Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

Infatuation romaine. - Historiens : Quinte-Curce, Suétone, Florus, Velleius Paterculus, etc. - Marseille et les sophistes. - Langues grecque et latine. - Littérature syrienne. - Littérature hellénique : Plutarque, Dion, Chrysostome, Appien. - Auteurs africains : Carthage. - Le nouveau latin et la littérature chrétienne. - Architecture. - Statuaire et sculpture. - Colonne Trajane. - Peinture. - Dernier effort artistique. - Mort d’Adrien (138).

 

MARC-ANTOINE, au dire de Florus, voulant conquérir la Crète, sûr de la victoire, avait emporté plus de chaînes que d’armes, — ainsi la Rome des Empereurs, certaine de sa force, escomptait toutes les richesses du monde connu, avec la conviction qu’il lui suffirait de les désirer pour les obtenir. Les ruisseaux d’airain, d’or et d’argent qui coulaient vers le Tibre depuis le pillage de Corinthe, semblaient inépuisables. Les Romains avaient décidément surpassé toutes les gloires des Grecs : Qu’Athènes ne soit pas si fière ! nous avons vaincu Xerxès dans Antiochus ; dans Amitius, égalé Thémistocle ; dans Éphèse, balancé Salamine. L’Empire, c’était le genre humain, tout entier.

Cette folle infatuation inspirait aux historiens leurs récits mensongers, légendaires, fabuleux jusqu’à l’absurde. Dion Cassius et Salluste affirmeront que Catilina préludait à ses batailles par un repas d’anthropophage ; Suétone fera jouer à Néron, dans le cirque, devant la populace, un rôle abominablement honteux, impossible. Les imaginations des Grecs, imitées, parodiées, devinrent, sous le style des auteurs romains, des monstruosités stupides, tenues pour vraies, applaudies. Quinte-Curce écrivit en pur roman son Histoire des exploits d’Alexandre, et cette rhétorique boursouflée, banale, nulle, fut classée, après réflexion et jugement, entre les œuvres de Tite-Live et de Salluste !

Suétone, non sans art, initié auprès d’Adrien aux familiarités impériales, sans pudeur par conséquent, et pourtant respectueux des devoirs littéraires, de la dignité de l’écrivain, érudit et minutieux, dispose en chapelet de biographies — Vies des douze Césars — un ramassis d’anecdotes quelconques. Florus, l’emphatique déclamateur, plus littérateur qu’annaliste, et le sachant, hautement dédaigneux de la chronologie, écrit un abrégé de Tite-Live, — Histoire romaine, — dont la majesté redondante servira de modèle aux historiens superficiels. Velleius Paterculus, courtisan d’Auguste, de Livie, de Tibère et de Séjan, amoureux de la grandeur romaine, pourrait-on dire, abréviateur correct de Florus, bon écrivain, auteur soldat, un peu rude mais élégant, et susceptible de généralisations, eût été peut-être historien de premier ordre, si les Romains de son époque avaient été capables de comprendre l’Histoire. Il laissa un beau portrait de Jules César, osa dire qu’Homère n’avait pas encore eu d’imitateurs, et se tira, non sans esprit, de la difficulté que lui imposait l’usage d’admirer tous les auteurs du siècle d’Auguste : — Ils sont en si grand nombre, écrivit-il, que ce serait folie de les compter ! — Et quant à ses contemporains : Il est difficile de les apprécier par cela même qu’on les admire. Ces quelques traits révèlent assez le cas qu’il faut faire des historiens de ce temps.

