Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE VI

 

 

L’éducation chrétienne. - Canon des Écritures. - Pédagogues d’Asie Mineure : Dion de Pruse, Galien. - Pausanias. - Philosophie : Épictète, Arrien, Fronton, Marc-Aurèle. - Paganisme et Christianisme : Celse, Lucien, Justin, Tatien. - Le Christianisme en Espagne, Bretagne, Éthiopie et Gaule. - Pothin et Irénée. - Persécution à Lyon. - Arles, Marseille et Nîmes. - Philosophes et apologistes. - Minutius Félix. - Séparation du Judaïsme et du Christianisme. - Papias : la fin du monde et le règne du Christ. - L’Église catholique et l’Empire

 

L’ÉDUCATION chrétienne créait dans Rome une société distincte, opposée à la société romaine : morale sévère, richesse condamnée, toute panure honnie comme élément de péché, horreur des bavardages, du bruit, interdiction des lectures païennes et éloigneraient des bains, la chasteté équivalant presque au baptême. La discipline calme des sectateurs de Jésus, leur soumission à de telles règles de vie civile, provoqua d’abord l’étonnement, puis l’admiration. On racontait l’héroïsme contagieux des martyrs. En Asie, Arrius Antoninus ayant envoyé quelques Chrétiens à la mort, tous les fidèles étaient accourus réclamant la même fin glorieuse ; or cette fin des Chrétiens, c’était le crucifiement, le déchirement par les bêtes, le feu, le fouet, ou encore l’épouvantable travail dans les mines en Sardaigne, une mort lente, atroce. Ces indomptables venaient aux juges et allaient ensuite aux bourreaux avec une insultante coquetterie ; ils se faisaient de la souffrance, comme de la pudeur, une volupté.

Ce spectacle mettait en rage les Romains, qui n’avaient ni sciences, ni arts, ni culte même, pour satisfaire leur curiosité ou alimenter leur émotion, tandis que les Chrétiens, eux, lisaient les Évangiles, se distribuaient les textes des Apôtres, dont les phrases apprises, répétées, interprétées comme les articles d’un code, se transformaient en lois. D’un côté il y avait donc la constitution romaine, protectrice de la richesse et justificatrice du pouvoir ; de l’autre, la loi chrétienne, glorifiant la pauvreté, exaltant le sacrifice. L’antagonisme des deux sociétés était manifeste. Les vociférations contre les Chrétiens dépassaient la rigueur des lois ; tous ceux qui n’adoraient pas publiquement Rome divinisée, convaincus d’athéisme, se condamnaient eux-mêmes irrévocablement. L’outrage dont on flagellait les sectateurs de Jésus stimulait leur ardeur ; la calomnie, pas plus que la mort, ne les impressionnait. On les accusa de boire du sang lorsqu’ils célébraient le sacrement de l’eucharistie, mais ils ne cessèrent pas de communier de Dieu, et ce fut comme une bravade.

Voici que parmi les Chrétiens, bientôt, quelques-uns s’indignèrent, crurent devoir ramasser dans la boue et dans le sang les traits dont on les accablait, pour les renvoyer à leurs accusateurs. Les héros du Christianisme militant secouèrent leurs scrupules ; ils empruntèrent à Isaïe et à Hénoch des véhémences qu’ils attribuèrent à Jésus, ou firent parler Dieu par la bouche de Luc, amalgamant la Bible et les Évangiles. Ce labeur hâtif, maladroit, où chacun apportait son invective, ne donna que de la confusion, du trouble, de l’anarchie. Il fallut choisir, écarter les écrits compromettants, établir un canon des Écritures, dénoncer surtout les évangiles faux, ou nuisibles — apocryphes, — celui de Basilide, celui de Marcion, et l’Évangile de l’Enfance, conte oriental.

Mais il importait surtout de fixer, et vite, les traits du Sauveur dans la quantité des Jésus divers imaginés, extraits de toutes les mythologies, depuis le Jésus enfant, toujours petit, jusqu’au Jésus gigantesque, l’Indra dont le front touchait le ciel. La liste des Évangiles fut close (180) d’un coup d’autorité. Le Christianisme avait désormais sa Bibliothèque.

