Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE VII

 

 

DE 180 à 222. - Christianisme cosmopolite et révolutionnaire. - Commode, empereur, traite avec les Barbares. - Pérennis et Cléander. - Pertinax empereur. - L’Empire aux enchères. - Didius Julianus achète le pouvoir. - Quatre empereurs. - Albinus, Niger et Septime Sévère. - Guerre aux Parthes. - Persécution des Chrétiens. - Révolte en Bretagne. - Les jurisconsultes et le Droit. - Apollonius de Tyane. - Caracalla et Geta. - Mort de Papinien. - Paix achetée aux Barbares. - Caracalla en Égypte et en Orient. - Artaban. - Macrin, empereur, traite avec les Parthes. - Ardachir. - Héliogabale empereur. - Le dieu d’Émèse à Rome

 

COSMOPOLITE et révolutionnaire, le Christianisme rationnel — Tertullien le constate, — était l’ennemi des dieux, des Empereurs, des lois, des mœurs, de la nature tout entière, c’est-à-dire de tout ce qui était Romain. Pour se défendre, à Rome, l’empereur ne disposait que des bourreaux ; dans les provinces, une sorte de dégoût, de sentimentalisme passionnel, amenait les élites — aristocrates de fortune ou de talent — aux prédicateurs du socialisme chrétien, incohérent encore, mais séducteur. La dernière tentative de résistance, la dernière manœuvre, l’essai néfaste d’une rénovation sociale par la philosophie, avait échoué misérablement ; et le Christianisme pouvait hardiment repousser le philosophe, avili : Qu’y a-t-il de commun entre un philosophe et un Chrétien, entre un disciple de la Grèce et un disciple du ciel, entre un homme dont le cœur ne bat que pour la gloire humaine et celui qui n’a d’autre ambition que celle de son salut, entre un honnie qui parle en sage et un homme qui vit en sage, entre un homme qui détruit et un homme qui édifie ?

Le Christianisme se montrait insolent, et il avait quelque raison sinon quelque droit de l’être, car le règne de Marc-Aurèle avait étalé l’hypocrisie de la prétendue sagesse philosophique, découvert les visées personnelles des philosophes, tandis que les sectateurs de Jésus, persécutés à outrance, demeuraient respectueux du pouvoir. Et pourtant, si nous voulions nous venger, disait Tertullien, une seule nuit et quelques flambeaux suffiraient ! Rome en effet n’était plus en état de réagir. Les Chrétiens étaient le nombre et la force maintenant ; à l’intimidation, qu’ils osaient employer, ils joignaient la propagande insinuante, l’attrait irrésistible de l’exemple, une particulière habileté, une politique adroite, persévérante, confiante. Sous Claude, sous Néron, sous les Flaviens, des Chrétiens avaient fréquenté le palais, y jouissant parfois d’une certaine influence ; les Empereurs philosophes s’étaient appliqués à les en expulser ; Commode, ce monstre, leur ouvrira de nouveau la maison des Césars.

Le gladiateur couronné succédant à Marc-Aurèle, Commode, inaugurait cet enfer d’un demi-siècle (235-284) où Rome va lamentablement agoniser. Tout de suite, il conclut avec les Quades et les Marcomans une paix aux termes de laquelle ceux-ci s’engageaient à se tenir à distance » du Danube, à ne s’assembler qu’en présence de centurions romains. Ensuite, achevant l’erreur de Marc-Aurèle, il enrôla 20.000 Barbares, comme pour montrer de près aux ennemis de Rome la faiblesse des armées impériales. Ce fut la première véritable invasion des Barbares, sottement voulue, consommée. Quelques actions heureuses des derniers généraux de Marc-Aurèle, — Pertinax et Marcellus, — sur les frontières de la Dacie et de la Bretagne (182-184), firent prendre à l’empereur le surnom triomphal de Britannicus, mais ne suffirent pas pour relever le prestige romain, très diminué du Danube à l’Euphrate, et en Grande-Bretagne.

