Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE V

 

 

DE 161 à 180. - Marc-Aurèle empereur. - Guerre aux Parthes. - Lucius Verus associé à l’Empire. - Barbares. - Persécution des Chrétiens. - Christianisme divisé : gnostiques et montanistes. - Asie Mineure judaïsée. - Nazaréens et Ebionites. - Catholicisme. - Femmes chrétiennes. - Mort de Verus. - Les Germains à Aquilée. - Rome ruinée. - Les Barbares. - La légion fulminante. - Révolte de Cassius. - Poussée des Goths. - Victoires et mort de Marc-Aurèle

 

MARC-AURÉLE, ayant payé le prix de l’Empire aux soldats, continua l’administration d’Adrien et d’Antonin. Il promulgua l’Édit provincial qui liait les gouverneurs, ordonna que les pauvres seraient ensevelis aux frais de l’État, confia la tutelle des orphelins à un préteur et parut vouloir, par une extension du droit de cité, approcher d’une réalisation particulière d’égalité sociale. Bannis sous Néron et sous Domitien, les philosophes rappelés, puis appréciés, triomphaient ; l’un deux était Empereur ! Soigneux de sa réputation, et logicien à ce point de vue, le prince philosophe rêvait d’un règne pacifique : Va, écrira-t-il, et parle-moi d’Alexandre, de Philippe, de Démétrius de Phalère. S’ils n’ont joué qu’un rôle d’acteurs tragiques, personne ne m’a condamné à les imiter.

Marc-Aurèle espérait conduire philosophiquement, selon les lois de la pure raison, cette Rome compliquée, cosmopolite, plus méprisée que redoutée maintenant, dont les destinées échappaient à la volonté du souverain. Mais presque aussitôt après son avènement, il se vit contraint de reprendre les œuvres guerrières de Trajan. Insulté ou assailli de tous côtés, aux frontières mêmes de l’Empire, le philosophe dut agir en capitaine ; son mérite fut d’accepter et de remplir son devoir militaire avec la même gravité qu’il eût apportée à la réalisation de son vœu pacifique. Les Parthes venaient d’envahir l’Arménie (161), d’y introniser un roi ; Marc-Aurèle voulut négocier, trop disposé peut-être à une entente. Le négociateur subit un affront ; la guerre en Orient s’imposait.

Marc-Aurèle s’associa Lucius Verus, son gendre et frère d’adoption, sans réfléchir aux conséquences de ce choix, pour l’envoyer guerroyer contre les Parthes. Lucius Verus s’arrêta à Antioche (162), où il offrit à la risée des Syriens moqueurs le spectacle de ridicules débauches, un sot enthousiasme pour les histrions. L’Arménie cependant fut reconquise : Priscus (163) prit la capitale Artaxata, qu’il anéantit, — fondant une nouvelle capitale, Kainépolis, — et Avidius Cassius, achevant la campagne (165), détruisit Ctésiphon de Séleucie, fortifia l’Osrhoëne, fit de Nisibe le boulevard de l’Empire. La peste, qui s’était déclarée au camp de Cassius, en Médie, avait fait hâter la conclusion de la paix. La Mésopotamie occidentale restait aux Romains ; les princes d’Édesse ou de l’Osrhoëne reconnaissaient la suzeraineté de Rome. Les deux empereurs célébrèrent par un Triomphe la fin de la guerre des Parthes.

Un déchaînement de fléaux — peste, tremblements de terre, inondations, — coïncida tout à coup (166) avec l’épouvante d’un formidable mouvement de Barbares aux bords du Danube. A la mort d’Antonin, des bandes de Germains — Langobards et Marcomans — avaient été signalées comme venues de l’Elbe, cherchant un territoire pour s’y installer, et entrées en Pannonie. Rejointes et repoussées, des envoyés de dix tribus barbares avaient humblement demandé une concession de terres ; le général romain avait répondu en les refoulant vers le nord.

