Les Barbares (de 117 à 395 ap. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

Adrien artiste et écrivain. - L’ignorance romaine. - Les idées nouvelles. - Romains, Juifs et Chrétiens. - Tolérance impériale. - Dilettantisme et mœurs d’Adrien. - Apologies du Christianisme : Quadratus, Aristide, les Pères. - Polémique, - Littérature romaine : Martial, Stace, Quintilien, Tacite, Pline le jeune, Juvénal.

 

ADRIEN prétendait à toutes les maîtrises ; il se croyait poète, historien, orateur, artiste surtout. Les étonnements que lui procurèrent ses lectures et ses voyages firent ressortir à ses yeux l’ignorance de ses contemporains et sa supériorité. Il accorda, à l’exemple de Trajan, des traitements à des professeurs publics et créa des écoles. L’ignorance romaine s’accuse dans les naïvetés scientifiques d’un Lucrèce et les erreurs géographiques d’un jules César. La nonchalance aristocratique redoutait l’ennui des observations minutieuses ; pour s’instruire, on se contentait de copier, mal, les ouvrages des savants Grecs, en choisissant de préférence les médiocres, parce qu’ils paraissaient plus faciles. C’est ainsi, notamment, que la médecine égyptienne, faite de charlatanisme et de niaiseries, était la plus populaire. Une vaniteuse puérilité, en démonstrations comme en recherches, en science comme en histoire, s’étalait gravement ; les Romains acceptaient, sans besoin de contrôle, lés plus grossières légendes.

Cependant l’esprit progressait. Par les Juifs d’abord, qui s’étaient insinués dans la famille flavienne, et par les Chrétiens, que l’on aimait à entendre, des idées nouvelles s’affichaient. Les associations multipliées, et resserrées ; prouvaient le charme et la force des solidarités ; un libéralisme humanitaire se communiquait : l’esclave devenait homme, la femme se relevait, l’antique et abusive autorité paternelle perdait de sa rigueur, les sacrifices humains étaient abolis. Les grands adversaires — Romains, Juifs et Chrétiens, — entraient en arrangements. L’empereur lui-même, touché par cette grâce, rendit aux Juifs le droit de pratiquer librement leur religion, ne les excluant que de la politique. En reconnaissance, leurs prétentions toutes réservées, les Juifs bercèrent l’éclectisme favorable d’Adrien en exceptant sa personne, admirée, des épreuves que les livres sibyllins prédisaient aux adversaires des Saints.

Les juifs se groupèrent de nouveau, en Palestine, proclamant héréditaire le pouvoir sacerdotal, reconstituant la nation, préparant un chef du judaïsme. Exemptés du service militaire, ce privilège fut pour eux comme la sanction de leur réorganisation légale, l’article probant d’une sorte de concordat intervenu entre l’Empire et Israël. Ils se concentrèrent principalement en Galilée, — Tibériade, capitale de leur royaume.

Les Chrétiens, beaucoup moins habiles, sans traditions d’ailleurs, se divisaient plutôt. Dans beaucoup de villes, deux épiscopes siégeaient, l’un dirigeant les Chrétiens d’origine juive, l’autre les Chrétiens d’origine païenne. Les deux chrétientés d’Antioche, — celle de Pierre et celle de Paul, — continuées, montraient nettement la séparation. L’Égypte hellénique publiait ses livres, nombreux et recherchés, que l’on pouvait qualifier, au gré du lecteur, de chrétiens ou d’esséniens. Tranquille de ce côté, au point de vue intellectuel, Rome s’abandonnait volontiers à l’attrait des idées judéo-chrétiennes, morales.

En adoptant comme écrivain sacré le juif Josèphe, que les talmudistes rejetaient, les sectateurs de Jésus semblaient témoigner leur tolérance. C’est pourquoi l’empereur, après avoir frappé si cruellement les juifs de Jérusalem, pensa qu’il pouvait étendre sur eux, et sur les Chrétiens, sa magnanimité souveraine ; il ordonna que désormais nul ne souffrirait pour ses croyances, ni dans sa personne, ni dans ses biens.