Valère Maxime, moraliste dont l’hypocrisie elle-même est intéressante, compilateur de détails, sans critique, rédige péniblement ses Faits et dits mémorables. Justin, exploitant, comme une carrière de matériaux, l’œuvre de Trogue-Pompée, édifie sans méthode et sans chronologie une sorte de monument, qu’il s’approprie toutefois par la caractéristique personnelle d’un style clair et simple, les agréables effets d’une éloquence naturelle ; mais encore, et toujours, de l’histoire approximative, littéraire, pamphlet ou panégyrique suivant l’opportunité de l’heure. — Julius Obsequens, avec son livre des Prodiges, recueil de faits empruntés ; Brutidius Niger, qui discourut sur la mort de Cicéron ; Caïus Belbillus, qui écrivit sur l’Égypte ; Thraséa Pétus, qui donna la Vie et la Mort de Caton d’Utique. Il faut encore citer Tibère et Claude pour leurs Mémoires et l’Histoire de Rome en douze livres ; Arulénas Rusticus et Hérennios Senecion, qui furent mis à mort sous Domitien pour avoir célébré Thraséas et Helvédius... incidents qui expliquent, sans doute, à la fois, la prudente fantaisie, ou l’artistique dissimulation, ou l’impudence affirmative des annalistes contemporains des Empereurs.

L’influence directe de Marseille, en cette manifestation de littérature historique hellénisée, se voit aux leçons de L. Plotius Cyniphon, qui fut professeur dans la maison de jules César, et dont Cicéron regrette de n’être point le disciple. Les sophistes grecs retrouvaient de la faveur ; actifs, toujours prêts, aptes aux conseils de toute sorte comme aux dissertations de toute espèce, ils s’imposaient, par leur ingénieuse activité et leur complaisance encyclopédique, à l’admiration des Romains, étonnés d’abord, captivés, séduits, puis émerveillés. C’est ainsi que Plutarque fut chargé de l’éducation d’Adrien, que Dion Chrysostome fut sérieusement consulté par Vespasien et fit un Empereur, Nerva.

L’antériorité, sinon la supériorité de la langue grecque sur la langue latine, indéniable, faisait déjà l’importance du professeur hellène. Il était reconnu, désormais, qu’on devait lire Homère avant Virgile, et c’était une révolution. Avec Galien, Ptolémée, Appien et Arrien, Dion Cassius et Hérodien, Pausanias, Plutarque, Diogène Laërte, Athénée, Lucien et Babrias, la littérature romaine cessait d’être latine. Rome prenait la succession d’Alexandrie, muette maintenant, qui ne croyait plus à rien, confondait, en ses sarcasmes, ou ses plaisanteries, parfois macabres, les tragiques et les acteurs, les philosophes et les histrions. Depuis Auguste, on débarquait à Rome, continuellement, avec les produits de l’Égypte, des cargaisons d’idées helléniques ; le vide littéraire se faisait donc à Alexandrie au profit des Romains. La Syrie avec Antioche, un instant pupille préférée des Grecs d’Égypte, avait dilapidé sans aucun profit les dons volontiers offerts.

Cependant en Syrie, vers le IIe siècle, des cloîtrés maronites recueillirent les livres des monastères grecs, délaissés, et ils les emportèrent en Mésopotamie, à Édesse, où s’épanouit dès lors une littérature spéciale. Les Syriens avaient notamment traduit Aristote et Plutarque, le roman d’Alexandre, Ésope et Ménandre, pour leur amusement. La vie des Antiochéniens, frivole et luxueuse, ne comportait guère d’autre genre de lecture, et les Syriens, en général, adoptaient le goût d’Antioche, inutile. Le persiflage piquant et drôle de Lucien de Commagène, si dédaigneux de la vérité, fut le type de la littérature syrienne. Antioche, qui se moquait de tout effrontément, et qui célébrait ou plaisantait, sur le même mode, les comédiens et les Empereurs, ne se préoccupait jamais des conséquences possibles de ses railleries ; le peuple tournait en dérision ces conséquences mêmes. Adrien, pour se venger des Antiochéniens, qui l’avaient bafoué, leur retira le droit de battre monnaie, ce qui était un châtiment ; Antioche en rit pendant une journée.