Au moment même où Marc-Aurèle et Verus célébraient pompeusement leur Triomphe à Rome, les Chatti, les Marcomans, les Quades et les Iazyges envahissaient la Rhétie, la Norique, la Pannonie et la Dacie ; invasion organisée (166-169), conduite par le roi des Marcomans. D’autres tribus, nouvelles, ou du moins jusqu’alors inconnues, surgissaient parmi les Sarmates et les Vandales entrés dans la grande ligue menaçant Rome. D’autre part, les Chauques se répandaient en Belgique et les Cattes descendaient sur les Terres décumates. Or les meilleures troupes de l’Empire étaient en Orient, décimées par la peste, démoralisées, frappées de sinistres présages. On racontait qu’après avoir détruit Séleucie par le feu et enlevé la statue de l’Apollon Coméus, les soldats, pillant le temple et cherchant le trésor, avaient ouvert l’antre où la science des Chaldéens gardait les germes des pestes terribles, et que le fléau, se précipitant, s’était dirigé vers les rives du Rhin, du côté des Gaules.

L’empereur, courageusement, s’était préparé aux batailles. Toujours empêtré de Verus, il marcha droit aux Barbares, qui avaient ravagé la Pannonie et l’Illyrie, et, devant lui, reculèrent, mais en emmenant 100.000 captifs. Désolé, Marc-Aurèle essaya de l’intrigue : Il détacha de la ligue quelques tribus en leur accordant des terres, non seulement en Dacie et en Mésie, mais encore en Italie, et en leur conférant des privilèges, puis — son regard borné ne voyant pas l’erreur qu’il allait commettre, — il recruta autant de Barbares qu’il put pour les incorporer dans ses légions. Évidemment très troublé, surtout impatient de terminer cette campagne, Marc-Aurèle sut conserver le masque d’indifférence qu’il s’était composé ; il philosophait — écrivant ses Maximes de la sagesse stoïcienne, — pendant qu’il guerroyait, et avec quelles angoisses ! contre les Marcomans. C’était en somme un autre Néron, jouant un rôle devant des spectateurs au moins étonnés, mais substituant, philosophe impassible, à la cruauté brillante la sottise plate, souvent plus dangereuse.

Ce penseur éminemment bon, pitoyable, n’en continua pas moins contre les Chrétiens les persécutions de Domitien, de Trajan et d’Adrien. Et tandis qu’il poursuivait légalement la société secrète et théocratique des sectateurs de Jésus, il ne voyait pas que les Juifs se groupaient de nouveau, partout, que l’Asie Mineure se judaïsait, que l’hellénisme se soudait au judaïsme contre Rome. Des décrets ordonnaient de ne pas maltraiter les Juifs, pendant que les pires violences s’exerçaient contre les Chrétiens : Refusent-ils, s’écrie Celse, d’observer les cérémonies publiques et de rendre hommage à ceux qui y président ; alors qu’ils renoncent aussi à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir les fonctions de la vie ; qu’ils s’en aillent tous ensemble loin d’ici, sans laisser la moindre semence d’eux-mêmes, et que la terre soit débarrassée de cette engeance !

Mis hors la loi, traqués, les Chrétiens manquaient d’unité, de concentration civile ; recrutés, à Rome surtout, dans un milieu de peuple très mélangé, les fidèles se contrariaient de tendances, de préjugés, d’habitudes et de défauts différents. De cette division résultait bien, pour le moment, la favorable insaisissabilité de la secte, mais la fermentation intellectuelle de ce petit monde incohérent, à la fois enthousiaste et inquiet, préparait un avenir de divergences. Le très pur philosophe que fut Marc-Aurèle ne comprit pas qu’en tourmentant ces Chrétiens il préparait leur union.

Il y avait déjà des chrétientés diverses, différentes, marquées ; les gnostiques et les montanistes — les savants et les pieux, — s’y distinguaient le plus. Le gnosticisme, ou gnose (vraie science), issu de la philosophie grecque, ne trouvait pas dans le Jéhovah de l’Ancien Testament, ce Dieu parfait que le platonisme avait défini. Marcion de Sinope, philosophe et chrétien, stoïque et ascète, cherchant ce Dieu, éleva le Christianisme à cette hauteur de vue qui attire et absorbe le regard dans les nuages, tâchant de dégager le Jésus vrai, primitif, des attributs dont le judéo-hellénisme l’affublait, rejetant la Bible hébraïque : Jésus était le seul Dieu ; Jéhovah, une invention de prêtres exploiteurs, politiques ambitieux, théocrates. Il écrivit l’Antithésis pour démontrer qu’il n’existait aucun lien entre les deux Testaments. Son disciple Apelle prouvera les mensonges de Moïse. Marcion donna un évangile où Jésus, pur éon, ne pouvait pas avoir été Juif puisqu’il n’avait pas été homme ; et il effaça toutes les citations bibliques insérées dans les Épîtres de Paul. La mission du Messie-Dieu avait été d’abolir la Loi et les Prophètes.