Accouru précipitamment à Rome, aussitôt qu’il eut pacifié les Barbares, Commode se livra tout entier, avec frénésie, à sa double passion de la chasse et du cirque. Il descendit sept cent trente-cinq fois dans l’arène, pour y gagner ses gages de gladiateur ; conduisant un char, il prouva son habileté de cocher ; jaloux de la gloire d’Hercule, il fit graver sur la monnaie romaine, avec son image, les attributs du demi-dieu vivant qu’il voulait être. Se souciant peu de gouverner, cette brute accabla de cette lourde charge le préfet des gardes Pérennis, responsable des Hautes du maître, et que les soldats de Bretagne, revenus mécontents, massacrèrent (186). Commode remplaça le trop rude soldat par l’affranchi Cléander, de Phrygie, qui était préfet du prétoire, et il retourna à ses basses fréquentations. Cléander trafiqua des emplois, des sentences, de l’honneur et de la vie des citoyens ; la peste et la famine sévissant, l’avare et cruel préfet périt à son tour, dans une émeute. Commode avait lâchement abandonné, deux fois, ses favoris ; il se croyait à l’abri des conspirations, parce qu’il retenait auprès de lui, comme otages, les enfants de gouverneurs de provinces, et qu’à Rome il laissait aux prétoriens le droit de tout faire, les intéressant ainsi, pensait-il, à sa propre conservation.

Son dédain absolu, sincère, des choses de l’intelligence avait éloigné de Commode tous les penseurs ; il ne vivait qu’entouré d’athlètes. Ayant sans doute l’inquiétude de son impéritie, il s’appliquait, avec un instinct persistant, à éviter ce qui pouvait lui susciter un embarras ; c’est ainsi qu’il ne voulut pas que l’on colonisât le nord de la Dacie et qu’il refusa d’annexer à l’Empire des terres conquises par ses généraux, donnant même parfois aux vaincus plus qu’ils n’avaient réclamé, pour obtenir d’eux une tranquillité durable. On calomnia l’impératrice Faustine, sa mère, pour établir que cet empereur stupide et cruel n’était pas le fils de Marc-Aurèle ; malheureusement pour les apologistes du prince philosophe, la nature avait affirmé, par les traits d’une ressemblance flagrante, une paternité appuyée d’ailleurs du témoignage irrécusable de Fronton.

C’était certes bien le fils de Marc-Aurèle, cet empereur volontaire d’action et paresseux d’esprit, bon, quelquefois, de la bonté des colosses, cruel de la cruauté des doux extravagants, exaspérés. Marc-Aurèle avait employé sa violence à se contenir, à jouer jusqu’au bout, imperturbablement, le rôle qu’il s’était assigné ; héroïque en des guerres détestées, parce qu’il lui paraissait logique de vaincre, et martyrisant avec calme les Chrétiens, parce que sa sagesse philosophique ne descendait pas jusqu’au peuple ; tandis que Commode, qu’aucun sophisme n’influençait, sans hypocrisie, descendait au cirque avec la lourdeur d’un boucher, puis allait aux processions de rite égyptien, portant l’Anubis, se délectant même à ce culte paradoxal d’efféminé.

Des Chrétiens étaient à son service, et il ne trouvait rien d’extraordinaire en ceci. La femme que choisit son caprice impérieux, Marcia, put, sans éveiller même la susceptibilité de son amant, intéresser l’empereur au sort pitoyable des confesseurs de la foi condamnés au travail des mines. La légende de ses premiers exploits, de ses œuvres herculéennes, l’emporta sur ces derniers détails, pourtant caractéristiques d’une certaine générosité ; on ne voyait que l’empereur athlète. Ammien Marcellin écrira sérieusement qu’un jour, dans l’amphithéâtre, Commode abattit cent lions, chacun d’un seul coup.

Il fut tout à fait cruel, et uniquement, atrocement, lorsque des conspirations tramées contre sa vie, découvertes, l’épouvantèrent. La veuve de Verus avait tenté de le faire assassiner, un déserteur avait projeté son égorgement (187). D’infatigables délateurs le harcelaient.