On poursuivrait encore les Chrétiens convaincus d’illégalité flagrante, mais on ne baserait plus leur condamnation sur des pétitions ou des cris tumultueux. Une réaction païenne -temples mieux fréquentés, culte plus actif, grand commerce de victimes pour les sacrifices, etc., — donnait raison au libéralisme confiant d’Adrien.

Cette tolérance de l’empereur n’était due qu’à l’épanouissement final de son scepticisme. Sans aucune religion, sans aucune espèce de philosophie, fabriquant des oracles et se faisant initier à toutes les bizarreries, Adrien jouissait de son dilettantisme de patricien ; il peignait, sculptait, écrivait, faisait bâtir, lisait Épictète pour savoir, et se moquait de tout, et de tous, sauf de lui. Supporte et abstiens-toi, avait dit Épictète : disciple corrigeant la leçon du maître choisi, Adrien ne supportait aucune contrariété, ne vivait que d’action, plaisantant. Ce fut un Néron dont les goûts et l’omnipotence s’arrêtaient — sur la voie de la folie — juste au moment où le ridicule l’attendait, le guettant. Il est vrai que nul n’osait discuter longtemps avec l’impérial contradicteur, malgré l’encouragement sincère de ses curiosités. On racontait qu’il avait fait mettre à mort le constructeur du pont de Trajan, Apollodore de Damas, coupable d’avoir trop librement critiqué les talents de statuaire de l’empereur artiste.

La bonne administration du prince fit qu’on accepta ses mœurs. On adora son favori, qu’il avait décrété dieu, — Antinoüs ; — on respecta ses jalousies d’auteur, on évita de provoquer ses colères, on applaudit à ses caprices, à ses plaisanteries, jusqu’à ses jeux de mots. Il y avait encore assez de souvenirs vibrants de la tyrannie détestable des tribuns sacrés, pour qu’on préférât l’inviolabilité toujours majestueuse et souvent amusante d’Adrien. Sa puissance impériale, sans limite, n’était-elle pas, d’ailleurs, comme l’œuvre même du peuplé romain, sa propre volonté en exercice ? Déjà au temps de Claude, les statuaires représentaient les dieux soumis au souverain ; des inscriptions qualifiaient Adrien de sauveur. Des complots contre la vie du monarque, au début de son règne, déjoués, avaient consolidé son pouvoir ; de nouvelles conspirations, graves, assombrirent ses derniers jours, alors qu’il adopta Œlius Verus, puis Titus Antoninus.

La cynique dépravation d’Adrien concordait trop avec la décomposition sociale de Rome pour qu’on s’en scandalisât. Ses actes n’étaient pas plus extraordinaires que ceux du peuple. Le goût des cruautés violentes, qu’entretenait le spectacle national des combats de gladiateurs et de bêtes féroces, — avec ce cri devenu banal au théâtre : les Chrétiens aux lions ! — faisaient considérer comme simples, comme normales, les excentricités d’Adrien. Et d’autre part, l’esprit de controverse, que le caractère de l’empereur avait favorisé, — d’où naîtra la littérature apologétique, — troublait la notion du juste dans l’appréciation des faits outrageants qui constituaient la vie du souverain et la vie des sujets. Les amours infâmes d’Adrien et d’Antinoüs servirent de thème à des apologies chrétiennes ! car, maintenant, par des écrits, à la manière hellénique, les auteurs chrétiens — les Pères — plaidaient auprès de l’empereur, négociaient avec lui. Quadratus, disciple des Apôtres, remit à Adrien la première apologie du Christianisme ; un philosophe d’Athènes, converti, Aristide, fit également parvenir à l’empereur un écrit pour les Chrétiens. C’est l’origine de la littérature chrétienne polémique.