Tandis que le gnosticisme de Marcion ramenait les Chrétiens d’Égypte et de Syrie à l’évangélisme originel, pur, gai, les philosophes grecs s’insinuaient dans le christianisme occidental, le faisaient pessimiste, — le martyre devenant la libération suprême du mal, de la vie, un suicide pieux, — et l’Asie Mineure, judaïsée, retournait aux fièvres bibliques. Les Phrygiens, naïfs et simples, prêchés par Montanus, prophétisaient le prochain règne de mille ans, délicieux, œuvre d’un Dieu inexorable anéantissant les persécuteurs. C’était une folie, contagieuse. Assemblés, ces Chrétiens montanistes pleuraient, criaient, s’extasiaient, hommes et femmes, faisant des miracles ; et ils s’égaraient jusqu’à l’odieux et complet sacrifice de leurs sens, afin d’aider volontairement à la fin du monde actuel, prédite, de hâter l’heure des commencements du monde nouveau, du règne de Dieu, annoncé.

Ainsi, pendant que l’esprit grec philosophait en Égypte, en Syrie, à Rome, tâchant de souder Jésus à Socrate et à Platon, en Asie Mineure l’esprit juif livrait une fois de plus le crucifié aux crucificateurs. La lutte de l’Église du Christ contre la renaissance du prophétisme releva le prestige de l’épiscopat chrétien forcé d’agir. Ce fit une grande et belle bataille, qui donna de l’expérience aux stratèges, fit valoir la haute capacité des chefs, mais les constitua en aristocratie, et relégua hors d’eux les braves et simples cœurs, inhabiles aux discussions, qui sous le nom de Nazaréens et d’Ébionites en étaient restés à l’Église de Jérusalem, conciliante, pratiquant la loi juive encore, mais croyant que Jésus avait été réellement le Messie. Ces Chrétiens pauvres lisaient l’Évangile de Luc glorifiant la pauvreté, et ils étaient heureux, parce qu’ils voyaient seulement dans la richesse le signe de l’intervention de Satan, grand propriétaire du monde.

Héritiers des Esséniens, pour une large part, ces démocrates déplaisaient aux organisateurs de l’Église orthodoxe, qui les maltraitaient. Clément, en ses homélies, raillera ces petites intelligences, ces pauvres d’esprit, qui ne savaient pas s’élever jusqu’à la conception du Christ. L’éclectisme, si on peut dire, des Ébionites faisait leur faiblesse, assurait leur effacement, à une époque de lutte où le piétisme des pauvres gens ne pouvait être d’aucun secours pratique. Le marcionisme et le gnosticisme se développèrent mal, parce qu’ils manquèrent de docteurs après deux générations. Le catholicisme, seul debout, devait absorber les petites Églises disséminées, isolées, dénuées de sens politique. Quant au Christianisme primitif, il était maintenant refoulé en Gaulonitide, au Haouran, en Batanée, où vivaient encore des parents de Jésus, derniers possesseurs de la direction galiléenne.

Poison ou stimulant, le gnosticisme, malgré tout, s’était infiltré dans le sang chrétien. Cette hérésie des savants et des sages était née en Égypte, où le long contact des pasteurs chaldéens, hébreux, et des mercenaires grecs, avait suscité des hommes animés à la fois d’une perpétuelle exaltation mystique et d’un irrésistible besoin de raisonnement, — de même que l’alchimie naissait à l’école des naturalistes se déclarant élèves de Démocrite : Les premiers appareils distillatoires parurent en même temps que la gnose ; la théorie de la matière première platonicienne, commune à tous les corps et apte à prendre toutes les formes, fut contemporaine des notions mystiques et allégoriques empruntées par les gnostiques à de vieux textes égyptiens et chaldéens. La vie éternelle, métaphore dogmatisée, c’était la lumière incorruptible !