Alors, comme il s’attaquait aux bêtes dans le cirque, il affronta ses adversaires, furieusement, aveuglément, frappant devant lui, sans regarder, des sénateurs, des parents, le jurisconsulte Salvius Julianus, dénoncé. La terreur stupéfiait les Romains ; on s’écartait de ce fauve déchaîné, tout en préparant sa perte. La veille des saturnales, accompagné de gladiateurs, affolé, ivre de peur et de rage, on lui signala le chambellan Électus, le préfet des gardes Lœtus, et Marcia elle-même, complotant contre sa vie. Il écrivit ces trois noms sur ses tablettes, ce qui était une condamnation. Avertie, Marcia lui versa du poison et un jeune athlète hâta l’agonie terrible de l’empereur en l’étranglant (31 décembre 192). Les sénateurs, délivrés, firent jeter le cadavre de Commode dans le Tibre.

Le préfet de la ville, Pertinax, désigné par les meurtriers de Commode, fut fait Empereur. Une large gratification paya le consentement des prétoriens, le sénat ayant acquiescé. Fils d’un affranchi, Pertinax devait la pourpre à sa réputation d’équité, à la simplicité notoire de sa vie, à la déférence qu’il avait toujours témoignée aux sénateurs. Ses premiers actes furent d’un homme d’État ; il assura la liberté des trafics et il exempta d’impôts pour dix années les terres devenues incultes, restituées aux laboureurs. Mais il déplut aux soldats par quelques mesures où le principe d’économies apparut trop, les inquiétant ; ils l’égorgèrent dans son palais (28 mars 193).

De ce jour, ostensiblement, l’Empire fut la chose des soldats ; ils le mirent aux enchères. Didius Julianus obtint les ornements impériaux et le serment des gardes, au prix de 6.250 drachmes par homme. Mais l’empereur, escorté jusqu’au palais par ses créanciers armés, accepté par le sénat dévorant sa honte, ne put tenir ses engagements, payer le prix de la pourpre. La révolte soudaine des légions de Bretagne, de Syrie et d’Illyrie, arrêta les prétoriens qui se disposaient à se débarrasser du vieillard insolvable. A l’exemple des prétoriens de Rome, au loin, les armées avaient chacune fait un empereur : en Bretagne, Albinus ; en Syrie, Pescennius Niger ; en Illyrie, Septime Sévère (193). Ce dernier marchait sur Rome. Le sénat, enhardi par ces troubles, fit tuer l’ennemi public — Didius, — frappa les meurtriers de Pertinax et s’empressa de reconnaître Sévère comme Empereur.

Peut-être Gaulois d’origine, né en Afrique, ayant épousé une Syrienne, Septime Sévère inaugurait une dynastie. En vue de la cité de Romulus, il appela les prétoriens, comme pour traiter avec eux des conditions de son avènement, les fit cerner par ses légions, silencieuses, obéissantes, leur reprocha durement l’assassinat de Pertinax et l’intronisation de Didius, cassa leur cohorte, les dispersa et leur défendit de s’approcher de Rome à plus de cent milles. Puis, singulière inconséquence, après avoir courageusement aboli cette garde, qui en était arrivée à disposer de l’Empire, il la reconstitua, en l’augmentant, avec cette précaution illusoire que les nouveaux prétoriens seraient exclusivement choisis parmi les légionnaires les plus braves.

L’empereur des légions bretonnes, Albinus, et l’empereur des légions syriennes, Niger, l’inquiétant, Sévère afficha aux yeux des Romains, qu’il voulait conquérir d’abord, une grande douceur, une modération extrême. Mais ses légions illyriennes, devenues barbares, installées dans Rome, la pillaient, campaient dans les temples et sous les portiques, en désordre, affirmant de plus en plus une redoutable indépendance. Les soldats, un jour, se mutinèrent, réclamant une gratification de 2.500 deniers par tête, et Sévère se soumit à cette exigence. Comme il fallait guerroyer contre les deux autres empereurs, Rome se débarrasserait de ces légions intolérables en les envoyant aux batailles ; en attendant, on supportait patiemment cette humiliation.