Aux livres chrétiens arrêtés, parfaits, si séduisants, Rome n’opposait qu’une littérature sèche, prétendue grecque : les biographies littéraires de Plutarque, les affadissantes Pensées de Marc-Aurèle, le licencieux roman d’Apulée, les désespérantes hardiesses de Lucien. — Le cynique Démonax, qui ne faisait pas de sacrifices, qui ne s’initiait à aucun mystère, qui n’avait d’autre religion qu’une gaieté et une bienveillance universelles, avait été le maître de Lucien, l’intelligent railleur, dont la verve et le bon sens ridiculisèrent finalement les religions et les philosophies. Lucien se plaisait à saper le vieux monde ; ce satirique irréfléchi, mécréant et blasphémateur, qui osa qualifier Jésus de sophiste crucifié, rendit au Christianisme l’immense service de le débarrasser des dieux païens.

L’Asie Mineure, frivole, judéo-hellénique, et qui exportait des maîtres d’école comme un produit du sol, continuait l’œuvre dissolvante d’Alexandrie. Sauf Dion de Pruse, aux descriptions puissantes, au style vigoureux et fier, aux pensées fortes, et Galien, dont la culture générale stimulait, quelle philosophie ! et quelle éducation ! et quels pédagogues ! Hérode Atticus, précepteur des deux fils d’Antonin, improvisateur banal, sans idées ; Élius Aristide, le païen fervent, déclamateur, ouvrier de phrases, prolixe, ennuyeux, habile à renouveler, en les rééditant, les auteurs anciens ; Hermogène, le très subtil, philosophe prodige, épuisé à vingt-cinq ans, comparé à Platon, à Aristote, à Cicéron, et dont l’éloquence excita la curiosité de Marc-Aurèle ; Pausanias, qui eut au moins le mérite de composer un Itinéraire de la Grèce dont les mineurs archéologues n’épuiseront jamais la richesse des filons, en se heurtant toutefois, non sans impatience, aux obscurités d’une concision mal imitée de Thucydide ; et Athénée de Naucratis, l’extraordinaire compilateur.

Dans ce mouvement plutôt philosophique, l’influence d’Épictète fut considérable. Le premier, il avait voulu définir le Devoir ; laissant à Dieu le soin et la responsabilité des choses, il résumait en une maxime de sublime patience toute la sagesse possible de l’humanité. L’homme n’était pour lui qu’un acteur jouant un rôle, long ou court suivant la volonté du maître. On a vu comment Marc-Aurèle joua ce rôle et quelle mort pitoyable termina la vie de cet élève docile, confiant et tenace. Épictète n’ayant rien écrit, Arrien mit en ouvre la philosophie du maître. Styliste serré, clair, mâle, solidement gracieux, historien précis en son Expédition d’Alexandre, moraliste disert, politique avisé, homme d’État, Arrien exerça toute sa séduction sur les Antonins, plus entraînés qu’émus, — car il lui manquait le charme, — mais gravement, sérieusement, imperturbablement décidés à pratiquer de telles leçons.

Les disciples du Maître, dévoués, n’eurent à leur disposition que de l’insuffisance et du pédantisme ; le mal hellénique était trop profondément enraciné pour qu’il ne mûrit pas ses fruits. Le conducteur de Marc-Aurèle, Fronton — honnête homme sans doute, relativement à son époque, — sans esprit et sans critique, gâchait son érudition en un lourd et froid amalgame de fausses rudesses, de termes impropres, de disproportions surprenantes entre le langage et le sujet. Digne élève d’un tel maître, Marc-Aurèle rédige, en une langue remplie d’incorrections maniérées, des lettres naïves, sincères, intéressantes dès lors, et il écrit ses Pensées en un style artificiel dont les négligences ont parfois une grandeur Lapidaire, antique, empruntant à des tournures inattendues, bizarres, rapides, à un fond à la fois fantaisiste et pieux — ne se rattachant à aucune philosophie, on pourrait dire à aucune religion, — un caractère de sauvagerie simple frappant l’esprit, laissant la critique hésitante, inspirant de la pitié.