Le christianisme occidental, à qui répugnaient la science et la philosophie, ne pouvait tolérer devant lui, béant, attirant, le piège gnostique. Vouloir expliquer à la même heure Jésus et Platon, c’était les réunir ; discuter sérieusement la gnose, c’était la consacrer ; et les Pères, d’ailleurs, faute d’érudition scientifique, n’osaient pas affronter les hasards d’une telle entreprise. Abandonnés à eux-mêmes, les gnostiques se lancèrent et se compromirent dans d’obscures définitions. La multiplicité de leurs sectes ne tarda pas à rendre difficile même l’essai d’une nomenclature de classement : Il y eut des gnostiques partout, même chez les non-chrétiens. L’idée initiale s’éloignait ainsi de plus en plus ; les origines du système furent comme les sources inconnues d’un Nil intellectuel dont les inondations étaient à ce point généreuses, épandues, qu’il devenait impossible — païens et Chrétiens — de n’en point discourir lorsqu’on traitait des choses de la pensée. Plotin attaqua le gnosticisme autant que saint Irénée.

Pour combattre la gnose envahissante, toutes les armes furent employées : On faisait parler Jésus ; on fabriquait des révélations ; on s’exaltait jusqu’à la mauvaise foi, jusqu’à l’aveuglement, et par les réfutations passionnées on répandait les germes malsains. La foi raisonnait ! Le docteur, en son école, collaborait avec l’Ancien, en son prêche, à la diffusion de l’Idée tentante ; les orthodoxes en arrivèrent à se placer entre les Nazaréens et les gnostiques, à concevoir un Seigneur à la fois Jésus-homme et Jésus-Dieu.

L’Église de Rome se prononça finalement, et hautement, contre les orgueilleuses prétentions des écoles gnostiques. Hygin eut le facile mérite de chasser le novateur Valentin, qui n’avait réussi qu’à scandaliser ses auditeurs.

Il faut dire que les vulgarisateurs de la gnose étaient singulièrement maladroits. Carpocrate d’Alexandrie, mélangeant le magisme et le cynisme, démontrait l’indifférence des actes corporels, justifiait tous les plaisirs des sens ; Épiphane, son fils, émettait la doctrine d’un socialisme transcendant, d’un communisme absolu, Pythagore, Platon et Jésus invoqués ; Markos inventait des sacrements, des rites, une messe où l’eau se changeait en sang dans le calice...

Cette anarchie prouvait la nécessité et l’urgence d’un commandement autoritaire ; l’administration de l’Église catholique seule pouvait offrir ce secours. Mais si les docteurs de la gnose s’étaient divisés, s’étaient égarés, et compromis, les prédicants, plus habiles, s’étaient assurés, eux, du zèle des femmes chrétiennes, — des femmes riches surtout, — en leur réservant une action personnelle dans l’exercice du sacerdoce : elles conféraient certains sacrements, officiaient, prêtresses ou prophétesses ; et cela, au moment où le paulinisme condamnait la femme à l’humiliant silence de toutes les soumissions, lui interdisait d’enseigner, lui refusait toute autorité, la veuve, seule, admise — à côté d’un diacre — à remplir de charitables fonctions. L’Église orthodoxe, conformément à l’ordre de saint Paul, opposait aux leçons de Jésus les pratiques de la synagogue juive, éloignait la femme du sanctuaire.

Rien de ces agitations n’arrivait aux yeux ni aux oreilles de Marc-Aurèle ; il semblait ignorer cette chasse aux âmes qui arrachait pourtant à l’Empire, à chaque heure, quelques-uns de ses sujets, et ne se soucier ni de l’Église du Christ à Rome, ni de ce qui se passait dans le reste du monde. L’Empire se résumait en sorte d’industrie dont le prince regardait tourner la machine, sans se rendre compte des mouvements. Il crut, par exemple, que le répit assuré aux Romains par la division temporaire qu’il avait opérée chez les Barbares, durerait suffisamment, pour son repos.