Sévère fit croire à Albinus qu’il lui céderait une part du pouvoir ; et pendant qu’il négociait, il expédia des troupes en Afrique, craignant, en effet, que son rival ne voulût affamer les Romains en arrêtant les cargaisons de céréales expédiées de Carthage et d’Alexandrie. Niger, insouciant, trompé d’ailleurs, était à Antioche, inactif, tout étourdi des orientales acclamations ; Septime Sévère marcha contre lui, le surprit, le vainquit facilement à Cyzique, puis près de Nicée, puis encore près d’Issus. Niger trouva la mort près d’Antioche (194).

Priscus, l’ingénieur, tenait Byzance. Sévère ne put le réduire qu’après deux années d’efforts. La ville prise, démantelée, fut placée sous la dépendance de Périnthe. Antioche perdit ses privilèges. Effrayés des vengeances impériales, — car Septime Sévère persécutait sans rémission tous ceux qui l’avaient combattu, — les soldats de Niger s’étaient retirés en grand nombre chez les Parthes. Quant à Albinus, — l’empereur en Bretagne, endormi par les flatteuses promesses de Sévère, — des messagers devaient lui remettre une missive et l’assassiner. Averti, Albinus passa en Gaule, avec le titre d’auguste. Les légions de Bretagne et d’Illyrie, les armées de Sévère et d’Albinus se rencontrèrent près de Lyon. Albinus vaincu se donna la mort. Lyon, qui s’était prononcée pour le rival de Sévère, fut pillée et incendiée (197).

Maître de l’Empire, Septime Sévère revint aux traditions impériales. En envoyant au sénat la tête d’Albinos, il lui adressa la lettre d’un tyran las de modération forcée, et dès son retour il inaugura sa tyrannie. Il poursuivit d’une même rigueur les amis d’Albinus et tous ceux qui lui portaient ombrage, par leur richesse ou par leur renom. Quarante et une familles sénatoriales périrent. L’apothéose de Commode fut l’étrange fête dont l’impérial bourreau illustra ses exécutions.

Une guerre contre les Parthes, indispensable, suspendit ces atrocités. Septime Sévère prit Séleucie et Ctésiphon, livra ces villes au pillage, sans trop intimider les ennemis, qui se replièrent vers leurs déserts, annonçant leur revanche prochaine. Il visita la Syrie et l’Égypte. Rentré dans Rome, il décida la cinquième persécution contre les Chrétiens — dix-huit mille martyrs ? — malgré les retentissantes apologies de Minutius Félix et de Tertullien ; à cause d’elles peut-être.

Tyran dans la plus large acception du terme, Septime Sévère entendait discipliner l’État, le régenter violemment. Exagérant jusqu’à l’abus ses meilleures intentions, il sévit avec cruauté contre les mauvaises mœurs, éloigna du trône les affranchis, entassa du blé dans les greniers de Rome, pour une consommation de sept années ! Il embellit les provinces de monuments qui, s’ils ne relevèrent pas l’architecture traînante, témoignèrent de sa sollicitude pour le premier des arts. Mais l’important, pour lui, c’était de contenter les soldats ; il les tenait bien, d’ailleurs, par l’application de règlements sévères, l’octroi de vaniteuses distinctions, de larges libéralités. Une soudaine révolte l’ayant appelé en Bretagne, il l’apaisa facilement et crut pouvoir achever la soumission de l’île ; il dut reconnaître, après avoir perdu 50.000 hommes, qu’il échouerait. Revenant à la politique des Antonins, il fit construire, sur la ligne tracée par Agricola, un mur protecteur de ses conquêtes (210).

C’est pendant cette expédition que, pressé de régner, Bassien Caracalla, le fils de l’empereur, faillit assassiner son père.