S’il fut sincère, Marc-Aurèle dut cruellement souffrir de la difficulté qu’éprouvaient les penseurs de son temps à trouver et à définir le vrai. Épictète avait expliqué l’héroïsme des Galiléens par le seul fanatisme ; comment alors être Chrétien ? Mais Apulée définissait ainsi Dieu : Ce qu’est le pilote sur un vaisseau, le guide sur un char, le coryphée dans les chœurs, la loi dans la cité, le chef dans l’armée, Dieu l’est dans le monde. — Cette affirmation était trop conforme à l’esprit de Rome pour ne pas impressionner, surtout après l’effondrement des philosophies. A la mort de Marc-Aurèle, on vit de riches Romains, demeurés jusqu’alors loin du Christianisme, y venir en y amenant leurs esclaves et leurs clientèles, avec le désir de s’y complaire et de s’y attacher.

Celse, le philosophe écouté, en s’attaquant au Christianisme, et par la manière même dont il entama son action, rendit témoignage de la vitalité de la secte. Il concluait, en effet, en demandant aux Chrétiens de la tolérance ! ce qui plaçait sur le même rang le Christianisme et le paganisme. Puis il tâcha de concilier l’avenir avec le passé : Il n’y a, dit-il, qu’un seul Dieu suprême, et l’Empereur a reçu son pouvoir de Dieu. Aussitôt cette concession faite aux idées chrétiennes, — monothéisme et délégation du pouvoir divin au prince, — Celse essaye de rattacher les Chrétiens, par la raison, à un paganisme modifié : La doctrine des sectateurs de Jésus est barbare ; ils forment une association illicite ; une religion doit être nationale ; où est la nation des Chrétiens ? Cette société, composée de misérables et de faibles d’esprit, ne saurait durer ; l’esprit de corporation qui unit les Chrétiens ne suffit pas, il s’effacera... pourquoi ne pas conserver la religion établie, en l’améliorant ? Et Lucien, l’ami de Celse, dont il partageait le scepticisme, mais dont il ne comprenait pas l’intention, continuait de batailler, ruinait l’idée de conciliation émise, en portant des coups décisifs aux antiques divinités. Il travaillait pour le Christ, sans s’en douter, car il méprisait les Chrétiens, qu’il qualifiait de sectaires mais, de fous pas même malfaisants.

Le Dieu de Celse et de Lucien c’était Épicure, bienfaiteur du genre humain ; païens et Chrétiens, également ennemis de cette doctrine, gardaient leurs superstitions. Le défenseur principal de l’Église du Christ, à ce moment, Justin, dont l’ardeur dépassait l’intelligence, ne voyait pas les progrès sérieux que le Christianisme faisait, ou bien voulait en hâter inconsidérément la victoire pour la constater. Il se tenait debout, attirant l’attention, annonçant qu’il résoudrait le problème posé, donnerait une solution radicale, immédiate, et provoquait toutes les philosophies. L’Assyrien Tatien, violent, accourut au bruit que faisait Justin, pour le seconder, mais arrivant avec la haine de l’hellénisme, qui l’exaspérait. Justin souleva contre lui, et par conséquent contre les Chrétiens, les philosophes, les païens et les Juifs. Il invoquait la Bible, les prophéties hébraïques, pour démontrer l’existence d’un Christianisme antérieur au Christ, et il obligeait — faute grave — les Chrétiens à philosopher. Crescent, chargé de le réfuter, le dénonça, et Justin fait mis à mort.

Tatien, resté seul, brouillon, reprit la thèse de Justin, avec encore plus d’audace, une érudition charlatanesque, sans scrupule, désagréable. Le martyre de Justin l’ayant jeté dans une sombre misanthropie, il s’éloigna des fidèles qu’il croyait servir, alors qu’il les compromettait. L’Église l’expulsa de son sein comme hérésiarque, mais son impétuosité, grossière, et son esprit de bon aloi le faisaient écouter ; ceux qui l’avaient condamné subissaient les conséquences de sa polémique. La guerre était déchaînée. Un livre sibyllin avait annoncé la chute certaine de l’Empire, — chiffrée, — pour l’an de Rome 948 (195 de Jésus-Christ), et la police veillait. La croix était comme le signe de ralliement de l’armée vouée à la destruction de Rome. Le champ de la lutte allait s’étendre aux provinces.