La mort de Verus (169), en lui laissant toute la responsabilité du pouvoir, délivra Marc-Aurèle d’un sot collaborateur. La ferme honnêteté du souverain légendaire, son dévouement et son abnégation proclamés — sans motifs réels, — lui valaient une réputation qui ne fut pas sans influence sur l’esprit des Barbares, au moins hésitants. Ces qualités négatives ne devaient pas retenir longtemps des adversaires convaincus, au fond, de la faiblesse de Rome et peut-être de l’incapacité de l’empereur. Les Germains parurent tout à coup sous les murs d’Aquilée. Or Rome était ruinée. La famine avait suivi la peste, en Orient, en Italie, en Gaule. Pour reconstituer un trésor, Marc-Aurèle fit vendre aux enchères la bijouterie de son palais. Il arma des esclaves, des gladiateurs et des Barbares venus du nord, imprudemment enrôlés dans les légions. Ces efforts imprévus et le départ de l’empereur intimidèrent les Germains, qui se retirèrent. Marc-Aurèle ne se contenta pas de ce succès ; de Carnuntum, en Pannonie, sa place d’armes, il infligea de sérieux échecs aux Marcomans, puis aux Iazyges, et repoussa les Quades vigoureusement, le glaive aux reins.

Un incident considérable avait marqué cette brillante campagne. Sur les bords du Gran, les Romains eurent un instant les angoisses de la défaite ; un orage violent, propice, éclata au moment même où la légion fulminante, formée de Chrétiens, enlevait la victoire aux Barbares. Ce miracle resta comme la preuve de l’intervention du Ciel pour l’empereur, par les Chrétiens. Les Marcomans soumis (172), Marc-Aurèle prit le surnom de Germanicus ; les Quades et les Iazyges écrasés, il se qualifia de Vainqueur des Sarmates.

Ces grandes victoires n’inspirèrent pas au César heureux le sentiment exact de son devoir envers la Rome impériale, de ce qu’exigeait l’avenir. Appelé en Syrie (175) par la rébellion de Cassius, l’empereur philosophe, débonnaire, se plut à déclarer qu’il céderait l’Empire au général révolté, si telle était la volonté des dieux ! Les soldats de Cassius épargnèrent au prince littérateur, au César pieux, le ridicule de sa mansuétude en assassinant leur chef. Marc-Aurèle répondit encore, à ceux qui lui annoncèrent cette solution, qu’il regrettait la mort de ce traître parce qu’il ne pourrait pas essayer de reconquérir son amitié.

L’ordre et la confiance renaissaient cependant parmi les légions, au nord du Danube et sur le Pont-Euxin ; lorsque les Marcomans, des Bastarnes et des Alains se mirent en marche de nouveau contre l’Empire. Ce mouvement était dû à la poussée d’autres Barbares — les Goths — refoulant au sud et à l’ouest les anciens adversaires de Rome (178). Marc-Aurèle partit aussitôt, avec son fils Commode. Campé à Carnuntum, il ne crut pas possible d’arrêter, de détourner ce torrent d’hommes qui se précipitait. Il aurait voulu, dès lors, faire leur part de terres à ces Barbares presque irresponsables, puisque la retraite au nord et à l’est leur était fermée, et créer à leur profit, en les pacifiant, deux provinces, — la Marcomanie et la Sarmatie, — espérant ainsi en finir avec cette menace permanente.

Ses victoires, trop complètes, ruinèrent le projet de Marc-Aurèle ; les Marcomans furent détruits, les Quades pris en masse durent travailler comme esclaves, pour nourrir les légions : il ne pouvait traiter avec des vaincus. Profondément découragé, Marc-Aurèle mourut (mars 180) à Vienne ou à Sirmium, après avoir présenté aux soldats, comme son successeur, son fils âgé de douze ans, Commode. L’honnête et suave Marc-Aurèle imposait aux Romains comme maître — et il le savait ! — un enfant qui était le pire des monstres.

L’empereur Marc-Aurèle avait été le plus navrant exemple de ce que la philosophie hellénique, parvenue à ses fins, adaptée au gouvernement des hommes, leur réservait. Nous aussi, Romains, avait écrit Juvénal, nous pouvons flatter, mais le Grec seul persuade ; la victime de cette persuasion avait régné. Philosophe sans philosophie, incapable de se rattacher, par conséquent, à telle ou telle école, Marc-Aurèle subtilisait naïvement avec des apparences de profondeur. Voulant, comme Épictète, écrire son Manuel, il rédigea ses Maximes, littérature d’un stoïque superficiel, théâtral, dont la amoralité du fond n’arrive que difficilement à racheter la trivialité de l’esprit et l’insuffisance de la forme. Repoussant les lettres latines, leur portent le dernier coup par son dédain, Marc-Aurèle fit rétrograder vers l’Orient la civilisation en marche.