Les Calédoniens s’étant révoltés de nouveau, Sévère, malade, furieux, ordonna leur extermination. Les troupes romaines se soulevèrent à la lecture de cet ordre, proclamèrent auguste Bassien. L’empereur se fit porter à son tribunal, se promettant de confondre dans une même condamnation, terrible, et les soldats rebelles et le fils parricide... Il vit la mort le toucher, et laissant tomber sa colère, désormais inutile, il expira, disant j’ai été tout, et tout n’est rien !

Malgré sa tyrannie, Septime Sévère avait subi l’impression des temps nouveaux, collaboré sans le vouloir à la révolution en marche. Les jurisconsultes Salvius Valens, Ulpius Marcellus, Javolemus et Volusius Mœcianus mettaient de l’équité dans la loi, de la bienfaisance dans l’exercice de la justice : L’esclavage est reconnu comme une violation des lois de la nature ; un droit d’héritage sur les biens du maître, à défaut d’héritiers, est accordé à l’esclave ouvrier, sur une part de la fortune édifiée ; les abus de l’autorité paternelle sont abolis ou restreints ; la mère, aux termes de sénatus-consultes (158 et 178), fait partie de la famille du mari et de ses enfants ; enfin, le grand principe de la culpabilité ressortant de la volonté et non du fait, renversa sur sa base l’ancien droit.

Ces réformes substantielles furent rédigées et codifiées par les penseurs, — les stoïques notamment, — qui intervinrent, avec une persévérante énergie, dans la réorganisation de la société romaine ; mais ces « principes » ne seraient certainement pas sortis du domaine des spéculations, si les Chrétiens n’avaient érigé en face de la justice romaine le tribunal de l’évêque, jugeant civilement au nom de lois nouvelles supérieures aux lois antiques. Le Christianisme contraignait ainsi l’Empereur à sanctionner des lois humanitaires, s’il ne voulait pas se montrer distancé par les juges des tribunaux du Christ. Un besoin d’unité légale, de sécurité dans le droit, de simplicité et de clarté dans les obligations, d’égalité, hantait les esprits. Tatien avait dit que la bonne loi devait être commune à tous les hommes.

Les jurisconsultes — Papinien, Ulpien, Gaius, Modestin, Florentinus, Marcien, — succédaient aux philosophes de Marc-Aurèle convaincus d’impuissance, préparaient le Droit de l’avenir. Les Chrétiens, eux, paraissaient avoir et appliquer ce droit universel, commun à tous les hommes. Or les magistrats de l’Empire étaient encore très attardés sur la voie de cette conquête sociale, puisqu’ils n’admettaient pas les Chrétiens — des hommes Pourtant ! — à plaider devant eux. Donc, à Rome, deux lois, deux droits, deux justices. Pourquoi ? Tertullien répond : Nous n’adorons pas vos dieux, et voilà pourquoi nous sommes poursuivis comme coupables de sacrilège et de lèse-majesté ; voilà le point capital de notre cause, ou plutôt la voilà tout entière. De ce dualisme contradictoire et du désir universel d’un code commun, résultait une aspiration vague mais logique vers une communauté de religion et la reconnaissance d’un seul Dieu, la multiplicité des divinités expliquant la confusion des cultes et des lois.

L’impératrice Julie Domna, la Syrienne, eut le sentiment exact de cette nécessité d’union sociale en l’adoption d’une unique divinité, lorsqu’elle substitua aux persécutions de Septime Sévère sans effet, comme aux raisonnements infructueux des philosophes, l’idée de la recherche d’un Dieu qui supplanterait jésus, trop engagé contre l’Empire, en reléguant toutes les divinités du paganisme fini. Dans ce but, on chargea Philostrate d’écrire la vie d’Apollonius de Tyane. Ce roman théologique, composé en parallélisme des Évangiles, — annonciation, prodiges, science innée, soumission admirative des peuples et des rois, Dieu suprême, ardente charité, réprobation des sacrifices sanglants, paraboles, prédictions de l’avenir, guérisons miraculeuses, démons chassés, résurrection des morts ; agonie du Dieu, abreuvé d’outrages, dans les cachots de Domitien, sa disparition mystérieuse, sa rencontre soudaine avec les Disciples... — ce roman venait trop tard : le Christianisme, fondé, était assis sur le siège de l’évêque de Rome ; les temps d’un prosélytisme sentimental étaient passés, il fallait une démonstration d’existence maintenant.