Marc-Aurèle fera fermer le théâtre, Sévère découronnera la cité de son titre de capitale ; Antioche rira simplement, de ces pénitences imposées. Mais Antioche, l’insoumise, déchut, et bientôt n’exerça pas plus d’influence qu’Alexandrie, si profondément tombée.

La corruption romaine, détournée de l’égout syrien d’Antioche par sa crainte des plaisanteries humiliantes, s’approvisionnait encore toutefois, subrepticement, à cette source boueuse ; mais elle s’adressait de préférence aux Grecs. Plutarque, lu et propagé comme conteur aimable, eut le mérite, le courage, de conserver en ses parallèles une égalité de valeur entre les Grecs et les Romains. Un touchant patriotisme l’exonérant des basses flatteries, il put essayer de corriger, par des exemples d’action, les maîtres qui auraient sans doute désiré d’autres leçons. En un style traînant, sans charme, mais aussi sans pédantisme, Plutarque prodigua son érudition, nombreuse et mesquine, sans compter, parla de l’Immortalité de l’âme, du Dieu moral, de la Providence et de la Justice divine, en termes honnêtes, sans froisser aucune susceptibilité, son éclectisme étroit l’empêchant de s’engager, de s’élever, d’inquiéter en conséquence. Ce brave homme aura plus tard un traducteur digne de lui : Amyot.

A côté du bon, de l’excellent Plutarque, l’éloquence sophistiquée de Dion Chrysostome — qui conseilla nettement à Vespasien de rétablir la République, — eût été capable, qui sait ? de réagir contre l’inertie romaine, de rendre son lustre à la politique populaire, s’il n’avait été impliqué dans une conspiration sous Domitien et exilé chez les Gètes. Très éloquent — Bouche d’or, — instruit et vaillant, recherché parfois en son style, communiquant l’émotion, nourri de Xénophon et de Démosthène, Dion eût voulu spiritualiser et moraliser le paganisme. Il n’eut ni le temps nécessaire, ni l’occasion favorable au prêche d’aine telle idée, et le Christianisme évita ainsi, salis avoir rien fait pour cela, un adversaire redoutable. La littérature grecque, finalement, tomba en Appien d’Alexandrie, avocat et jurisconsulte, qui écrivit en 24 livres une Histoire romaine franchement inexacte, appuyée de harangues lourdes, où les accumulations de faits, souvent curieux, retiennent cependant l’intérêt du lecteur. La manufacture de chroniques qu’avait été l’Histoire chez les Romains, ne fonctionnait plus ; les Grecs eux-mêmes perdaient le maniement de cette machine qui avait fourni, frappés à la même marque, tant de panégyriques et de pamphlets.

L’intervention des auteurs africains augmenta la confusion, ajouta au discrédit de la littérature romaine, en accentuant ses défauts. Carthage — cette perpétuelle ennemie de Rome, — tâchait de dominer, de vaincre intellectuellement sa rivale, en lui imposant sa supériorité d’instruction : Dans ses écoles, multipliées, où l’on enseignait à la fois le grec et le latin, un très grand zèle et beaucoup de talents se révélaient. Les Africains, nourris d’auteurs classiques, mais incapables de modifier le ton, l’accent de leur premier langage, et ne trouvant pas, d’autre part, dans la langue romaine tous les mots dont ils avaient besoin pour exprimer leurs pensées originales, singulières, forgèrent des mots nouveaux qu’ils sertirent en des phrases d’un tour particulier. Le peuple, pris d’un goût soudain et persistant pour la littérature de langue romaine, y collabora par l’apport d’une quantité de locutions énergiques. C’étaient surtout les Carthaginois de race phénicienne qui se montraient en ceci les plus ardents et les plus tenaces ; ils allaient jusqu’à latiniser leurs noms, à exiger qu’on les inscrivît en latin sur leurs tombes.