Marc-Aurèle, pour contenir les Maures qui désolaient l’Espagne (172), avait réuni la Bétique à la Maurétanie Tingitane sous le nom d’Espagne Ultérieure. L’intervention très active des Africains dans l’œuvre du Christianisme militant, faisait un danger de cette réunion de l’Afrique et de l’Ibérie. Les Bretons, bientôt, demanderaient des missionnaires au chef de l’Église de Rome, Éleuthère. Le prêtre Pantenus, d’Alexandrie, répandait le catholicisme en Éthiopie, où l’Évangile selon saint Mathieu avait pénétré. La Gaule enfin, toute libre au point de vue religieux, s’ouvrait avec complaisance au Christianisme.

Par le Rhône arrivaient, continuellement, avec les marchandises d’Asie — à Vienne et à Lyon, -- des trafiquants, des serviteurs et des hommes instruits qui apportaient des livres et des idées. L’Évangile donné aux Gaulois leur fut prêché en latin, la vieille langue celtique délaissée ; l’Église de la Gaule eut donc, dès l’origine, une tendance de subordination à l’Église de Rome. Le pape Clément avait d’ailleurs organisé sa hiérarchie catholique, imposé l’obéissance des fidèles aux prêtres, le respect dû aux puissants de la terre exerçant leur pouvoir par la volonté de Dieu. Animé de l’esprit de Paul, il avait inauguré le style des bulles papales, si impressionnant, autoritaire, tyrannique, et considéré les Chrétiens comme des légionnaires rigoureusement disciplinés. Partout les Églises se résumaient en leur évêque, — troupeau et pasteur, — et l’évêque de Rome gouvernait, assis sur le trône pontifical.

Les Églises d’Asie, communalistes, dont Polycarpe était le dernier chef, précisément, se tournaient du côté de Rome, pour en finir avec des querelles qui menaçaient de diviser et de dissoudre le Christianisme oriental. C’est de Smyrne qu’étaient partis, avec Pothin ; les apôtres des Gaules, martyrs prédestinés. Les premiers Chrétiens de Lyon et de Vienne furent des Phrygiens, piétistes résolus. Pothin, Attale de Pergame et Alexandre de Phrygie, fondateurs de l’Église nouvelle, attirèrent les peuples qu’ils venaient prêcher, si désireux de sensations psychiques, si privés d’émotions religieuses, de culte, de rêves. L’Église des Gaules, militante dès le premier jour, fit des œuvres de Jean — Évangile et Apocalypse, — la partition notée des chœurs d’enthousiasme, de bravoure, à chanter pour l’avènement et la gloire du royaume de Dieu. Fourvières et Ainaï entendirent ces premières exaltations. Arles et Marseille accueillirent les innovateurs. Nîmes résista.

Avec les apôtres de la foi nouvelle, Markos était venu ; les ascètes montanistes troublèrent l’Église de Lyon. Dans son angoisse, cette Église des saints se rapprocha davantage de l’évêque de Rome, consacrant ainsi la papauté naissante — Anicet, puis Soter, — érigée en tribunal. Autun, Tournus, Chalon, Dijon et Langres se rattachèrent successivement à l’Église gréco-asiatique de Lyon, restée en relations suivies et affectueuses avec les Églises-mères de Phrygie.

Ces Gallo-Grecs de Vienne et de Lyon, à la fois mystiques et sensuels, d’une nervosité dangereuse, aptes à toutes les jouissances, à la fois très faibles et très tenaces, se passionnaient inconsidérément, volontiers jusqu’au sacrifice, pour toute nouveauté séduisante. Dès que l’on balbutiait une controverse, d’énergiques orateurs, déraisonnables, fous, surgissaient. Il y eut Blastus, qui voulait rétrograder au judaïsme ; Florin, qui acceptait le Dieu du bien et le Dieu du mal des gnostiques ; Irénée, le successeur de saint Pothin, qui tonna contre les gnostiques et les valentiniens, et termina violemment la dispute sur la célébration de la pâque.