Les deux fils de Septime Sévère, Caracalla et Geta, déjà célèbres par leur inimitié, rapportèrent à Rome les cendres de leur père ; ils furent tous deux proclamés empereurs. Leur mère, Julie Domna, s’était opposée au partage de l’Empire. Caracalla devança l’intention pareille de son frère en poignardant Geta dans les bras de Julie, citant Romulus pour justifier son crime. Papinien fut condamné à mort pour n’avoir pas voulu faire l’apologie du fratricide. Les amis et les partisans de Geta périrent, au nombre de 20,000. Le sénat, décimé et bafoué, n’osa rien contre ce déchaînement de fureur. De folles prodigalités ayant vite épuisé le trésor, Caracalla — qui ordonna des constructions ruineuses et augmenta la solde des légionnaires, — doubla l’impôt des héritages, en accordant le droit de cité à tous les provinciaux, simplement pour que cette perception extraordinaire les atteignît.

Caracalla put laisser bientôt Rome terrifiée. Il alla combattre les Barbares, s’affublant tantôt du costume d’Alexandre, tantôt du costume d’Achille ; il remporta une victoire sur le Mein (213), ou du moins la fit célébrer, et reçut ensuite, venus de l’Elbe et de la mer du Nord, des députés stupéfaits de voir l’Empereur vêtu comme un Barbare, les cheveux et la barbe teints comme les leurs. Il acheta la paix et se rendit en Égypte. Les Alexandrins se moquèrent de Caracalla, singe d’Alexandre ; il feignit de ne pas entendre leurs sarcasmes, mais au moment où le peuple se massait pour l’ovation, il ordonna à ses troupes de semer la mort dans cette cohue. Il interdit aux savants de se réunir au musée et consacra aux dieux égyptiens l’épée dont il avait transpercé son frère.

Il parut tout à coup en Orient (216), pour écraser les Arméniens et, s’il le fallait, dompter les Parthes. Quelques bandes de Spartiates insérées dans les légions devaient, pensait-il, lui assurer la victoire ! Cette fois encore, dissimulant ses véritables projets, il demande au roi des Parthes sa fille en mariage, et s’avance, tel qu’un impérial fiancé dont la suite serait une armée. Artaban vint au-devant de l’empereur, en marque d’amitié empressée ; et pendant que les Parthes se réjouissaient de cette alliance terminant la guerre, Caracalla donna le signal de la bataille. Artaban échappa au massacre. Les Romains s’emparèrent de la Mésopotamie.

Un jour que l’empereur visitait le temple de Charus, un centurion, vengeant une injure personnelle, le tua (217). Les cavaliers germains qui servaient Caracalla écharpèrent le meurtrier.

Artaban, surpris mais non vaincu, revenait déjà à la tête d’une armée refaite, nombreuse. La fureur des Parthes s’exaspérait au spectacle des sacrilèges commis par les soldats romains aux anciennes sépultures royales d’Arbèles, violées. Sans chef pour résister à l’attaque imprévue de l’ennemi, les légions proclamèrent Empereur le préfet des Gaules, Macrin, qui s’empressa de négocier de la paix. Artaban exigeant la totale évacuation de la Mésopotamie, il fallut combattre. Les deux .armées se rencontrèrent près de Nisibe. Après la bataille, très sanglante, mais indécise, on traita. Rome conservait la Mésopotamie, affirmait la vassalité des Arméniens, obéissant à leur roi Tiridate, ainsi que de l’Osrhoëne où l’ancienne dynastie recouvrait le trône, et s’engageait à payer aux Parthes une contribution de guerre de 50.000 deniers. Ce succès fut le dernier des Arsacides. Une insurrection revendicatrice, dirigée par Artaxerxés (Ardachir), donnera aux Parthes un roi de pure race iranienne, perse (224-241).