Indifférent aux résultantes de ses leçons, risquant de se contredire pour ne point perdre, artiste avare, un ingénieux tour de pensée, Marc-Aurèle exposa — en un style républicain — la conception du chef d’État tel qu’un bélier conduisant son troupeau, tel qu’un taureau conduisant le sien, pour en faire ensuite, plus loin, un mauvais berger se résignant à considérer le mal rongeant ses moutons, assis, plein d’indifférence, sur le haut de la colline. Ce détachement pompeux contenait plus d’orgueil que d’impassibilité. Marc-Aurèle, isolé, méprisait les patriciens — l’aristocratie, — détestait les Césars — le militarisme, — et redoutait la foule, le populaire... Un immense ennui l’étreignait, l’étouffait lentement, un ennui sans bornes ; ce fut cette noble tristesse, cette divine candeur que ses biographes célébrèrent.

Énergiquement voué à son rôle de stoïque supérieur à tous les événements, Marc-Aurèle resta cependant superstitieux. Il croyait aux songes, aux présages, aux interventions divines obtenues rituellement. Au moment d’affronter les Barbares, il pontifia avec solennité, lançant du côté de l’ennemi le javelot sacré, encore rouge du sang de la victime égorgée.

L’éloignement hautain qu’il affecta pour le Christianisme, provint surtout de l’influence qu’exercèrent sur son esprit timoré les railleries et les dénonciations formulées contre les Chrétiens. Fronton ne lui épargna, à ce sujet, aucune des calomnies colportées. Assez faible envers la populace pour se laisser bafouer publiquement au théâtre — où les écarts de l’impératrice Faustine et les ridicules de Marc-Aurèle étaient impunément étalés, — il abandonna, pour ainsi dire, à la volonté du peuple, pour en disposer, la secte des déclassés fidèles à Jésus.

L’illustre évêque de Sardes, Méliton, écrivit à l’empereur pour lui reprocher d’édicter contre les Chrétiens des mesures qu’on ne se permettrait pas même contre des Barbares, le blâmant de céder ainsi au brigandage public. Marc-Aurèle accepta l’accusation avec humilité, invoqua la calme indulgence du philosophe, et ne fit rien. Et tandis qu’il terrorisait les Chrétiens, il dédiait un temple à la Bonté ? La délicatesse de son sentimentalisme l’empêchant d’assister aux spectacles dangereux, il faisait étendre des tapis pour amortir la chute possible des acrobates, moucheter les armes dont on se servait dans les jeux guerriers sur la scène ; mais il se rendait à l’amphithéâtre pour y présider aux abominables représentations sanglantes, parce que cela était une partie de la vie du peuple.

L’accablante tristesse des maîtres du, monde et leur calme cruauté s’expliquaient sans doute par le sentiment exact qu’ils avaient de l’inutilité de tout effort sur cette pente fatale où Rome glissait ; et en même temps, comme ils voulaient transmettre intact, tel qu’ils l’avaient reçu, le prestige de l’impériale majesté, dernière gloire et dernier espoir, une souveraine hypocrisie les soutenait. Le découragement perpétuel de Marc-Aurèle prouve qu’il eut conscience de l’échec du gouvernement des philosophes ; il en avait fait l’expérience démonstrative. C’est pourquoi, mourant, il désigna son fils Commode pour lui succéder, c’est-à-dire la tyrannie même, vivante ; car il connaissait bien ses enfants, de qui Fronton avait écrit : Ils ont, grâce aux dieux, la couleur de la santé et une bonne façon de crier. Le philosophe en agonie démentait par son choix toute son existence ; ce fut peut-être, quoique abominable, l’acte le plus courageux que Marc-Aurèle accomplit : Une tyrannie intelligente seule, en effet, eût été capable de sauver l’Empire.