Le punique était encore usité à Carthage, mais déchu, tombé en une sorte de patois. Le libyque avait survécu, quoique relégué en des coins populeux — saint Augustin le qualifie de jargon, prouvant ainsi son existence, — et concourait à la formation du latin d’Afrique. Ce latin préparait la langue universelle, catholique ; les traducteurs des Saintes Écritures seront principalement des Africains. La littérature chrétienne subit donc, là, dès sa genèse, la double influence d’un latin spécial, plébéien, et d’une phraséologie d’école, bizarre, étrange, harmonique au pays rude où elle se développa, aux hommes qui la parlèrent et l’écrivirent. L’Afrique, cette nourrice des avocats, au dire de Juvénal, prit l’Église du Christ sur son giron et lui enseigna le latin de Carthage. Carthage, on le voit, menaçait Rome en sa maîtrise intellectuelle. Rome, d’ailleurs, se laissait supplanter en toutes choses.

Après Adrien — au temps d’Adrien, pour mieux dire, — toute poésie ayant disparu, l’histoire n’offrant que de sots pamphlets ou d’écœurantes biographies louangeuses, les artistes terminaient, par un amoncellement extraordinaire de monuments disparates, le cycle d’une architecture devenue industrielle, méthodique, administrative surtout. Des villes improvisées, monumentales, bâties par les fournisseurs de l’armée et les légionnaires, devaient traduire, aux yeux des Africains, l’idée de la puissance, de la force et de l’intelligence romaines. Il en fut de même en Palestine et en Syrie, où l’on expédiait des chargements de colonnes et de chapiteaux, de revêtements et de sculptures, dont la mise en place s’exécutait militairement, en une symétrie conventionnelle. Cette architecture commandée ne procurait guère aux spectateurs qu’un sentiment de stupéfaction pénible, une sensation continuée d’uniformité profondément ennuyeuse.

Entre l’architecture romano-syrienne, dont les cintres et les coupoles tendaient à rompre la tristesse des lignes, et l’amoindrissement gracieux, joyeusement ornementé, des constructions gréco-romaines de Pompéi, — où la sauvagerie étrusque, visible, se corrigeait du modèle calme de Paestum, — Rome demeura comme pétrifiée dans son premier vœu d’écrasante ostentation. Ni l’or, ni l’ivoire, ni les poutres de l’Hymette, ni les colonnes taillées au fond de l’Afriqu, dont parle Horace, n’excitèrent un seul architecte — pas même le divin Aristenète, qui édifia le temple d’Adrien à Cyzique, — à s’affranchir de la règle normale d’imitation, et rien n’arrêta, en sa pente rapide, la déchéance du premier des arts, de l’architecture.

Vespasien avait eu l’exacte impression de ce que la grandeur de Rome exigeait, en décidant l’énorme construction du Colisée. Titus, avec ses thermes et son idée de réédification générale des monuments détruits — Champ de Mars, temple d’Isis et de Sérapis, Capitole, — adopta le plan de Vespasien, que Domitien réalisa avec magnificence, élevant le temple de Jupiter Custos, donnant aux Romains un forum, un stade, une naumachie, le premier Odéon. De Nerva à Commode, le mouvement ne s’interrompit presque pas. Trajan bâtit son forum, élargit le Grand Cirque, construisit la basilique Ulpia et édifia la Colonne Trajane, ce cahier de bronze, roulé, couvert d’images qui sont une écriture d’histoire, jeta sur le Danube un pont très audacieux et distribua largement aux provinces, en généreuses gratifications, de riches architectures.