Satisfait d’avoir évité la prolongation d’une guerre difficile, Macrin rentra dans Antioche, d’où il écrivit au sénat qu’il apportait aux Romains de la sécurité et de la liberté. Les sénateurs confirmèrent les pouvoirs du prince. A Rome, Macrin édicta la peine de mort contre les délateurs sans preuves et ramena à l’ancien taux le droit doublé sur les héritages ; il résolut ensuite de discipliner l’armée, ce qui le perdit. La sœur de l’impératrice Julie Domna — Julie Mœsa — acheta les soldats mutinés et leur fit proclamer empereur unique le jeune et beau grand-prêtre d’Émèse, Bassianus, fils de sa fille Soémis.

L’ambitieuse aïeule, calomniant sa fille pour justifier le choix des légions, déclara que Bassien était fils de Caracalla. Les troupes que Macrin envoya pour châtier les rebelles passèrent au camp de l’empereur nouveau. Macrin accourut alors arec toutes les forces de l’Empire. Vaincu en une seule bataille, sur les frontières de la Syrie et de la Phénicie (8 juin 218), il s’enfuit ; poursuivi, atteint, on l’égorgea ainsi que son fils Diadumène. Tous les gouverneurs de province qui l’avaient soutenu subirent le même sort. Le nouvel Antonin prit le nom du dieu d’Émèse, Héliogabale — Élagabal, — dont les grands-prêtres exerçaient les fonctions sacerdotales et le pouvoir royal depuis la décomposition de la dynastie des Séleiuides.

Empereur, Héliogabale installa son Dieu, la pierre conique d’Émèse, dans un temple édifié sur le Palatin. Lit, chaque jour, revêtu des ornements pontificaux, il officiait, immolant des victimes, versant en libations sacrées des vins précieux, dansant, jouant des cymbales et du tympanum, devant le sénat réuni, devant les chevaliers assemblés par ordre. Il sacrifia de jeunes enfants, enlevés aux meilleures familles, et ne sachant bientôt plus qu’imaginer pour assouvir sa manie religieuse, il voulut marier la pierre conique d’Émèse avec la pierre conique de Carthage, la Tanit punique. Dans le temple nouvellement consacré à la déesse, chaque année, magnifiquement, au prix d’énormes dépenses, sur un char étincelant de pierreries, que traînaient six chevaux blancs, l’épouse allait à l’époux en une procession rituelle où tous les dieux de Rome, comparses assujettis, figuraient humblement. L’empereur, orné du costume asiatique, conduisait la théorie solennelle, marchant à reculons, pour ne pas quitter des yeux la divinité.

Disposant de tous les pouvoirs, le maître des dépravations, âgé de dix-sept ans à peine, étranger aux mœurs romaines, s’entoura de barbiers et de danseurs, fit sabler d’or et d’argent la voie qui menait au palais, affecta de ne jamais revêtir la même robe, — car sa démarche et son costume étaient ceux d’une femme, — se baignait dans de l’eau de roses et donnait des naumachies sur des lacs de vin. Les confiscations et les impôts payaient à peine ce luxe fou.

Les soldats finirent cependant par prendre en dégoût cet efféminé, qui se faisait appeler domina ou imperatrix, qui travaillait à des ouvrages de laine, vivait une vie dégradante, toute de débauches, servi par des eunuques, ce qui était une innovation. Les prétoriens lui préféraient son cousin, le jeune Alexandre Sévère, césar adoptif ; c’est pourquoi l’empereur, plusieurs fois, avait essayé de faire assassiner son rival, que sa mère Mammée protégeait d’une surveillance efficace. Finalement, les prétoriens tuèrent Héliogabale (11 mars 222) et sa mère Soémis.