L’Écriture nouvelle naissait au bon moment : la littéraire romaine proprement dite n’était plus qu’une rhétorique creuse, vide, qu’un reste de philosophie pratique soutenait encore, à peine, bien peu. L’exemple d’Alexandrie avait intronisé à Rome le principe de la protection de l’État, si destructive des individualités. La médiocrité s’étalait donc, protégée, invulnérable ; aucun goût, aucun discernement ; et de toutes les provinces arrivaient des auteurs qui apportaient chacun un élément nouveau, disparate, à la confusion généralisée.

Ce furent Martial et Stace, ces chroniqueurs scandaleux regrettant Néron, qui prêchèrent le respect de l’autorité et la pureté des mœurs ! L’Espagnol Martial, adulateur éhonté, servile, vénal, obscène, laissa quinze cents épigrammes très travaillées, quelques-unes vraiment finies, mais dont la concision et la clarté, laborieuses, ne dissimulent pas la barbarie native. Stace, de Naples, étonnant improvisateur, imitateur des Grecs d’abord, de Virgile ensuite, maladroit en ses compositions, mais ouvrier excellent, ornait ses puérilités et intéressait par l’emploi des mots et la hardiesse d’ex-pressions inattendues.

Et voici, comme à la suite, en cohorte désordonnée, l’insipide Saléius Bassus, — le mince Saléius, écrit Juvénal ; — Terentianus Maurus, très habile, certainement poète, qui mit en vers les règles de la métrique ; Columelle, qui aurait voulu compléter les Géorgiques ? Silus Italicus, le consul, que l’on comparait à Virgile ! à Homère ! et dont cette énorme flagornerie écrasa le mérite, — car il eut au moins de l’enthousiasme et sut tracer un beau portrait d’Annibal ; — et Pompidius Secundus, Curiatus Maternus, qui écrivirent des tragédies ; et Virginus Romanus, qui lisait ses comédies ; l’élégiaque Passiénus Paulus, le Gaulois Sentius Augurinus, qui réussissait dans les hendécasyllabes ; Regulus, dont on vantait la richesse et la méchanceté...

En supprimant l’art oratoire, Auguste avait obstrué la dernière source des forcés littéraires ; les susceptibilités de ses successeurs, diverses mais également déplorables, — personnelles ou politiques, par jalousie d’auteur ou par inquiétude gouvernementale, — contraignaient aux dissimulations, aux flatteries, aux mensonges. Ou bien les auteurs se contentaient d’imiter la littérature hellénique, toute de forme, sans idées : Nous accueillons avec des rires et des baisers, écrit Quintilien, des enfantillages qu’on ne devrait même pas passer à des bouffons alexandrins.

Quintilien, qui vint d’Espagne, que Galba avait remarqué, est le plus parfait exemple, sans doute, de l’influence avilissante que Rome exerçait sur les écrivains. D’une honnêteté blanche, d’une dextérité d’observation incomparable, très fine et très pénétrante, assez instruit et suffisamment doué pour imposer sa maîtrise, exciter aux actions salutaires, aux résistances finalement victorieuses, Quintilien s’abaissa, avec Martial et Stace, aux adulations dont on caressait Domitien, sauveur des dieux, restaurateur des mœurs ?... Il racheta ses faiblesses en écrivant, au temps même de Domitien, pendant les plus mauvais jours de Rome, son Institution oratoire, qui est un chef-d’œuvre.

Ce bon livre d’un rhéteur de talent, ingénieux et maître de soi, n’est qu’un recueil, évidemment, de formules et de préceptes empruntés, notamment à Aristote alors inconnu, et à Cicéron déjà oublié ; mais l’art d’une compilation fructueuse y est merveilleux et la probité des leçons y éclate avec une puissance qui n’a d’égale que l’habile subtilité du tour de main. Une délicate bonhomie, un choix savant d’anecdotes, de judicieuses digressions, obligent pour ainsi dire à écouter jusqu’au bout le professeur. Le style, bien de l’époque, défectueux, sursautant, demi classique, mais approprié à la difficulté de l’intention, donne de l’ampleur au superficiel et de la légèreté au trop profond. Quintilien, — et avec quelle adresse ! — ne sachant pas absolument tout ce qu’il enseigne, utilise admirablement son ignorance en appui de conclusions loyalement amenées. De sages préceptes, nombreux, simples, frappants, décisifs, surgirent de cette œuvre de décadence ; son auteur modifia certainement le goût de ses contemporains et mérita le titre de pédagogue illustre, mais son exemple ne servit ni à relever les esprits, ni à ennoblir les sentiments.