Markos fut le plus redoutable, parce qu’il s’adressait aux femmes de Vienne et de Lyon, très exaltées, très dévouées, en leur reconnaissant le don de prophétie. Ses disciples actifs — les Parfaits — multipliaient les tentations. Pothin et Irénée l’emportèrent sur cette corruption dépravatrice, en Gaule, comme partout, le montanisme et le gnosticisme manquant bientôt de directeurs persévérants. Les Chrétiens lyonnais gardèrent toutefois le stigmate de cet asiatisme ; il y eut dans cette Église, longtemps, des quantités de visionnaires, d’insensés, de malades, dont il fallait subir les exagérations et pallier les égarements.

La persécution des Chrétiens de Lyon fut nécessairement relative à l’effervescence du Christianisme local. Aux jeux sanglants de la grande fête gallo-romaine, — le cuncilium Galliarum, — de caractère religieux, qui se célébraient devant l’autel de Rome et d’Auguste, les Chrétiens étaient les victimes obligatoires. Les Chrétiens de Lyon, se plaçant eux-mêmes hors de l’humanité, recherchant la mort plus que jamais, réclamaient insolemment les pires tortures, s’y préparaient, tels que des gladiateurs, par de longues pratiques. Le martyre de saint Pothin (177) ne fit qu’accroître la passion des fidèles pour le sacrifice suprême.

L’évêque Irénée, très orthodoxe, théologien plus que philosophe, dont le zèle se tempérait toujours d’un sentiment politique mesuré, sûr, conçut largement et servit bien l’idée de l’Église universelle soumise à l’omnipotente maîtrise de l’évêque romain. Peu à peu, par ses soins, la langue latine prévalut et la liturgie grecque ne laissa — à Lyon, à Vienne et à Autun, — que quelques usages. Les Églises d’Arles et de Marseille demeurèrent grecques. Les Chrétiens des Gaules, grâce à Vienne et à Lyon, conservèrent un fond superstitieux, morbide, extrasensible, facilitant les exploitations ; le sud-est de la Gaule, meilleur, moins asiatique, plus aryen, n’admit pas la prépondérance de Rome ; les circonscriptions ecclésiastiques ne s’y confondirent avec les circonscriptions administratives de l’Empire, qu’après de nombreux et mémorables conflits. L’Église de Lyon tendait en réalité à dénationaliser les Gaules.

A Rome, on avait cru qu’une vague philosophie politique supplanterait le Christianisme en son objet d’amélioration morale. Les Grecs et les Syriens, accourus à l’appel de Marc-Aurèle, n’avaient réussi qu’à montrer le cynisme des philosophes, ces misérables aboyeurs discourant sans conviction, ne se préoccupant que de leurs intérêts personnels. Les mœurs de ces pédagogues, souvent infimes, le ridicule de leur accoutrement théâtral, comique, et l’affectation de supériorité méprisante qu’ils étalaient, déçurent l’espoir que les Antonins avaient mis en eux. Il est vrai, d’autre part, que les apologistes, ces avocats du Christianisme, le compromirent aussi par la bassesse de leurs flatteries ou l’exagération de leurs plaidoyers. Un éclectisme dissolvant, en sus, interdisait, à titre de sagesse conciliante, toute virile tentative de choix. Des images de Pythagore, de Platon, d’Aristote et de Jésus-Christ, réunies sur un même autel, recevaient un culte unique. Le platonisme étant de mode, on l’appliquait aux innovations de Jésus.