Adrien surenchérissant, mais sans rien innover, imitant et copiant, imagina son mausolée cylindrique, gigantesque ; offrit un temple de Jupiter aux Athéniens, un temple d’Apollon aux Mégariens, un temple d’Antinoüs aux Mantinéens, et compléta enfin cette collection monumentale de Tibur, indescriptible en son désordre somptueux. Et de tous ces efforts multipliés, persévérants, tenaces, il ne reste que le témoignage d’un labeur considérable, surhumain, gâté de minuties enfantines ou d’écrasantes superfétations. Aucun artiste, nulle part, ne corrigea un seul des défauts qui éclatèrent aux yeux dès les origines de ce qu’il faut bien appeler l’architecture romaine. L’unique création fut cet ordre composite où le plus parfait mauvais goût se complut, en y insistant, à unir la pureté de l’ordre ionique à l’emphase de l’ordre corinthien, reliés par la volute massive, illogique, insolente.

S’approvisionnant de statues en Grèce, — comme de céréales en Égypte, — Rome finit par appeler aux bords du Tibre les ouvriers qui savaient sculpter. Il y eut toutefois dans cette manie d’accaparement une intéressante intention de sculpture pensée : Sans atteindre à la précision ethnographique de la frise de Suse, des pages documentaires de la Thèbes d’Égypte, la Colonne Trajane raconta la conquête de la Dacie en un style digne des sculpteurs de Pergame. La Guerre des dieux et des géants peut être rapprochée de la Victoire Trajane ; le réalisme assyrien, trop vrai, affiné en Perse, anobli en Égypte et touché de littérature en Asie Mineure, s’étala en pleine Rome non sans un beau mérite de large sincérité. Trajan, de très haute taille, — de la taille d’un dieu, traditionnelle depuis les représentations tragiques, — permit au praticien d’honorer les vaincus en leur accordant des attitudes martiales, de mâles résolutions. Malheureusement, la plastique alexandrine qui sévissait mit de la confusion et de la grossièreté dans ce monument unique de la sculpture dite romaine.

La Colonne Trajane fut en effet une exception. Des statues ou portraits du temps de Jules César, coloriés, au Laocoon puéril et grimaçant des bains de Titus, la statuaire romaine abusa du genre hellénique. L’allégorie outrée, anecdotique, dont s’illustrèrent les panses de vases grecs, étrusques, à son tour vint troubler, dévoyer le praticien. Le petit Éros au pied levé du Parthénon, que Phidias avait emprunté sans doute à Polygnote, démontrait de nouveau l’influence néfaste qu’exerça le peintre sur le sculpteur. Lucien chantera la Vénus de Myrina menaçant d’un coup de sandale l’Amour agenouillé, comme pour indiquer le sens littéraire du goût sculptural, cette preuve de décadence dont le groupe multiplié de l’Amour et Psyché est le témoin.

Cependant, en Afrique, le monde néo-punique et latin, imbu de phénicisme et d’hellénisme, interprétait les mythologies, allant jusqu’à l’histoire d’Orphée déroulée en bas-reliefs, et en Égypte les Alexandrins tordaient le pittoresque naturalisme en un maniérisme de décor, outrageant. On avait totalement perdu la notion du simple ; la main de l’artiste, incertaine, tourmentait la matière pour lui arracher brutalement un fait, souvent imprévu : Vous commenciez une amphore, disait Horace déjà, et d’où vient que de votre roue qui tourne il sort une tasse ? Faites donc que le sujet, quoi que vous inventiez, soit toujours un et simple. Le statuaire s’appliquait, maintenant, à finir les ongles, à boucler les cheveux de la statue, à montrer les cils relevés, à reproduire tous les détails du regard. Bientôt, la valeur de l’œuvre dépendit de la matière employée. Florus admire la représentation du Rhin, du Rhône et de l’Océan qui, sous la forme d’un captif en or, avait figuré au triomphe de César en Gaule.