Aristocrate volontaire, courtisan de la monarchie, Quintilien se déclara l’ennemi des républicains et des Juifs. Il laissa Rome en proie à son mal d’égoïsme et de cruauté, décidément incurable, ne lui apportant ni une consolation ni une règle de conduite ; et ses pages sur le Devoir, magnifiques, ne demeurèrent, en réalité, que comme un bel exercice de style : il n’émut pas. Rome conserva sa préférence à cette littérature efféminée, pleine d’afféterie et de petits moyens, qu’on employait pour plaire, dit Quintilien lui-même, à une multitude ignorante.

Tacite ne réussit pas davantage à détruire cette mode déliquescente de petits écrits et de petites pensées. L’incomparable historien, le spectre des tyrans, ne parvint pas plus à faire de l’Histoire autre chose que de l’éloquence, qu’il n’évita une seule tyrannie aux Romains. La gravité majestueuse de son écriture en fit le continuateur de Cicéron, dont il réédita des passages — en avouant d’autres emprunts d’ailleurs, — et il crut devoir justifier par la nécessité de satisfaire au goût de ses contemporains, la redondance solennelle, le riche clinquant de son style : Pensez-vous que nos temples aujourd’hui soient moins solides, parce qu’au lieu d’être construits simplement avec un assemblage informe de briques et de ciment, l’or et le marbre y resplendissent ?

En effet, Tacite s’appliqua à faire reluire — le peut-on dire ? — les idées ternies de ses devanciers, mais l’éclat miroitant de ce travail n’en couvrit pas les fautes, les erreurs. Le plus grand peintre de l’antiquité — à accepter l’opinion de Racine — sacrifia l’exactitude au pittoresque, la vérité simple à la recherche de l’impression, et la série des faits qu’il énuméra, mélangés de sentences banales et de harangues travaillées, finit en somme par justifier presque cette tyrannie qu’il prétendait abattre ou avilir. En se complaisant aux tableaux des lâchetés romaines, il démontra plutôt la nécessité des empereurs absolus ; en étalant avec une précision trop descriptive les vices de Rome, il en propagea la contagion. Et lorsqu’il rencontre les Chrétiens, il ne sait qu’affecter de les ignorer, ayant contre eux tous les préjugés de son temps. Tacite ne voit partout que le mal, et il écrit ce qu’il voit, comme il le veut voir, grossissant les méchancetés, accentuant ses légitimes accusations de calomnies trop faciles, évidentes, jetant à profusion un coloris faux, criard, aveuglant, sur son dessin d’abord net, mais bientôt disparu sous la couche épaisse des enluminures.

Ce plébéien venu de l’Ombrie s’était donné l’allure d’un aristocrate farouche et vertueux. Sa haine pour Domitien lui dicta de belles pages ; mais il sut se contenir, écrire prudemment, lorsqu’il dut conclure sur l’Aine. Cette même habileté se retrouve en son Dialogue des Orateurs, où il sait si bien dire, au bon moment, qu’il n’y exprime pas son opinion. Il est vrai que les traits d’esprit relevés dans cette œuvre n’ont pas permis de l’attribuer définitivement à Tacite.

Dénué de sens critique, disposant d’une étonnante énergie de diction, précis, nerveux, oppressé plutôt qu’ému, Tacite ne voit que Rome dans tout l’univers, et dans Rome — pour les écrire, — seulement les tragédies qui se jouaient au palais impérial. Souvent obscures et inexactes, ses Histoires et ses Annales sont comme l’œuvre d’un Plutarque malveillant, envieux, méprisant au fond cette Rome dont il croit servir la gloire : Rubrius Fabatus, écrit-il, sans espoir du côté des Romains, s’était mis en route pour aller chercher de l’humanité chez les Perses. Il diminue volontairement Civilis en rédigeant, pour l’en accabler, un discours détestable ; il affecte de dédaigner les juifs et les Chrétiens ; il raille jésus sottement caricaturé.