Minutius Félix, qui donna le premier ouvrage chrétien écrit en langue latine, loin de rompre avec le passé, imite Cicéron, Sénèque et Salluste. Exposant une théologie déjà sensiblement inférieure à celle de ses devanciers, il supplée à la foi qu’il n’a pas — ce qui le prive d’éloquence persuasive, — par l’emploi d’un style nuancé qui tranquillise et charme le lecteur. Pourquoi, demande cet apologiste, les philosophes et les Chrétiens se combattent-ils ? Le dogme chrétien est-il répugnant à la raison ? Il n’est cependant pas nouveau, le Christianisme : Zénon, Aristote et Platon l’ont énoncé. Faut-il prouver l’existence d’un dieu unique ? Est-ce que l’homme frappé d’un malheur brutal ne s’écrie pas : Ô Dieu !... Il eût suffi d’un docteur Juif, nourri des prophètes, pour ruiner cet éclectisme mou, bizarre, insinuant ; mais le sanhédrin, victime du mal de l’époque, s’était divisé en casuistes brodant le Talmud et en mystiques créant la Cabbale. De ce côté encore, comme partout, un complet effacement des caractères ; le judaïsme comptait ses sectes disputantes.

On avait entendu, à Rome même, quatre rabbins — Gamaliel, Éléazar-ben-Azaria, Josué et Aquiba, — discuter à grand tapage sur l’orthodoxe façon de porter la palme le jour de la fête des Tabernacles ! La bouderie judaïque, se complaisant aux complications, en perpétuant les discordes d’Israël favorisait l’avènement du Jésus aryen. En effet, dégagée de toute influence juive, l’idée d’un Dieu fait homme, — l’incarnation de la divinité, — admise, fermait radicalement aux Chrétiens l’accès des synagogues. Origène put dire que les Juifs qui se faisaient Chrétiens abandonnaient la Loi. Les deux religions étaient nettement disjointes, après avoir été si malheureusement rapprochées. On fouettait, on lapidait, dans les synagogues, les femmes juives qui allaient à Christ. Et les Chrétiens, eus, accusaient ouvertement les Juifs d’avoir assassiné Jésus.

Arraché aux Asiatiques, le Fils de l’homme recouvrait sa divine grandeur. Le Christianisme, un instant fourvoyé ; renonçait à l’Ancien Testament, négligeait Moïse, revenait au principe de l’universalité. Le Juif restait avec son exclusivisme fondamental, son isolement volontaire, son rêve de domination ; le Chrétien retournait à son rêve de catholicisme charitable. A l’égoïsme formidable de Jéhovah, on opposait enfin la parole de Jésus, décisive : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. A la théocratie hébraïque, omnipotente, succédait le socialisme évangélique, indépendant, aryen.

Le paganisme n’était guère plus qu’une sorte de fait anecdotique où les divinités se montraient tantôt faibles jusqu’à la pusillanimité, tantôt irascibles jusqu’à l’abomination, ce qui faisait douter d’elles. La crainte de la fin du monde, annoncée par Platon, rééditée par Sénèque, confirmée par Lucrèce, et datée maintenant, n’était pas sans amener au Christianisme de pauvres âmes inquiètes, se précautionnant. Les Chrétiens éprouvaient le même mal, ils redoutaient l’antéchrist, formellement prédit dans les apocalypses ; et l’antéchrist c’était Néron ! Papias, en son explication des discours du Seigneur, promettait — après la fin du monde, imminente, — un règne du Christ, sur la terre, de deux mille ans. Papias disait vrai, car l’ancien monde finissait et le règne du Christ s’inaugurait ; mais il se trompait sur un point : Le Christ n’était pas venu prendre possession de son royaume ; une cour sacerdotale, ambitieuse, gouvernait, régnait en son nom.

Les lettres par lesquelles les maîtres du Christianisme conseillaient ou morigénaient leurs fidèles, on pourrait dire leurs sujets, étaient le lien de doctrine et d’action. L’évêque de Corinthe, Dionysius, écrivait aux Églises et non plus aux Chrétiens ; on qualifiait ses épîtres de catholiques. Le Catholicisme était fondé, l’Église catholique était un fait, une personnalité, qui avait déjà ses habitudes, ses droits et son opinion : La réunion du dimanche — suppression manifeste du sabbat, — et le partage en commun du pain sacré, distinguent les pratiquants de la religion nouvelle. Des sacrements — empruntés pour la plupart aux gnostiques, — sont un témoignage d’union à la fois psychique et matériel ; le culte, tout spirituel, exige des vases sacrés ; ces assemblées de pauvres d’esprit, ignorants et énervés, plutôt tristes, s’égayent de chants liturgiques dont le rythme plaisant, imité de la notation de chansons populaires, remplace la lugubre psalmodie ; le culte des martyrs glorifie le sacrifice, fait de la relique miraculeuse une permanente apothéose.