La Grèce de Périclès était morte, et le faste asiatique répondait trop bien aux instincts de la Rome nouvelle, asiatisée, pour qu’une renaissance grecque se produisit. L’impression étrusque, indélébile, se montrait toujours, à Rome, dans les manifestations des religiosités et des industries ; les arts helléniques de la statuaire, de la sculpture et de la peinture subissaient à leur tour l’impression de la lourdeur romaine. Les rares essais d’art gracieux s’immobilisaient dans la gracilité fade, impuissante. Et tandis que l’art industrieux des statues, encouragé, fruste, concourait à l’ornementation des salles d’orgies, — par exemple, ces lampadaires de nuit dont parle Lucrèce avec indignation, — la peinture plutôt appréciée de ces rustres fut, étrange contraste, celle dont les éléments restaient polis comme un stuc, donnaient une écorce fine semblable au front des êtres.

Sans idéal, le peintre ne songeait qu’à dessiner un spectacle, à fixer une scène. Myron est préféré parce qu’il approche le mieux de la représentation exacte, matérielle, sèche des choses ; parce qu’il réussit à bien exprimer les formes du corps. Les couleurs intéressaient aussi ; le bariolage, qui plaisait, dont le goût, très vif, amena les peintres à augmenter le nombre des tons, — on n’en connaissait que quatre à l’origine, — exigea de la réflexion, de l’observation, un labeur. La difficulté d’assortir la pourpre aux autres couleurs conduisit aux recherches, puis aux discussions. Il y eut enfin deux écoles : le faire brutal, aux teintes rembrunies et chargées, grave, froid, et le colorisme, aux effets lumineux, aux tons gais. Ces divisions, au lieu d’émouvoir, de stimuler l’invention, troublaient des esprits habitués à l’obéissance, aux règles, aux ordres. Où trouver une formule universelle et absolue ? écrit Cicéron. Ces écoliers à peine émancipés, encore imitateurs au fond, prétendaient à la découverte d’une loi d’art, d’un décret, d’un dogme. La peinture, comme la statuaire, la sculpture et l’architecture, ne fut à Rome qu’un art d’emprunt. Plaute invoque seulement Apelle et Zeuxis, peintres grecs ; Quintilien, énumérant les sculpteurs et les peintres, ne cite pas un artiste romain. — Rome n’avait pas besoin d’artistes, ses généraux suffisaient pour l’embellir. — Une seule victoire n’avait elle pas jeté dans le butin 2.000 statues !

L’ornementation, art toscan, restait orientale : palmettes, rosaces, fleurs de lotus, griffons, lions veilleurs funéraires. Les fresques de Campanie et de Rome, notamment à Tibur, étaient presque égyptiennes : La peinture, dit Pétrone exactement, ne fit pas meilleure fin que la poésie, depuis que la présomptueuse Égypte imagina pour un si grand art ses méthodes expéditives. Cet art industrialisé, d’importation égyptienne, — couleur et dessin, — n’était pas sans valeur scientifique. La formule du bleu d’Alexandrie — sable, cuivre et carbonate de chaux, — et du bleu antique ou pompéien, se fixaient en lois, ainsi que les lignes des tableaux à la cire ou des fresques.

De la science et de l’habileté se rencontrent encore dans les œuvres du temps d’Adrien ; après, Rome, désillusionnée, s’aperçut que la multiplication des œuvres d’art, commandées et fabriquées, ne procurait pas, hors de l’ostentation, une jouissance durable.

Et Rome revint aux cochers, aux héros du cirque et du théâtre, aux Syriens amusants qu’Antioche lui expédiait en troupes de jongleurs, de bouffons, de musiciens, de joueuses de triangle et de prostituées. Toute rivalité qui n’était pas celle d’un luxe ruineux — riches costumes de pourpre et de soie, meubles extraordinaires, curiosités rares, bijoux, — n’éveillait plus d’émulation. Un incommensurable dégoût succédait aux velléités fugitives d’un dernier effort artistique. L’auteur principal de cet effondrement, — car il avait atteint à la mortelle satiété, — l’empereur Adrien, meurt à Baïes (12 juillet 138), et la première pensée du sénat est de faire condamner solennellement sa mémoire.