la divinité. D’autre part, ceux que les subtilités helléniques agaçaient, et qu’attirait la simplicité des Évangiles, voyaient l’Église du Christ envahie des parasites grecs, impatientants : Les formules bizarres d’une fausse science, charlatanesque, à la fois pédante et puérile, servaient aux Pères pour expliquer naturellement des dogmes surnaturels, tel celui de l’Immaculée Conception, — Élien et Plutarque n’avaient-ils pas constaté qu’il n’y a pas de mâles dans l’espèce des vautours ? qu’il n’y a pas de femelles dans l’espèce des scarabées ? — La question de la célébration de la pâque enfin coupait en trois l’Église universelle. Les plus petites divergences se résolvaient en querelles énormes ; quelle confiance accorder aux chefs d’une religion si disputée, si turbulente ? Le pape Victor avait fixé le jour de la célébration de L’empereur Dèce se dirigea vers le Danube. Les Goths et les Carpi, commandés par un prince goth, Cniva, occupaient Philippopolis (250-251). Plusieurs fois vainqueur de ces bandes organisées, — 70.000 guerriers, — Dèce dut cependant se cantonner et se préparer prudemment à une guerre de tactique. Il allait cerner les Barbares et comptait les affamer, lorsqu’il périt dans un combat, en Mésie (octobre 251). Les Goths, jadis perdus au nord, ignorés aux bords de Dèce mort, Rome abandonna l’Orient. Gallus, empereur choisi par les troupes, crut se débarrasser des Goths en leur promettant de nouveaux tributs annuels, en leur laissant repasser le Danube. Le sénat accepta que la pourpre revêtît celui qui venait de commettre, lâchement, une pareille faute ; il exigea toutefois que Gallus prît pour collègue Hostilianus, le fils de Dèce. Pour compenser cette influence, Gallus nomma césar son fils Volusianus. Pendant que ces intrigues accaparaient à Rome toute l’attention, les Barbares se rapprochaient, lentement, pesamment, et l’Empire perse s’agrandissait, enthousiaste : Sapor occupait l’Arménie. Le Maure Émilien, envoyé contre les Germains-Goths, remporta sur eux une victoire imprévue, retentissante. Fiers de ce succès, les soldats du général victorieux lui donnèrent la pourpre. Les Perses pénétraient en Syrie. Les Goths, débordant à l’est, se répandaient en Asie Mineure, jusqu’à Éphèse, pendant qu’à l’ouest ils s’appropriaient l’Illyrie, jusqu’aux rives de l’Adriatique. Gallus, ne se préoccupant ni des Barbares ni des Orientaux, marchait vers son rival Émilien, lorsque ses troupes l’égorgèrent (253). Valérien, qui gardait le Rhin, accourut pour venger Gallus, entra dans Rome au bruit des acclamations, pendant que les légions du Danube faisaient Émilien empereur. Les troupes qui surveillaient le Rhin partirent pour aller défendre leur empereur à Rome. Les Francs, jusqu’alors tenus en respect, se soulevèrent (253). Émilien l’emporta d’abord sur Valérien, puis fut vaincu (254). L’héritage impérial ainsi réglé, Le déchaînement contre les Chrétiens était aussi, pour les
maîtres de Rome, une diversion aux préoccupations graves qui résultaient des
nouvelles, chaque jour plus désastreuses, transmises des frontières du nord
et du nord-est. Lors de la dernière expédition en Rhétie (213), l’armée
romaine s’était heurtée à un groupement de Barbares — les Alamans, — dont nul
ne pouvait dire l’origine. Venu du côté de l’est, pensait-on, ce mélange de toutes sortes d’hommes apportait une
force imprévue aux Germains, que Rome croyait avoir domptés. Beaucoup de
Lemnones — si puissants jadis aux bords de l’Elbe, — paraissaient être le
noyau de cette bourdonnante agglomération ; on y distinguait des Chérusques,
des Suèves, des Marcomans. Cela constituait une horde audacieuse et aimant les combats. Jusqu’alors, Au nord des Alamans, entre le Weser, lé Rhin et le Mein,
des confédérés, où l’on rencontrait des Chauques, des Ansibares, des
Chérusques, des Chamaves, des Bructères, des Cattes, des Attuariens et des
Sicambres, se nommaient Francs, — Franci, —
les indépendants, les libres. Ces Francs menaçaient le Bas-Rhin comme
les Alamans menaçaient le Haut-Rhin et Sur le Danube, les Goths remplaçaient — et bien autrement redoutables, car ils obéissaient à un dynaste, — les Daces de Trajan. Ces Goths, comprenant des Barbares que les Romains avaient déjà combattus, formaient déjà une nation. Ce n’était ni un conglomérat d’hommes de toutes races comme les Alamans, ni une confédération de groupes libres comme les Francs, mais une masse ethnique spéciale, à type dominant, dans laquelle se seraient rapidement fondus les annexés, tels que les Bastarnes et les Carpi. Rome ayant abandonné la police des mers, surtout depuis la
mort de Sévère, des pirates ravageaient les côtes. On attribuait cette guerre maritime organisée — car ces bandits
avaient des stratèges, une manière de
descendre et de piller, — aux Scythes dont Tyra, à l’embouchure du Dniester,
était la ville principale. Conduits par le Grec Chrysogonos, ces Scythes
saccagèrent épouvantablement Il y avait encore des Suèves au centre de La situation des Barbares — très compliquée d’ailleurs,
les dénominations purement géographiques se mêlant aux désignations de
tribus, consacrées, anciennes, faussées, et aux qualificatifs nouveaux
nécessaires, — échappait aux Romains, qui en étaient encore aux fables, aux
légendes, aux erreurs que la rhétorique, la pédanterie ou l’intérêt avaient
accumulées, notamment sur L’empereur Valérien comprit qu’il fallait agir contre les