S’il veut décrire les Mœurs des Germains, comme Horace avait fait des Gètes sauvages, c’est-à-dire avec l’intention d’offrir à ses concitoyens le spectacle de Barbares mieux civilisés, il transporte des idées gréco-romaines en Germanie — où il ne semble pas avoir séjourné, — et il rédige finalement un conte à la fois satirique et utopique, très sentimental. On y rencontre cependant — car Tacite se renseignait, s’approvisionnait, comme jadis Hérodote, — des traits qu’un impartial critique doit tenir pour exacts.

Après avoir lu Tacite, on a cette tristesse, qu’un si grand esprit se soit condamné à fausser les dons admirables que la nature lui avait départis, et qu’il ait dépensé si largement, sans utilité sérieuse, un si beau talent d’écrivain.

C’était le mal de l’époque, évidemment incurable, puisqu’un Ptolémée lui-même, — l’astronome et le géographe, — ce savant si laborieux, réédita tranquillement des inexactitudes.

Pline le jeune, élève de Quintilien, — ce qui serait une gloire suffisante pour le maître, — si lourdement prétentieux et si froidement flagorneur en son panégyrique de Trajan, nous apparaît, tel qu’il fut, élégant et spirituel, bien qu’encore affecté, en son œuvre épistolaire, tout à fait historique celle-ci, et peut-être écrite pour la postérité. Orateur ardent, poète apprécié, — ses poésies sont perdues, — l’élève de Quintilien a la foi : il croit réaliser le vœu de son maître, restaurer les Lettres romaines. Malgré l’imprévu de formes nouvelles, cherchées, bizarres, de néologismes singuliers, l’éloquence de Pline le jeune, naturelle, fit le succès de son panégyrique — on le mit au-dessus de Cicéron et de Démosthène ; — ce fut là son œuvre choyée, reprise, refaite, et elle ne nous laisserait pourtant de son auteur, si nous n’avions qu’elle, l’idée fausse d’un hypocrite officiel. Du tout, Pline le Jeune était convaincu de la nécessité d’un despote ; Trajan — après Domitien — lui était un monarque idéal, un don des dieux : Quand on aurait pu douter jusqu’à ce jour, écrit-il, si c’est le hasard ou le ciel qui donne des chefs à la terre, il n’en serait pas moins évident que le nôtre fut établi dans le haut rang par une main divine.

De cette affirmation du droit divin découlait nécessairement tout le reste ; mais à lire de près, de très près, ce monument de la flagornerie romaine, on voit se dégager, çà et là, l’influence du Christianisme imposant à l’auteur du panégyrique des innovations redoutables : Les prières d’une âme chaste et pure préférées par les dieux aux hymnes ingénieusement composés ; la voix du peuple — le cri des citoyens — interprète des décrets du ciel, et ce compliment à l’empereur, caractérisé, de style évangélique : Vous vous montrez meilleur pour les autres que vous ne souhaitiez qu’un autre fût pour vous. L’excuse de l’adulateur excessif serait que le sénat, assemblé pour entendre la lecture du panégyrique, écouta sans étonnement ce morceau d’éloquence où les flatteries démesurées, lancées comme des pierres de fronde, se succédaient pesamment, sans interruption. Il est remarquable que Pline le jeune, à cette occasion, créa comme le modèle de cette série de pamphlets où l’écrivain, depuis lors, exalta l’empereur régnant en accablant les empereurs passés.

Les lettres de Pline le jeune, toutes intéressantes, quelques-unes de haute importance, font ressortir sa bienveillance intelligente et raisonnée pour les Chrétiens, qui lui étaient cependant une grave cause d’ennuis, contre lesquels il dut sévir, par obligation légale. La fausse modestie dont il se pare, en cette correspondance préméditée, n’est qu’une naïveté bien vite corrigée d’un aveu sincère. Il croit qu’il succède à Cicéron, et il le dit : Vous me voyez marcher avec joie dans la carrière des honneurs sur les traces d’un homme que je voudrais suivre dans celle des sciences... Et plût au ciel qu’après être parvenu beaucoup plus jeune que lui au consulat, je pusse...