Avant de définir les dogmes, de fixer les croyances, — on parlait vaguement de Logos, de Paraclet, de Saint-Esprit, de Christ Fils de Dieu ou Fils de l’homme, de Trinité... — il importait de hiérarchiser la catholicité. A l’utopie anarchique qu’était l’Église de Jésus, depuis Clément Romain, il fallait substituer un gouvernement. Tous les moyens furent employés, avec un zèle inouï, pour hâter l’organisation, installer la caste sacerdotale ; on alla jusqu’à rédiger de fausses épîtres pour établir incontestablement des points douteux.

La littérature ecclésiastique s’écarta des textes primitifs, pour supprimer certaines idées initiales gênantes. Le pouvoir des successeurs des Apôtres cessa d’être délégué pour devenir surnaturel. Les fonctions du clergé, corps distinct, étant nombreuses et diverses, un fonctionnarisme sacerdotal en résulta : porteurs de flambeau, chantres, portiers, lecteurs, exorcistes, administrateurs des sacrements, etc. L’évêque était élu par les Anciens ; les diacres, désignés par l’évêque, devaient être acceptés par la communauté.

Le Christianisme avait à Rome son trésor, son centre financier ; on y spéculait comme on y faisait de la politique positive, utilitaire. L’obéissance caractérisait le Chrétien beaucoup plus que la foi. L’Église parle, légifère, au nom de Jésus, directement ; l’évêque de Rome est l’évêque des évêques, le successeur de Pierre ; les missives circulaires continuent la littérature apostolique. Le cadre gouvernemental de l’Église est exactement celui qu’Auguste avait conçu pour l’Empire : l’archevêque, c’était le flamine ou archiereus ; l’évêque, le flamen civitatis. Le diocèse a pour capitale la cité. On réunit les fidèles dans la maison du Seigneur, — car il n’y a pas de temples encore, — au centre de laquelle s’assoit, sur un siège élevé, l’épiscope présidant aux lectures ; c’est le chœur, déjà.

L’évêque devint un magistrat, car les fidèles lui confièrent la surveillance des tutelles, lui soumirent la connaissance des différends, le règlement des procès, et ce fut un contraste redoutable pour la justice impériale. Quelques essais de symbole de foi indiquaient un besoin de formules ; de la correspondance de Paul avec Tite et Timothée on avait extrait des phrases qui, collectionnées, ressemblaient à un livret de lois ; sous le nom d’Ignace on codifia les devoirs des fidèles et des clercs ; l’obéissance n’était plus due, d’apparence, au représentant de Dieu mais à la Loi.

A peine affranchi du mosaïsme, le Christianisme lui empruntait son principe essentiel, tandis que la proclamation de l’universalité, du catholicisme, supprimait la nationalité, presque l’humanité : En Christ, écrivait le pseudo-Ignace, il n’y a plus de Grec ni de Juif, d’esclave ni d’homme libre, d’homme ni de femme. Ce n’est plus le baptême qui fait le Chrétien, mais l’imposition des mains, l’action personnelle, quasi légale, de l’officiant. Le noviciat, le catéchuménat, sont les degrés d’initiation, l’entrée dans l’Église subordonnée à l’examen d’une sorte de police ; et la confession, l’aveu de la faute, érige en tribunal le prêtre dont le jugement se sanctionne par une pénitence.

Cette admirable conception, pratiquée, prit la grande allure d’une République universelle où chaque citoyen retrouvait partout sa patrie. Un succès aussi prompt valait aux Chrétiens, nécessairement, de haineuses hostilités. Juifs, hellénistes et Romains se coalisaient, comme d’instinct, contre cette puissance nouvelle. Le Christianisme et l’Empire, séparés, ne pouvaient plus se joindre, s’entendre, traiter d’un partage ; deux forces revendiquaient l’avenir tout entier, impérieusement.