Barbares. Il envoya son fils Gallien et Postume, le Gaulois, combattre les
Francs. Vainqueur, Postume reçut en récompense
le commandement supérieur de toute Valérien, dont les intentions étaient excellentes, mais l’intelligence bornée, se rendit en Asie, comme s’il était encore possible d’y enrayer le progrès des Perses. Pris à Antioche (259 ou 260), cette cité, la plus grande et la plus riche de l’Orient, fut affreusement ravagée. Tarse et Césarée subirent le même sort. Pressé par les Barbares et par les Perses, tandis que ses généraux : étaient divisés et ses légions insubordonnées, l’Empire se débattait dans les troubles d’une misérable anarchie. Les victoires de Sapor en Asie privaient Rome des revenus douaniers que lui rapportaient les trafics de Palmyre. L’antique Tadmor des juifs de Salomon, la ville des palmes, toute de marbre, prodigieusement ornée, s’enrichissait — si bien située, entre Damas et l’Euphrate, — des échanges de l’Europe avec les entrepôts de Vologasias, cette Babylone des Parthes, de Forath et de Charax Spasinou, au fond du golfe Persique. Palmyre, fière de sa fortune et de son luxe, ne dédaignait pas ceux qui servaient sa grandeur : les chefs de caravanes y constituaient une noblesse très respectée, très honorée, glorieuse de ses aïeux. Colonie romaine, jouissant du droit italique depuis
Tibère, la capitale de Le mal intellectuel qui troublait le monde n’épargnait pas le Christianisme, en proie aux idées les plus extravagantes, quelques-unes baroques. L’Empire iranien lui-même, si récemment restauré au nom de Zoroastre, et qui venait d’offrir le plus parfait spectacle d’une union politique et religieuse en une nationalité très pure, aura en Manès son novateur, son martyr, son faux Christ, légendaire. L’Arabe Curbicus, fils d’un mage peut-être, vendu à l’âge de dix-sept ans à une vieille femme de Ctésiphon, — de laquelle on fit plus tard le disciple de l’hérésiarque Térébenthe ? ou Bouddha ? — avait lu les livres des Chrétiens. Prenant le nom de Manès, ou Manichée — consolateur, Paraclet, — il se donna comme le véritable Christ ? Dans l’épaisse obscurité des controverses que Manès suscita — pas toutes de bonne foi, certes, — et qui cachent ses commencements, ses intentions réelles, on le voit cependant ébaucher une conciliation du Zoroastrisme et du Christianisme. Les disciples de Manès, ou Manichée, croyaient à deux principes coéternels et indépendants, créateurs du Bien et du Mal ; c’était l’idée de Montan, qui avait d’abord séduit Tertullien. Combattre le mal par toutes sortes de purifications, résumait ce que l’on pourrait appeler le culte zoroastrien des manichéens ; cela, jusqu’à ne laisser intact, en la créature, que la partie qu’elle a — dont elle est un morceau, suivant l’expression de saint Augustin, — du corps lumineux et immense de Dieu. Le manichéisme plut aux Orientaux ; les pratiques des sectateurs de Manès et l’ostentation de leur chasteté les rapprochaient des sectateurs de Jésus. Par le manichéisme, le gnosticisme, éteint, rejaillit en vives clartés. En Europe, Marcion, le prêtre orthodoxe de Sinope, très
ardent et très curieux, touché de zoroastrisme, cherchant la vérité,
découvrit l’opposition formelle qui
existait entre l’Ancien et le Nouveau Testament, trouva le principe du mal dans Les discussions religieuses dégénéraient en joutes philosophiques ; les systèmes se disputaient la foi. On employait, pour se combattre, toutes les armes de la subtilité et de l’extravagance, le pédantisme puéril et la raison outrée. Une désespérante lassitude se serait emparée des esprits, si les ambitions personnelles, ouvertement, n’avaient rivalisé pour obtenir le pouvoir religieux à Ronce même, ce qui fouetta l’attention, donna un but pratique d’activité. Le pape Corneille étant évêque de Rome (251), le prêtre Novatien — premier antipape — réclama le siège de Pierre, parce que l’Église n’avait pas le droit, comme elle l’avait fait, disait-il, d’absoudre les Chrétiens un instant retournés au paganisme et revenus au Christ. C’était la grande querelle du moment. A Carthage, le diacre Novat démontrait que les Chrétiens retournés à l’idolâtrie par crainte de la persécution, devaient être admis à la communion sans pénitence. L’Église de Carthage, dirigée par Cyprien, se prononça pour le pape Corneille. Deux conciles, à Carthage. et à Antioche, condamnèrent et expulsèrent Novatien. — Ceux qui suivirent l’excommunié se nommèrent les purs ou Cathares. Le Christianisme, voué aux subtilités, aux bavardages, héritait du discrédit qui avait frappé la philosophie Garde-toi des philosophes, écrivait Dion Cassius, il n’est pas de maux qu’ils ne fassent aux particuliers et aux peuples. Maintenant, les évêques philosophaient. C’est que le Christianisme avait eu son école à Alexandrie, la ville savante, école inaugurée sous Commode par saint Pantène, le Sicilien, pour que la jeunesse chrétienne cessât d’aller s’instruire auprès des philosophes païens. Pantène expliquait les Saintes Écritures par le sens
allégorique, appelait les sectes philosophiques à reconnaître que Aux excentricités d’Origène, comme à la rhétorique
hellénisée de Clément — qui qualifia le corps du Christ de lait divin, — Tertullien opposa ses virulentes
et retentissantes sorties contre tous les
philosophes, sans exception, dont chacun imaginait un Dieu !