D’une honnêteté ferme, et qui aimait à se montrer, d’une vanité généreuse, optimiste, Pline se préoccupait du jugement public : Le concours et le nombre, écrit-il, forment je ne sais quel avis universel... et le goût, qui peut être médiocre en chacun en particulier, se trouve exquis dans tout le monde ensemble. Ouvertement fier de l’amitié de Tacite, peu religieux, indulgent jusqu’à la neutralité morale parfois, doux aux affranchis et aux esclaves, d’une philosophie sommaire, faite surtout de prudence et de bon sens, si quelques écarts de sa vanité native, de son outrecuidance avouée, le conduisent au ridicule, ce ridicule s’épure de franchise, s’ennoblit de bravoure ; s’il étale complaisamment sa vertu, du moins peut-on dire qu’il fut sincèrement vertueux. Il reste de lui cette définition : Le plus honnête homme, le plus parfait, selon moi, c’est celui qui pardonne avec autant de bonté que si chaque jour il tombait dans quelques fautes, et qui les évite avec autant de soin que s’il ne pardonnait à personne.

A Pline le Jeune Rome préférait Juvénal, la satire italienne, — tout à fait nôtre, dira Quintilien, — mieux comprise, avec moins d’effort, que les humanités des écrivains penseurs. Apparu sous Domitien, le fougueux satirique des Abruzzes se tut un instant, pour écrire encore lorsque Trajan régna, se taire de nouveau, et de nouveau écrire, après un silence de quarante années, sous Adrien. Il revint avec les plus virulentes de ses ouvres. Adrien l’expulsa par relégation et Juvénal mourut de douleur, dit-on.

Sans qu’il soit possible d’atteindre au vrai de toutes les intentions du satirique, son énergie, sa véhémence, son réalisme insolent et sa chaude brutalité entraînent le lecteur, qui ne se lasse ni de ses déclamations extravagantes ni de ses impatientantes obscurités. Il fut un peu, en ceci, le Tacite de la satire, son imagination lui dictant sans doute plus de traits, pour ses tableaux d’un dessin si cru, que la notation de faits observés. Il est curieux que ce vengeur impitoyable se soit attaqué surtout aux morts. Très poète, ses invectives ont du lyrisme, mais ses apostrophes sont amenées selon les lois rigides d’un calcul ; on sent, à le lire avec soin, qu’il se possède complètement malgré l’apparente impétuosité de sa passion, qu’il a chiffré d’avance sa marche, pour arriver sûrement au but qu’il s’est assigné ; de là ce peu de flamme communiquée au lecteur.

Qu’il montre Messaline se vendant aux portefaix de Rome ou qu’il brise la statue de Séjan, cette insulte et cette violence ne provoquent ni l’horreur ni l’indignation ; la littérature du satirique seule intéresse, l’unique sentiment qu’on éprouve est celui d’une admiration pour l’écrivain. Ce réformateur audacieux, ce terrible et fier Romain, n’est qu’un pusillanime dont le rêve ne se formule pas et qui refuse son conseil. Il dit : Nous subissons les maux d’une longue paix ; plus formidable que le glaive, la luxure a fondu sur nous et venge l’univers asservi ; puis, aussitôt, il se résigne : Crois-moi, laisse aux dieux le soin d’apprécier ce qui nous convient, ce qui nous peut être utile. Nous demandons ce qui plaît, ils donneront ce qu’il faut... Et, comme Horace, s’écartant du devoir : Vis ami du hoyau... C’est quelque chose, en quelque lieu, en quelque coin que ce soit, de s’être fait le possesseur ne fût-ce que d’un lézard. Rome peut disparaître, puisque la satire dont Rome était le sujet est écrite.