Tertullien, à ce point de vue, arrivait trop tard ; la manie qu’il combattait
était insaisissable, car le Christianisme n’était plus, maintenant, qu’une
espèce de philosophie occulte. Platon
et Aristote devaient, par Plotin, collaborer à la dogmatique de saint Thomas
d’Aquin. Le Juif Philon était bien le maître d’Origène et de Clément ; les
idées du Verbe, de La littérature chrétienne succédait à la littérature
hellénique donnant ses derniers auteurs. Dion Cassius, à peine historien,
crédule et déclamateur, exact cependant lorsqu’il dit ce qu’il a vu ; Hérodien, exclusivement préoccupé du
succès, sophiste se jouant — avec agrément d’ailleurs, — de la chronologie et
de la géographie ; Élien, le compilateur infatigable, sans goût ni critique ;
Diogène de Laërte, collectionneur de textes, à peine écrivain, mais curieux,
et les deux Philostrate, l’Ancien, qui rédigea Quelle mission eût pu remplir l’académie chrétienne d’Alexandrie, si elle avait secoué le joug philosophique, compris le christianisme de jésus, révolutionnaire ? Par Philon et Josèphe, rapprochés, le génie gréco-oriental avait donné la mesure de son inconsistance, de son éclectisme stérile Potamon, cherchant l’unité, avait échoué ; Ammonius Saccas, le maître d’Origène, et qui n’écrivit rien, avait laissé Hiéroclès, qui voulut harmoniser Platon et Aristote ; Plotin, qui reprit et développa cette tâche avec enthousiasme, coupant d’éclairs ses épaisses obscurités, en arrivait à reconnaître la faculté instinctive supérieure à la raison, s’égarant en un mysticisme confus, extatique, voyant Dieu ! — Porphyre rassembla tous ces travaux comme en un arsenal, où saint Basile et saint Augustin trouveront toute espèce d’armes offensives. La théologie chrétienne, innovée, prouvait le triomphe de
Paul. Pierre — qui n’aimait pas les Pharisiens
— déplaisait aux purs orthodoxes ; Jacques — qui avait dit : A quoi bon parler de foi quand les œuvres manquent ?
— devait être sacrifié. Les théologiens paulinistes s’appuyaient forcément de
Le christianisme juif, utilitaire, s’avouait avec un cynisme touchant : Je veux, dit Tertullien, que nos dogmes ne soient que faussetés et préjugés, ils n’en sont pas moins nécessaires ; que ce soient des absurdités, ces absurdités ne laissent pas d’être utiles. L’aveu de l’utilité justifiant les dogmes montre le changement accompli, radical. Il y avait aussi, maintenant, chez les Chrétiens, comme jadis en Israël, une haine pratique, attisée contre les adversaires de l’Église. Prisonnier de Sapor, qui lui infligeait toutes les humiliations, Valérien — auteur de la huitième persécution, — après avoir servi d’escabeau au Roi des rois son vainqueur, venait de subir une mort épouvantable, ignominieuse : écorché vif, sa peau, tannée, emplie, et peinte en rouge, avait été suspendue à la voûte d’un temple perse... Les Chrétiens disaient, sans causer de scandale, que ces tortures — dont ils se plaisaient à détailler les horreurs, — n’étaient que le juste châtiment d’un Dieu courroucé ! C’était bien l’esprit du Sanhédrin revivifié ; il semblait qu’on entendît la voix de Paul, aigre, vindicative, infatigable. L’ère des Évangélistes était close ; Jésus était trahi ; contrairement à la parole du Sauveur, le royaume de Dieu devait être de ce monde, ainsi que les prophètes d’Israël l’avaient décrété. |